La Couronne de Cuivre

" Non, ils ne désentravent jamais les bras des centaures sauvages, dit Byron. Je peux galoper sans... J'ai pris le pli ces derniers jours. Pas longtemps et pas aussi vite que je ne le peux en temps normal, mais si je le désarçonne, le temps qu'il se trouve une monture, que les autres nous rejoignent, je serai déjà loin. Toi et moi nous donnerons rendez-vous au saule à la fourche de la rivière. Tu pourras m'y libérer. Je ne veux pas apparaître dans cet état devant les miens..."
Il se tourna pour lui présenter sa nuque.
" Il me semble que c'est simplement un noeud coulant à l'intérieur du collier, ça ne devrait pas être si difficile de couper la lanière jusqu'à la limite de sa résistance..."
Ce n'était pas une mauvaise analyse du mécanisme et Astrée vit qu'effectivement, elle pouvait faire coulisser la bande de cuir pour l'abîmer, sans trop de difficultés. La recacher ensuite serait aisé et la manipulation serait invisible, pour autant que le débourreur n'en use pas avant le moment opportun.

Astrée entailla la lanière de cuir au maximum qu'elle put sans la rompre, puis la fit coulisser en sens inverse, dissimulant son sabotage à l'intérieur du collier de cuir.
"Bon, ton collier est maintenant inoffensif, et il n'y verra que du feu. Je me débrouillerai pour sectionner la lanière dehors, je ne sais pas trop quand ni où, mais je trouverai un moyen. L'autre souci, ce sont les sentinelles. Si tu ne peux pas galoper vite, essaie surtout de te mettre très vite à couvert pour ne pas prendre de projectile. Peut-être qu'il vaudrait mieux que je reste dans les parages pour t'aider si ça ne tourne pas comme prévu... Mais si je reste, j'arriverai bien après toi au rendez-vous, et ils risquent d'avoir le temps de suivre ta trace..."
Elle soupira.
"C'est comme tu préfères. Si tu penses que tu vas y arriver seul, je file t'attendre au saule dès que j'ai réussi à sectionner la lanière. Sinon, je peux rester en arrière, en renfort avec mon arc...

" Non... Non, il ne faut pas qu'ils sachent que tu es là. Je m'en sortirai tout seul. Je dois bien calculer mon coup, c'est tout. Si j'échoue... Ils ne doivent pas penser qu'il y avait quelqu'un d'autre d'impliqué dans ma fuite. Ainsi tu pourras continuer à entrer dans l'enceinte de Montequine sans que personne ne le devine... Je suis certain que cela sera déterminant pour la suite."
Il ferma un moyen les yeux.
" Je continue à penser que ma fuite n'est pas nécessaire, dit-il finalement. C'est un projet orgueilleux... Faire fuir Sheldon serait beaucoup plus utile."

"Mais beaucoup plus difficile dans l'immédiat, fit remarquer Astrée. Je ne pense pas qu'il puisse jouer la comédie de la soumission..."
Elle soupira.
"Byron... Ça n'a rien d'orgueilleux. Tu as un rôle à jouer là-bas. Tu es le messager de Sheldon... En son absence, ta parole est importante."
Sauf qu'il risquait d'amener une parole de guerre, et contribuer à aggraver ainsi les choses. Mais pourtant, il était hors de question de le laisser moisir là. Il ne tiendrait pas le coup.
Elle lui sourit.
"Et je vais trouver un moyen d'aider Sheldon à fuir également. Bien sûr, on pourrait, dès cette nuit, tous les libérer, tenter d'attaquer le poste de garde et les obliger à ouvrir les portes... mais ce serait extrêmement risqué je pense... Et puis, il y a quelque chose de louche que je dois tirer au clair. Il y a quelqu'un, un mage ou un prêtre, qui vient de nuit... pour le torturer par des sorts, en cachette de tout le village. Je l'ai vu tout à l'heure. Elle frissonna. Est-ce que... est-ce qu'ils te l'ont fait aussi ?

Byron secoua la tête.
" Non, non, je n'ai pas été... touché par la magie, murmura-t-il. Personne ne vient dans l'écurie, à part les débourreurs, et ils repassent rarement en soirée."
Son regard se voila, une seconde.
" Mais je ne suis pas surpris... Certains des humains nous détestent. Le débourreur... le débourreur m'a dit qu'ils n'extermineraient jamais la harde, car il n'y avait pas plaisir plus grand que de dresser un centaure sauvage. Il méprise les centaures domestiques et il me méprise moi, parce que je cède trop vite. Mais Sheldon et sa défiance... C'est un défi qu'il est impatient de relever. "

La rôdeuse sourit au centaure et lui pressa doucement l'épaule.
"Tu ne cèdes que pour mieux le tromper... Imagine la tête qu'il fera quand il comprendra que tu l'as berné !"
Mais elle savait que Caribert était impatient de s'"attaquer" à Sheldon. Elle se souvenait de la conversation qu'elle avait surprise.
"Mais il se méfiera davantage de Sheldon, et ses camarades aussi. Ils en ont peur... On ne pourra pas utiliser la même technique pour le sortir de là. Et puis il n'accepterait jamais !"
Il allait falloir trouver autre chose. Convaincre les villageois de le libérer sous la pression, ou tenter un coup de force. Elle ne voyait que ces deux options, presque aussi improbables l'une que l'autre. Mais elle savait qu'il était important de libérer aussi Sheldon, malgré sa sauvagerie, sa haine. Les centaures avaient besoin de leur chef. Et c'était l'ami de Byron. Et peut-être n'était-il pas aussi haineux, avant ?
Elle hésita, puis se décida à poser la question qui la taraudait.
"Byron... Sheldon veut donner l'ordre de s'allier aux orques, c'est ça ?

Byron parut surpris.
" Comment es-tu... ? Oh. Maelwys et Farro sont revenus, alors ? Ils ont trouvé la piste des sommets ?"
Il n'attendit pas qu'elle réponde.
" Oui, Sheldon m'a livré sa parole et c'est ce qu'il demande à la harde. C'est nécessaire, désormais. Les humains doivent quitter la vallée et libérer notre peuple. Nous ne pouvons pas les bouter hors de la muraille sans aide. Les orques nous la fourniront."

Astrée grimaça.
"Je pense que ce serait une catastrophe... D'abord parce que trois races à se disputer le même morceau de terre, au lieu de deux, ça ne peut qu'aggraver la situation. Ensuite parce que les orques voudront certainement, s'ils gagnent, garder la vallée comme base pour attaquer ensuite d'autres villages humains. L'endroit est si parfaitement protégé qu'il est parfait pour eux, donc ils ne vous la laisseront pas... et une fois installés ici, ça m'étonnerait qu'ils valent mieux que les humains, au contraire. Et surtout, la guerre ferait de nombreux morts des deux côtés, y compris parmi vous, et vous n'êtes déjà plus assez nombreux. Je crains que ça ne fasse que condamner la harde. Et en plus... contre les orques, à mon avis, les humains risqueraient d'utiliser les centaures domestiques comme montures de guerre. Vous imaginez combattre contre vos cousins ?"
L'un de ses arguments n'était pas vraiment valable, elle le devinait. Neffen lui avait dit qu'une fois les humains chassés, ils demanderaient l'aide d'autres hardes pour repeupler la leur. Mais les autres arguments lui semblaient recevables.
Elle soupira.
"Non, vraiment, Byron... Je pense que c'est une très mauvaise idée. Je sais que mon avis d'humaine vous importe peu... et je comprends bien que vu la situation désespérée, vous envisagiez cette alliance, mais je crois sincèrement que ça ne résoudra rien, au contraire."
Levant son regard vers le sien, elle ajouta.
"Est-ce que tu penses que je pourrais convaincre Sheldon de me laisser un délai pour tenter autre chose, avant ? Si je te détache, et que tu m'accompagnes là-bas?"

Mais Byron secoua la tête.
" Astrée, tu ne comprends pas, dit-il. Les orques... Nous avons les moyens de négocier avec eux. Je ne peux pas t'expliquer comment mais... ils ne resteront pas. Quant aux morts... Bien sûr qu'il y en aura. Mais il y en a déjà tant eu, Astrée... Il est un moment où on ne peut plus reculer. Je ne peux pas demander à Sheldon de postposer encore la seule solution qui nous reste... Chaque jour que nous perdons..."
Il la regarda droit dans les yeux.
" Que proposes-tu au juste ? As-tu une idée ? Ou bien refuses-tu l'inévitable ?"

Astrée ferma les yeux un bref instant. Byron était aussi convaincu que Sheldon. Que Neffen, aussi. Elle avait espéré...
"Je n'ai que des embryons d'idées, qui ne valent peut-être rien. Mais que j'aurais voulu tenter avant d'abandonner. En particulier, j'aurais voulu essayer de parler avec les villageois. Peut-être que la menace d'une guerre avec les orques pourrait suffire à les convaincre de négocier, surtout si j'ajoute que les autorités de la vallée sont au courant de ce qu'ils font... Et puis, ce prêtre ou ce mage qui torture Sheldon en cachette est aussi une piste que j'aurais voulu explorer, je me dis qu'il y a peut-être une poignée d'humains qui manipulent les autres, que les autres pourraient être raisonnés. Peut-être aussi tenter de libérer Sheldon et les autres de nuit, attaquer les gardes de l'intérieur pour qu'ils ouvrent la porte, pour rééquilibrer les forces entre eux et vous... mais ça pourrait mal tourner..."
Elle sentait le découragement la gagner. Ses idées, exprimées à voix hautes, lui apparaissaient presque futiles. Rien de suffisant pour convaincre Sheldon sans doute. Et pourtant... Elle voulait juste tenter quelque chose, n'importe quoi, pour éviter le massacre...
"Je sais, tu vas me dire que je ne veux que repousser l'échéance, que mes idées ne marcheront pas. Mais j'aimerais tant éviter que tout ça se termine en bain de sang... Il faut que j'essaie !"

Byron la regarda comme si elle était devenue folle.
" Si tu libères les centaures, nous les attaquerons quand même. Si tu ne les libères pas, ils nous extermineront. Il faudrait que les autorités de la Vallée se déplacent réellement pour les faire rentrer dans le rang. Mais s'ils imaginent qu'ils arrivent, ils abandonneront leur faux village et refermeront le dernier conduit. S'ils te voient, ils te tueront. Ou ils te forceront à épouser l'un des leurs, comme ils forcent nos femmes à recevoir la semence de leurs esclaves consentants. Combien de temps te faudra-t-il pour identifier ce mage sadique ? Des semaines ? Que restera-t-il de la harde ? Qu'est-ce que ça peut te faire, en somme ? Tu veux ménager tes propres valeurs mais tu te fiches de ceux qui suent et qui saignent pendant ce temps ! Va t'en, si tu es incapable de voir que les choses sont à ce point désespérées !"
Il avait élevé le ton et il y eut du mouvement dans la stalle voisine, un soupir puis un grommellement, et Byron s'empourpra brusquement.

Astrée resta un instant stupéfaite, puis se laissa tomber avec lassitude sur le sol, assise, sans répondre. Elle se sentait complètement découragée, désespérée même. Elle comprenait son point de vue. Mais il était simplement trop dur pour elle d'admettre que cette guerre était la seule solution. Elle aurait donné n'importe quoi pour trouver autre chose. Et jusque-là, elle avait espéré...
Elle eut envie, un moment, de partir. D'abandonner tout ça. Libérer Byron provoquerait un massacre. Des innocents allaient mourir, des enfants. Même si de nombreuses personnes dans ce village méritaient ce qui allait se produire, ce n'était pas juste que tant d'innocents meurent... Mais ce n'était pas juste non plus de ne rien faire.
"Tu ne peux même pas imaginer à quel point c'est difficile pour moi, murmura-t-elle finalement d'une voix rauque, de devoir accepter, pour sauver ton peuple, qu'il y ait un massacre du mien. Je sais qu'il faut les chasser d'ici. Mais je pense aux enfants et aux innocents qui vont mourir et ça me fait mal. Tu ne peux pas comprendre..." conclut-elle d'un ton amer.
Elle sentit des larmes perler à ses yeux, et frissonna. Personne ne pouvait comprendre. A part Neffen, un peu. Elle se répéta que de toute façon, la libération de Byron ne changeait rien, que ça allait juste accélérer les choses. Que la guerre aurait eu lieu quand même. C'est ce qu'elle avait affirmé à Neffen tout à l'heure, et c'était sans doute vrai. N'empêche que c'était son action, là, qui allait tout déclencher. Et c'était le seul moyen d'aider les centaures.

Elle aurait voulu... ne jamais être venue ici. Ne pas avoir à prendre cette responsabilité. Et pourtant elle le devait. Et même là, au pied du mur, elle continuait, désespérément, à chercher un autre moyen. Elle voulait rétablir la paix. Pas apporter la guerre. Pourquoi donc la paix devait-elle obligatoirement passer par la guerre ? Pourquoi avait-elle promis d'aider les centaures, de sauver Byron ? Elle ne savait pas, alors, ce que ça allait provoquer... Elle savait juste qu'elle ne pouvait pas laisser faire...
Elle plia ses jambes, les enserra entre ses bras, et posa son front sur ses genoux, fermant les yeux. Elle essaya d'empêcher son corps de trembler, les larmes de couler. Byron ne pouvait pas comprendre. Pour lui, c'était une réaction égoïste d'humaine. Lui était prisonnier et son peuple allait disparaître. Il ne pouvait pas comprendre que cette décision lui fasse aussi mal.

Elle s'obligea à respirer calmement, à réfléchir posément. Elle savait bien que la guerre aurait lieu, qu'elle libère ou non Byron. Elle en était certaine, ce n'était qu'une question de veilles au maximum. Et lui ne méritait pas de finir esclave, de mourir peut-être. Donc elle devait le libérer. Et elle ne devait pas mettre autant d'enjeu derrière cet action. Sa libération ne changerait rien. Il ne s'agissait que de sauver un ami.
"Mais je t'aiderai quand même", murmura-t-elle d'une toute petite voix.

Pendant un moment, il ne répondit rien. Elle entendit juste son souffle haché, irrégulier, le mouvement des tremblements de son grand corps gris couché dans la paille. Puis il soupira profondément.
" Je n'ai plus d'empathie en moi, murmura-t-il d'une voix cassée. J'ai trop souffert et j'ai vu les miens souffrir. Ces derniers jours ont été atroces, bien au-delà de ce que j'avais imaginé... Je pense que les miens... Je pense que les miens ne mesurent pas... que nous sommes trop terre à terre, que notre imagination ne peut... aller... jusqu'où mes yeux sont allés, désormais. Je ne sais pas s'ils me croiront... mais je n'ai plus d'empathie, Astrée. Je suis trop fatigué, trop dégoûté, trop sali... Moi qui n'ai jamais haï, je suis au bord du gouffre. Peut-être aurais-je basculé lorsque tu me libéreras demain."
Il soupira à nouveau.
" Tu es humaine, je le sais bien. Je ne peux pas t'en vouloir. Tu as raison, il y aura toujours des innocents qui souffriront... pour que d'autres innocents ne souffrent pas. Si les humains sont malins, cependant, ils réaliseront qu'ils doivent fuir, et s'ils sont malins, et qu'ils sont dotés d'un peu de compassion pour leur propre race, ils mettront leurs enfants en sécurité, de l'autre côté de la muraille, avant que nous ne détruisions leur ville pervertie."

"Je l'espère..."
Ça n'était peut-être pas certain. Les montequins étaient fier, sûrs de leur force et de leur invincibilité. Pouvaient-ils seulement imaginer de perdre ? Bien sûr, ils pourraient toujours, au dernier moment, se replier au-delà de la muraille... Mais si les orques, une fois les failles rouvertes, décidaient d'attaquer aussi de l'autre côté ? Elle n'avait pas confiance en eux... Que gagneraient-ils à libérer simplement la vallée ?
"Et j'espère aussi que tu as raison quand tu dis que les orques ne resteront pas. Parce que je ne vois aucune raison pour qu'ils acceptent."

Elle resta un moment perdue dans ses pensées, puis laissa échapper un profond soupir et leva les yeux vers Byron. Il avait trop souffert, et ses doutes à elle ne pouvaient que lui faire davantage de peine. Elle se souvenait des paroles de Dymphéa à propos du centaure qui s'était échappé, trente ans auparavant, complètement détruit. Elle se releva, s'approcha de lui et posa ses mains sur ses épaules, plongeant son regard dans le sien.
"Byron... Si tu savais comme je suis désolée de ce qu'ils t'ont fait, et de ce qu'ils font aux tiens... Je ne sais pas jusqu'où ils vont, c'est sans doute au-delà de ce que je peux imaginer. Mais je t'en prie, ne les laisse pas te salir à l'intérieur. Ne bascule pas dans la haine. Je t'en supplie, reste le centaure que j'ai soigné dans la forêt, celui qui n'avait pas de haine dans les yeux, l'ami de Reynald. Reste toi-même. Demain tu seras libre, et tu pourras aider les tiens. Accroche-toi à ça de toutes tes forces, concentre-toi sur ton objectif, fais abstraction du reste. Je serai là, je t'aiderai. Tiens le coup Byron..."
En un geste spontané, elle le serra contre elle, de toutes ses forces, un peu maladroitement.

Le centaure parut surpris par ce brusque geste, mais il ne pouvait ni la repousser, ni lui répondre, aussi demeura-t-il immobile.
" Tu ne dois pas t'en faire..., dit-il finalement. Je ne peux pas vraiment changer. Je suis ce que je suis, je n'ai pas le sang bouillonnant qui fait les grands amours ou les grandes haines. Mais je ne suis pas humain. Et Reynald, ou toi, vous ne pouvez pas changer ce que je suis en train de vivre... Vous êtes des exceptions, vous n'y pouvez rien."
Elle le sentit relâcher sa respiration.
" Tu peux parler avec les tiens, si tu penses que tu peux les faire changer d'avis. Mais s'ils apprennent que nous sommes allés chercher les orques, la seule chose qu'ils feront, c'est s'armer davantage. Et tu nous auras perdus."

Astrée soupira.
"Je sais... Tu as sans doute raison."
Elle s'assit à nouveau sur le sol, à coté de lui.
"Et je ne crois pas que Reynald ou moi soyons forcément des exceptions... enfin, je n'en sais rien."
Pour ce qui était de la guerre, il était probable qu'il ait raison : les Montequins avaient déjà vaincu les orques par le passé, ils étaient coriaces et têtus, il ne feraient que s'armer mieux. Ils n'imagineraient pas une seule seconde pouvoir perdre et risquer ainsi de fournir une nouvelle place forte aux orques, qui pourraient alors entrer en guerre contre d'autres villages... Pourquoi donc Byron semblait-il certain qu'ils ne resteraient pas ?
"J'aimerais pouvoir être sûre que vous n'allez pas déclencher une nouvelle guerre entre humains et orques, à grande échelle, comme il y en a eu par le passé. Ça me fait peur. Et j'espère vraiment qu'ils vous rendront votre vallée, que vous n'aurez pas fait cela pour rien. Tu dis qu'ils ne resteront pas, je ne demande qu'à te croire... Mais je ne vois pas trop comment vous pourriez avoir les moyens de négocier cela avec eux."
Il avait dit qu'il ne pouvait pas lui expliquer comment ils comptaient négocier. Elle ferait mieux de ne pas insister, pas ce soir : il n'était pas en état de toute façon. Il avait besoin de confiance, pas de doutes.
Elle grimaça un sourire.
"Excuse-moi de t'ennuyer avec mes scrupules. Je vais t'aider, parce que tu es un ami. Ensuite, je verrai... mais je doute de pouvoir faire quoi que ce soit d'utile pour qui que ce soit. Tout ça me dépasse je crois."
Il faudrait qu'elle ait des certitudes. Que les orques ne fassent que chasser les humains de cette vallée et que ça s'arrête là. Si elle avait le moindre doute à ce sujet... et bien elle ne savait pas trop ce qu'elle pourrait faire, rien sans doute, mais elle s'opposerait à cette guerre.

" Les orques ne resteront pas pour deux raisons, dit Byron. La première, c'est qu'ils sont peu nombreux. Ils peuvent brûler Montequine, en chasser les humains, mais ils auront besoin de notre aide. C'est une petite tribu, qui survit parce qu'elle s'est repliée. Ils savent que s'ils se montrent gourmands, les humains de la vallée les extermineront cette fois. Tu me diras que dans ce cas, ils n'ont aucune raison de nous aider. Et tu as raison : ils refuseront peut-être. Mais nous avons de quoi les payer, et nous ne les paierons que s'ils repartent."
Il haussa les épaules.
" Je crains d'avantage leur refus que leur violence, je dois dire. C'est un gros risque pour eux."
Un sourire léger se dessina sur ses lèvres.
" Mais il faut que je me repose. Je suis heureux que tu sois venue. Demain, grâce à toi, je pourrai m'enfuir."

Les orques pouvaient aussi décider de se retourner contre leurs alliés pour obtenir leur paiement par la force et garder la vallée, mais Byron ne semblait même pas vouloir l'imaginer. Pourtant, cette vallée close serait une aubaine pour les orques. La leur montrer était un gros risque. Enfin, il lui semblait. Elle n'était pas stratège, peut-être qu'elle se trompait...
Elle soupira. Il n'était pas nécessaire qu'elle en discute avec Byron. Il ne changerait pas d'avis, et il avait besoin de repos. Elle avait envie d'en parler... avec Dymphéa, ou Neffen. En fait, idéalement, elle aurait voulu discuter avec quelqu'un qui ne soit pas partie prenante de ce conflit. Mais il n'y avait personne. Elle aurait dû parler davantage, ce matin, avec Dymphéa. Peut-être aurait-elle eu d'autres idées à lui suggérer, d'autres idées que la guerre et la violence. Ou peut-être pas.
"Tu as raison, il faut que tu dormes. Et moi aussi. Demain, tu seras libre. Je me débrouillerai pour trancher la lanière reliée à ton pâturon, puis je t'attendrai au saule, si tu penses pouvoir arriver jusque-là sans être rattrapé. J'aurais été plus rassurée si on se donnait un point de rendez-vous plus proche, pour que tu sois plus vite libéré de tes entraves. Je vais être malade d'inquiétude en t'attendant. Mais tu connais mieux les lieux et tu sais mieux que moi ce qui est faisable...

" Je ne vois pas bien quel autre point de repère te donner... Il faut que je sois sûr de pouvoir t'y retrouver... Je connais bien la forêt, je peux atteindre le saule de mille manières différentes... Mais..."
Il pinça les lèvres.
" Astrée, j'ai une faveur à te demander. Je sais que tu en fais déjà énormément pour moi, et au péril de ta vie, mais... si je devais échouer... Je voudrais que tu reviennes la nuit prochaine pour me tuer. Et je voudrais que tu tues Sheldon, aussi. C'est ce que lui voudrait. Et nous ne pouvons pas nous en charger nous-mêmes."

Astrée blêmit.
"Tu... tu ne peux pas me demander une chose pareille Byron. J'en suis incapable..." fit-elle d'une voix blanche.
Elle ferma les yeux. Non, il n'y avait rien à faire, elle ne pourrait pas les abattre, comme ça. Même si elle savait qu'ils préféraient la mort à la servitude. Les tuer serait fermer tout espoir d'en sortir...
"Si tu échoues, sais-tu ce que je ferai ? Je reviendrai te voir, oui, mais pour trouver un nouveau moyen de te sortir de là. Et s'il n'y en a pas vraiment... et bien je te détacherai, je détacherai Sheldon et tous les centaures, et on essaiera de les obliger à ouvrir la porte. Peut-être que c'est sans espoir et que vous mourrez tous, mais au moins vous le ferez en vous battant pour votre liberté, et peut-être que certains réussiront à fuir."
Elle baissa la tête.
"Ou peut-être que c'est complètement stupide et que ce serait juste une mort plus douloureuse... Mais c'est ce que j'aurais envie de tenter. "
Elle lui sourit, bravement.
"En tout cas, si tu échoues, je reviendrai, Byron, je te le promets. Je ne t'abandonnerai pas là. On avisera."

Le centaure n'essaya pas de la faire changer d'avis, paraissant se contenter de sa promesse de revenir. Elle pouvait cependant lire dans ses yeux qu'il lui ferait la même demande le lendemain soir, si sa tentative avait échoué.
" D'accord. Mais tu dois promettre de me chercher, où que je me trouve. Il est probable qu'on ne me garde pas ici. Il est possible qu'ils me tuent mais j'en doute... Je pense que le débourreur sera trop heureux de voir que je suis moins docile que j'en ai l'air..."
Il lâcha un léger soupir.
" Mais file, à présent. Demain, je pense que tu peux te placer en bordure de forêt, plutôt côté ouest. Il me fera sortir près des enfants. Il sait que ça me touche, il voudra en profiter. Il n'est pas impossible qu'il m'y laisse un moment, il y a plusieurs gros buissons à cet endroit-là, mais... fais attention aux enfants. Ils ont l'ouïe fine, et la plupart d'entre eux ne cherchent qu'à plaire aux humains. Ils pourraient te prendre pour un Montequin, mais on ne sait jamais..."

Astrée hocha la tête.
"Je serai là, fit-elle simplement en se relevant. Près des enfants. Et je me déplacerai si je vois qu'il choisit un autre itinéraire, je me débrouillerai. Je vais te sortir de là."
Elle posa la main sur son épaule, la pressa doucement.
"Et si on échoue demain, je te retrouverai, je te le jure. Je ne te laisserai pas là. Mais aies confiance. On réussira."
Elle sourit bravement.
"Passe une bonne nuit Byron. Tiens, bois encore un peu d'eau, avant que je ne te remette ce fichu bâillon le moins serré possible."

" Serre-le assez, répondit Byron après avoir bu. Il sait exactement comment il l'a placé, il remarquera tout de suite s'il n'est pas fixé au même cran. Je ne veux pas que nous prenions le moindre risque... Un bâillon est un bâillon, je n'en suis plus là."
Il détourna la tête pour qu'elle puisse accéder à sa nuque, puis se recoucha dans la paille. A la lueur de la bougie, elle le vit frissonner lors qu'elle récupéra la couverture mais il demeura stoïque, la gratifiant tout au plus d'un petit sourire embarrassé lorsqu'elle s'éloigna et reprit la route de l'extérieur.
Au dehors, Montequine paraissait endormie, seules quelques lampes marquaient encore les ténèbres de leur lumière vacillante. Le ciel était obscur, masqué de nuages.

Astrée avait le coeur lourd en déambulant dans les rues. Elle connaissait par coeur l'itinéraire qui menait au hangar, puis au mur d'enceinte, ce qui lui laissait beaucoup trop de latitude pour penser. Elle ne chercha pas à s'approcher de Sheldon, cette fois-ci. Elle n'avait plus le courage de donner la moindre étincelle d'espoir à qui que ce soit, et elle savait que tout dialogue serait inutile.
Tout était paisible, trop paisible. Aucun signe de la guerre qui se préparait : ils croyaient l'avoir déjà gagnée. Ils allaient voir déferler les attaques orques sans s'y attendre. Elle-même n'arrivait pas à y croire encore. Et ce serait de sa faute... Elle avait beau se répéter que non, son absence n'aurait rien changé, que les décisions auraient été les mêmes, elle avait beau comprendre, au fond d'elle, que c'était la seule chance qui restait aux centaures de survivre, elle se sentait coupable de ce qu'elle s'apprêtait à provoquer. Et pourtant elle le ferait. Il le fallait. Parce que ne rien faire serait abandonner Byron, laisser détruire son peuple, et qu'elle ne pouvait pas... Elle espérait juste que le remède ne serait pas pire que le mal. Bon sang, elle n'arrivait pas à croire qu'elle acceptait une telle chose...
Elle guetta un moment le bruit des pas des sentinelles sur le chemin de ronde, observa la caserne silencieuse, avant de grimper sur le toit, puis le mur. Il fallait qu'elle reste concentrée pour ne pas se laisser bêtement surprendre.

Mais comme elle le supposait, les Montequins ne la guettaient pas et ne se doutaient de rien, aussi put-elle regagner la campagne et ensuite l'orée de la forêt sans être importunée. La nature autour d'elle bruissait de vie, grillons, grenouilles, cri du renard, chant de la chouette, passage silencieux d'une hermine en chasse. Le vent soufflait, désorienté par les falaises, agitant les branches des arbres et leurs feuilles nouvelles. La nuit menaçait d'être agitée, peut-être orageuse, et Astrée entendit un roulement de tonnerre venu du nord, les nuages semblaient boursouflés, filant dans le ciel sombre en se déformant. Un éclair frappa les ténèbres, encore lointain, et elle perçut le mugissement rauque d'un animal, beaucoup plus loin vers l'est.

Le temps semblait au diapason de son âme. Lourd. Il valait mieux qu'elle se trouve un abri convenable pour la nuit. Mais elle ne voulait pas monter la tente qu'elle avait soigneusement cachée non loin d'ici, au sommet d'un arbre. Elle préférait installer son hamac au sommet d'un arbre, de s'y laisser bercer par le vent et les bruits environnants. Au cas où cela l'aide à trouver la paix de l'esprit. Au moins serait-elle sûre d'être réveillée de bonne heure...
Elle se choisit un arbre au feuillage suffisamment dense pour la protéger d'une pluie éventuelle, et s'y installa aussi confortablement que possible. Elle était épuisée, et pas seulement physiquement. Le choix douloureux qu'elle devait faire lui ôtait toute énergie. Et elle se sentait seule, désespérément seule. Prince n'était pas revenu. Où était-il donc ? que lui était-il arrivé ? Ce soir, elle aurait bien voulu être un simple écureuil, ou même un cheval-abeille-écureuil, et non une humaine en train de déclencher une guerre contre ses semblables. Elle prit le petit rouleau de corde de luth, mais même ce contact ne diminua en rien son sentiment de solitude. Qu'aurait fait Reynald, à sa place*? Il n'aurait pas pu abandonner Byron, lui non plus, sans doute... Même au prix d'une guerre*? En même temps, il n'était sans doute pas d'un caractère aussi hésitant qu'elle. Une fois la décision prise, il s'y serait tenu sans se laisser entraîner dans les affres du doute et du remord.
Elle soupira, se retourna dans son hamac. Elle avait envie... de parler à un être humain. Quelqu'un qui comprendrait son dilemme et son choix, si cela existait. Mais elle était seule. Et il fallait qu'elle dorme, absolument. De toute façon, elle était trop épuisée pour continuer à tourner indéfiniment ces questionnements dans son esprit.

Mais l'orage avait décidé de troubler sa nuit, car la pluie se mit subitement à claquer sur les frondaisons encore fragiles en ce début de printemps. Si l'averse épargna un moment la rôdeuse, elle se mua subitement en grêle, déchirant les jeunes feuilles et crépitant autour de la rôdeuse, malgré ses précautions. Les giboulées furent heureusement de courte durée, mais le vent hurla de plus belle, secouant les arbres et faisant craquer les branches, un éclair claqua, beaucoup plus proche, puis le tonnerre gronda, sonore, amplifié par l'écho des murailles qui encaissaient la vallée cachée. La pluie se remit à tomber de plus belle, Astrée entendit un grand craquement quelque part sur sa gauche, plus loin dans la forêt, puis un nouvel éclair aveuglant brisa le ciel, le vent semblait décider à arracher les bois tout entiers, y compris l'arbre où elle s'était réfugiée, mais sans doute n'était-ce qu'une impression...

Astrée tenta de se rendormir, pendant un bon moment. Mais la tempête battait son plein, et elle commençait à se demander si elle avait choisi un arbre suffisamment solide pour résister aux assauts du vent. A chaque nouvel éclair, à chaque coup de vent violent, elle sursautait. Elle finit par s'asseoir à demi dans son hamac, les yeux grand ouverts, un peu anxieuse. Elle chercha à repérer si l'orage se trouvait loin ou juste sur elle, si les coups de vent s'intensifiaient ou se calmaient. Et surtout, si l'arbre sur lequel elle se trouvait était réellement solide, si ses mouvements n'étaient qu'un effet de son imagination... Ou s'il fallait qu'elle descende au plus vite.
Une chose était certaine, elle ne parviendrait pas à dormir tant que la tempête ne serait pas calmée.

Son refuge était solide mais la foudre virulente et, soudain, Astrée entendit un déchirement beaucoup plus tonitruant que les autres, tout proche, avant de voir une gerbe de feu embraser la nuit. La pluie tombait sans discontinuer, serrée et froide, ruisselant sur les feuilles, perçant la canopée, aussi l'incendie demeura-t-il circonscrit, mais la rôdeuse pouvait deviner qu'il ne resterait pas grand chose de l'arbre frappé au petit matin. Comme satisfait de son massacre, l'orage se calma ensuite, les éclairs se succédèrent, moins nombreux, et partirent vers le sud, gagnant probablement Montequine pour y réveiller humains et centaures, avant de poursuivre leur route au-delà, jusque dans la vallée. Astrée demeura donc transie, ballotée par un vent violent, sous l'averse interminable. Le bruit des gouttes finit par la bercer, même si la notion de silence était désormais abolie en cette forêt glaciale.
Lorsqu'elle ouvrit un oeil sur la campagne grise, au petit matin, la pluie tombait toujours, en rideau serré.

Il fallait voir le bon côté des choses : par ce temps gris et pluvieux, il lui serait plus facile de se glisser discrètement jusqu'aux abords du village, de s'approcher des enfants centaures. Mais ce point mis à part, elle était trempée, transie de froid, et il était hors de question de parvenir à faire un feu discret avec du bois humide, donc elle ne pourrait pas se préparer le thé bien chaud dont elle rêvait.
Elle se contenta de mâchonner une de ses dernières galettes, bien sèche, avec un peu de viande. Il faudrait qu'elle songe à se ravitailler un peu mieux dans les jours à venir. Et Prince, que devenait-il ?
Elle jeta un coup d’œil au ciel toujours aussi bas, inquiète : et si ce mauvais temps dissuadait Caribert de vouloir sortir Byron ? Elle allait peut-être passer la journée à guetter pour rien. Il fallait espérer que la pluie ne dure pas trop... Mais c'était quelque chose sur laquelle elle ne pouvait pas agir, il était donc inutile de s'en préoccuper.
Elle se mit en marche dans la grisaille du petit matin, prudemment, longeant la falaise à l'ouest de la vallée. Une fois en vue du village, il lui faudrait se couler d'arbre en arbre jusqu'à proximité de l'enclos des enfants centaures, se trouver une cachette sûre, et attendre.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine