La Couronne de Cuivre

-Hum, du coup, on va éviter : l'eau, c'est tentant, en été.
Il se tourna vers les enfants.
-Enfin, sauf si vous êtes vraiment vraiment tentés par la pêche.
Cela lui semblait malgré tout risqué. Mais ils ne pouvaient pas rester à ne rien faire...

Seul Victor et Marius l'avaient accompagné : Titus était resté dans la chambre.
" Heu... et on peut faire du bateau ?
— Encore moins. Il descend de lourdes barges tout le temps. Ce serait risquer d'être percuté."
Les deux enfants se regardèrent.
" On peut aller jouer dans les collines, alors. Dans les champs et les prés et les bosquets, dit Marius.
— Ça oui. Il faut juste sortir du bourg par le sud-est... Vous serez en pleine campagne en une dizaine de minutes."

-C'est une solution. Et vu le temps, il pourrait même être intéressant de faire un pique-nique...
Il sourit à l'aubergiste.
-Merci pour les renseignements : nous allons nous organiser.
Il faudrait juste décider qui resterait avec Baptiste. Et ce ne pouvait être lui : il n'allait pas laisser les autres sans surveillance des heures durant.

Victor et Marius dévisagèrent le barde, incertains l'un et l'autre.
" On peut demander à l'aubergiste de surveiller... Pas besoin qu'on reste, si ?" dit Victor.
Marius croisa les bras.
" Sinon, Titus peut rester. C'est de sa faute, de toute façon."

-Allons, Marius, ne dis pas des choses pareilles... répondit-il doucement. Apparemment, Titus n'a pas choisi d'aller à l'écurer : on l'y a conduit... par magie, ou quelque chose d'approchant. Et même s'il y était allé de son propre chef, ce serait injuste de lui faire porter le chapeau. Ou à ce compte-là, le vrai responsable, c'est moi, puisque j'ai embarqué Baptiste pour ce voyage.
Il soupira.
-Titus vient : ça lui fera du bien, surtout qu'il n'a vraiment pas l'air en forme. Pour le reste... Ah, ça m'ennuie qu'il n'y ait aucun d'entre nous si Baptiste se réveille : le pauvre risque d'être tout perdu... Mais je peux éventuellement lui laisser un mot...

Ni Victor, ni Marius ne semblaient avoir envie de se sacrifier. Laisser le second aurait été de la folie, de toute façon : avec la meilleure volonté du monde, il n'aurait pas tenu plus de dix minutes à ne rien faire dans cette chambre. Victor paraissait conscient qu'il aurait dû se proposer, mais il n'en avait aucune envie, c'était manifeste, aussi préféra-t-il regarder ailleurs.
" Bonne idée, le message, dit Marius. Il adore lire, Baptiste, en plus."

-Vendu.
Il récupéra donc plume encrier et feuille de papier pour écrire quelques mots à Baptiste. Essentiellement pour lui expliquer qu'il avait amené les autres se promener, qu'ils ne rentreraient pas trop tard et que l'aubergiste étant prévenu de la situation, un employé passerait régulièrement pour voir si tout allait bien.
Il laissa ensuite le mot bien en évidence et se tourna vers Titus, auquel il s'adressa en sylvestre.
-Allez, viens : on va se balader dans la campagne.

Titus émergea de sous ses couvertures, la mine pâle. Il ne protesta cependant pas, passa rapidement une chemise en lieu et place de sa tunique de nuit, et suivit le barde à l'extérieur. Victor et Marius les attendaient devant l'auberge et dès qu'ils les eurent rejoints, ils s'élancèrent sur le chemin qui s'éloignait de la route principale et serpentait entre les maisons du bourg, vers la campagnes. La plupart des bâtiments prirent des allures agricoles, puis s'espacèrent peu à peu, et ils débouchèrent tous les quatre dans la campagne environnante. La rivière demeura sur leur gauche, grondant malgré la saison et ils virent passer une de ces fameuses barges, à une vitesse plutôt tranquille. Un rideau d'arbres bordait le cours d'eau et les premières étendues de nature étaient des champs cultivés et des vergers. Un peu plus loin, le chemin montait plus abruptement vers le sommet d'une colline, où trônaient quelques arbres. C'était un coin de campagne qui paraissait tout à fait ordinaire...

Et c'était tant mieux : la journée avait déjà été assez mouvementée comme cela.
De cette promenade, il espérait simplement qu'elle lui permette de s'apaiser quelque peu, et qu'elle fournisse aux enfants la possibilité de se dépenser sans réserve... et sans courir le moindre risque.
Mais s'ils se tenaient à distance de la rivière, s'ils faisaient attention à ce qui empruntait le chemin, les chances étaient minces pour qu'un incident se produise.

Aussi près de Pont-d'Ire, la campagne restait très ordinaire : quelques oiseaux s'envolèrent à leur approche, mais aucun n'avait de couleur flamboyante, les arbres étaient tous d'espèces connues, chênes, hêtres et érables entremêlés, les cailloux sur le sol étaient gris ou bruns ou noirs, il y avait même quelques vaches ruminant dans la prairie voisine. Ils virent un pêcheur qui revenait de son expédition, deux petites filles qui se chamaillaient tout en surveillant leur troupeau d'oies d'un oeil distrait, un paysan qui testait son blé en vue des moissons prochaines.
" Ça fait combien de temps qu'on est partis, tu crois ? Un mois ? Deux ?" demanda Victor.
Titus suivait, Marius les précédait, pourfendant des monstres invisibles à l'aide d'un long bâton qu'il avait trouvé dans le fossé.

-Pour être honnête, j'ai perdu le compte, répondit le barde. Entre les séjours en Féérie et tous les autres événements, il y avait de quoi... Mais au moins, c'est toujours l'été !
Il s'arracha un sourire.
-On demandera la date à l'aubergiste.

" Les jumeaux auront grandi." dit Victor, d'un ton badin.
Puis il s'arracha à la compagnie du barde et partit à la poursuite de Marius. Il évita d'un saut un des grands mouvements de bâton du plus jeune, puis s'élança en courant sur la route. Marius, piqué au vif par ce défi, se délesta de son arme et piqua un sprint à sa poursuite. De nouveaux oiseaux s'envolèrent sur leur passage tandis qu'ils couraient vers le sommet de la colline, sans signe d'essoufflement.

Et le barde ne fit rien ni pour les retenir, ni pour adopter leur allure.
Au contraire, il ralentit le pas pour que Titus revienne à sa hauteur.
-Tout va bien ? lui demanda-t-il d'un ton doux
Son attitude n'était pas sans l'inquiéter quelque peu.

" Je suis désolé qu'à cause de moi, Baptiste est presque mort, lâcha Titus aussitôt, comme s'il avait retenu la chose à l'intérieur de lui-même. Tu dois vouloir que je m'en aille. Je m'en irai. Tu n'as qu'à le dire, et je m'en irai. Mais je ne voulais pas... je n'ai pas fait exprès... Je ne me souviens même pas... "
De grosses larmes roulaient sur ses joues.
" Je suis vraiment désolé."

[color=#FFF66]-Titus...[/color]
Il se pencha, posa une main sur son épaule et le regarda bien en face.
-Tu n'es pour rien dans ce qui s'est passé. Absolument pour rien. C'est la faute à pas de chance, voilà tout. Ce genre d'accidents arrive de temps en temps, dans cette ville, car les rues sont dangereuses à cause de la circulation des véhicules : il suffit d'une seconde d'inattention des cochers ou des piétons pour que ça tourne mal. Et ça aurait pu tourner mal pour l'un d'entre nous même si nous ne t'avions pas cherché. Par ailleurs, je pense que c'est le chamois qui t'a appelé à lui, que tu t'es déplacé en dormant... Alors honnêtement, ne va pas te reprocher quelque chose dont tu n'es pas responsable.

" Marius dit que c'est de ma faute. Que je ne fais jamais rien comme les autres. Et que je porte la poisse. Qu'à cause de moi Victor a failli être tué par la sorcière, et que lui s'est fait mordre par un loup et son pied était tout gonflé, et maintenant Baptiste... et qu'ensuite, ce sera toi, et c'est de ma faute."
Il pinça les lèvres.
" Peut-être que je n'y peux rien. Que je suis maudit. Que c'est pour ça que personne ne veut de moi."

-Quand bien même serais-tu maudit : moi, je veux bien de toi. Baptiste et Victor aussi. Mon épouse sera du même avis. Et tout ceux qui vivent avec nous pareillement. Mais tu n'es pas maudit, Titus : c'est la faute à pas de chance. Pour la sorcière, ça aurait très bien pu tomber sur Marius, d'ailleurs.
Il lui sourit.
-Ne t'offusque pas trop de ce qu'il dit. C'est un enfant, lui aussi. Les enfants sont parfois durs entre eux, surtout parce qu'ils disent ce qui leur passe par la tête sans forcément réfléchir à l'impact de leur paroles... Et puis, ils peuvent évidemment se tromper. Il se trompe, en l'occurrence, et je lui l'ai déjà dit.

Titus dévisagea le barde, les yeux gonflés, puis acquiesça doucement. Il glissa ensuite sa main dans la sienne.
" Si un jour je deviens... trop encombrant, il faudra me le dire. Je partirai. Tu n'avais pas prévu de te retrouver avec moi. Je t'ai attaqué avec des moustiques la première fois que je t'ai vu."

-Bah, ce sont des circonstances originales pour une première rencontre, non ? Et ça fait un épisode amusant à se remémorer. De plus, tu nous as ensuite mis à l'abri du monstre qui hantait les bois. Alors, on te doit une fière chandelle.
Il serra sa main, l'entraîna doucement en avant.
-Pour le reste, ne t'inquiète donc pas, ne te dis pas que tu vas encombrer ou d'autres choses du genre : nous t'accueillons volontiers et hormis les consignes que tu devras respecter, comme tout le monde... l'important est que tu sois toi-même. Dès lors, tout se passera bien.

" D'accord."
Il ne se détacha cependant pas tout de suite de sa main protectrice. Victor et Marius étaient arrivés en haut de la colline et leur faisaient des signes, puis ils quittèrent le chemin, se couchèrent dans l'herbe qui couvrait le versant et entreprirent de redescendre toute la pente en roulant sur eux-mêmes.
" Qu'est-ce qu'ils font ?" demanda Titus, étonné.
Hilares, les deux enfants étaient arrivés en bas et, titubant, ils reprirent leur ascension, sans doute pour répéter l'exercice.

Voilà une question déconcertante...
-Eh bien... Ils s'amusent.
Comment lui expliquer ?
-Faire des roulades, surtout dans une pente, ça procure des sensations, ça fait tourner la tête. Beaucoup d'enfants trouvent ça amusant.

" Ah. Bon."
Titus le dévisagea avec scepticisme. Puis il haussa les épaules.
" J'essaie alors."
Abandonnant le barde, il gravit la pente avec plus d'aisance que les deux autres, mais attendit qu'ils arrivent pour se mettre en position. Ensuite, tous trois redescendirent en roulant.
Ce manège se reproduisit un nombre incalculable de fois, comme si le plaisir de cette simple activité n'avait pas de fin. Victor craqua le premier, par manque d'énergie et rejoignit le barde. Ses vêtements avaient pris cette teinte verte caractéristique qui fait hurler les lavandières.
" Ils sont increvables, ces deux-là. Je me fais vieux, déjà."
Il sourit.
" On a pris à manger ?"

-Oui oui, on a ce qu'il faut : j'ai pioché dans nos réserves et complété auprès de l'aubergiste.
Tout en parlant, il s'étonnait de la propension des mômes à systématiquement ruiner leurs frusques. A se demander si c'était pertinent de continuer à les laver... Ceci dit, son sortilège de prestidigitation allait peut-être devenir un atout crucial. Quoiqu'il ne faille évidemment pas en attendre des miracles...
Cependant, cette pensée fut promptement chassée par une autre.
-Au fait, je voulais te dire que tu as été parfait, ce matin. Ça m'a beaucoup aidé.

Victor rougit puis haussa les épaules, embarrassé, et regarda ailleurs.
" Tu crois qu'il va se remettre, Baptiste ? La lumière dorée... elle est restée longtemps sur sa tête... tu n'as pas trouvé ? Il pourrait avoir changé... fort changé... Quand j'étais petit, à Luménis, on avait un copain, Bernard... Il a un jour glissé dans le port, sur des algues, et il s'est cogné la tête en tombant... Il est resté inconscient pendant plusieurs jours... et quand il s'est réveillé, il n'a plus jamais été le même. Il est devenu... bizarre. Il disait tout ce qui lui passait par la tête, sans se soucier des autres... et il n'arrivait plus à faire certaines choses. Il a dû quitter l'école, parce qu'il n'arrivait plus à comprendre..."

Taliesin frissonna.
-Je ne saurais pas te dire. Nous verrons bien quand il se réveillera. Mais vu la puissance de la potion, j'ai bon espoir qu'il n'ait aucune séquelle. Et si d'aventure il devait en avoir... Les clercs sont capables de tout réparer, grâce à la magie que leur confèrent leurs dieux. Le seul point épineux, ce sont les composants requis pour lancer les sortilèges, qui parfois sont très chers... Mais pour ça, je me débrouillerai et donc, quoi qu'il advienne, que ce soit demain ou dans quelques veilles, Baptiste ne pâtira plus de cet accident. En aucune manière. Je ne pourrais accepter qu'il en soit autrement.

Victor dévisagea le barde.
" Pourtant les accidents, c'est ce qui fait la vie, non ? murmura-t-il. On peut pas toujours revenir à avant."
A son expression, c'était clair qu'il songeait à autre chose. Mais un sourire lui revint comme Marius et Titus arrivaient en courant. Ils s'étaient manifestement réconciliés, à moins qu'ils aient complètement oublié qu'ils avaient eu un conflit.
" ON A FAIM !" hurla joyeusement Marius.
Titus assortit cette déclaration de quelques bonds très caprins.

Il soupira, l'air désolé.
-Quel dommage que je n'aie rien emporté... Il va vous falloir attendre jusu'à ce soir, je le crains.
Un instant plus tard, il se mettait en quête d'un coin où s'installer. Ensuite, il tirerait les victuailles de son sac.
Il y avait de quoi apaiser leur appétit. Même celui de Titus - il était prévoyant !

Ils allumèrent un petit feu (Taliesin pouvait désormais enflammer des brindilles d'un simple regard, ce qui amusait beaucoup Victor et fascinait Marius) et firent rôtir des pommes et griller leur pain. Titus enfonça une courgette sur un bâton pour la cuire à la flamme. Marius avala tout ce qu'on lui présentait, sans rien refuser, sans jamais grimacer. Victor se coucha rapidement dans l'herbe, un brin de paille à la bouche, et observa les rares nuages sur le ciel bleu. Les insectes ne tardèrent pas à s'intéresser à leur pique-nique et il leur fallut déménager car ils s'étaient malencontreusement installés trop près d'une fourmilière.
Marius et Titus se lancèrent dans une bataille de chatouilles qui se termina, évidemment, mal, quand d'un mouvement malencontreux, le faune décocha un coup de sabot un peu trop sec dans la cuisse de l'autre enfant. Celui-ci vint se réfugier en pleurant dans les bras de Taliesin tandis que Titus se répandait en excuses.

Ayant déjà été confronté à un incident similaire - et sachant pertinemment que cela serait amené à se reproduire plus d'une fois -, Taliesin ne se mit pas martel en tête, se contentant de dire à Titus que ça n'était pas grave tout en consolant Marius de son mieux. Il espérait simplement que celui-ci serait vite remis et que leurs jeux reprendraient... jusqu'au prochain bobo. Mais il en était ainsi, avec les mômes !
Dès qu'il les sentirait fatigués, il sonnerait le signal du départ : il n'oubliait pas Baptiste et cela l'ennuyait de le laisser seul. Toutefois, la petite troupe semblait encore pleine d'énergie.

Les enfants reprirent leurs jeux pendant l'après-midi, mais Victor finit par revenir vers le barde, tandis que Titus et Marius jouaient à chat dans un bosquet de noisetiers.
" Dis... ça t'ennuie si je retourne à l'auberge ? Je me dis que... ce n'est quand même pas très gentil pour Baptiste... S'il s'éveille, il pourrait avoir peur... et c'est pas toujours gai, quand on est malade, que tout le monde s'amuse ailleurs. Je connais le chemin, et je ferai attention."

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...