La Couronne de Cuivre

A voir la détermination et l'application de tout un chacun, à voir, aussi, le travail déjà abattu, il y avait de quoi se montrer optimiste pour la suite, penser que les moissons, pour épuisantes qu'elles soient, seraient une affaire rondement menées. Mais, en cela comme en toute chose, il fallait se garder d'un enthousiasme trop béat : la fatigue et la répétitivité des gestes s'accumuleraient chaque jour davantage, et l'entrain de cette premier étape fondrait peut-être comme neige au soleil... Pour autant, et tout en restant lucide, tout en ménageant ses forces, l'elfe ne manqua pas de se réjouir de la bonne marche des opérations et continua son travail avec allant.

Ils travaillèrent jusqu'à ce que le ciel commence à s'obscurcir. Taliesin remarqua qu'une partie du groupe s'était déjà replié vers la ferme quand Guillhem s'approcha de lui.
" Nous allons nous arrêter là pour aujourd'hui, sinon personne ne saura se lever demain matin. J'espérais qu'on en termine avec le blé aujourd'hui, mais j'ai vu un peu large... Ce n'est pas grave. On devrait lui régler son compte pour demain midi et on pourra entamer la suite."

-D'accord, répondit-il en esquissant un sourire.
Il déposa sa fourche, s'épongea le front d'un revers de manche.
-Je suis désolé que nous soyons en retard sur ton programme mais nous en avons déjà fait un bon morceau, mine de rien. Et je te promets que je veillerai à être bref, lorsque viendra le moment de raconter mon histoire du soir...
En réalité, il aurait aimé pouvoir aller au lit sitôt son repas avalé. Cependant, certains ne l'entendraient sans doute pas de cette oreille...

" Je crois que si tu ne veux pas perdre la moitié de ton public, tu auras de toute façon intérêt à faire court." dit le fermier en retournant vers le chariot pour y ranger l'outillage.
La plupart des enfants avaient disparu et seuls demeuraient Guéric et Antoine, qui devisaient près du cheval de trait, tranquilles.
" Dieux du ciel ! s'exclama le halfelin en voyant l'elfe approcher. Tes épaules ont triplé de volume ! On dirait presque un hobgobelin !"

Il rit de bon cœur.
-Un hobgobelin ? Bigre, Guéric, on voit que tu n'as jamais croisé beaucoup d'elfes : nous constituons la race la plus musculeuse du multivers, loin devant les ogres ou même les géants. Simplement, nous usons d'un sortilèg d'illusion pour le cacher, afin que les autres ne soient pas jaloux... Il faut croie que, trop concentré sur mon travail, j'ai négligé ma concentration, d'où l'affaiblissement du charme.
Il déposa sa faux dans le chariot et resta un instant appuyé contre celui-ci.
-J'espère que Galathée sait préparer une infusion anti-courbatures. Sinon, je ne pense pas que j'arriverai à faire le moindre mouvement, demain...

" C'est un massage, qu'il te faudra. Et elle aussi, d'ailleurs." dit Guillhem.
Guéric s'était installé dans le chariot et le fermier fit signe à Taliesin de monter, lui aussi.
" J'ai les doigts couverts de cloques. Moi ! Alors que je manipule de la corde toute la journée, en temps normal. C'est la preuve que je dois retourner en mer : ces derniers mois, malgré tous nos tourments, m'ont ramolli."

Le barde songea brusquement aux coups encaissés par son ami, à sa rencontre avec le vampire, à l'acte de Meloenn, forfaits qui, tous deux, l'avaient laissé agonisant... Sans doute ne s'en remettait-on pas si facilement, lorsqu'on avait, à deux reprises et dans un laps de temps si court, atteint les portes de la mort...
-Vois ton séjour ici comme une remise en forme ! Ainsi seras-tu en pleine possession de tes moyens quand tu remonteras sur la Liberté.
Il se fit plus sérieux.
-Mais si tu le souhaites, je peux soigner tes mains... Du moins, tant que mes muscles sont encore chauds et donc avant la paralysie qui me guette...

" Tu devrais d'abord t'occuper des tiennes, maître barde, remarqua le halfelin, mutin. C'est très noble de ta part, de vouloir te soucier de mes paumes, mais je crois qu'absorbé par ton rude labeur, tu as oublié de lorgner les tiennes.
— Val disait toujours qu'il valait mieux les soigner traditionnellement et aviser au petit matin.
— Tiens, et où est-elle, cette chère Val ?"

Il réprima une grimace qui n'était pas due qu'aux douleurs qui se réveillaient peu à peu par tout son corps - dans ses paumes notamment.
-Elle est partie s'installer à Loth Imarhil, une cité elfe située au cœur de la forêt de la Lorien, au nord d'Helonna. fit-il d'un ton dégagé.
Puis il lorgna ses mains.
-Nous verrons si nous avons le nécessaire pour soigner traditionnellement les ampoules de chacun. Sinon, et bien... Cela fait des années que je guéris d'un sortilège mes blessures bénignes, et je ne m'en suis jamais plus mal porté...

" Ça s'appelle la voie de la facilité, dit le halfelin. Et on sait où mène la facilité... au côté obscur !"
Antoine leva les sourcils tout en menant le cheval vers la ferme.
" C'est quoi, ce côté obscur ?
— Et bien... c'est le côté de la facilité. Qui est mal.
— Nous avons toutes les herbes qu'il faut, cela dit, intervint Guillhem. Val était très prévoyante, de ce côté là."

L'elfe poussa un profond soupir.
-Fort bien : je suivrai donc la voie de la difficulté et endurerai la lente guérison de mes plaies, plutôt que de retrouver en un instant des paumes et des doigts intacts... C'est rude, mais j'imagine que cela vaut mieux, ne serait-ce que pour en pas donner le mauvais exemple...
Les massages qu'il prodiguerait à sa compagne s'en ressentiraient, malheureusement, parce à son avis, la peau de ses mains était devenue tout sauf douce...

" Le pouvoir rend paresseux, je suppose, dit Antoine. Qu'il soit magique ou simplement... autoritaire.
— Ce garçon m'embrouille l'esprit alors que j'ai bossé toute la journée. C'est sûrement ton influence, Taliesin."
Guillhem rit doucement.
" Si on a du pouvoir, autant en profiter, voilà.
— Mais est-ce qu'on ne dit pas qu'avoir le pouvoir viennent les responsabilités ?"

Taliesin fronça les sourcil. Il avait le cerveau en trop piètre état pour ce genre de discussions.
-Si, bien sûr. Tout pouvoir, quel qu'il soit, implique des responsabilités dans la mesure où en user, c'est impacter le monde et les gens qui nous entourent. Mais ici, il était question d'un tout petit sortilège de rien du tout que je maîtrise quasiment depuis les débuts de ma formation et qui ne soigne que les blessures légères... Je ne pense donc pas qu'il soit vraiment concerné par ce genre de principes hormis, peut-être, par le fait que oui, s'en servir est céder à la facilité...
Il grimaça.
-Quoi que... Je suis barde, je dois veiller de très près à l'état de mes mains, sous peine de jouer moins bien de la musique. AInsi pourrait-on considérer que recourir à la magie pour les guérir est un impératif professionnel.

" Val disait toujours que c'était lié au corps. Que la magie empêchait le corps d'apprendre à se régénérer par lui-même. Que du coup, le jour où le sortilège n'était pas disponible ou pas assez puissant, le corps était démuni et incapable de réaliser des tâches qui étaient simples auparavant, comme faire des croûtes... ou guérir d'un rhume. Que le corps devenait plus solide par l'expérience, comme un muscle qui se développe. Et que c'était surtout important chez les enfants, parce que leur corps doit encore tout apprendre...
— Oh, alors chez un vieil elfe, on peut y aller franco au sortilège ! Surtout que comme tu en as l'habitude... Ton organisme magnifique a sans doute oublié comment se fabriquer des cals." s'exclama Guéric.

Il rit à nouveau.
-Tu sais, ces dernières années, je me suis retrouvé à plusieurs reprises dans l'incapacité complète de recourir à la magie, alors que mes mains et le reste étaient soumis à rude épreuve... Et je n'ai pas eu l'impression que mon corps s'en sortait si mal. Enfin, peut-être a-t-il simplement dû réapprendre par la force des choses...
Il haussa les épaules.
-Mais bref : puisque je n'aurai pas l'opportunité d'aider les autres avec mes sortilèges, je m'en passerai également, histoire d'être solidaire.

Le chariot était arrivé dans la cour de la ferme et Guillhem leur fit signe de descendre.
" Je m'occupe de rentrer tout ça et je vous rejoins. Allez déjà poser vos fesses dans la salle à manger : à mon avis, nous devrions rapidement passer à table."
Il prit les rênes du cheval et l'entraîna vers le hangar, tandis que Guéric, Antoine et Taliesin gagnaient la chaleur de la ferme. Comme l'avait supposé le fermier, la table était déjà mise et la moitié des enfants y siégeaient. Ils sourirent aux nouveaux venus. Galathée allaitait un des jumeaux dans un coin, Victor penché sur elle. Baptiste était invisible, tout comme Mathilde et le jeune garde. Sans doute constituaient-ils l'équipe qui leur avait préparé leur souper...

Taliesin eut un léger pincement au cœur en constatant que Baptiste n'était pas dans la salle à manger. Bien sûr, on avait besoin de monde, en cuisine ; bien sûr, le petit garçon aimait préparer les repas ; néanmoins, il avait travaillé toute la journée aux champs, comme les autres enfants, et constater qu'il ne prenait pas le temps de souffler en compagnie de ses homologues... Malheureusement, il était trop tard pour remédier à la situation. Il faudrait simplement être vigilant dans les jours à venir. Et puis, peut-être l'elfe voyait-il des problèmes là où il n'y en avait pas...
Quoi qu'il en soit, il se laissa tomber sur un banc, non loin de sa compagne, se demandant s'il réussirait à en bouger au moment opportun.

Le repas fut plutôt silencieux, tout le monde était fatigué et comme ils avaient tous fait la même chose, ils n'avaient pas de grandes anecdotes à se raconter. On servit du chevreuil aux fruits des bois, la victime sacrificielle que Galathée avait ramené le matin-même. Une fois de plus, il n'en resta rien quand ils eurent terminé, bien que l'intégralité de la bête soit servie. Guillhem en parut inquiet et la rôdeuse échangea un regard avec le fermier qui soupira. Guéric avait retrouvé une partie de son énergie et il divertissait son coin de table d'histoires maritimes. Les bébés manifestaient des signes de fatigue et le barde fut réquisitionné pour accompagner sa compagne dans les hauteurs, pendant que le reste de la famille rangeait la table. Il pourrait continuer son histoire dès qu'il en aurait fini avec sa marmaille.

Fatigué, conscient que la phase de digestion n'allait rien arranger, l'elfe fit son possible pour être efficace et, souriant mais silencieux, il aida sa compagne à mettre les jumeaux dans leur berceau, demeurant quelques instant à les observer s'endormir, vaguement envieux.
-Dieux, que j'ai hâte d'être au lit... souffla-t-il. Et de ton côté ? La journée n'a pas été trop rude ?
Il n'osait pas imaginer l'état de Galathée qui s'était levée bien plus tôt que lui pour aller chasser...

La jeune femme sourit tout en se changeant pour la nuit.
" Honnêtement, ça va. Bouger me fait du bien, tu ne peux pas imaginer. Tout cet extérieur, le ciel, la terre... Ça m'avait terriblement manqué. Alors j'ai peut-être les épaules un peu endolories, et une légère tension dans le bas du dos, mais ce n'est pas grand chose en regard des bienfaits que je retire de la journée... Aucun regret. Mais file. Je t'attendrai... sauf si tu tardes trop !"

-Je vais faire mon possible... l'assura-t-il. De toute façon, si je m'attarde trop, je risque de m'endormir sur place... Et si tu es encore éveillée à mon retour, je récompenserai ta vaillance en essayant de voir si je peux faire quelque chose pour ces tensions, ces douleurs...
Il lui dédia un sourire entendu puis quitta la chambre. Le programme était aussi clair que d'avance épuisant : gérer le coucher, puis narrer un bref, très bref épisode de sa saga...

HRP : tu ne dois pas hésiter à t'avancer plus avant et à raconter ce que tu fais, tant que ça reste dans le cadre prévu...

Taliesin retrouva donc les enfants déjà installés dans la pièce où il avait raconté son histoire la veille. Mathieu dormait déjà, en réalité, et la plupart d'entre eux avait des yeux réduits à l'état de fentes épuisées. Mathilde, Guillhem et Elliot manquaient à l'appel, mais Antoine lui dit de commencer sans eux, qu'ils rattraperaient le train le lendemain. Le barde avait intérêt à faire court s'il espérait garder son auditoire plus ou moins éveillé jusqu'au bout. Mais il était clair, à la lueur dans leurs regards fatigués, qu'il ne pourrait pas non plus s'en sortir en reportant le récit au lendemain.

La saga qu'il avait choisi présentait un indéniable avantage : elle était truffée de tant d'épisodes divers et variés dont l'ordre ne présentait guère d'importance dans la plupart des cas qu'il était possible d'en trouver convenant à presque toute les circonstances. Il opta donc pour un récit à la fois bref et plein d'action, afin de ne pas perdre son auditoire en cours de courte. Quand il en eut terminé, il vérifia que chacun se mettait bien au lit, qu'il n'y avait pas de chahut puis, ayant souhaité bonne nuit aux enfants, il regagna sa propre chambre, craignant que, même s'il n'avait pas fait traîner en longueur, Galathée n'ait déjà rejoint le pays des rêves.

Elle dormait à moitié mais parut absolument ravie que le barde lui masse les épaules et le dos. Elle insista ensuite pour lui rendre la pareille, malgré son état vaseux, et elle fit bien, car les bébés se réveillèrent peu après et elle put les allaiter avant que ne débute la nuit. Signe qu'ils grandissaient, eux aussi, ils ne se réveillèrent pas une seule fois pendant les heures froides et au petit matin, Taliesin émergea pour trouver la rôdeuse, déjà habillée, en train de nourrir Héloïse. Il sentit immédiatement que malgré le massage de la veille, son dos n'avait pas la souplesse du matin précédent. Galathée sourit en découvrant sa mine.
" Mathilde a préparé une infusion qui devrait aider tes muscles à supporter le labeur du jour. Mais Guillhem pense rallonger les moissons d'un jour... donc l'un dans l'autre, nous devrions nous en tirer."

-Je ne sais pas ce qui est préférable, entre une souffrance diffuse mais lente et une souffrance plus courte mais intense... répondit-il d'une voix encore enrouée de sommeil.
Puis il sourit, s'extirpa de son lit à regret et entreprit de s'habiller.
-Non, je plaisante : bien sûr que nous nous en sortirons. Et puis, tu me connais, je me plains pour la forme : en réalité, j'ai déjà connu labeur bien plus pénible, dans un cadre bien moins plaisant...
Il embrassa sa compagne, caressa affectueusement la tête de sa fille puis alla près du berceau pour saluer pareillement son fils.

HRP : est-ce que tu as une idée du timing précis depuis la naissance des jumeaux ?

Tristan le regarda de ses yeux bleus puis tendit une main pour lui agripper le menton. Taliesin dut se dégager pour ne pas risquer le pinçon écarlate. Les jumeaux grandissaient, devenaient plus expressifs, avides d'interactions, moins difficiles, aussi.
" Tu peux le descendre, il a déjà mangé, remarqua la rôdeuse. Je pense que le premier groupe va bientôt partir. Je vous rejoindrai directement dans le champ."

HRP : Je dirais dans les deux mois...

-Très bien.
Il adressa un nouveau sourire à la rôdeuse puis gagna le rez-de-chaussée et déposa Tristan dans le berceau où ne tarderait pas à le rejoindre sa sœur. Ensuite, il fit un crochet par la cuisine pour récupérer, comme la veille, un cruchon de thé fort bienvenue. Nul doute que Guéric, dont l'état ne devait guère être plus brillant que le sien, et Galathée, lorsqu'elle en aurait terminé avec Héloïse, apprécieraient le breuvage qu'il pressentait corsé. Pour autant, il n'oublierait pas la fameuse infusion destinée à lutter contre les courbatures...

Il trouva un petit déjeuner roboratif sur la table de la salle à manger, que les retardataires ingurgitaient avec énergie. Il y avait là Guéric, Baptiste, Félix et Antoine. Taliesin devina la voix d'autres enfants à l'extérieur, ainsi que de Mathilde et Guillhem. Alors qu'il prenait place, Mathieu et Benoît les rejoignirent. Le thé corsé et l'infusion délassante étaient à disposition, tout comme le pain, le beurre, le fromage, les fruits estivaux et les oeufs brouillés.

Encore à demi-endormi, il salua néanmoins chaleureusement toutes les personnes présentes avant de se concentrer sur son petit déjeuner, lequel lui fit du bien, l'aida à achever d'émerger. N'eut été la raideur de ses muscles, qui ne tarderait pas à se dissiper, du moins l'espérait-il, il se serait senti parfaitement d'attaque. La matinée les verrait triompher du champ de blé, ce qui serait une grande étape de franchie. Ne resteraient alors que les deux autres parcelles, plus petites. L'affaire de deux jours et demi de travail, probablement... Si le temps continuait à leur être favorable, en tout cas.

Taliesin gagna le champ peu après et ils se remirent au travail, comme la veille. Chacun connaissait bien ce qu'il avait à faire : faucher ou construire les meules. Le blé de la veille n'était pas encore prêt à être rentré, aussi certains se contentèrent-ils de vérifier que les épis n'avaient pas été dévorés ou abimés par la rosée matinale. Mais les trois chats de la maisonnée avaient effectué leur part du travail et les enfants purent revenir à leur tâche. Comme l'avait craint Guillhem, ils avancèrent un peu moins vite que la veille et il leur fallut toute la matinée pour terminer le champ. Heureusement, il faisait un peu moins chaud et ils purent progresser jusqu'à la mi-journée. Ils allèrent pique-niquer dans le jardin. Les enfants avaient envie d'aller à la rivière, mais Guillhem les rappela à leurs responsabilités. L'humeur était grognonne...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins