La Couronne de Cuivre

Taliesin hésita. C'était Galathée que le gamin venait chercher, et il aurait sans doute fallu la réveiller. Mais elle était épuisée, comme en témoignait le fait qu'elle n'ait rien entendu, contrairement à d'ordinaire, et elle devrait se lever à l'aube...Et puis, si elle venait à s'absenter de nouveaux plusieurs jours, semblable situation viendrait peut-être à se présenter. Dès lors, autant tenter de régler les choses lui-même. Au pire, si cela virait au drame, il serait toujours temps d'appeler la rôdeuse pour qu'elle recolle les pots cassés.
L'ancien barde balança ses jambes hors du lit et s'approcha à pas feutrés de la porte.
-Galathée dort toujours, souffla-t-il à l'intention de Victor. Est-ce... Est-ce que tu veux que je t'aide ? Ou tu préfères qu'on la réveille ?

Victor resta silencieux quelques instants, comme s’il pesait le pour et le contre. Taliesin le vit jeter un regard aveugle vers le lit où reposait la jeune femme, puis grimacer.
« Oui, tu peux venir… » murmura-t-il finalement, avant de faire volte-face vers la salle commune.
A tâtons, le gamin se fraya un chemin jusqu’à l’âtre où les dernières braises s’étaient consumées.
« Tu vois où sont les bougies, moi j’vois rien… » fit-il à voix basse.

L'elfe referma la porte de la chambre derrière lui avant de répondre.
-Oui, je vais en allumer une. Donne moi une seconde.
Il alla récupérer le bougeoir qui traînait sur leur table, battit le briquet et, un instant plus tard, la flamme de la chandelle repoussa quelque peu les ténèbres qui, ombres mouvantes, se massèrent dans les coins, comme si elles étaient prêtes à bondir.
L'ancien barde hésita un instant à ranimer le feu : mais il y renonça. Vu la chaleur ambiance, cela aurait transformé la maison en fournaise... Il se tourna alors vers Victor, hésitant quant à la conduite à tenir.

Le gamin lui-même semblait hésiter sur la conduite à adopter, dévisageant l’elfe de sa mine froncée.
« Tu peux peut-être retourner dormir… Maintenant que j’ai de la lumière… Je peux me débrouiller… »
Il frissonna comme si un courant d’air frais s’était immiscé dans la pièce. Mais il n’y avait pas la moindre brise, l’air était lourd, presque étouffant. Victor jeta un regard derrière son épaule, ses traits se crispèrent, et ses yeux s’humidifièrent à nouveau.
« Tu crois qu’après… après je peux… venir dormir avec vous ? »

Le gamin n'en menait vraiment pas large, et l'elfe, touché, ne put s'empêcher de s'approcher et de lui poser une main sur l'épaule. Certes, l'enfant lui avait clairement dit qu'il pouvait partir, mais... il ne se sentait pas le cœur de le laisser seul dans un pareil instant. Peut-être était-ce une erreur... Auquel cas, il le verrait bien assez tôt.
-Bien sûr que tu peux, souffla-t-il en s'agenouillant pour se mettre à sa hauteur. Tu n'as même pas à demander la permission, Victor. Tu ne nous gênes pas...
Il observa un instant le gamin qui tremblait dans sa tunique de nuit trempée, et ajouta :
-Tu es sûr que tu ne veux pas que je te file un coup de main ?

Il se mordit la lèvre.
« Tu crois que tu pourrais… juste voir si tu trouves mon autre tunique ? Je crois qu’elle était près de mon lit, mais j’ai pas trouvé, et j’ai peur que peut-être… je l’ai mouillée aussi… Tout a l’air mouillé, de nouveau… Je vais abîmer le matelas et le lit… »
Il grimaça.
« Avant je faisais pas pipi, je te jure, je sais pas pourquoi je fais pipi… »
Il se dandina d’un pied sur l’autre tandis que l’elfe filait chercher sa tenue de rechange. Victor se déshabilla ensuite à la lueur de la bougie, puis s’assit sur le banc.
« Je veux arrêter de faire des cauchemars. Tu fais toujours des cauchemars, toi ? »

L'elfe trouva ce qu'il cherchait. Revenant dans la salle commune, il vint s'assoir près du gamin et lui tendit sa tunique sèche.
-Oui, j'en fais toujours, malheureusement...murmura-t-il.
Il dévisagea un instant le petit garçon, puis lui sourit doucement.
-Et je sais bien que tu ne faisais pas pipi au lit, avant. Tu ne dois pas t'inquiéter à cause de ça. C'est... C'est la manière dont ton corps réagi à ce qu'il a vécu : ça arrive souvent quand on vit des choses difficiles. ça te passera. Comme les cauchemars. Tu verras.

Victor passa la tunique, mais ne fit pas mine de bouger pour autant.
« Mais dans combien de temps ? J’aimais mieux quand Galathée me donnait des plantes, au moins je voyais rien, j’entendais rien… Maintenant, c’est tout le temps difficile… Je pourrais presque venir dormir avec vous tout de suite, parce que je fais tout le temps des cauchemars. Et s’ils partent jamais ? Si je dois vivre toujours avec des horribles choses dans ma tête ? Parfois, j’ai envie qu’il n’y ait plus de nuit, que je doive plus dormir. Comme ça, je ne rêverais pas. Parce que la journée, je sais pas comment ça se fait, c’est moins difficile. Parce qu’il y a le soleil et tout ça, puis Galathée elle est gentille… et toi… Bon, toi aussi, tu peux parfois t’occuper de moi, et tout. Mais la nuit… Je suis tout seul et personne peut me protéger contre les rêves qu’ils m’envoient, les Dieux méchants qui veulent pas qu’on soit heureux, et qui voudraient qu’on vienne les rejoindre, pour se venger, ou quoi. Ou bien être dévoré par le mal qu’on a quand même dans son ventre et qui gronde. »

Taliesin poussa un profond soupir.
-Je comprends ce que tu ressens. Je ressens la même chose. La nuit, c'est ce que je crains le plus... Mais ça finira par passer, Victor. C'est ce qu'il faut se dire. Quand ce seront les choses bien qui auront repris le dessus. Quand le temps sera passé par là, rendant les blessures moins douloureuses... Il faut juste être patient, et tenir le coup...
Il l'observa, hésita, puis se lança.
-Mais... Parfois, dire les choses, ça peut aussi aider, je crois. Alors... Si tu veux raconter ce qui hante tes rêves, il ne faut pas hésiter, Victor. Peut-être que ça peut te faire du bien.
Sans doute Victor préférerait-il en parler à Galathée, s'il ne l'avait déjà fait. Mais il se devait de lui faire la proposition, d'aussi peu de valeur qu'elle fût.

« C’est toujours sur Luménis. Parfois je vois mes parents. Quand je me réveille, j’ai peur, et je suis triste, et aussi en colère, mais… mais… mais je me souviens pas bien… Il y a des cris… puis du sang, et de la fumée, et parfois… parfois, je suis de nouveau dans la ruelle, avec les Gardes Rouges, tu sais… Au moment où tu es arrivé pour nous sauver, Galathée et moi. »
Il s’interrompit, lorgna ses pieds nus qu’il agitait sous le banc.
« Parfois les Gardes Rouges sont pas des Gardes Rouges, parfois ils ont d’autres visages… mais ils veulent quand même du mal à Galathée et à moi… Parfois, c’est mon papa qui vient nous sauver. Parfois Galathée, c’est pas elle, c’est ma maman… Et puis parfois, mais c’est pas souvent, c’est moi qui sauve les gens que les Gardes Rouges veulent tuer, et alors je me sens mieux. »

Taliesin l'observa un moment, silencieux, et sentit son cœur se serrer. Comment un gosse aussi petit, aussi jeune avait il pu survivre à tout ce qu'il avait vécu ? Avait pu survivre en conservant sa raison ? Certes, il y avait les cauchemars, les accidents, les affres, mais... En comparaison des drames qu'il avait traversé, cela paraissait bien peu.
La compassion l'envahit et il fut tenté de passer son bras autour des épaules du gamin pour le serrer contre lui. Mais il n'en fit rien et se contenta de secouer la tête.
-Je sais comme les cauchemars peuvent être éprouvants... murmura-t-il. Comme ils peuvent nous torturer... Je ne sais vraiment pas quoi te dire, Victor. Sinon que plus aucun garde rouge, ou qui que ce soit d'autre, ne te fera du mal tant que Galathée et moi serons là. Te dire aussi que.. Quand tu seras grand, tu pourras très bien empêcher que de tel;les choses se reproduisent, empêcher les autres de souffrir. On connaît buts bien moins nobles pour une existence...

« Mon papa, il disait la même chose. Qu’il serait toujours là pour me protéger, et maman, et puis il est quand même mort… et il a quand même préféré aller se battre pour des gens qu’il connaît même pas plutôt que de rester avec moi… il m’a jeté comme une vieille chaussure, et moi j’ai de la chance que je suis tombé sur Galathée… J’aurais pu tomber sur n’importe qui, sur quelqu’un qui aurait été… sur un garde rouge… il a pas fait attention, il voulait être un héros… ben moi j’m’en fous, tu sais. Je vois pas l’intérêt de faire des grands trucs et d’être célèbre si on n’est même pas fichu de protéger sa famille. »

L'elfe grimaça. Il ne savait rien du père de l'enfant, rien des conditions de sa mort. Il était donc incapable de lui apporter des réponses en ce domaine, en dehors de quelques mots creux de vagues bon sens.
-Ton papa... Pensait revenir, Victor. Sinon, il ne serait jamais parti...
Il s'interrompit, renonça à poursuivre sur cette voie, et chercha désespérément autre chose à dire
-On... On peut faire le bien sans être un héros, sans être célèbre, sans essayer de changer le monde. On peut le faire au quotidien, avec les gens qu'on aime, et les autres. Essayer de... d'être là pour eux, de faire son possible pour que les choses aillent mieux à notre niveau;.. C'est d'ailleurs peut-être le plus difficile à faire... Plus difficile que de combattre les méchants, peut-être.
Il soupira : il se faisait l'impression de raconter des choses vides de sens. Des choses impropres à soulager le gamin, en tout cas.

« Hum. » fit Victor, apparemment peu convaincu. « Je crois que je vais aller dormir, maintenant. »
Il se leva, embarrassé, et jeta un coup d’œil à Taliesin.
« Je crois que quand c’est la guerre, les gens font ce qu’ils peuvent. Ils ont pas toujours la possibilité de réfléchir, et alors c’est comme ça que les choses graves se produisent. Je sais bien… je crois… »
Des larmes se mirent à couler sur ses joues, mais il les balaya d’un revers de manche.
« Je sais bien que mon papa il ne voulait pas m’abandonner. Mais il savait qu’il reviendrait pas d’office, sinon il aurait pas demandé à Galathée de s’occuper de moi. »
Il secoua la tête.
« Moi je voulais être un héros, j’aurais pas de femme, et pas d’enfants, comme ça je les ferais pas souffrir. Mais c’est pas de la faute de mon papa. C’est de la faute que ceux qui commencent les guerres et qui mettent plein de gens qui avaient rien demandé au milieu. Alors ils sont obligés de se défendre et de se battre, c’est normal. Même moi je comprends ça. »

L'elfe acquiesça sans rien dire. Une fois de plus, les mots n'étaient pas venus à son secours, et les gestes, il ne pouvait pas les faire. Il se leva donc, hésita une seconde, et souffla la bougie. Puis, dans les ténèbres, il prit la main de l'enfant pour le guider jusqu'à leur chambre. Victor ne se déroba pas et ils gagnèrent la petite pièce silencieuse où l'on n'entendait guère, en plus des grillons, que la respiration légère de Galathée. L'elfe ne pouvait qu'espérer que son sommeil serait plus doux, plus calme que ne l'avait été le sien ou celui du petit garçon.

Galathée partit à l’aube et revint, comme promis, à la tombée de la nuit. Elle avait, cette fois, pensé à ses compagnons, et en plus des denrées prévues, elle rapportait quelques surprises, dont un livre illustré pour Victor et des friandises au sucre et aux amandes (dont elle connaissait désormais la recette). Elle n’obtint pas la permission de raconter sa journée et se contenta donc d’écouter le récit imagé de l’enfant, tout fier d’avoir débusqué un essaim d’abeilles. C’était effectivement une bonne nouvelle, que la rôdeuse comptait exploiter dès le lendemain.
La nuit fut calme, la rôdeuse était exténuée, et Victor n'eut pas d'accident. Si Taliesin eut un sommeil agité, elle fut incapable de s'en rendre compte.
Elle entreprit de construire une ruche dès le matin, tandis que Taliesin et Victor musardaient au soleil. En début d’après-midi, elle les abandonna à la baignade et s’enfonça dans la forêt pour affronter les insectes prometteurs, conseillant à ses comparses d’éviter la zone où elle avait érigé sa petite cahute pour l’heure déserte.

Ceux-ci n'avaient d'ailleurs nullement l'intention de s'approcher de la zone dangereuse. Ils se baignèrent longtemps, profitant de la fraîcheur de l'eau pour lutter contre la canicule ambiante - en cette partie d'Hélonna située loin de la mer, les étés étaient rien moins que torrides - et se dépensant avec bonheur, plus complices en ces instants de jeux qu'ils ne l'étaient aux autres moments du quotidien.
Cependant, ils finirent par sortir de l'onde et s'allongèrent dans l'herbe, au soleil, pour laisser les rayons du soleil sécher leur peau humide. L'elfe, doucement gagné par la somnolence, songea à la manière dont il allait occuper les heures qui les séparaient encore du soir. Si Victor se lançait dans quelqu'une de ses expéditions sylvestres, sans doute toucherait-il un peu à sa harpe. Il ne faisait pas de gros progrès, mais il n'avait d'autre choix que de persévérer, s'il voulait à nouveau, le temps venu, pouvoir exercer son métier pour subvenir à leurs besoins.
L'elfe finit par se tourner vers le petit garçon, se faisant la réflexion qu'il avait rudement bronzé, ces derniers temps, et qu'il ne craindrait bientôt plus les coups de soleil, et demanda d'un ton badin.
-Des projets pour l'après-midi ?

« J’sais pas. » fit Victor. « J’me disais que j’pouvais peut-être lire le livre que Galathée m’a ramené mais… »
Il fronça le nez, embarrassé.
« Je lis pas très bien, en fait. Puis j’ai peur d’avoir un peu oublié. »
Un sourire contrit apparut sur son visage, puis il se tourna vers l’elfe.
« Tu penses que tu pourrais m’aider ? »

Taliesin lui sourit.
-Bien sûr, avec plaisir. Cela fait un certain temps que je n'ai pas lu autre chose que mon livre de sorts, ça me changera les idées.
Il hésita, puis ajouta, toujours souriant.
-Et ne t'inquiète pas : ça revient vite, la lecture. ça me fera aussi du bien de me dérouiller un peu l'esprit.

« Je vais le chercher, alors ! » fit Victor, enthousiaste, et il se leva d’un bond, courut jusqu’à la petite maison et y entra.
Quelques secondes plus tard seulement, il en émergeait, l’opus à la main, et il se laissa tomber dans l’herbe aux côtés de l’elfe.
« Je sais pas ce que je dois en penser… Cette princesse, sur la couverture, ça m’inquiète. J’espère que Galathée a pas pris des histoires pour les filles, parce que moi, les princesses, ça m’intéresse pas. T’as rencontré des princesses, toi ? Moi je suis sûr que c’est toutes des pimbêches, elles arrêtent pas de tomber amoureuses des princes, c’est nul. Tandis que les princes, eux, ils veulent réaliser des exploits… Ils ont pas de temps pour les balivernes. Alors les princesses s’arrangent pour être kidnappées, du coup, les princes doivent les sauver. Puis alors ils se marient. Quand tu sauves quelqu’un, apparemment, tu dois l’épouser. Bon. Toi tu dois pas m’épouser, parce que je suis un petit garçon, et toute façon, je voudrais pas, mais par contre, t’es coincé, tu vas devoir épouser Galathée, fallait réfléchir avant de faire le prince. »

L'elfe le dévisagea un instant, les yeux ronds, puis rit de bon cœur.
-En fin de compte, c'est plutôt Galathée qui m'a sauvé, je crois, doncc, les princesses peuvent aussi faire des exploits. Si si, ça arrive. J'en ai même connu une, autrefois, qui n'avait pas son pareil à l'arc et à l'épée, et qui battait à plate couture tous les nobles de la cour... Et elle n'avait pas du tout, mais alors pas du tout envie de se marier, je peux te le garantir.
Il jeta un coup d'œil à la couverture du livre.
-Hum, et ne t'inquiète pas, je pense qu'il n'y aura pas que des princesses, dans ce livre. M'est avis qu'il y a pas mal de chevaliers et de monstres aussi. Il doit y avoir une table des matières, à la fin. Choisis le titre qui te tente le plus.

Victor le dévisagea une seconde puis se baissa sur le livre, tourna les pages jusqu’à la fin, et regarda la liste des chapitres, concentré.
« La… Moche et le Bidet. Quel titre bizarre. Tu crois que ça parle de quoi… Oh non, attends… C’est la Mouche et le Baudet. Hum. J’suis… pas très entraîné… Hum. Mais j’aime pas les mouches. On va lire autre chose. »
Son doigt descendit lentement le long de l’index, tandis qu’il murmurait à mi-voix.
« Enguirland et les Esprits ! »
Il sourit.
« Ça doit être bien. Même si Enguirland c’est un nom trop spécial. Je crois que j’aurais dû mal à m’identifier, ou quoi. Attends. »
Il fronça le nez, comme il le faisait toujours lorsqu’il était en train de réfléchir.
« Fiss.. Fistules ? Ah non, Fissures. Ouais. A mon avis, c’est du bricolage. Ça me dit rien. La Gi…Gi… Gigue ? C’est une danse, ça. Je sais même la danser, je te montrerai. Des… Am… Ombres. Mouais. Non. Ça me rappelle une histoire qui s’appelle l’Invasion des Ombres, qui m'a pas plu du tout… »
Il jeta un regard en coin à Taliesin.
« Mais c’est toi qui devrais choisir ! Toi tu les connais les histoires, c’est ton métier, tu dois me dire laquelle est chouette ! »

Taliesin se pencha à son tour sur le livre, lisant rapidement les titres des différents contes.
-Et bien... Tout dépend de ce qui te plait, comme genre d'histoire. Hum... Ah, Croûtons et p'tits bouts de pain. Une très chouette histoire sur la croyance et la magie, mais peut-être un peu aride.. Heu... Le Saigneur des Agneaux, très bien, ça ! C'est l'histoire d'une petite personne qui reçoit de son oncle l'agneau unique qu'un grand méchant recherche... Mais elle est longue, cette histoire ! OU bien... Selle, très chouette, Selle tout d'un coup, toutes les selles des chevaux deviennent magiques et rendent les gens qui montent dessus complètement fous... ça fait peur, mais c'est très prenant.

Victor se pencha.
« Tu t’moques de moi, c’est pas les vrais titres, si ? » fit-il. « Moi je veux bien celle avec les chevaux qui rendent fous. Ça a l’air bien débile, ça me fera pas peur, j’crois pas. C’est pas assez possible. »
Il grimaça.
« J’aurais bien voulu celle avec l’agneau, mais je crois que ça va être un peu trop comme les cochonneries que Galathée fait avec les moutons à Hautépine, et c’est vraiment trop dégueulasse, alors je veux pas. Les croûtons, c’est pour manger. »
Du plat de la main, il aplatit l’herbe autour de lui, puis se coucha en arrière.
« Donc, l’histoire des selles. Je t’écoute. »

Taliesin le regarde et croisa les bras.
-Hey, c'était toi qui était censé lire, bonhomme !
Victor lui adressa un sourire innocent et, désarmé, l'elfe s'empara du bouquin.
-Bon, d'accord, je m'y colle. Mais le prochain conte, c'est toi qui me le lis.
Et il entama le conte d'une voix qui avait un peu perdu l'habitude de narrer mais qui ne tarderait guère à la retrouver.

Soudain, Taliesin sentit que l’enfant s’était tendu comme il abordait une scène particulièrement effrayante, et il s’interrompit. Victor regardait le ciel, le souffle bloqué dans sa poitrine, puis il lâcha un profond soupir. Il parla sans se redresser.
« Pourquoi ils voulaient nous faire du mal, tu crois, les Gardes Rouges, quand on était dans la ruelle ? » murmura-t-il d'une petite voix, comme s'il se posait la question à lui-même.

L'elfe l'observa, interdit, mal à l'aise, et referma doucement le livre. Il n'aurait pas pensé que le conte éveillerait un tel trouble chez le gamin et se maudit intérieurement de en pas avoir prévu la chose. Même si elle avait été totalement imprévisible.
Il jeta un regard sur les alentours, si paisibles, si lumineux, et tenta de rassembler ses pensées pour répondre à l'enfant. Mais que lui répondre ?
-Parce que... Parce qu'ils voulaient... terrifier les habitants de Luménis. En faisant de telles horreurs, en massacrant, en torturant, ils voulaient faire comprendre à ceux qui resteraient que s'ils se révoltaient, ils subiraient le même sort.
C'était la vérité qu'il venait d'exposer là. Pas l'entière vérité, toutefois. Mais peut-être cela suffirait-il à Victor. Même s'il en doutait.

« Alors ils ne nous en voulaient pas à nous… pas spécialement… Pourquoi les gens font ça ? Pourquoi… Ils avaient l’air de trouver ça chouette, tu sais. Ils avaient de grands sourires… et ils riaient… Moi je trouvais pas ça drôle du tout. Galathée non plus, elle trouvait pas ça drôle. Moi je croyais qu’ils allaient juste me tenir pendant… tu sais… Peut-être me tuer aussi. Mais j’avais pas pensé… Pourquoi les gens ils prennent du plaisir à faire du mal aux autres ? »

Le souvenir de la scène affreuse, abominable, qui s'était offerte à ses yeux lorsqu'il avait débouché dans cette ruelle sordide s'imposa à Taliesin avec violence, et sa peau se couvrit de chair de poule malgré la chaleur ambiante. Un instant, il fut incapable de répondre, mais il se fit violence. Ce n'était pas le moment de se laisser aller. Il devait tenter de parler à Victor, tenter de l'aider, de se montrer, pour une fois, à la hauteur. Puissent les mots ne pas lui faire défaut, songea-t-il.
-Non, bonhomme, ils n'en avaient pas particulièrement après vous. Ce qu'ils ontt fait, ce qu'ils voulaient faire, ils l'auraient fait à tous ceux qu'ils auraient croisé. Galathée et toi n'y êtes pour rien. Pour rien du tout.
Il observa le petit garçon, et se força à poursuivre.
-Je ne sais pas pourquoi les gens prennent du plaisir à faire du mal aux autres...
Tu le devrais, pourtant. Tu l'as fait, toi.
Il grimaça, ferma un instant les yeux, reprit :
-Peut-être est-ce parce que la vie a été horrible avec eux. Qu'ils n'ont trouvé personne pour les aimer, les aider quand ils en avaient besoin. Peut-être est-ce un moyen pour eux d'exister, d'avoir l'impression d'être importants. Faire souffrir les autres, par tous les moyens possibles, par toutes les manière les plus odieuses, cela peut leur donner le sentiment d'être important, d'avoir du pouvoir sur autrui... Je ne sais pas... Et peut-être aussi qu'il y a des gens qui sont mauvais par nature, sans raison, parce que les dieux mauvais se sont emparés d'eux et en ont fait des monstres...
Cela te va bien de parler de monstres, toi qui en a été un. Et n'est-tu pas en train de les défendre ?
Il se mordit la lèvre et fut parcouru d'un violent frisson.

Victor ne répondit rien, continuant à regarder les nuages rares qui glissaient dans l’azur, paresseux. Mais Taliesin le vit frémir, lui aussi, deux longs tremblements qui ébranlèrent toute sa carcasse.
« Ils sont loin, de toute façon, hein… Tous ces gens méchants… Heureusement que tu es arrivé pour nous sauver, parce que sinon… sinon je pense qu’on serait plus là. C’est bizarre, non, de penser qu’une petite minute, comme ça… peut tout changer… Que si tu n’étais pas venu… »
Il se tut, ferma les yeux et prit de profondes inspirations.
« Je ne veux pas avoir peur des gens, tu sais. Mais je crois que j’aurai toujours peur, maintenant. Que je verrai toujours le mal qui était dans la ruelle à ce moment-là, et que je penserai toujours qu’il peut m’attraper… »

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