La Couronne de Cuivre

Spontanément, l'elfe fit un geste pour toucher l'épaule de Victor, mais il se retint. Il aurait eu l'impression de le souiller en posant sur lui ses mains qu'avaient à jamais rougi le sang de la famille du juge Kanter. Un instant, leur image se substitua à celle du garçon, et il frissonna de nouveau.
Eux sont loin, mais pas moi, Victor, songea-t-il. Le monstre est ici, et s'il t'a sauvé, c'est un pur hasard. En d'autres circonstances, il aurait peut-être fait pire que les Gardes Rouges.
Il serra les poings, perdit son regard dans les bois environnants, chercha désespérément quelque chose à dire.
-Victor... je... Je ne sais pas ce qu'ils t'ont exactement fait. Mais cela ne se reproduira jamais. Jamais personne ne portera plus la main sur toi, je te le promets. Ils sont loin, ils ont payés pour leurs crimes... Jamais la souffrance, aussi atroce soit-elle, ne doit justifier qu'on fasse semblables choses. C'est s'abandonner au mal que de recourir à ces moyens... Mais... Mais la plupart des gens ne sont pas des monstres. Ils sont rares, les monstres. Tu ne doi pas avoir peur. Tous les gens ne sont pas bons, mais ceux qui sont vraiment mauvais, capables de faire ce que tu as subi, sont rares. Et tu n'as rien à craindre d'eux. Ce mal là ne t'attrapera plus. Je sais que c'est dur à croire vu ce que tu as vécu, mais... Galathée et moi te protégerons.

Victor se redressa, dévisagea Taliesin de ses yeux brillants, puis doucement, s’approcha de l’elfe et l’étreignit, lâchant au passage un soupir supplémentaire.
« J’ai moins peur avec vous. Je sais que vous me protègerez… Mais… Je ne veux pas que tu promettes, parce que tu n’es jamais sûr… tu ne peux pas… Galathée aussi, elle avait promis, et elle a bien vu que c’était difficile, parce que parfois la vie… elle voulait te sauver… Mais je ne lui en veux pas, parce que moi j’étais vivant et j’allais être soigné chez monsieur Artwin tandis que toi, tu étais blessé et malade et tu avais besoin que quelqu’un t’empêche… Maintenant, on est tous ensemble, mais… Je veux pas que tu promettes. Les adultes, ils promettent tout le temps et… et à la fin, ça perd toute sa valeur parce que… parce que le monde n’est pas fait pour les promesses. Il est trop compliqué… »
Il serra Taliesin un peu plus fort.
« Mais je sais que vous êtes là, et que vous allez faire de votre mieux, et ça me suffit. »
Il se détacha de l’elfe et sourit, puis se remit debout.
« Galathée a ramené les abeilles ! » s’écria-t-il avec enthousiasme.
Puis, jetant un dernier regard à Taliesin, il se rua vers la rôdeuse.
« Bougre de crétin ! Va t’habiller ! Tu veux avoir des piqûres partout sur le corps ! » rugit cette dernière, plus loin dans la clairière, suffisamment fort pour que l’elfe l’entende.

Le rugissement ne sortit cependant pas Taliesin de la torpeur dans laquelle l'avaient plongé les mots et les gestes de l'enfant. Immobile, les yeux dans le vague, il se sentait ébranlé jusque dans les tréfonds de son âme. La chose avait été si soudaine, si inattendue, qu'il doutait encore de l'avoir vécue. Et pourtant...
Machinalement, il passa une main sur son visage, et le trouva humide. Il n'avait pourtant pas senti les larmes couler...
Cette simple étreinte, ces mots vrais, spontané, d'une sagesse étrange l'émouvaient plus qu'il n'aurait su le dire. Il se sentait indigne de la confiance de Victor, comme il se sentait indigne de l'affection de Galathée. Mais, dans le même temps, il se sentait purifié par elle, comme si elle était le signe qu'un nouveau départ, qu'une nouvelle vie était possible, que le passé était bel et bien révolu.
-On fera de notre mieux... ça, au moins, je peux te le promettre. murmura-t-il.
L'ancien barde demeura longtemps près de la rivière, tout entier aux émotions que le bouleversaient. Lorsqu'il se releva pour chercher de quoi se vêtir et ainsi échapper aux potentielles piqures d'abeilles, le monde lui semblait plus lumineux, tout à coup, comme si une partie des ténèbres qui l'assombrissaient encore s'était repliée.
Petit à petit, les mots de Victor avaient fait le chemin dans son esprit, et il avait réalisé l'ampleur de sa révélation : ainsi, Galathée l'avait laissé en arrière pour voler à son secours. Il n'en avait jamais rien su mais cela pouvait éclairer une partie de l'hostilité que le petit garçon avait manifesté à son égard. Rien d'étonnant qu'il ne l'ait pas aimé... Il ne savait trop que penser du geste de la rôdeuse : il le trouvait à la fois stupide, irresponsable, puirqu'il aurait pu priver Victor de la dernière personne qui veillait su rlui. Mais, en même temps, il se sentait profondément touché. Il ne méritait pas ce qu'elle avait fait pour lui. Mais elle l'avait fait, et c'était grâce à elle que tout était devenu possible, qu'ils vivaient à présent tous les trois ici, loin des tourments de Luménis, loin des ombres qui se repliaient lentement à mesure que les liens qui les unissaient tous les trois se faisaient plus forts.
-Je ferai de mon mieux, murmura-t-il à nouveau. Je vous le promets. A tous les deux.

Il finit par rejoindre la jeune femme et l’enfant, et même s’il ne fit aucune allusion à ce qu’il s’était produit, Galathée perçut un changement dans l’air. Il s’était assurément passé quelque chose en son absence, quelque chose de ténu mais de fort, qui avait marqué Victor comme Taliesin. Elle se garda bien de forcer la porte de leur jardin secret. Elle avait regardé les liens entre ses deux compagnons se tisser, petit à petit, au fil des jours, via des interactions anodines, des échanges parfois plus profonds… Mais un pas avait été franchi, elle pouvait le deviner dans leur expression, leur attitude, les regards qui s’échangeaient parfois, furtifs.
Elle avait aimé être le refuge de chacun, mais c’était une tâche éreintante, et découvrir qu’ils étaient de plus en plus capables de se reposer l’un sur l’autre, sans elle, était un soulagement… peut-être teinté d’une pointe d’amertume. En même temps, elle n’aimait pas l’idée qu’ils soient dépendants d’elle. N’importe quoi pouvait arriver. La chute d’un arbre, l’écart d’un cheval, un coup du sort, simplement.
Et elle avait toujours su qu’ils finiraient par s’ouvrir l’un à l’autre. Tout n’était pas joué, mais ils partageaient davantage qu’on n’aurait pu le penser à première vue, petit garçon, elfe centenaire…

L’essaim était désormais en sécurité dans la ruche, et la jeune femme s’en écarta, satisfaite. Victor, par contre, poussa un hurlement et lui présenta un avant-bras hérissé d’un petit dard pointu. Dans un soupir, elle passa une main dans les cheveux du garçonnet et l’entraîna à l’intérieur, non sans attraper le bras de Taliesin, comme ils retournaient vers la chaumière.

Les jours s'écoulèrent, tranquilles, paisibles, sans que rien ne vienne troubler leur quiétude. Galathée dut s'absenter une nouvelle fois pour travailler au village, mais tant Taliesin que Victor prirent la chose avec philosophie, et aucun drame n'entacha les absences de la jeune femme.
Le petit garçon passait son temps entre ses jeux et des séances de lecture avec Taliesin, au cours desquelles il fit des progrès notoires. Bientôt, il était à nouveau capable de lire seul, mais il préférait la plupart du temps continuer à le faire avec l'ancien barde qui n'y vit rient à redire, bien au contraire. De son côté, il poursuivait ses exercices à la harpe et, en de rares occasions, crut sentir quelque chose derrière les notes, comme si, peu à peu, des vestiges de ce qu'ils savait faire autrefois revenaient. Mais ils étaient horriblement lents à se montrer, et plus d'une fois, il faillit tout abandonner, découragé. Quant à Galathée, elle poussa plus avant ses explorations de la région, trouvant de nouvelles sources d'approvisionnement pour enrichir leur pitance quotidienne.
Ils avaient atteint le coeur de l'été et ses chaleurs accablantes lorsque, un après-midi, une cavalière déboucha dans la clairière, surprenant Victor et Taliesin en train de lire un conte particulièrement sanglant. Tous deux se levèrent, la reconnurent aussitôt, et la saluèrent avec bonhomie.
-Bonjour Victor, bonjour Taliesin ! fit Valaellyn en sautant de sa monture. J'espère que je ne vous dérange pas...
Ils s'empressèrent de la rassurer sur ce point, et la jeune elfe évoqua la raison de sa visite.
-J'aurais aimé voir votre amie, Taliesin, si elle n'est pas trop occupée... J'ai un service à lui demander.
L'elfe acquiesça, songeant que la rôdeuse se verrait bientôt attribuer du travail supplémentaire, et conduisit Valaellyn jusqu'à la ruche dont Galathée était en train de retirer du miel.
-Tu as de la visite... fit l'ancien barde, souriant.

En apercevant Taliesin et Valaellyn côte à côte, Galathée ne put s’empêcher d’avoir une seconde de mélancolie, et elle se souvint de la conversation qu’elle avait eue avec Gérold, le vieux clerc de Chauntéa, et dont elle ne s’était pas ouverte à l’elfe. Après une demi-journée en selle, la prêtresse avait toujours l’air aussi fraîche que la rosée, souriante et reposée, gracieuse, élégante, terriblement elfique.
Et le poisson ne convoite pas les plumes de la tourterelle, songea Galathée, hésitant une seconde avant de s’essuyer les mains sur les chausses, comme elle l’aurait fait spontanément si elle ne s’était pas trouvée en pareille compagnie. Elle repoussa ensuite l'étoffe légère qui lui protégeait le visage, et salua mentalement la reine de la ruche, la remerciant pour ses bienfaits.
« Je suis à vous. » fit la rôdeuse, affable, en s’éloignant de l’essaim bourdonnant. « En quoi puis-je vous être utile ? »

La prêtresse sourit, gracieuse.
-Et bien, voilà. Dans quelques jours va se tenir l'une des trois foires annuelles de Hautépine, et tous les éleveurs de la région vont venir y vendre leurs meilleures animaux. D'ordinaire, Gérold et moi assurons une sorte de permanence : la plupart des paysans s'y connaissent bien, mais ils ne sont pas rares à vouloir un avis extérieur, impartial, pour vérifier qu'ils ne fonts pas d'erreurs en achetant un animal. Les gens ne sont pas très riches, par ici, et une mauvaise affaire peut souvent entraîner de graves difficultés financières pour les familles... Enfin bref. D'ordinaire, Gérold et moi nous occupons de ça, mais cette fois...
Elle ne put réprimer une grimace attristée.
-Gérold est trop fatigué, ces temps-ci. Bien sûr, il viendra quand même, je ne pourrais pas l'obliger à se reposer. Mais il ne pourra pas faire grand chose, et il était d'accord pour que nous cherchions du renfort. Or, cela fait quelques temps que vous travaillez au village... Les habitants commencent à avoir confiance en vos capacités... Alors, nous aurions voulu vous proposer de venir travailler avec nous. Le gîte et le couvert vous seraient offerts pendant la durée de la foire, et vous seriez bien sûr payée pour vos offices... Le village n'est pas riche, mais vous n'auriez pas affaire à des ingrats.

« Oh… » fit simplement Galathée.
Elle se tourna vers Taliesin, revint à Valaellyn.
« Ce serait vraiment avec plaisir... Mais je devrais… en parler ici. Combien de temps dure cette foire ? Je ne peux pas vraiment… partir trop longtemps, je crois… »
La perspective était tentante, pour dire le moins, et le village voisin, au pire, elle pourrait faire des aller-retour pour ne pas laisser Taliesin et Victor seuls trop longtemps. En même temps, elle avait l’impression qu’ils avaient désormais suffisamment confiance l’un en l’autre pour supporter son absence.

Valaellyn acquiesça, toujours souriante.
-La foire dure trois jours. Mais le dernier, le plus gros est terminé, vous ne seriez même pas obligée de rester jusqu'à la fin... Et dans tous les cas, je comprends bien que vous vouliez réfléchir avant de me donner votre réponse. Vous serait-il néanmoins possible de me la faire parvenir au plus tard après-demain ? Si vous ne pouviez accepter, il nous faudrait un peu de temps pour trouver quelqu'un d'autre...

« Je pense que… »
Galathée jeta un autre regard à Taliesin.
« …qu’il n’y aura pas de problème… Je vous tiendrai au courant si j’avais un empêchement, mais vous pouvez considérer… que l’affaire est entendue. Il faut juste que vous me disiez quand débutent les hostilités. »

-Dans une semaine pile, au matin. Les éleveurs qui viennent des villages les plus lointains arrivent généralement la veille, mais il ne se passe pas bien grand chose, les ventes étant interdites avant l'ouverture officielle de la foire. Donc, honnêtement, vous pouvez arriver juste à ce moment là.
Elle adressa à Galathée un sourire chaleureux.
-Merci pour votre aide, vraiment. Cela noue enlève une bonne épine du pied... Ceci-dit, si vous aviez un empêchement... Ne vous sentez pas prisonnière de votre engagement : nous comprendrions et pourrions trouver une autre solution.
La jeune prêtresse fit un pas en arrière.
-Bon, je suis désolée, mais je dois retourner au village. Le trajet est long et j'aimerais y être avant la nuit... Merci pour votre accueil !
Elle se détourna et, passant près de Taliesin, lui lança :
-J'espère que j'aurais aussi l'occasion de vous revoir avant longtemps... J'ai hâte de vous entendre me parler des nôtres !
Puis, gagnant sa monture, elle l'enfourcha et, après un geste de la main, disparut dans les profondeurs de la forêt, en direction de Hautépine.

Galathée regarda la prêtresse s’éloigner, encore un peu interdite, mais elle revint bien vite à ce qu’elle était en train de faire et ramena son miel vers la maison. Ensuite, elle rejoignit Victor et Taliesin, et ils eurent une petite conversation sans surprise. Comme elle l’avait prévu, ils ne s’opposèrent pas à ce qu’elle s’absente quelques jours. Elle perçut cependant une certaine réticence de part et d’autre, qu’elle ne put s’empêcher de trouver presque agréable.

Les jours se succédèrent donc jusqu’à la veille de la date de son départ, sans rien apporter de nouveau, sereins, ensoleillés, plein de ces petites choses douces et surprenantes qui jalonnent le quotidien. Galathée borda Victor, lui promettant de nouvelles surprises (sans princesses) et de bien penser à lui, puis elle rejoignit Taliesin dans l’intimité moelleuse.
« C’est dommage que Victor ait à ce point peur de mon travail... Vous auriez pu m’accompagner… Ce genre de foires est toujours bien animé, on y voit des tas de choses… pas seulement des moutons et des bœufs… Enfin… Ce sera pour l’année prochaine, j’imagine… »
Elle se blottit contre lui, serrant son corps nu contre le sien. Bien qu’elle soit impatiente de participer aux festivités épineuses, la jeune femme n’était pas particulièrement ravie à l’idée de devoir passer quelques nuits solitaires…

Talieisn lui rendit son étreinte.
-Ça lui passera, glissa-t-il à l'oreille de la jeune femme. Le sang doit l'effrayer, mais il s'habituera doucement et se rendra compte qu'il n'y en a pas toujours, du sang. Et que c'est un métier utile...
Il embrassa doucement la rôdeuse.
-Je lui en parlerai, à l'occasion. Et, qui sait ? Peut-être nous verras-tu débarquer en pleine foire ! Les différentes attractions auraient de quoi vaincre ses réticences, j'imagine...

« J’aimerais ça… » murmura-t-elle. « Mais si ce n’est pas pour cette fois, compte sur moi pour l’impressionner à mon retour, et faire en sorte qu’il trépigne jusqu’à la prochaine occasion… »
Elle poussa un léger soupir, se renversa sur le dos et s’étira.
« Je suis nerveuse, je ne comprends pas pourquoi… » ajouta-t-elle. « Sans doute l’angoisse de ne plus pouvoir profiter de cet effet apaisant que tu as sur moi à ton insu. »
Elle se tourna pour l’embrasser.
« Mais je vais dormir. Il faut que je sois à pied d’œuvre rapidement, demain, et j’ai l’intention de me lever… très très tôt. »

Il la serra une dernière fois contre lui.
-Tout ira très bien, murmura-t-il en la relâchant. Tu auras tellement de choses à faire que tu ne verras pas le temps passer. Et que tu seras de retour avant même de t'en rendre compte.
Il lui pressa doucement la main.
-Profites-en bien, en tout cas. On tiendra le fort en t'attendant.

La rôdeuse quitta la chaumière à l’aube, alors que le ciel était encore bleu gris et le soleil invisible. Elle avait posé un léger baiser sur la tempe de Taliesin, jeté un coup d’œil attendri à Victor, avant de se glisser au-dehors. Elle n’emportait pas grand chose pour quelques jours au village, certaine d’y trouver ce dont elle aurait éventuellement besoin. Une fois la jument (qu’elle avait surnommée Tempérance) sellée, Galathée hulula pour appeler Plume, puis elles se mirent en route vers le village, glissant dans l’aube timide, sur le tapis de feuilles mortes qui jonchait les sous-bois.
Elles suivirent la rivière, encore un peu endormies, puis cheminèrent dans le bois avant de gagner la plaine. Tempérance prit le petit galop, Plume descendit sur la selle, et elles filèrent vers Hautépine. Alors seulement, les premiers rayons de l’astre diurne fusèrent dans le ciel lavande, illuminant la campagne asséchée.

Le soleil, radieux, avait commencé à écraser le paysage de ses rayons dorés lorsque Galathée atteignit enfin les abords de Hautépine.
Dès avant d'apercevoir le bourg niché au creux de sa vallée, sur les rives de sa petite rivière, elle entendit l'indescriptible brouhaha qui en montait : beuglements, mugissements, bellement, hérissements, tout ce que les cours de ferme et les écuries comptaient de bruits semblait s'être déchaîné en cet unique et même lieu.
Puis, après un dernier virage de la route, Hautépine apparut. Et, avant lui, le grand foirail, aussi bondé qu'il était désert lorsque Galathée l'avait aperçu pour la dernière fois. Les stalles de bois avaient été repeintes, renforcées. D'autres avaient été construites, ainsi que des enclos dans lesquels on menait chèvres, moutons, vaches, chevaux, cochons.. .Dans les allées encombrées, les éleveurs tentaient de mener leur bétail jusqu'aux emplacements qui leur avaient été désignés, à grands renforts de cris et d'invectives pour les premiers chalands ou ceux de leurs collègues qu'ils jugeaient trop lambins.
Au-delà du foirail, le village lui-même paraissait transfiguré. Ses rues d'ordinaire tranquilles résonnaient du tintamarre des conversations. Le long des façades, des marchands avaient dressé leurs étals, offrant qui des vêtements, qui de l'artisanat, qui de quoi se rafraichir. En la matière, le tenancier de l'auberge locale n'avait pas lésiné sur les moyens, ouvrant une immense succursale en plein air, à la sortie du village, où s'alignaient d'innombrables rangées de bancs et de tables à tréteaux, déjà sillonnées par des serveurs prompts à satisfaire les premiers assoiffés.
Pour achever ce tableau bruyant et chamarré, la rôdeuse remarqua que baladins et forains de toutes sortes étaient sortis de nulle part pour se mêler à la foule. Aux croisements, aux abords de la foire, l'on voyait des musiciens, des acrobates et même un montreur d'ours près duquel se massaient, terrifiés, ravis, une cohorte de gamins... et de badauds plus âgés mais tout aussi émerveillés.
Et dire que la foire n'avait pas officiellement commencé...

Galathée ne put s’empêcher d’avoir un instant d’effroi en découvrant pareille animation. Mais cela ne dura pas plus d’un battement de cœur. Elle avait une place au cœur de ce capharnaüm, et elle entendait bien ne pas se laisser démonter par cette myriade d’inconnus. Les contacts étaient toujours plus faciles lorsqu’on avait un sujet de conversation d’emblée. Prenant une bonne inspiration, elle amorça sa descente vers le foirail, se demandant où elle trouverait Gérold et Valaellyn dans cette multitude. Peut-être une bannière aux couleurs de Chauntéa flottait-elle quelque part… Sinon, elle se rendrait jusqu’au temple.
En approchant, elle sourit à l’idée des mille et un leviers qui s’offraient à elle pour faire flancher Victor la prochaine fois que l’occasion s’en présenterait. Réfugiés dans leur coin de verdure, Taliesin et l’enfant ignoraient ce qui leur passait sous le nez. Mais peut-être était-ce un mieux… Qui sait quels cauchemars, quelles angoisses, quelle fureur, un tel rassemblement aurait pu réveiller chez des âmes encore convalescentes.
Quoi qu’il en soit, elle sentait une petite fébrilité agréable bouillonner dans son propre organisme, et elle comptait bien en profiter.
Il serait temps de regagner la quiétude de la clairière dans quelques jours...

Si aucune bannière de Chauntéa ne dominait le foirail de ses couleurs, Galathée n'eut pas pour autant de difficultés à découvrir les clercs de la déesse. S'ils arpentaient bel et bien le dédale d'allées sillonnant la forêt de stalles et d'enclos, ils avaient installé leur camp de base en bordure du champ de foire, juste à côté de l'endroit ou le bourgmestre et les autorités locales assuraient une permanence pour pallier aux éventuelles querelles ou débordements. Le tout étant situé près de l'auberge en plein air, il suffit à la rôdeuse de poser une ou deux questions pour être menée à bon port.
Gérold se tenait justement derrière la petite table où lui et sa collègue avaient entreposé les produits de première nécessité indispensables à leur mission. Le vieil homme salua la nouvelle venue, avec politesse mais sans effusions, et, après lui avoir montré où elle pourrait laisser sa monture et ses affaires, enchaîna d'emblée sur les modalités de leur action.
-En général, nous essayons de toujours laisser quelqu'un ici, ou du moins de venir y jeter un coup d'œil après chaque intervention. C'est l'endroit le plus pratique lorsque l'on veut nous trouver. Le reste du temps, nous parcourons le foirail, et les gens nous interpellent lorsqu'ils ont besoin de nous. Le plus souvent, ils veulent vérifier que l'animal qu'on leur propose est en bonne santé, que son prix est juste, qu'il n'a pas de défauts cachés... Parfois aussi, un vendeur voudra faire constater sur l'une de ses bêtes les dégâts causées par celle d'un autre éleveur... Bref, nous ne nous occupons que de ce qui concerne directement les animaux. Les querelles personnelles, les histoires d'emplacement, les négociations qui dégénèrent, on laisse ça aux service de d'ordre recruté par le bourgmestre. Tout au plus peut-on aider, en cas de besoin, à soigner les blessés...
Il tendit ensuite à la jeune femme un brassard du même vert que celui de sa robe, afin que, du premier coup d'oeil, clients et marchands sachent quel rôle était le sien.

Galathée le remercia et s’engagea sans plus attendre dans la foule, se frayant un passage difficile parmi les badauds. Mais la densité des curieux se réduisait à mesure qu’on quittait la place centrale du village, et circuler dans le brouhaha du foirail était possible pour qui sait où poser le pied. Dans un premier temps, la rôdeuse posa les yeux sur tout ce qu’elle voyait avec une légère appréhension, retrouvant les impressions, les images, les sons d’un passé révolu. Elle décida de commencer par un tour de reconnaissance global, histoire de situer où se trouvaient les bovidés par rapport aux ovins, la volaille par rapport aux bêtes de monte et de somme. Elle espérait aussi reconnaître le visage de l’un ou l’autre des éleveurs qu’elle avait déjà croisés, histoire de ne pas se sentir trop étrangère.
Et si l’un ou l’autre la hélait, ma foi… Elle se sentait prête à relever leur défi.

Elle ne tarda guère à pouvoir vérifier ce sentiment. Un homme de petite taille, au teint rougeaud et au crâne dégarni, la héla tandis qu'elle passait devant une allée.
-Ah, c'vous qu'les clercs y zont r'crutée, s'pas ? fit-il lorsqu'elle se fut approchée. Bon, parait qu'z'êtes pas trop mauvaise, pour une femme... Alors on va voir ça !
Il lui désigna de la main une truie de bonne taille, à côté de laquelle se tenait un paysan à la mine renfrognée.
-La truie, l'a une tache su'l'flanc. Là, voyez ? Son proprio, dit qu'c'est un' tâche d'naissance. Moi, j'dis qu'c'est l'début d'un' maladie d'peau.
-C'est une tache de naissance ! s'exclama le vendeur, indigné.
-Mouais. P'têt' ben qu'oui, p'têt' ben qu'non, moi j'dis. M'gêne pas, la maladie d'peau, hein. C'est juste qu'ja prends l'bestiau moitié prix, pas plein pot, si c't'une maladie. Alors, m'zelle, z'en dites quoi ?
Et Galathée n'eut d'autre choix que d'observer ladite marque, qui lui fit tout l'air d'une innocente tache de naissance.

Galathée s’agenouilla dans la paille encore fraîche et frôla la tache du bout des doigts. C’était une marque ovoïde d’environ 35 centimètres de long, brun foncé, couverte de poils plus clairs. La peau était sèche, douce au toucher, l’animal ne tressaillit pas lorsque la rôdeuse l’examina de plus près. Par acquis de conscience, la rôdeuse lui palpa les mamelles, jeta un œil dans sa bouche et chercha ses dernières selles du regard, avant de se redresser et de sourire.
« C’est une tache de naissance. A mon avis, si on remonte dans la généalogie de cette dame, il y a un porc noir quelque part. De temps en temps, leur coloration revient à la surface, comme ici. Ça ne l’empêchera pas de porter de beaux porcelets. Vous en aurez peut-être un tacheté sur le tas, mais là encore, pas de quoi s'inquiéter. »

Le visage du fermier qui avait mandé la rôdeuse se tordit d'une grimace, tandis que clui du vendeur s'éclairait d'un sourire.
-Je vous l'avais bien dit ! s'exclama-t-il.
-Mouais... La ramène pas trop, hein. Vais t'la payer, ta truie, mais ça m'empêchera pas d'me demander, m'dame, combien qu'vous touchez par transaction. Parce que ma grand-tante Olga elle avait un porc qui avait des taches pareilles pis qu'est mort d'une maladie d'peau. Si c'est l'cas, vous m'le rembourserez, vous l'garantis !
Et, toujours ronchonnant, de tirer sa bourse et de payer son dû, tout en jetant des regards noirs à Galathée.

La rôdeuse ne se laissa pas démonter par la réaction peu amène du fermier. Dans chacun des débats qu’elle aurait à trancher, il y aurait un déçu, c’était fatal. Elle connaissait suffisamment le milieu de l’élevage pour savoir que la plupart des acheteurs essaieraient de payer le moins possible, inventant des maladies imaginaires aux bêtes qu’ils convoitaient pour en faire passer le prix. Il y avait des dizaines de truies sur le foirail ; si ce triste sire avait vraiment craint pour celle-ci, il en aurait choisi une autre. Mais cela faisait partie du jeu, Galathée n’avait pas l’intention de se dérober.
Elle repartit donc dans la foule, tranquille, sans se formaliser.

On l'interpella à nouveau, peu après, pour une affaire globalement similaire qui se résolut de la même façon. La suivante, par contre, fut plus épineuse : un éleveur vendait un cheval de trait robuste, vigoureux, mais qui boitait légèrement de la patte arrière gauche. Aucune blessure n'était visible, et le propriétaire assurait qu'il avait toujours boité, sans que cela nuise à son efficacité. L'acheteur potentiel, quant à lui, craignait que la chose ne dégénère.
L'animal l'intéressait, son prix était attractif, mais il voulait avoir la certitude que ce léger handicap n'empirerait pas au point de rendre la bête impropre aux travaux auxquels il la destinait.

Galathée entraîna le cheval vers un espace dégagé, et le fit marcher, trotter puis galoper, pour observer comment il se déplaçait. Elle monta en selle pour sentir la manière dont il posait son poids, palpa la jambe de la hanche au sabot, observa la sole et l’usure du fer, nota que l’animal ne souffrait pas et se déplaçait avec aisance, en dépit de son handicap. Finalement, sous les yeux des deux hommes, elle posa une main sur le front de la bête, et chercha son esprit, ses souvenirs, la source de sa boiterie dans un passé proche ou lointain. Elle le trouva poulain, boitillant sous sa lourde mère, et le remercia avant de se tourner vers l’éleveur et son client.
« Sa boiterie n’empirera pas. Il peut abattre le même boulot qu’un autre. Et en plus, il a du courage à revendre. Il ne vous décevra pas. »
Elle gratifia le cheval d’une caresse sur l’encolure et le ramena à son maître.

Les deux hommes observèrent un moment la rôdeuse, les yeux ronds, puis la remercièrent et procédèrent sans plus attendre à la transaction. Le vendeur était content et, une fois n'est pas coutume, l'acheteur ne ronchonna pas un seul instant.
Galathée se remit a arpenter le foirail, et régla plusieurs autres contentieux. Si les paysans se fiaient généralement à son avis, nombreux étaient ceux à la gratifier d'insinuations quant à sa rémunération. Faisaient exception les Epineux qui avaient eu l'occasion de voir ses bons offices. Ceux-là se montaient même plus empressés à acheter une bête lorsqu'elle l'avait jugée en bonne santé et prenaient le temps d'échanger quelques mots avec la jeune femme.
La matinée se termina ainsi et, vers les midi, Gérold finit par venir trouver Galathée.
-Pensez quand même à faire une pause pour manger ! lui dit-il. Nous ne voudrions pas avoir à vous soigner pour malnutrition et épuisement, à la fin de la foire !

Galathée emboîta le pas de Gérold, vers le centre du village, délaissant quelques temps ses patients.
« Je n’ai pas vu le temps passer, il y a tant à faire ! » s’exclama-t-elle en montant à sa hauteur. « Il faut composer avec les humeurs de certains, qui aimeraient que tout soit gratuit, mais sinon… c’est plutôt intéressant. Je me rends compte que je n’ai pas tout oublié de mes anciennes connaissances. »

Gérold lui lança un regard étrange.
-En doutiez-vous vraiment ? Vos intervention auprès des habitants du pays - et surtout de leurs animaux - laisseraient penser le contraire.
Il la mena jusqu'à la taverne en plein air. Sa collègue y était assise, débutant son repas.
-Bon, j'ai arraché notre vétérinaire à son travail. A présent, il faut que j'aille monter la garde pendant que vous mangez !
-Tu devrais souffler un peu, Gérold...
-Ttt Ttt. J'aurais tout le temps de me reposer une fois la foire finie !
Et le clerc de repartir aussitôt vers sa permanence.
La jeune elfe poussa un profond soupir, puis reporta son attention sur Galathée.
-Pas trop dure, la matinée ? Vous ne regrettez pas trop d'avoir abandonné votre petit coin de paradis et vos compagnons ?

Galathée sourit, observant le vieillard qui s’éloignait.
« Non… Je suis contente de pouvoir vous aider. Et ce monde… c’était le mien autrefois. Je m’y replonge avec plaisir. Quant à mes… mes compagnons… Hum… Ils ne sont pas loin, je ne serai pas partie longtemps. Le petit coin de paradis m’attendra bien quelques jours. »
La rôdeuse se détourna une seconde, suivant des yeux un groupe d’enfants qui passaient en riant, un chien hirsute sur les talons.
« En tout cas, il y a du travail, c’est le moins qu’on puisse dire. »
La jeune femme se sentait mal à l’aise. Elle n’avait jamais été férue de conversations polies, mais l’elfe la troublait tout particulièrement, pour des raisons auxquelles elle ne préférait pas trop réfléchir. Elle espérait juste que l’autre ne se rendrait compte de rien.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Par monts et par vaux

[Quête : Tentatives]

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Re : Par monts et par vaux

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Re : Par monts et par vaux

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