La Couronne de Cuivre

L'expression d’Étienne les rassura aussitôt. Il souriait et, tout ce que l'on notait qui sortait de l'ordinaire, c'était une sorte de vague surprise dans son regard.
-Nous avons reçu des nouvelles de la côte, annonça-t-il lorsque tous les membres du Conseil furent présents. Bonnes toutes les deux, même si la seconde est... quelque peu étonnante.
Il les observa tour à tour.
-D'abord, Frida et Louis ont rallié Grand-Estuaire sans encombre, cet après-midi. Ensuite... Et bien... Ils ont trouvé près de deux cent personnes campant sous les murs de la ville et attendant de pouvoir nous rejoindre. Oh, et visiblement, il en arrive d'autres tous les jours.

Etienne trouvait évidemment ça formidable, mais pratiquement... c'était moins évident.
" Deux cent personnes ! s'exclama Albérich, stupéfait. Mais comment ont-ils seulement su que nous avions réussi ?
— Peut-être qu'ils n'en savent rien, qu'ils ont simplement raté le départ... proposa Hubert.
— Deux cent personnes, peut-être trois cent... Comment vont-elles rallier la cité ? Avec quelle escorte ? Est-ce que Frida a pu donner d'autres précisions ? C'est toujours l'hiver, la route est limite praticable, les feux follets et autres... bestiaux... toujours nombreux... Et je vais devoir regarder ce qu'il nous reste à manger.
— Peut-être faudrait-il convaincre ce groupe d'attendre le printemps ? Ou alors tu pensais pouvoir les intégrer aisément, Etienne ? Difficile d'attendre leur arrivée ici pour leur expliquer les termes du contrat..."

-Frida et Louis pourront s'en charger là-bas. Ils ont emporté quelques documents, au cas où il y aurait des retardataires... Mais nous n'avions jamais imaginé qu'il y en aurait autant... Une poignée, d'accord, mais...
Il sourit.
-Les concernant, nous ne savons pas grand chose, vu la brièveté des messages que l'on peut échanger... Toutefois, il semble effectivement qu'une petite partie d'entre eux aient manqué le coche, soient arrivés quelques jours trop tard. Quant aux autres, ils auraient manifestement répondu à un appel général lancé par... les Sunites. Oh, et dans le lot, il y en a qui ont l'air de bons combattants.

" Les Sunites ?! lâcha Hubert en écarquillant les yeux de ce qui ressemblait à de l'effroi. Misère."
Albérich pinça les lèvres.
" Autant pour l'oecuménisme, je suppose, dit-il avec un sourire mutin.
— Je ne savais même pas qu'il y avait deux cent Sunites sur tout Hélonna !
— Mais ça veut dire que tu penses qu'ils peuvent arriver ici sans aide ? Ça me semble un pari drôlement risqué..."

-Je n'en sais rien du tout, parce que nous ne disposons pas d'assez de données à leur sujet. A mon avis, il faudra demander à nos émissaires de procéder à une sorte de recensement, pour voir comment se compose exactement le groupe, de quelles ressources il dispose...
Il se tourna vers Hubert.
-Concernant les Sunites... Leur clergé n'est peut-être pas le plus fourni d'Helonna, mais leur culte est populaire, particulièrement en certaines régions où il compte nombre de fidèles. De surcroit, ils jouent souvent le rôle de mécènes pour des artistes, des aventuriers... Pas étonnant qu'ils puissent rapidement mobiliser du monde, susciter l'intérêt de bien des laïcs...

Albérich regarda Etienne donner un cours de religion à Hubert avec le sourire. Le chevalier avait tort et raison : les Sunites payaient des aventuriers pour aller leur récupérer des trésors, mais c'étaient les Tymorans, les rois de l'aventure et de la découverte. Cependant, il devait avouer qu'il n'aurait pas pensé le culte de Sunie si populaire, aussi loin d'Antelucas. Cela restait généralement un groupe hédoniste, un peu superficiel, très loin des soucis des gens du peuple, qu'Ilmater ou Chauntéa protégeaient bien plus volontiers. Lathandre rendait espoir aux désespérés, Tymora leur promettait un changement de fortune, mais Sunie... Il se garda bien de prononcer le moindre mot, mais il doutait qu'un groupe rassemblé sous la bannière de la Dame aux Cheveux de Feu soit ravi de s'élancer dans la boue du marais. Mais il y avait la promesse de Clairétoile, bien sûr.
" Nous verrons, dans ce cas. Mais j'espère que Marthe va rentrer rapidement. Nous avons besoin de lois, de structures, d'un service de sécurité interne. Imaginer qu'une communauté d'idéalistes ne rencontrera pas les mêmes tracas que n'importe quel rassemblement humain est illusoire. Les humains sont des humains, avec leur beauté et leurs travers. Nous ne pouvons plus jouer à la grande famille joyeuse. Cette nouvelle nous le rappelle avec fracas."

-Mais, qu'il faudrait faire cela, nous l'avons toujours su... avança le chevalier. C'est pourquoi une constitution est en préparation, c'est pourquoi nous avons une juge au Conseil... Jusqu'ici, nous officions comme une grande famille joyeuse, effectivement, mais nous avons dès le départ envisagé notre projet à plus grande échelle, en tenant compte du fait que nous serions rejoints par de nombreux volontaires... Nous avons l'espoir de bâtir une société nouvelle par certains aspects, certes, mais ça n'est pas pour autant que nous allons tout révolutionner, oublier des éléments essentiels au fonctionnement d'un groupe humain...

" Je le sais bien, dit Albérich, je ne voulais pas suggérer le contraire. Mais il devient urgent de se doter de telles structures. Quand pouvons-nous espérer le retour du groupe de Marthe ? Je peux avancer sur la constitution, mais je ne suis pas juriste, je ne peux pas me substituer à son expertise. Et en attendant, nous allons avoir besoin de modes de fonctionnement transitoires. Quand allons-nous rétablir l'usage d'une monnaie, par exemple, et comment allons-nous faire ?"
Il se tourna vers Hubert.
" Je crois que tu devrais commencer à organiser une milice interne, aussi. A petite échelle. Mais tôt ou tard, nous aurons nos premières bagarres, nos premiers larcins... et il faudra être prêts à le gérer."
Le paladin regarda vers Etienne, sans répondre.

-C'est peu réjouissant mais lucide, souffla Ézéchiel.
Étienne grimaça, soupira.
-Une milice s'impose sans doute, oui. Une monnaie, c'est a voir, d'aucuns proposaient qu'on ne s'en serve que pour les échanges avec l'extérieur, qu'on privilégie des formes de troc en notre sein...
Il les observa tour à tour.
-Je suis évidemment d'accord pour prendre les mesures qui s'imposent. Toutefois, j'aimerais que chacun garde à l'esprit que nous n'allons pas bâtir une cité sur le modèle exact de celles où nous avons vécu, que nous avons connues : nous aspirons à quelque chose de neuf. Si nous renonçons à cet aspect primordial, notre projet perdra tout son sens.

" Je comprends, Etienne, mais nous devons passer des idées aux actes. Je ne suis pas contre construire quelque chose de neuf, mais il faut l'objectiver, désormais. Différent, ça ne veut rien dire. Différent en quoi ? Du troc, d'accord. Comment l'implémenter, pratiquement ? Comment les gens qui se chargent des ordures, par exemple, vont-ils troquer avec les paysans ? Comment l'armurier va-t-il troquer avec le laitier ? Qu'est-ce que la juge ou le général vont troquer ? Y aura-t-il des impôts ? Sous quelle forme ? Bref, je ne veux pousser personne vers quoi que ce soit mais... si la cité doit être différente, il faut commencer, point par point, à définir comment cela va fonctionner. C'est ça que je veux dire. Je n'ai pas d'attentes particulières, pas de desiderata... mais le rêve doit devenir réalité, désormais. Et avec la structure démocratique dont nous nous sommes dotés, cela va prendre beaucoup, beaucoup de temps, pendant lequel il faudra fonctionner quand même, sous peine d'être renversés par un afflux de curieux, aventuriers et autres exilés qui ne partagent pas les idéaux de la communauté."

-S'ils ne sont pas d'accord avec les idéaux de la Communauté, ils repartiront chez eux ou se chercheront une autre ville, fit tranquillement Ézéchiel. Sauf erreur de ma part, hormis qu'elles sont assujetties à Luménis, capitale de tout Hélonna, cette cité et les terres qui l'environnent ne sont revendiquées par personne. Le seul qui pourrait avoir des droits légitimes sur elles, c'est Étienne, puisque sa famille y occupait jadis une place importante... Mais passons : ce domaine est à celui qui s'y est installé, donc à la Communauté qui a d'emblée dit que ne pourraient participer à l'aventure que ceux en accord avec ses principes.
-Je ne l'aurais peut-être pas dit aussi rudement, enchaîna Étienne, embarrassé. Et j'espère bien que nous pourrons être accueillants et qu'à terme, nous aurons les moyens de laisser à peu près tout le monde s'installer ici, en les gagnant peu à peu à ce qui nous tient à cœur et ce, grâce à la culture, à l'éducation... Néanmoins, tant que nous en sommes aux tout débuts, il est certain qu'une forte cohésion s'impose. Et à moins qu'on nous envoie une armée, personne ne pourra nous renverser.
Il se tourna plus particulièrement vers l'ancien aubemestre.
-Pour en revenir au rêve qui doit devenir réalité... Tu sais, Albérich, durant nos mois de préparatifs et de voyage, avant que l'expédition proprement dite ne débute, nous avons longuement débattu des aspects concrets de notre projet, et des comptes-rendus avaient été rédigés... Une partie a sans doute brûlé avec le reste des affaires d'Ignace, mais Marthe doit en conserver un certain nombre... Par exemple, si je me souviens bien, en matière de troc, il était question d'échanger non pas seulement des denrées, des objets, mais également des services : chacun s'acquitterait d'une tâche envers la collectivité, selon sa profession, ses compétences et, en échange, il recevrait tout ce dont il a besoin pour vivre. Bien sûr, ce n'est qu'une piste, mais...
Il soupira.
-Mais peut-être cela te convaincra-t-il que nous n'avons jamais été simplement de doux rêveurs totalement détachés de la manière dont il faudrait concrètement mettre en place la société à laquelle nous aspirent.

Hubert prit la parole le premier.
" Même si une armée seule pourrait nous déloger, empêcher les gens qui le désirent d'entrer à Clairétoile pourrait être beaucoup plus complexe que vous ne le pensez, et nécessite la mise en place d'une garde et la sécurisation des remparts. La cité est gigantesque et nous sommes une poignée. Une colonie rivale pourrait s'installer à trois cent mètres d'ici sans que nous puissions le savoir. Je pense, de surcroît, qu'il sera nécessaire d'imposer le sondage des auras de tous les nouveaux venus. Le ver s'installe rapidement dans la pomme, et nous devons l'empêcher."
Albérich hésita, demeurant silencieux. Il aurait voulu dire à Etienne que, oui, c'était de l'idéalisme, et qu'il lui exploserait au visage. Mais il se retint. Il devait s'efforcer de voir les choses de son point de vue, de partager son enthousiasme, même s'il le pensait... juvénile. Et naïf, terriblement naïf. Son père n'avait-il pas servi Morféa ? Ignorait-il l'ombre de la nature humaine ? Son besoin de comparaison, sa propension à la jalousie, à l'envie ? Pour avoir vécu dans un Temple, il savait que les modèles communautaires, aussi formidables soient-ils, ne fonctionnaient qu'à échelle réduite et étaient immanquablement pétris de tensions, récriminations, grommellements et coups bas. A vingt ou cinquante, c'était déjà une chose complexe, qui demandait un travail de gestion quotidien, dévolu au maître des novices et à l'aubemestre, chacun à leur niveau. Mais alors dans une cité de mille personnes...

-Je ne suis pas autant persuadé que toi que nous aurons si rapidement à faire à des indésirable. D'une part, pour un temps du moins, nous sommes les seuls à connaître l'itinéraire jusqu'à la cité et restons donc libres d'y mener qui bon nous semble. D'accord, certains pourraient tenter de suivre Frida et Louis lorsqu'ils rebrousseront chemin, mais ils seront forcément remarqués. Et même dans le cas où un groupe parviendrait à venir jusqu'ici sans notre aval, il lui faudrait forcément se montrer rapidement, vu le manque de ressources alimentaires des lieux... En somme, je pense que nous avons encore du temps, du temps qu'il faut évidemment mettre à profit pour préparer les structures et les mesures indispensables à notre survie et à notre développement. Par ailleurs, je pense que si nous négocions bien l'installation de cette deuxième vague de colons, nous en sortirons renforcés, car nous serons plus nombreux, nous exercerons un meilleur contrôle sur la ville, nous serons mieux à même de sécuriser son périmètre...
-Je suis d'accord, dit le chevalier dont la gêne, toutefois, était manifeste. Et il me semble que nous le sommes également tous en ce qui concerne l'instauration d'une garde, la rédaction rapide d'une constitution, la réflexion sur notre fonctionnement concret dans les mois à venir. Cependant, concernant les auras...
Soupir.
-Je rechigne à reprendre le discours des traîtres. Cependant, ils étaient malins, et leur argumentaire pertinent... Si nous avons finalement choisi de sonder les auras de tous nos compagnons, allant ce faisant à l'encontre de nos principes, c'était pour répondre à une situation d'urgence bien défini. C'était... une mesure d'exception, dira-t-on, et je ne regrette pas un seul instant que nous l'ayons appliquée. Mais de là a en faire la norme, une règle incontournable... Cela me met terriblement mal à l'aise, parce que, pour le coup, ce serait définitivement renoncer à une partie de nos idéaux. Et si nous le faisions malgré tout, sachant qu'aucune autre communauté sur Hélonna, quelle qu'elle soit, n'en vient à de telles extrémités... Quelle sera l'étape suivante pour assurer notre sécurité ? Jusqu'où irons-nous ?

A nouveau, Albérich fut tenté d'intervenir. Etienne voulait le beurre et l'argent du beurre, une cité idéale, fondée sur des valeurs difficiles, mais sans trier les personnes qui s'y établiraient. Il se tut à nouveau, cependant. Il se sentait peu légitime pour remettre en question ce qui avait fondé une communauté bien avant qu'il ne la rejoigne. Hubert paraissait décontenancé, lui aussi.
" Disons que c'est la différence entre la prévention et la répression, à mon sens, murmura Hubert. Mais si vous voulez prendre le risque... ainsi soit-il. Je ne pense pas, de toute façon, que les auras suffiront à prédire ce qui peut se produire."

-De toute façon, il me semble qu'il vaut mieux attendre que le Conseil au grand complet soit réuni pour discuter de ce genre de sujets qui, ma foi, sont assez fondamentaux.... Peu-être même sera-t-il nécessaire d'en débattre en Assemblée... Mais cela ne veut pas dire que nous devons nous abstenir de prendre d'autres mesures pour accueillir les gens réunis à Grand-Estuaire, si nous décidons de les accueillir...Déjà, seriez-vous d'accord pour que Frida et Louis procèdent à un recensement, les sondent quant à leurs intentions, leur présentent notre charte et nos différents contrats ? Si ça se trouve, certains se diront qu'en fait, la Communauté risque de ne pas leur convenir...

Albérich et Hubert échangèrent un regard.
" Pourquoi pas ? finit par dire le Luménien. C'est probablement nécessaire, de toute façon. On ne peut pas ignorer leur présence et leurs désirs. Si ce sont des Sunites, ils devraient avoir de bonnes intentions..."
Il espérait que ce ne seraient pas deux cents artistes dont les contributions au système de troc risquaient d'être... particulières.
" Il faut qu'ils évitent de parler de trésors et de mines exploitables et qu'ils insistent sur la nécessité d'une participation réelle, probablement physique, à la mise en route de la cité naissante, ajouta Hubert. Les chasseurs de richesse signeront n'importe quel papier... D'autant que si mes souvenirs sont bons... Ce que vous aviez l'intention d'infliger aux parjures n'était pas très clair."

-Tout dépend de la gravité des manquements... Nous avions songé à une échelle de sanctions, allant du simple rappel à l'ordre pour les cas les moins graves au bannissement définitif pour les cas sérieux, en passant par des travaux d'intérêt général voire des peines de prison si cela s'impose... Mais de toute façon, nous mettrons en place un système judiciaire. Marthe pourra s'en charger dès son retour, qui interviendra sans doute d'ici une huitaine de jours, une dizaine grand maximum...

" Certes." dit simplement Hubert.
Albérich n'ajouta rien. Il mesurait la différence entre son expérience de la vie et celle d'Etienne, et cela ne le rassurait pas. Il pouvait souhaiter que le jeune chevalier ait raison, qu'il ait rassemblé un groupe fabuleux où il n'y aurait jamais nul crime, nul égoïsme, nulle paresse, nul sentiment d'injustice, mais il ne pouvait pas le croire. Tôt ou tard, certains estimeraient en faire plus que d'autres, certains trouveraient que la maison des voisins était plus belle, d'autres voudraient s'enrichir, les derniers s'accrocheraient sur une question de principe. Comment gérerait-on les voix discordantes ? Un clerc qui se mettrait à faire du prosélytisme ? Quelqu'un qui remettrait les valeurs fondamentales du groupe en cause, estimant que tel ou tel point était mal avisé ? Par le bannissement ? La prison ? Sans doute tout avait-il été décidé, discuté, entériné, déjà... Mais alors quel pouvait être exactement son rôle, sinon celui d'observateur ?
" Est-ce que c'était tout ?"

-Heu, excepté le fait qu'il faudra sans doute préparer une liste du matériel à acheter, pour Louis et Frida, et prévoir un jour où tous les sortilèges de communication à distance seront réservés pour discuter avec eux... Je crois qu'on en a terminé.
--Et bien alors, personnellement, je vais filer manger puis me coucher. Si nous devons accueillir sous peu des renforts conséquents, nous devons nous hâter quant à l'exploration, au nettoyage et à la cartographie de la cité, ce qui implique que je sois en forme pour demain et pour les jours qui suivront.

" Bon appétit et bonne nuit." dit Hubert en souriant au rôdeur, tandis qu'Albérich gagnait la sortie.
Le paladin salua ensuite Etienne puis rattrapa le clerc dans le couloir.
" Tu tires une tête bizarre.
— Ça me passera, répondit-il.
— Tu trouves Etienne trop optimiste.
— Beaucoup trop optimiste.
— Il est jeune. Et jusqu'ici, cela lui a réussi, tandis que les oiseaux de mauvaise augure ont eu tort.
— Des oiseaux de mauvaise augure qui ont déniché un diable dans son conseil si merveilleux.
— Oh, tu es de mauvais poil, en plus.
— Je suis inquiet. Et j'ai l'impression de ne rien maîtriser. On nous parle sans cesse de décisions qui ont été prises, de discussions qui ont eu lieu, de réflexions qui ont déjà abouti... Où sont-elles ? Où est le résultat ? Qui va l'implémenter ? Je me sens complètement... dépassé. Et impuissant. Et je n'aime pas ça. Mais ça me passera. Comme tu l'as dit, les prévisions d'Etienne se sont révélées exactes... Espérons que Tymora continue à l'accompagner. Mais une ville, Hubert... Ce n'est pas une bande de copains qui décident de partager une maison."
Le paladin ne put s'empêcher de rire.
" Il y aura des ajustements, peu à peu.
— Mais nous allons être réactifs. Nous gérerons les crises, plutôt que de les prévenir.
— Gestionnaire de crises, n'est-ce pas ta spécialité ?
— Non. Je marche sur des oeufs, ici."
Il soupira.
" Soit. Changeons de sujet. Allons manger et puis je te battrai aux Hermines ?
— Voilà qui me plairait beaucoup."
Ils gagnèrent la salle à manger. Sans doute le repas y touchait-il à son terme, mais Gus avait certainement gardé de quoi les nourrir.

Le repas était plus proche de la fin que du début, c'était certain. Mais puisque la place n'était désormais plus un problème, puisqu'il n'était plus besoin de se presser pour la céder afin que d'autres, à leur tour, puissent se sustenter, les colons avaient repris leurs bonnes vieilles habitudes, prenant leur temps pour savourer les mets préparés en cuisine et pour bavarder avec leurs amis. Les Sunites étaient toujours là, évidemment, mais leur table était comble : ils avaient été rejoints par Gabriel et par les autres bardes. Les deux amis durent donc s'installer ailleurs. Quand ils eurent terminé de manger, ils eurent l'impression que s'ils souhaitaient se retirer dans leurs appartements pour jouer aux Hermines, c'était le moment ou jamais, sans quoi ils risquaient fort d'être embarqués pour une joyeuse réunion arrosée.

Et ils s'en tinrent à leurs projets. Hubert monta chercher le jeu et ils se replièrent dans la salle d'état-major, où ils ne seraient probablement dérangés par personne. En attendant l'arrivée du paladin, Albérich alluma quelques bougies, puis observa les fresques. Le fait qu'elles aient survécu, aussi longtemps, était proprement miraculeux. Il réalisa qu'il pourrait, lui aussi, lancer un appel aux Lathandrites. Après tout, la renaissance de lieux perdus était de leur ressort plus que de celui des Sunites, encore. Chacun avait son créneau dans leur aventure.
Mu par une impulsion soudaine, il incanta.

Albérich -> Communication à distance -> Alaric d'Antelucas

Bonsoir. Lathandre m'est revenu. Je voulais que tu le saches. Je voulais te remercier.

Il y eut un silence. Et puis, la voix grave de son successeur résonna dans sa tête, sur un ton à la fois grave et chaleureux.

Formidable nouvelle. J'ai prié pour que cela se produise, je prierai pour remercier Lathandre que ce soit advenu. Heureux pour toi, vraiment. A très bientôt, j'espère.

C'était déjà terminé. Pratique pour échanger de brefs messages, ce sortilège n'avait rien d'idéal pour les grandes discussions...

Albérich se sentit un peu mieux d'avoir transmis le message, même s'il n'avait pu ajouter grand chose avant la fin du sortilège. Comme il l'avait mémorisé plus d'une fois, en prévision d'une chasse aux morts-vivants et de communications nécessaires entre différents groupes, il le relança aussitôt.

Albérich -> Communication à distance - > Pernille

Pernille.
Albérich ?
C'est moi.
Je le savais ! Je le savais, je le savais, je le savais !
Hubert va bien, moi aussi.
Vous me manquez immensément.
Tu nous rendras visite.
Dès que possible. Maintenant, je dois prévenir tout le monde !
Pernille, ce n'est pas nécessaire...
Je vous embrasse !
Nous aussi. Que Lathandre veille sur toi.

Il ressentit l'exaltation de la jeune femme en son sein, puis ce fut le silence et le froid. Il frissonna. Hubert surgit alors, le plateau d'Hermines sous le bras.
" Tu as vu un fantôme ?
— J'ai contacté Pernille.
— Oh. Et ?
— Pernille, c'est Pernille. Tu la connais.
— Oui, je pense que j'imagine."
Il posa la boîte sur la table.
" Je prends les Blanches.
— Pour changer."
Ils jouèrent avec concentration, sans bavarder, comme autrefois. Albérich était plus agressif que de coutume, prenant plus de risques, mais il battit quand même le paladin. Ils rangèrent ensuite le jeu et regagnèrent les étages.
" Je ne comprends pas comment tu peux être bon stratège dans la vraie vie, et aussi médiocre aux Hermines.
— Je ne suis pas un grand stratège, dans la vraie vie. Je suis un chevalier. Par contre, toi, tu es redoutable.
— Je ne suis pas si bon. Si tu me laissais t'enseigner quelques bases, les parties seraient plus équilibrées...
— Un autre soir.
— Bien sûr."
Arrivés à proximité de leur chambre, ils se souhaitèrent bonne nuit à mi-voix, puis se turent et se faufilèrent chacun dans leur lit. Albérich trouva aisément le sommeil, soulagé d'avoir prévenu — enfin — deux des aubemestres de l'île de sa résurrection.

La nuit fut paisible, le réveil aisé - pour Albérich, du moins, car il dut comme de coutume arracher Hubert aux limbes -, la prière lumineuse et revigorante, malgré le ciel gris, les flocons, la bise glaciale. Gabriel les salua avec chaleur, les accompagna à la cantine et, une fois n'est pas coutume, mangea en leur compagnie - histoire, peut-être, de constituer une petite cellule Lathandrite susceptible de faire bonne figure face à la tablée sunite, pimpante et joyeuse.

Albérich était de bonne humeur, les petits soucis du conseil de la veille avaient été balayés par sa victoire aux Hermines et la beauté de l'aube. En fait, si les réunions au sommet avaient lieu de bon matin plutôt qu'à la nuit, sans doute serait-il aussi optimiste qu'Etienne. Bref, il se sentait tranquille et plein d'énergie. Hubert, de son côté, réfléchissait déjà à la suite de sa journée : explorer de nouvelles maisons vides et désespérément vides, sauf si Ezéchiel avait la gentillesse de leur abandonner trois zombies et deux squelettes...

L'humeur de la cellule lathandrite n'avait donc rien à envier à celle de leurs pimpants voisins sunites, car même Gabriel était joyeux : sa tâche désormais quotidienne de gestion des petits barbares ne le rebutait en rien, bien au contraire, et la perspective de ne pas participer aux expéditions du jour n'affectait nullement son élan - après tout, le lendemain, ce n'était pas si loin...
-Bon, le devoir m'appelle ! dit-il d'un ton guilleret en se levant. Messieurs, je vous souhaite une excellente journée ! Et je compte sur vous pour ne pas purifier la cité avant que je n'aie l'occasion d'y remettre les pieds...

" Vu notre vitesse de progression, tu ne dois vraiment pas t'inquiéter..." dit le paladin avec une grimace.
Il termina son morceau de pain et se leva.
" Bon, je te laisse te préparer. Dis à Thibault d'en faire de même. On se retrouve en bas dans une demi-heure.
— Oui chef."
Albérich attrapa son assiette de gruau et se dirigea vers la table des Sunites, histoire de ne pas rester en solitaire.

-Une demi-heure ?! s'exclama Thibault, scandalisé, quand son ami lui eut transmis l'information. Mais c'est juste impossible ! Je dois encore prier, puis me laver, me changer...
Un instant plus tard, sourire aux lèvres, il se décalait sur son banc pour laisser de la place au nouveau venu.
-Tu veux que je mette le grapin sur Hubert et que je le force à poser pour moi dès maintenant, histoire de te faire gagner du temps ? proposa Giovanni d'un ton innocent.
-C'est gentil mais... non. En réalité, je suis déjà aussi prêt qu'on peut l'être : tu ne peux pas imaginer à quel point j'ai hâte d'aller laminer du mort-vivant en compagnie d'Albérich !

Albérich sourit.
" Je ne suis pas sûr qu'on verra quoi que ce soit, Thibault. Pour l'heure, nos éclaireurs nettoient efficacement les alentours avant que nous n'y arrivions avec les civils. Notre rôle est surtout... d'intervenir un cas d'imprévus. Mais j'imagine que tôt ou tard, on dénichera un nid et nous serons conviés à une opération de nettoyage plus précise... Tu vas pouvoir profiter de l'architecture, je le crains."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue