La Couronne de Cuivre

Si les choses avaient mal tourné, il ne l'aurait même pas remarqué.
Mais le drame avait été évité... et il était en mesure de le savourer.
De le saluer, même, en son for intérieur.
Car il n'oubliait pas ce qui'il lui devait.
Il ne s'attarda pas pour autant : quoi qu'il décide au final, il fallait ramener Baptiste rapidement à l'auberge. Repartir en chariot dans la foulée lui paraissait un peu précipité, mais la potion avait sans doute totalement guéri le gosse...

Lorsqu'il parut, avec son fardeau, les gens attroupés autour du chariot, au milieu de la route, se retournèrent et murmurèrent, mais l'homme et la femme qui avaient assisté à la guérison miraculeuse de l'enfant les rejoignirent aussitôt et empêchèrent les curieux de déranger Taliesin et ses enfants. Ils retraversèrent la route — toujours barrée — et remontèrent les rues de Pont-d'Ire jusqu'à la Loutre en Furie. L'aubergiste ne les avait pas attendus dehors, mais Titus bien, assis sur les marches du porche. Il se leva à leur arrivée, s'approcha à pas prudents, puis parut deviner que Baptiste allait mieux, car son visage se fendit d'un sourire timide. Il ne dit rien, cependant. Ils entrèrent dans l'auberge, déjà plus animée, et une des serveuses les accompagna dans l'escalier vers les chambres.
" Est-ce que je dois vous porter quelque chose ? De l'eau chaude ? Une soupe ?"

-De l'eau chaude, oui. Ce serait très gentil à vous.
Il allait devoir débarrasser Baptiste de tous ce sang. Et lui enfiler des frusques propres.
-Vous devriez en profiter pour aller petit-déjeuner, non ? proposa-t-il aux enfants.
Après tout, ils ne l'avaient pas encore fait. Mais s'ils ne voulaient pas, il ne les forcerait pas.

" Bonne idée." dit Victor, en attrapant les deux autres par la manche.
Titus et Marius hésitèrent, puis cédèrent sans protester. Victor sourit au barde, un petit sourire doux, rare, puis les accompagna vers le bas. La jeune fille s'était, elle aussi, esquivée, sans doute pour aller préparer l'eau chaude.

Taliesin étendit Baptiste sur son lit, sans le délester de la nappe dans laquelle il était enroulé, puis s'assit près de lui.
Et... commença à accuser le coup.
C'était peut-être seulement maintenant qu'il réalisait pleinement ce qui s'était passé, dans quel état il avait retrouvé son fils, ce que ses sorts et le pipeau avaient permis d'éviter.
Tout était allé si vite. Tout avait été si brutal.
Si horrible...
Il frissonna comme s'imposait à lui l'effroyable vision à laquelle il avait été confronté tout à l'heure.
Tout ne tenait vraiment qu'à un fil. Tout pouvait basculer à tout instant...

Baptiste respirait désormais paisiblement. Sous sa couche de boue et de sang séché, il ne portait plus le moindre stigmate de ce qui s'était produit, du moins physiquement. La serveuse revint avec un grand bassin, qu'elle installa sur le sol, et elle y versa deux seaux. Un autre employé suivit, puis un troisième, et Taliesin disposa bientôt d'un petit bain, s'il voulait tenter d'y allonger l'enfant. Ensuite, on le laissa tranquille. On lui avait aussi porté des serviettes, du savon, au cas où.

Taliesin, qui n'avait pas manqué de remercier les employés de l'auberge, finit par se pencher sur Baptiste.
-Tu ne voudrais pas te réveiller, mon grand ? Ce serait tout de même plus pratique...
Évidemment, même s'il espérait que son fils émerge, il doutait que cela fonctionne. Il n'aurait donc probablement pas d'autre choix que de le laver lui-même. Mais il ne pouvait pas le laisser dans cet état, recouvert de sang et de poussière. Il fallait, aussi, qu'il l'habille de propre...

Baptiste ne voulait pas s'éveiller, non. Il resta inerte entre les bras de l'elfe tandis que celui-ci le déshabillait, le lavait — il avait perdu une quantité épouvantable de sang qui, mêlée à la poussière de la route, formait une gangue de crasse encore humide franchement répugnante — puis le vêtait de propre (Amrod s'était montré généreux à cet égard). La tenue qu'il avait portée au petit matin était fichue, quels que soient les sortilèges et les travaux d'aiguille qu'on y appliquerait. Le barde terminait comme les trois autres enfants reparurent, à la fois intimidés et curieux. Titus, lui, paraissait atterré. Il se glissa dans la pièce et s'enfouit sous ses couvertures tandis que Victor et Marius s'asseyaient près de Baptiste. Personne n'osa rien dire.

Taliesin, quoi que pas trs vaillant et pas très à l'aise, leur adressa un sourire chaleureux.
-Il est totalement soigné : plus une plaie, plus une égratignure, expliqua-t-il. Mais il continue à dormir. J'imagine que c'est normal, après un tel choc. Après un tel remède, aussi.
Plus le sommeil de Baptiste se prolongerait, plus il s'inquiéterait quant aux conséquences de ce dernier. Quant à l'avertissement qu'il avait reçu avant de l'administrer. Mais il préférait n'en rien montrer, tout en se disant qu'il faudrait probablement conduire le gosse à un clerc, s'il ne revenait pas rapidement à lui.

" Qu'est-ce qu'on va faire ? Est-ce qu'on va reprendre la caravane ? demanda Victor. Ça va bientôt être l'heure... Je suppose qu'on devrait aller leur dire quelque chose.
— Ils ont sûrement entendu qu'il y avait eu un accident, dit Marius. Tu as vu le monde qu'il y avait ?"

Il opina du chef.
-Je nous vois mal repartir tout de suite, dit-il après un moment de réflexion. Baptiste a besoin de se reposer et... les autorités locales pourraient vouloir nous reparler. Et puis, il y a des coches qui partent régulièrement... Ce sera bien moins agréable qu'avec la caravane, mais bon.
Il soupira.
-Je vais aller les prévenir du changement de programme, conclut-il finalement. De votre côté, vous pouvez sortir dans la cour de l'auberge, mais pas au-delà, d'accord ? Et veillez les uns sur les autres.

" D'accord." dit Victor, très sérieusement.
Marius, comme de coutume, se calqua sur lui. Titus n'émergea pas de sous sa couverture. Baptiste remua légèrement, relâcha sa respiration, mais n'en fit pas davantage.
Quand Taliesin atteignit le rez de chaussée de l'auberge, il fut intercepté par l'aubergiste.
" Comment va votre gamin ? Les autres disent qu'il a été soigné... C'est une chance. On a des accidents de temps en temps, c'est toujours... toujours grave."

-C'était grave cette fois-ci aussi. Heureusement, il a été possible d'y remédier et Baptiste est désormais indemne. Physiquement, du moins, car il n'a toujours pas émergé.
Il s'arracha un demi-sourire.
-Mais ça va venir. Par contre, je préfère que nous nous attardions un peu sous votre toit, plutôt que de repartir immédiatement. Enfin, si c'est possible, bien sûr.

" Bien sûr, premiers arrivés, premiers servis. Je prends pas de réservations alors vos chambres sont vôtres jusqu'à ce que vous les quittiez. J'ai pensé, cela dit... Si vous cherchez un clerc, on n'en a pas en résidence à Pont-d'Ire, mais vu que la route traverse toute la Vallée, il en passe quand même souvent. J'pourrais demander à un de mes gars de passer le message dans les autres auberges, que si un prêtre débarque, il passe vous voir... Si ça vous dit, bien sûr. C'est vrai qu'après un choc, ça semble normal qu'il reste endormi..."

-Effectivement. Mais vu la nature du remède que je lui ai administré, cela me rassurerait si un clerc pouvait l'examiner, au cas bien sûr où il ne se réveille pas de lui-même. Alors effectivement, s'il vous était possible de faire circuler ce message, je vous en serais très reconnaissant.
Il jeta un regard en direction de la porte.
-Je vais cependant devoir m'éclipser. Je dois prévenir nos compagnons de voyage qu'ils continueront la route sans nous.

" Pas de soucis." dit l'aubergiste.
Taliesin put donc quitter l'établissement, descendre la rue jusqu'à la route — qui était désormais dégagée et sur laquelle circulaient à nouveau chariots et cavaliers, la traverser prudemment et repartir vers l'aval de la rivière et, après le comptoir, les postes, les premiers entrepôts, celui où avait dormi la caravane. Quand il y parvint, il nota que l'équipage était prêt à partir, et Kelvim parut soulagé de le voir arriver.
" Vous avez retrouvé le faune ?"

-Oui. Et je m'étais inquiété pour rien : il était juste allé dormir dans l'écurie. Malheureusement, entretemps, l'un de mes fils a eu un accident. Il s'en est tiré, dieux merci, et il est à présent complètement soigné, mais... il ne s'est pas encore réveillé. Du coup, je préfère ne pas repartir immédiatement...
Il eut un sourire embarrassé.
-Navré pour tous ces changements...

" Un accident ?" dit Kelvim.
Il fronça les sourcils.
" Ah bouse, c'est lui qui s'est fait choper par le chariot, ce matin ? On en a entendu parler... Un môme... Il était drôlement amoché."
Il eut un léger sourire.
" C'est une chance que vous soyez magicien."

-Je ne suis que barde mais oui, j'ai quelques ressources et... j'ai pu les employer à bon escient pour éviter que le drame ne soit pire encore. Ceci dit, je ne serai vraiment rassuré que quand Baptiste sera revenu à lui.
Il frissonna.
-Enfin, il le sera peut-être à mon retour... Sinon, je vais vous aider à décharger nos affaires : je vous ai déjà mis bien assez en retard comme cela.

" On peut tout installer sur votre cheval." dit Kelvim.
Il fit signe à Gloria, restée à l'écart, et la demi-orque se mit en quête de minuit.
" Ecoutez, je suis désolé de ne pas pouvoir vous attendre, mais notre ravitaillement est assez serré et nous devons libérer l'entrepôt pour un arrivage qui doit débarquer d'ici une heure. Nous serons partis... bientôt, mais si le gamin était réveillé, que vous changiez d'avis... Venez nous prévenir. Et au pire, vous nous rattraperez sûrement avant Togoria."
Gloria survint, avec Minuit et leurs affaires.
" Est-ce qu'on peut vous dépanner de quelque chose ? Vous avez de quoi payer votre coche ?"

-C'est très gentil à vous mais nous avons tout ce qu'il faut.
Il lui sourit, plus franchement cette fois.
-Merci beaucoup de nous avoir conduits jusqu'ici. Ça a été un réel plaisir de voyager avec vous et, pour être franc, je n'étais pas vraiment déçu qu'il n'y ait pas de coche disponible pour nous : j'aurais bien poursuivi en votre compagnie jusqu'à Togoria.
Evidemment, il ne manquerait pas de remercier plus personnellement Gloria, dont la gentillesse et la bienveillance l'avaient marqué.

" C'était un plaisir, dit Kelvim. Mais nous nous retrouverons en route, j'en suis sûr. Sinon, quand vous arrivez à Togoria, passez donc au Comptoir Alpha, nous donner des nouvelles. Maître Amrod voudra être certain que vous êtes arrivé à bon port, et vu les circonstances, j'aimerais pouvoir lui transmettre de bonnes nouvelles. Nous serons à Togoria pendant quatre jours. J'espère que vous ne serez pas contraints de rester ici trop longtemps."
Il salua ensuite le barde et laissa le tour à Gloria. La demi-orque dépassait le barde d'un bon pied et demi et parut embarrassée. Sans doute les grands discours n'étaient-ils pas son fort.
" J'suis désolée pour votre gamin. J'espère qu'il va se remettre." dit-elle finalement.

-Merci. Et je suis sûr qu'il va s'en remettre. Au pire du pire, s'il ne se réveille pas, il faudra recourir aux pouvoirs d'un clerc : les plus puissants sont capables de véritables miracles. Alors certes, lancer de tels sortilèges réclame des composants fort rares et donc forts chers, mais qu'importe, s'il faut jouer des hymnes religieux durant des mois pour en acquitter le prix, je le ferai bien volontiers. Le plus important, c'est que sa vie ne soit plus en danger : maintenant, il faut juste faire preuve de patience.
Il lui sourit chaleureusement;
-Dans tous les cas... C'était très agréable de voyager avec vous, Gloria. Merci pour nos conversions et pour votre bienveillance à l'égard des enfants.

" Pas de soucis, messire. Ça a animé mes journées. D'habitude, c'est plutôt monotone. Cela dit, c'est dommage que j'ai pas su que vous étiez barde : on vous aurait réquisitionné pour nous animer une soirée !"
Elle sourit.
" Bonne route. Prenez soin de vous, et des enfants, surtout du petit blessé, puis de l'hirsute et aussi du faune. Le blondinet a l'air plus solide. C'est p't'être une impression. Autant veillez sur tous."
Elle lui serra la main, engouffrant sa main fine dans son énorme paluche, puis elle rejoignit son convoi.

L'elfe prit donc le chemin du retour, en tenant Minuit par le bride. Passant près des locaux du service de poste, il eut un pincement au cœur en songeant aux lettres qu'il aurait dû y porter. Mais il ne pouvait le faire en l'état, au vu des événements : il serait nécessaire, probablement, d'y ajouter un petit mot pour signaler à Galathée l'accident de Baptiste et ses suites éventuelles. Enfin, si le gamin ne s'éveillait pas rapidement, bien sûr. Sinon, ils lui raconteraient cela de vive voix.

Quand Taliesin atteignit l'auberge, un des employés — c'était peut-être bien le fils de l'aubergiste, à mieux le regarder — vint prendre son cheval en charge. Il lui promit aussi de monter leurs bagages jusqu'à la chambre des enfants, si Taliesin voulait bien prendre une seconde pour trier l'indispensable de ce qui pouvait être stocké dans l'écurie. Ensuite, l'elfe put regagner l'intérieur de l'auberge.
" Il s'est éveillé ! annonça Victor dès qu'il franchit la porte. Juste une minute, et il a demandé du lait, mais le temps qu'on aille en chercher, il s'était rendormi."

-Oh.
Il sourit.
-J'imagine que c'est bon signe. Et du coup, je ne regrette pas d'avoir retardé notre départ : il pourra émerger en douceur, dans de bonnes conditions...
Il aurait préféré qu'il s'éveille pour de bon, bien sûr. Néanmoins, il trouvait que c'était encourageant.

Baptiste ne fit pas mine de se réveiller. Il dormait désormais paisiblement sur le flanc gauche, la couverture ramenée jusqu'à la taille. Marius commençait à s'agiter : rester enfermé dans une chambre, toute la journée, ne lui réussirait sûrement pas. Titus était toujours caché quelque part. Victor, lui, était assis près de Baptiste et l'observait sans rien dire.

-Je vais aller demander à l'aubergiste s'il y a des choses intéressantes à faire en ville, dit finalement le barde. Je crois que c'est mieux si l'un d'entre nous reste aux côtés de Baptiste, mais ça l'ennuierait que nous demeurions tous enfermés à cause de lui. Et puis, on pourrait lui trouver un truc à lui offrir, pour son réveil...

L'aubergiste les accueillit avec une grimace.
" Je crains que ce ne soit vraiment... pas une ville à visiter ou prévue pour les gosses... C'est une pure étape... il y a des comptoirs commerciaux... quelques tavernes pas toujours bien fréquentées... et on s'arrête là. Vous pouvez aller à la pêche, cela dit. Il y a plein de supers coins pour la pêche. Mais il faut rester hors de la rivière, parce que les courants sont extrêmement traîtres, même en été. C'est pas pour rien qu'on appelle la rivière la Colère. Elle mérite bien son nom."

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...