La Couronne de Cuivre

" Les recruteurs restent très dignes, généralement. Mais ils n'hésiteront pas à étaler un gamin d'un croc en jambe au besoin. Il faut aussi se souvenir que la plupart sont clercs de Tempus. Ils peuvent user de leurs sortilèges pour arrêter un enfant. Ce qui est certain, c'est qu'ils ne perdent pas leur sang-froid. Donc ils ne vont pas s'acharner sur un gamin impertinent ou rebelle... mais une gifle ou un coup est possible. D'autant qu'étant clercs... Ils peuvent aussi se permettre d'abimer leurs recrues. Mais les chances qu'un enfant se rebiffe sont très rares. Ce sont des esclaves."
Baptiste poussa un bref soupir et Kerun lui jeta un regard aigu, mais le gosse se contenta de sourire.
" Bon... On recommence." dit l'agent.
Ils rejouèrent donc la scène en tenant compte de ce que Perceval avait corrigé dans la première version. Chacun semblait avoir bien retenu ce qu'il devait faire. Baptiste fit mine de détaler et Taliesin dut le rattraper d'une main ferme sur son épaule. Il fut ensuite hissé en selle, tandis que Lena s'excusait de son comportement sous le regard noir du barde. Enfin, ils en eurent terminé.
" Bon... Tout ça m'a l'air bien. Je crois que Taliesin a bien le ton du personnage..."
Perceval acquiesça.
" Je me servirai de mes sortilèges pour calmer le premier garçon, dit Sedanius. Je peux l'apaiser, en tout cas.
— Je pense que c'est mieux que de lui révéler la vérité... Il risque d'avoir un langage corporel potentiellement problématique. Tant pis s'il ne sait pas ce qui l'attend pendant une heure.
— Ce ne sera pas pire que ce qu'il a déjà traversé, de toute façon." dit Baptiste, à mi-voix.

Spontanément, le barde lui serra l'épaule.
-Passé ce mauvais moment, ils seront ici, et nous ferons en sorte qu'ils se sentent bien.
Il se souvint de la réaction de Fulgence, lorsqu'ils étaient arrivés au Comptoir, lorsqu'il avait tenté de lui expliquer la vérité. Heureusement qu'Ombeline était venue à son secours : sinon, il se demandait combien de temps il aurait fallu au gosse pour s'apaiser. Or, l'Ilmate n'étant plus là, comment les choses se dérouleraient-elles, le lendemain ?
Bah, il y avait Sedanius, et tous les autres, lui compris, feraient de leur mieux.

" Bien, je pense que tu peux lever l'illusion, Lena." dit Kerun.
Il se tourna vers Sedanius et Taliesin tandis que la magicienne prononçait les mots adéquats.
" Si l'expérience d'aujourd'hui m'a appris quelque chose, c'est qu'il vaut mieux que ce qu'il y a sous l'illusion soit le plus proche possible de ce qu'elle reflète. A la fois pour vos propres mouvements mais aussi en cas de contact avec un intrus. Les recruteurs portent du cuir, du métal et sont armés. Regardez dans le vestiaire ce que vous pouvez trouver. Il vous faut a minima une cape, des gants, des mailles et des bottes, sans quoi l'image et la réalité seront trop éloignées. Les armes adéquates seraient également bienvenues."
Il jeta un regard circulaire sur le groupe.
" Mais cette intervention devrait porter les fruits que nous espérons. C'était bien vu, Perceval."
Le jeune homme sourit, embarrassé.

Taliesin adressa des remerciements silencieux à Kerun : son compliment devait d'autant plus toucher le guerrier que c'était peut-être la première fois qu'il en recevait un de sa part...
-Merci pour ton aide, Baptiste, dit-il de son côté au garçon. Grâce à toi, nous sommes vraiment bien préparés.
Il fronça les sourcils puis se mit à imiter Lena.
-Voilà qui est mieux ! lança-t-il, heureux d'avoir retrouvé sa voix normale.
Puis il se tourna vers le clerc, prêt à l'accompagner au vestiaire.

Baptiste lui faussa compagnie pour aller récupérer les livres qu'il avait cachés quelque part dans le hangar. Perceval et Lena s'occupèrent des chevaux et de ranger le matériel dont ils auraient besoin pour l'intervention. Kerun emboîta le pas au clerc et au barde mais s'arrêta dans la salle commune, où se trouvait toujours Arion.
Les deux futurs comédiens firent un arrêt dans l'armurerie, pour y dénicher armes et mailles, ce qui rappela à Taliesin qu'il avait toujours une armure de cuir à tenter de sauver, abandonnée dans la cour depuis la veille. Dans le vestiaire, ils dénichèrent des capes qui, si elles n'avaient pas la bonne couleur, avaient une longueur et une texture appropriée. Ils trouvèrent aussi des bottes ferrées, un peu trop grandes pour Taliesin, mais il pourrait régler le problème en y glissant une semelle supplémentaire ou des boules de tissu et des gants à profusion (reconstituer les paires s'avéra cependant une activité à part entière).
Ils émergèrent de leur séance d'essayage alors qu'une conversation s'échappait de la cuisine et qu'à table, on avait déjà posé une bouteille de vin clair et des coupes. Kerun prenait de notes, les yeux plissés sur le registre.

Ne désirant ni déranger Kerun en s'installant à table, ni interrompre la conversation en cuisine en allant chercher le nécessaire pour mettre la table, Taliesin choisit de se rendre dans la cour. Pas afin d'y jeter un œil à son armure : vu la gangue ignoble qui la recouvrait, l'examiner juste avant le repas n'aurait rien d'une bonne idée. Non, il voulait juste fumer un peu. Les fioles à boucher, les répétitions, les essayages, toutes ces activités l'avaient distrait de manière fort bienvenue. Mais, à présent qu'il se retrouvait oisif, il sentait les idées noires revenir à vitesse grand v... C'est aussi pour cela il ne s'attarderait pas trop longtemps à l'extérieur : dans son état de nervosité, avec son humeur sombre, la solitude n'était guère recommandée.

Quand Taliesin regagna l'intérieur du Comptoir, il y avait un peu plus de gens attablés : Abel, Lena et Sedanius avaient rejoint Kerun, et on bavardait toujours en cuisine. La porte s'ouvrit sur Guéric, bâillant aux corneilles, dont le regard s'alluma quand il reconnut la bouteille de vin sur la table. Un seul regard du clerc de Tyr musela ses intentions éthyliques.
" Bon, les registres nous permettent d'identifier précisément les disciples dans chaque famille cible, mais pas grand chose de plus. Gérold de Vainevie, Edouard de Doucechute, Amaryllis d'Aigremont, Karl Sumpftrucmuche, Serafina de Fumedense, Sharine de Sombregloire... Il nous manque les Louviers et les Lamegrise.
— Ils se fournissent sans doute ailleurs, nous ne sommes pas les seuls vendeurs de verrerie de la ville, dit Abel.
— Il est aussi possible qu'ils ne se spécialisent dans aucune des disciplines requérant la fabrication de potions, intervint Lena. Ce sont des modules optionnels.
— Dans cette liste, Amaryllis d'Aigremont, Serafina de Fumedense et Sumf... Karl ont également commandé des bocaux et des terrariums, ce qui pourrait indiquer un intérêt particulier pour... les bestioles ?
— Ou les conserves de tomates." dit Guéric avec un haussement d'épaules.
Kerun ne put s'empêcher de grimacer.
" Malheureusement, chaque Disciple a probablement utilisé son sujet d'expériences en fonction de ses cours, quels qu'ils soient. C'était une jolie piste, mais elle semble froide."

-Il nous faut de toute façon explorer l'ensemble des pistes à notre disposition, et découvrir que l'une d'entre elles n'est guère concluante, c'est quand même avancer, dit Taliesin, refusant de céder au fatalisme et au découragement. Et puis, disposer des prénoms de tous les disciples qui nous intéressent, cela peut s'avérer très utile, notamment après-demain, quand nous nous infiltrerons parmi eux... Nous saurons tout de suite de qui ils parlent, ou à qui nous avons affaire, sans que les patronymes soient prononcés. Ce qui se fait rarement, entre gens qui se connaissent, surtout dans le cadre d'une soirée...

" C'est vrai, bien sûr, dit Kerun. Je pense que Meloenn pourra aussi nous renseigner sur les relations qui existent entre eux, au moins à l'échelle de leurs familles."
Il sourit.
" Je pense que nous saurons bientôt quelle famille a hébergé Galathée pendant le mois de relâche des Disciples."
La porte du couloir s'ouvrit et Baptiste fit son apparition avec un plat rempli de petites pâtés frits, de couleur jaune, et de formes diverses.
" Alors... ce sont des bouchées de lapin à la ciboulette, sauce crème et pâte croustillante, annonça le gosse avec emphase.
— Ouah ! J'ai bien fait de me lever ! s'exclama Guéric.
— Manque juste un barde, murmura le petit garçon en décochant un clin d'oeil à Taliesin. Ça se mange avec les doigts, mais faut prendre des serviettes...
— Ça a l'air délicieux, dites donc..." murmura Lena.
Et ça l'était.

La remarque du garçon n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Ainsi Taliesin, après avoir savouré plusieurs bouchées, repoussa-t-il sa chaise.
-Baptiste ? Tu avais raison. Nous dégustons des mets excellents, nous allons bientôt boire un cru fameux... Ne reste plus qu'à ajouter un fond musical adéquat, et notre soirée vaudra largement celle qui se donne actuellement dans la bonne société mélandienne.
Il procéda à une brève incantation et se retrouva bientôt avec un luth entre les mains.
-Des envies particulières concernant les morceaux ? demanda-t-il à la cantonade.

La proposition de Taliesin prit les gens au dépourvu mais suscita immédiatement un grand enthousiasme dans le groupe. Mille propositions fusèrent tandis que Sedanius remplissait les verres gratifiant même Guéric d'un fond de vin pour participer à l'ambiance de fête. Perceval les rejoignit, attiré par les clameurs.
" Est-ce que tu connais cette chanson qui parle d'un bateau qui n'atteint jamais sa destination et dont l'équipage finit par décider que la terre, c'est pas nécessaire ?
— Moi j'aime bien celle de la petite licorne... Comment elle va déjà ? La licorne dans le mauvais temps, c'est ça ?
— Une chanson paillarde manostienne ! Du genre sur les petits paladins qui dansent au loyal ! Il me semble qu'il y a quelques trucs bien graveleux qui te valent la prison chez eux mais qui seraient de très bon goût ici !
— Guéric, il y a un enfant !
— Ah... Ah oui... Ah zut.
— Une chanson luménienne... par exemple le Palais et le Port !
— Ah non, ça, ça va me faire pleurer.
— Bon, pas ça, alors. Tu connais des chansons en elfique ? C'est une si belle langue ! N'importe quoi sonne bien, même une liste de course !
— Moi j'aimais bien cette balade sur les deux amants qui n'osent jamais s'avouer qu'ils s'aiment... Tu sais, il y a une barde qui la chante chaque année au festival d'Herbeverte...
— T'es un vieille romantique, hein.
— Abel l'aime bien aussi !
— Quoi, moi, mais, heu !
— Ce que tu veux, Taliesin ! Ce que tu veux ! Tout !
— Faudra quand même qu'il puisse manger, le pauvre..."
Seul Kerun n'avait absolument rien dit, mais il semblait tout à fait heureux de l'ambiance autour de la table.

-Ne t'inquiète pas, Sedanius. Jouer pendant que les autres mangent, c'est mon métier ! Et si vraiment la faim me tenaille trop, je n'aurai qu'à jouer faux et chanter comme une casserole... enfin plus que de coutume... et vous me supplierez de vous accorder un entracte !
Taliesin pinça distraitement quelques cordes puis, fixé quant à son programme, il se lança. D'abord, à tout seigneur tout honneur : puisque Baptiste avait été le premier à répondre, puisqu'il s'était montré si enthousiaste qu'il en avait oublié le vouvoiement - ce qui était une bonne chose -, le barde lui offrit le morceau demandé, lequel s'intitulait "La mer sans fin". Suivirent "La petite licorne blanche", grand classique des veillées, puis "Robert et Marthe", la balade romantique chère à Lena et à Abel - enfin, sauf si la magicienne s'était fendue d'une plaisanterie. Pour rester dans le même ton, quoiqu'en un peu plus léger, il enchaîna avec une chanson elfique, empreinte d'une certaine tristesse mais se parant d'espoir plus elle s'acheminait vers son terme.
Enfin, il décida de satisfaire Guéric, craignant sans doute que la fatigue - et son unique gorgée de vin - ne le contraignent sous peu à aller dormir. La ritournelle manostienne dont il se fendit alors, après avoir adressé un clin d’œil au halfelin, était parfaitement innocente d'allure, moyen grâce auquel son auteur avait réussi - un temps seulement - à tromper la censure. Un temps seulement car, si l'on savait lire entre les lignes, si l'on savait déchiffrer euphémismes et doubles sens subtils, bref, si l'on n'était pas né de la dernière pluie, on découvrait un contenu dont le moins que l'on puisse dire est qu'il s'avérait d'une joyeuse paillardise.
Avec un peu de chance, songeant-il en achevant le dernier couplet, les adultes seraient si occupés à rire ou à s'étrangler et Baptiste à se demander pourquoi ils réagissaient de la sorte, qu'aucun d'entre eux ne s'opposerait à ce qu'il fasse une pause...

Le récital du barde eut l'effet escompté, ravissant son auditoire qui en oublia, lui aussi, de manger. Certains fredonnèrent à mi-voix, d'autres s'abandonnèrent simplement à l'écoute, Perceval se leva discrètement entre deux morceaux pour aller chercher la suite du repas, plus nourrissante que les amuse-gueules, remplit tout aussi discrètement les assiettes, puis en revint au spectacle. La chanson manostienne fit rire la plupart des adultes (sauf Kerun qui semblait ne pas comprendre les double-sens davantage que Baptiste, si bien que ces deux-là se dévisagèrent avec un haussement d'épaules interdit) puis tout le monde applaudit joyeusement et Taliesin récolta moult félicitations enthousiastes. Personne ne parut s'attendre à ce qu'il enchaîne car, tout comme lui, ils avaient grand faim. Le ragoût du soir était une réussite, préparé avec soin et un poil de créativité. Les membres de la Réunion s'entendirent pour décréter que Taliesin devrait jouer plus souvent, mais qu'il était sage de choisir, comme cette fois-là, des soirs où Meloenn était absente. L'un dans l'autre, l'atmosphère demeura légère tout au long du repas et personne ne commit d'impair propre à en ternir la joie.

La musique adoucit les mœurs. A quelques exceptions près, Taliesin avait toujours été d'accord avec ce dicton. Et celui-ci venait de se confirmer de belle manière. Le barde était heureux d'avoir pu offrir ce moment de détente à ses compagnons. Il était heureux d'avoir pu en profiter, lui aussi : il se sentait mieux, indéniablement.
Avec un peu de chance, ils passeraient tous une bonne fin de soirée, une bonne nuit, seraient dans des conditions idéales pour, le lendemain venu, mener la périlleuse opération qu'ils avaient préparée. Et, ensuite, ils pourraient souffler un peu, se réjouir d'avoir réussi, à nouveau, à arracher des innocents à l'horreur mélandienne.

Baptiste piqua du nez le premier et Sedanius décida de l'accompagner vers les étages. Le gamin protesta un moment, parla de vaisselle, mais le grand clerc refusa de s'en laisser compter. Ce furent Lena et Abel qui se collèrent en cuisine, barricadant la porte pour empêcher Perceval de leur prêter main forte. Le jeune guerrier demeura un moment dans la salle commune, mais il paraissait mal à l'aise et il battit à son tour en retraite dans l'escalier. Demeurèrent Kerun, Guéric et le barde. Le halfelin avait repris quelques couleurs mais paraissait encore peu vaillant. Il profita de l'absence de Sedanius pour s'offrir un nouveau verre de vin. L'elfe des bois ne dit rien, croisant les bras, et laissant son regard dériver.
" Je ne savais pas que tu connaissais des chansons aussi scandaleuses, Taliesin ! Est-ce que c'est vraiment permis, quand on est un elfe du soleil ? Tu n'es pas censé être raffiné et propre sur toi ? Regarde, Kerun n'a rien compris, lui."

-Ce sont ses engagements qui veulent ça : ils lui interdisent de comprendre les sous-entendus coquins. C'est pour cette raison que je m'inquiète à son sujet : si Meloenn se décide à agir plus subtilement, elle parviendra à ses fins sans que Kerun n'ait rien vu venir.
Il sourit, espiègle.
-Sinon... Je sais ce que l'on dit des elfes du soleil. Mais... D'une part, les réputations, les rumeurs ne reflètent pas toujours la réalité. D'autre part, j'ai été élevé par des humains, j'ai passé l'essentiel de mon existence dans leurs royaumes... Bref, j'ai somme toute peu côtoyé ceux de ma race, et je crois que l'on peut dire qu'hormis le physique, je n'ai pas grand chose de solaire.

" Mais quel physique, Taliesin ! s'exclama Guéric. Quel physique !"
Kerun ne put s'empêcher de sourire.
" C'est la seule chose qui m'ennuie, en imaginant que je parvienne un jour à te recruter pour les services secrets luméniens... Ce genre de... morphologie n'aide pas à passer inaperçu...
— Il peut se déguiser !
— Oui, bien sûr. Ou devenir invisible. Mais dans ce cas, tout l'avantage qu'il retire de sa mise est réduit à néant. Je me dis que c'est pour les interrogatoires que tu serais le plus utile. Convaincre les pires crapules, les menteurs les plus entraînés, à lâcher le morceau... Hum."
L'agent secret devint songeur, puis son visage se fendit d'un sourire.
" Enfin. N'hésitez pas à aller vous coucher. Je vais attendre Arion et Meloenn, pour ma part.
— Comme il veut me mettre au lit, c'est scandaleux !"

-Il se montre simplement courtois en nous permettant de jouir d'un moment d'intimité. Et nous aurions tort de ne pas en profiter.... roucoula-t-il en posant sur le halfelin un regard canaille.
Quant à la mimique qu'il dédia à Kerun, elle était désolée.
-Malheureusement, comme je te l'ai déjà dit, je crains que les restrictions imposées aux membres des services secrets soient trop rudes pour moi. L'alcool, l'abstinence... Je n'ai pas l'étoffe et le stoïcisme nécessaires pour endurer pareilles privations.

Kerun eut un sourire.
" Ce sont des restrictions que je m'impose à moi-même, et elles sont partiellement dues au poste que j'occupe dans la hiérarchie des services secrets. Mais si nous devions exiger pareille chose de nos agents, tu penses bien que je serais plus ou moins tout seul à exercer mon métier. Il est vrai que nous demandons aux agents de ne pas boire dans le cadre des missions les plus critiques et il est toujours préférable que les attachements sentimentaux et autres relations sexuelles soient cantonnés à nos locaux. Mais je ne me fais pas la moindre illusion en la matière, je dois l'avouer."
Guéric ricana.
" C'est mieux d'être lucide.
— Ça fait aussi partie de la fonction."

-Kerun, comme je te l'ai déjà dit, si on me condamne à mort et si mon âme reste attachée à ce bas monde, je rallierai vos rangs : la vie de fantôme doit être longue et ennuyeuse, si bien que ce sera un plaisir de la remplir utilement. De même, si j'écope d'une peine de prison, je travaillerai pour toi : déceler les mutineries à venir, démasquer les récidivistes ou les criminels avides de vengeance, ça fera passer le temps. Dans les autres cas, et bien... j'y réfléchirai.
Il avait parlé sans tristesse, sans amertume. Plaisanter, dédramatiser, c'était un moyen comme un autre de se protéger.

Kerun le regarda droit dans les yeux.
" Réfléchis-y, répéta-t-il. Réfléchis-y vraiment.
— Et mooooi ?" geignit Guéric.
Le Luménien baissa les yeux sur le halfelin et grimaça.
" Je ne sais pas si je pourrais embaucher un Manostien débauché...
— Embauche, débauche, c'est pas très différent, pourtant. Je serai sage et poli."

Le Luménien avait-il voulu lui signifier que rejoindre les services secrets serait considéré par les autorités comme une peine acceptable ?
Peut-être. Mais, même si c'était le cas, ce n'était malheureusement pas à Kerun que revenait le pouvoir de décision. Aussi préféra-t-il ne pas s'attarder sur cette pensée.
-Serais-tu en train de me trahir, Guéric ? s'exclama-t-il plutôt, d'un ton scandalisé. Tu m'avais promis que tu viendrais habiter chez nous... Que tu aiderait Galathée à s'occuper de la marmaille... De toute la marmaille...

" J'ai dit ça, moi ?! s'exclama le halfelin. C'était sûrement... un jour d'ivresse ! Ou alors tu avais l'air très déprimé et j'ai voulu te montrer qu'il y avait pire : un Guéric à domicile ! Ou alors... c'était avant d'avoir approché la mort de très près, aux mains... non, aux crocs d'un vampire propre sur lui, enfin plus tellement, mais il avait un beau costume à la base, et... j'ai vu... un tunnel dans les ténèbres... et une lumière... et... ma perspective sur la vie a changé radicalement ! En plus, je veux rien dire mais... Kerun m'a sauvé la vie. Alors maintenant, il faut que je lui colle au train pour pouvoir lui rendre la pareille. Tu comprends que pour moi, avoir une dette de vie envers un elfe... comme toi... c'est déjà rude ! Alors un elfe, comme lui... Il est même pas beau !"
Kerun se pencha, attrapa la coupe de Guéric et jeta un oeil à l'intérieur, avant de la retourner : elle était vide.
" Je pense que ça suffit pour ce soir, dit-il.
— Attends ! Kerun ! J'ai un plan ! Taliesin est un dangereux terroriste, n'est-ce pas ? Alors tu pourrais m'embaucher, et puis tu m'enverrais comme nounou chez lui... Comme ça je pourrais l'espionner... tout en changeant les couches de mini-Taliesin... D'une pierre deux coups ! Je fais ce que j'ai dit et je suis utile à la société !
— Mais je n'ai jamais dit que j'allais t'embaucher, Guéric."

Ne songer ni au vampire, ni à ce que le halfelin avait enduré à cause de lui.
Conseerver son humeur légère, rester dans le ton de la conversation.
Sinon, il pouvait dire adieu au sommeil.
-Tu devrais y réfléchir, pourtant. Guéric est rapide comme l'éclair, rusé comme le renard ; il sait se faire plus discret qu'un papillon de nuit, détecter les pièges mieux que ceux qui les ont installés et préparer des poisons plus adroitement qu'un adepte de Talona. De surcroit, nous formons ensemble le Duo de Choc, a qui rien ni personne ne résiste.

Kerun rit.
" D'accord, je vois que c'est deux pour le prix d'un. J'y réfléchirai de mon côté."
Guéric étouffa un bâillement dans sa paume puis posa le menton sur la table.
" Je suis surpris que Sedanius ne soit pas encore venu me chercher. Soit il s'est endormi, soit il raconte une histoire à Baptiste. L'un dans l'autre..."
Il tourna la tête vers Taliesin.
" Tu me portes si je m'endors, doux prince ?"

[color=#FFFF6]-Oh que non. Car j'ai mieux que ça : je t'éveillerai d'un doux baiser.[/color]
Il vida sa propre coupe puis se leva.
-Allez, le moment est venu pour le Duo de Choc de tirer sa révérence et d'aller prendre du repos. Le réveil sera matinal, demain... D'ailleurs, Kerun, essaie de dormir aussi. Il ne faudrait pas que tu t'assoupisse devant la caserne de la Phalange, et que Sedanius et moi nous retrouvions nez à nez avec de vrais recruteurs...

" J'ai besoin de quatre heures de transe, je les aurai." dit le Luménien en les saluant.
Tandis que le halfelin se levait avec un soupir, l'agent secret reprit la carte du Havre mélandien et la déroula aussitôt sur la table. Guéric se traîna devant le barde, dans l'escalier.
" Je crois que je peux dormir avec vous, cette nuit... Je veux dire... si Sedanius roupille... il va pas trouver drôle que je le dérange, hein..."
Ils parvinrent dans la petite chambre qu'ils partageaient avec Baptiste et Kerun. L'enfant dormait tranquillement dans son lit, détendu, et Taliesin nota la présence d'une tasse fleurant bon les plantes, sur l'appui de fenêtre. Sedanius n'avait pas oublié d'apaiser leur invité. Guéric se déshabilla rapidement, réalisa que sa tunique de nuit était dans la chambre voisine, et se glissa donc tout nu sous ses couvertures, avec félicité.
" On voit qu'il y a des elfes, ici. Ça sent moins mauvais qu'à côté..."
Il se redressa sur un coude.
" Tu es sûr qu'on doit accepter un humain dans cette pièce ? Les humains puent. Même les petits."

-Je ne manquerai pas de rapporter ces paroles à Victor, qui se fera un plaisir de te les faire payer tout au long de ton séjour parmi nous, souffla-t-il en achevant de se changer.
Puis, à son tour, il s'étendit sur sa couche.
-Pour le reste... Mon séjour à l'étage des bêtes puis dans le Lac Purulent a définitivement modifié mon sens des valeurs olfactives, au point que même les égouts me paraîtront fleurer la rose, désormais. Bref, on garde Baptiste, tout humain qu'il soit.

" Pfff... grommela le halfelin. Au temps pour la solidarité entre oreilles pointues."
Taliesin entendit un nouveau bâillement.
" Demain matin... t'es franchement pas obligé de me réveiller quand tu vas jouer les sinistres j'sais-pas-quoi, d'accord... Ah, bouse... Fichu vampire... La prochaine fois que je le vois, j'lui filerai un coup de boule dans les roubignoles, je te promets !"
Un ronflement suivit cette affirmation péremptoire. Guéric avait sombré.

Autant pour les joyeuses répliques avec lesquelles il avait prévu de riposter...
Contraint au silence, seul avec ses pensées, le barde vit venir de loin les idées noires, fondant sur lui à tire d'ailes. Alors il se blinda. Aidé par le soupçon d'euphorie que le vin distillait dans son corps, par la respiration paisible de ses compagnons de chambre - eux étaient vivants, libres et vivants -, il s'efforça de songer à la soirée écoulée, chaleureuse, aux morceaux qu'il avait joués. Les plus légers surtout.
Une belle mélodie pleine d'entrain, voilà ce dont il avait besoin...
Et c'est donc au son de cette musique mentale qu'il sombra, vaincu par la fatigue essentiellement émotionnelle accumulée ce jour-là.

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le Comptoir des Transparences