La Couronne de Cuivre

" Je ne sais pas si ça ira très loin, vous savez : les bergers vont rentrer chez eux, raconter leur aventure, et leurs épouses les accuseront d'avoir abusé de la bouteille, voilà tout. Tout le monde sait très bien que nous sommes sous la protection de Chauntéa : aucun diable cornu ne pourrait se glisser sur nos terres. Même ces centaures : elle doit bien les tolérer, puisqu'ils sont toujours là !"
Elle sourit.
" Ne vous en faites pas. Personne ne viendra frapper à notre porte avec des torches et des fourches. Certains sont bêtes, mais pas à ce point-là."

Il n'était pas aussi optimiste qu'elle. Parce qu'il savait qu'il en fallait parfois peu pour que la violence se déchaîne. Parce qu'il savait, aussi, que la vallée n'était pas aussi merveilleuse qu'on ne pouvait le croire, que des choses étranges s'y tramaient.
-D'accord, répondit-il néanmoins. Cependant... Voilà, vous savez que vous ne devrez pas à m'en parler si quoi que ce soit clochait : je comprendrais très bien.

" Je vous le dirai, ne vous en faites pas."
Elle le regarda, l'air embarrassé.
" Mais qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse, si des gens viennent poser la question ? Qu'on leur mente ou qu'on leur dise la vérité ? Surtout que vous ne serez probablement pas là quand ça arrive."

-Dites-leur la vérité : qu'il s'agit d'un faune, un être de la nature qui n'a rien de maléfique, et qu'on m'a chargé de le ramener auprès de son peuple. Vous pouvez même dire que sa famille a été massécrée par des hommes et que lui-même a été exploité un certain nombre d'années : cela expliquera sa présence hors de la forêt. Mais de toute façon, je pense que je vais l'amener avec moi, demain : cela me tranquillisera, cela le tranquillisera et si nous devons chercher Cordélia dans les bois, son aide nous sera plus qu'utile.

" C'est sans doute mieux, dit Mona. S'il prend peur, je ne pourrai pas le rassurer, et il pourrait faire quelque chose d'inconsidéré qui n'arrangerait pas la situation."
Elle eut une grimace embarrassée.
" Je suis désolée. Les gens d'ici doivent vous paraître bien intolérants et timorés, à s'offusquer de la présence d'un gosse étranger... Mais c'est aussi l'histoire des rapports entre la Vallée et la Forêt, et du difficile équilibre qui s'est instauré au fil des décennies. Il y en aura toujours certains pour voir, dans cet afflux de créatures des bois, aussi inoffensives soient-elles, le signe de quelque chose en train de s'amorcer..."

-Je comprends, vous savez. Et puis, mon parcours fait que je suis peu prompt à juger hâtivement les autres.
Il but une gorgée d'infusion.
-Et de toute façon, dans l'immédiat, j'ai surtout envie que tous ces problèmes soient réglés. Pour les centaures, pour Titus, pour Cordélia... Mais aussi pour les habitants de la vallée. Je ne voudrais vraiment pas que ce lieu soit le théâtre de drames.

Mona rit un peu nerveusement.
" Comme vous y allez tout de suite ! Des drames ! Ce genre de choses n'arrive presque jamais ici. Pour vous dire : les clercs soignent les maladies, les blessures... Il faut vraiment un manque de chance terrible pour trépasser avant d'avoir atteint un âge avancé."
Son regard se troubla une seconde, mais elle retrouva le sourire aussitôt.
" Je suis sûre que les choses tourneront bien, pour tout le monde. C'est une question de bonne volonté !"

-Et j'ai pu en observer dans toutes les parties. ajouta-t-il.
Sauf auprès de la Guilde.
Sauf chez la majeure partie des habitants de Champsdor qui refusaient de donner du travail à un étranger.
Mais les choses étaient ainsi : tant que l'affaire des centaures se réglait sans bain de sang, tant qu'ils retrouvaient Cordélia saine et sauve, tant que Titus n'était pas importuné et qu'il retrouvait son peuple... Il n'aurait pas à se plaindre.

Mona parut satisfaite par la manière dont leur conversation se clôturait. Elle ne resta cependant pas silencieuse très longtemps, bien qu'elle se soit replongée dans ses travaux d'aiguille.
" Et quel est votre programme demain, alors ? Vous allez monter à Viveverte ? Avec tous les enfants ?"

-Je dois déjà retrouver Phelan hors de Champsdor, près de la porte ouest : j'avais d'emblée songé à embarquer Titus et comme il ne peut pas entrer en ville... Après, comme le jeune aventurier sait où habite la personne ayant mis une annonce de chasse, peut-être commencerons nous par là. A moins que nous ne nous répartissions les tâches...
Il haussa les épaules.
-Quant aux enfants, on verra. Quand je vois comme Baptiste s'inquiète en mon absence, je me dis que ce serait moins dur pour lui de venir. Et Victor... Il voudra m'accompagner, surtout sachant que Titus vient. Mais je n'ai encore rien décidé.

" Je pense que la mule peut bien en porter deux. Plus votre cheval. C'est possible, dit-elle. A pied, ça va vous prendre des heures."
Elle pinça les lèvres.
" Bien sûr, nous gardons volontiers les enfants. Yann peut les emmener glaner, comme la dernière fois."

-Je sais, et cela m'arrangerait bien. Mais voilà, je ne suis pas sûr qu'ils seront d'accord. Non qu'ils n'aiment pas être chez vous, au contraire... Simplement, si Titus est de la partie, Victor trouvera injuste de ne pas l'être lui aussi, d'autant qu'il a participé à l'enquête aujourd'hui. Et s'il vient, je ne peux pas laisser Baptiste...
Il soupira.
-Je pourrais ne pas leur laisser le choix. Je pourrais aussi partir avant qu'ils ne se réveillent. Mais surtout dans le second cas, ils seraient sacrément de mauvaise humeur... Par ailleurs, cette vallée étant tranquille, cela pourrait être l'occasion d'une intéressante excursion en famille.

" C'est vrai. Mais vous devriez peut-être envisager de loger à Viveverte, dans ce cas. Vous pourriez sûrement être accueillis dans la famille. Je peux vous rédiger une lettre, si vous voulez. Il n'y a pas d'auberge à Viveverte : il n'y en a qu'à Champsdor, nous n'en avons pas l'usage dans des villages aussi reculés que les nôtres, mais ma fille pourrait sûrement vous recevoir. Ou alors vous pouvez camper, c'est vrai, si c'est le genre de choses qui vous tente. Il y a suffisamment de bois et de pâturages où ça n'inquiétera personne."

-Pour limiter les risques que la présence de Titus suscite de l'inquiétude, camper est sans doute la meilleure solution. En plus, nous avons apporté une tente, du matériel : nous avions prévu de le faire. Or, comme il semble que mon séjour ici puisse être plus long que prévu, ce qui impliquera un prompt retour chez nous... Peut-être est-ce l'occasion où jamais. Et pour le coup, je pense que les enfants seraient ravis.
Hormis Baptiste.

" C'est vrai que c'est gai, le camping, quand on est môme. A mon âge, diable, mon dos n'y survivrait plus !"
Elle rit doucement.
" Bon... Je vais aller me coucher, je crois. Quoi que vous décidiez, tout est bon pour nous. Prévenez-moi demain matin, ce sera très bien."

-Très bien. Merci beaucoup pour votre compréhension et votre bienveillance. Et je vous souhaite une bonne nuit.
Lui-même ne tarderait pas à se coucher : une bonne partie de leurs affaires étant encore dans leurs sacs, il était inutile de préparer quoi que ce soit le soir-même. Et puis, il se sentait épuisé.

Mona se leva et rangea ses affaires, avant de quitter la pièce, laissant le barde livré à lui-même. Yann était en vadrouille et ne rentrerait sans doute pas avant plusieurs heures. A l'étage, les enfants dormaient paisiblement, on n'entendait pas un bruit. Il était encore tôt, mais rien n'empêchait le barde d'aller se promener, lire ou se coucher...

Lire... Il n'avait pas la tête à ça.
Sortir... Il n'était pas dans le bon état d'esprit.
Dormir... Il en avait très, très envie.
Craignant cependant que ses soucis ne l'empêchent de sombrer rapidement, il décida d'aller faire un tour aux environs de la maison, pour fumer la pipe, s'aérer, se vider l'esprit... Ensuite, quand il se sentirait plus paisible, il irait se coucher.

Il sortit donc dans le noir, avec sa pipe, et ses pensées chaotiques. Il faisait frais au dehors, et les nuages s'étaient massés dans le ciel pour la pluie nocturne. Il faisait encore sec, cependant. Hormis les murmures provenant de la taverne, quelques rues plus loin, les craquements des volets de la maison voisine et le bruissement de la brise dans les arbres, c'était le silence. Il put donc retrouver son calme dans la quiétude de la fin de soirée en profitant de son tabac.
Une fois rentré, il ne lui resta plus qu'à se coucher.
Et le petit matin vint, comme la veille, ensoleillé...

Il se serait bien attardé un moment sous ses couvertures mais... il savait ne pouvoir se le permettre. Aussi se leva-t-il, s'habilla-t-il puis gagna-t-il la chambre des enfants. Victor était probablement le dernier encore au lit et s'il restait sur son idée d'embarquer le trio, il fallait qu'il l'en tire, quitte à livrer bataille.

Comme prévu, il trouva Victor enseveli dans la félicité de ses couvertures. Mais il ne lui fut pas difficile de l'en tirer : le gosse n'avait pas oublié les perspectives de la journée et sauta de son lit dès qu'il ouvrit l'oeil. Ils se retrouvèrent donc assez rapidement à table, en compagnie du reste de la maisonnée, de Titus à Yann en passant par Baptiste et Mona. Ces derniers avaient préparé des omelettes aux champignons de printemps et Victor en engloutit une quantité spectaculaire sous leurs yeux plutôt satisfaits.
" Alors, quel est le plan ?" demanda finalement le blondinet, la bouche pleine.

-Retrouver Phelan puis continuer à chercher Cordélia. Comme il est possible que cela nous mène dans les bois de l'ouest, j'ai songé à emmener Titus qui pourrait grandement nous aider. Et comme cela risque d'être un peu long, j'ai songé à vous embarquer tous les trois : ce serait l'occasion de camper... Après, cependant, si vous préférez rester ici, je n'y vois aucun inconvénient.

Baptiste grimaça.
" Est-ce qu'il va falloir monter à cheval ? demanda-t-il d'un air qu'il espérait dégagé mais où suintait son inquiétude.
— Fatalement. Tu ne veux quand même pas qu'on aille jusque là à pied !" répondit Victor.

-Phelan sera bien à pied, lui... avança-t-il. Cordélia a fait le trajet à pied, elle aussi. De surcroit, il n'est pas certain que Titus soit très à l'aise, en selle... Après, comme Mona est d'accord pour nous confier sa mule, tu pourrais la choisir pour monture. Nous pourrions aussi monter ensemble.

" Une mule, un cheval, ce n'est pas très différent, dit Baptiste avec une moue dépitée.
— Il faut plus de trois heures pour aller à Champsdor ! s'exclama Victor. On va quand même pas y aller à pied ! Phelan nous attendra pas tout ce temps ! Il va partir et trouver Cordélia avant nous, l'horreur !"

-Allons : peu importe qui retrouve Cordélia, du moment qu'elle est retrouvée. Mais tu as raison de dire que des montures nous faciliteraient grandement la tâche.
Il se tourna vers Baptiste.
-Si tu franchissais le pas, qui sait si ça ne te libérerait pas de tes appréhensions ? Mais si c'est trop rude, ce que je comprendrais très bien, tu peux aussi rester ici.

" Je crois que je... Hum... Je vais réfléchir."
Il était manifestement embarrassé que cette conversation ait lieu en public, devant toute la tablée.
" Est-ce que le mulet sait galoper ? demanda Victor, déviant le sujet, peut-être serviable, peut-être aveugle au trouble de son frère.
— Il a du sang, oui." répondit Yann.

-Le matériel pour le campement étant déjà prêt, nous pourrons partir relativement vite...
Il fallait juste le temps de terminer le petit-déjeuner, de rassembler les sacs, de demander à Mona le nom de ses proches, à Viveverte... et de discuter en privé avec Baptiste, bien sûr.

Ce fut chose rondement menée, jusqu'à ce qu'il se retrouve en tête à tête avec Mona.
" Dites... Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas mais... Vous pourriez peut-être lui donner quelque chose. Une petite décoction de plantes, bien dosée, pour... l'assommer un peu. Il aurait moins peur. Sinon, je crains qu'il ne reste ici. Il est manifestement phobique, il a dû lui arriver quelque chose par le passé, pour que ce soit si spectaculaire."

-Un cheval lui a brisé la jambe et les responsables de l'endroit où il se trouvait ont jugé bon de le laisser guérir de manière naturelle.
Certes, Baptiste avait alors commis une bêtise. Mais les paladins avaient-ils réalisé les conséquences de leur décision ?
Et ce que lui-même avait encore plus de mal à réaliser, c'est que, jadis, le garçon était au moins aussi déluré que Victor. Cela lui semblait presque inconcevable.
-Lui préparer quelque chose serait une bonne idée, oui. Mais je vais devoir le sonder pour savoir s'il a vraiment envie de venir, si c'est juste cette histoire de cheval qui le fait hésiter. Si c'est le cas, il prendra moins mal la chose.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile