La Couronne de Cuivre

" On n'a pas vraiment le temps, dit Byron avec une grimace. Il va falloir se contenter de viande rôtie. Je suis certain qu'on nous cuisinera quelque chose de fantastique ce soir..."
Il regarda son bras.
" Je n'y connais rien, mais j'ai peur que ça dégénère... Neffen peut faire des miracles, quand il en a envie, et Leanne se défend, mais... Je ne voudrais pas qu'il soit trop tard."
Il lui tendit une cuisse de lièvre.
" Mange. Ensuite nous irons. Je te porterai."

Astrée prit la cuisse de lièvre et mangea en silence. Elle découvrit au bout de quelques bouchées qu'elle n'avait pas tellement d'appétit au fond, mais continua à mâcher consciencieusement. Il valait mieux prendre des forces. Elle sentait un peu moins la douleur, mais l'infusion lui tournait légèrement la tête, l'empêchant de réfléchir clairement. Ou peut-être était-ce signe que sa blessure s'infectait ? Était-ce normal qu'elle ait encore aussi mal ? Elle était trop vaseuse pour savoir si elle avait de la fièvre, pour évaluer son état. Mais si Byron semblait si inquiet, c'était quelle devait avoir une mine de déterrée.
- Tu es sûr que tu veux me porter jusque là-bas ? Je peux aussi monter Prince...
Enfin, s'ils n'allaient pas trop vite... Sinon elle aurait du mal à maintenir son assiette. Elle grimaça. Byron semblait considérer qu'il y avait urgence, donc qu'il n'était pas question d'aller au pas.

Byron secoua la tête.
" Le mouvement du cheval risque de te faire souffrir et si nous ne voulons pas que tu tombes, nous devrons avancer lentement. En te prenant dans mes bras, je peux galoper rapidement, et ton ami pourra me suivre sans difficultés. C'est la meilleure solution."
Il se leva pour rassembler les affaires de la jeune femme, les repliant dans son sac précautionneusement, puis revint vers elle, la mine éclairée d'un sourire rassurant.
" Je pense qu'il vaut mieux que nous nous mettions en route avant que tu ne sois trop endormie... mais si tu veux, peut-être peux-tu prendre une autre dose de ta tisane, afin de somnoler pendant le trajet ?"

Astrée secoua la tête. Elle voulait essayer de garder les idées claires, autant que possible.
"Je n'ai pas envie de trop somnoler, je suis suffisamment vaseuse comme ça. Il me semble que ce que j'ai pris devrait suffire à atténuer la douleur encore un moment. Assez longtemps, sans doute, pour qu'on rejoigne la harde et qu'on trouve Leanne ou Neffen... Et si vraiment la douleur redeviens trop forte avant qu'on arrive, on avisera."
Elle grimaça un sourire.
"En tout cas, merci de prendre soin de moi..."
Bien sûr, c'était son tour, un juste retour des choses peut-être. Mais c'était tout de même bien agréable, cette sensation de pouvoir compter sur lui et de ne plus avoir à se préoccuper de rien. Pour quelque temps du moins...

" C'est normal." murmura le centaure avec un sourire léger.
Ils sortirent ensuite tous les trois à l'extérieur, où la pluie tombait drue. Byron aida Astrée à s'emmitoufler au mieux dans la couverture, puis il la souleva comme une jeune mariée, la cala sur sa poitrine et se mit en route. Prince suivit sans rechigner. Au bout de quelques minutes à un pas chaloupé, Byron s'immobilisa.
" Tu me préviens si tu as trop mal et nous ferons une pause." dit-il, sérieux.
Puis il prit le galop. C'était une allure souple et rapide, agréable, sans heurts, et Byron semblait avoir le pas sûr. Astrée vit défiler des troncs et des troncs encore, puis de l'herbe, des rochers, et le centaure paraissait ne pas devoir ralentir...

Astrée fut tout d'abord un peu tendue, observant de son mieux ce qui se passait. Encore inquiète, peut-être, de voir surgir des villageois à la recherche de Byron. Mais l'allure était régulière, sa position parfaitement confortable, et elle finit par se détendre, laissant aller sa tête contre la poitrine du centaure. Elle songea, un moment, à ce qui les attendait là-bas. A la guerre qui allait éclater. A ce qu'elle pourrait faire, petite humaine perdue là au milieu. Rien. Puis lui revint en mémoire l'attaque dont elle avait été victime, la veille. Non, l'avant-veille. Elle s'embrouillait. Il fallait qu'elle observe les réactions à son retour... mais quelle importance cela pouvait-il encore avoir à présent que Byron était sauf ? Aucune. Elle ne savait plus.
Elle avait les idées floues, et les arbres qui défilaient devant ses yeux avaient un effet quasi hypnotique. La douleur était toujours là, mais encore supportable, pour le moment. Et puis, ce serait bientôt fini... Elle finit par fermer les yeux et se laisser bercer par la course sans fin de Byron, glissant insensiblement vers une légère somnolence.

Astrée perdit la notion du temps. Le centaure galopait toujours, grimpant puis descendant, traversant un cours d'eau, un pré de rocaille, une prairie en fleurs, une zone marécageuse où il soulevait de grandes éclaboussures, avant de repartir ventre à terre dans les fourrés. Et puis elle entendit un fracas lointain, et ils se dirigèrent dans cette direction. Le bruit s'amplifia et s'amplifia encore, gagnant en résonance, en crépitements, puis en... humidité, et Byron ralentit soudain devant une gigantesque cascade qui dégringolait le long du flanc de la montagne. Il sourit à la jeune femme, vaseuse entre ses bras.
" Nous y sommes... mais nous allons être mouillés."
Il s'élança ensuite dans le bassin de la chute d'eau, nagea et traversa la cascade, les trempant instantanément tous les deux. Prince suivit, vaille que vaille. De l'autre côté, ils cheminèrent un moment dans un tunnel de pierre obscur, puis débouchèrent dans un nouveau bassin à l'air libre, le centaure reprit pied et grimpa sur la berge herbeuse, où les attendaient un petite comité d'accueil composé d'une demi-douzaine de centaures, parmi lesquels Dymphéa et Leanne. De Neffen, par contre, nulle trace.

L'eau fraîche de la cascade avait efficacement tiré Astrée de sa somnolence. Elle s'était crispée, malgré elle, tandis que Byron nageait sans paraître le moins du monde gêné par son fardeau. Elle espérait que Prince parvenait à suivre. Il aurait mieux fait de redevenir écureuil et de se glisser sous ses vêtements.
Elle cligna des yeux dans la lumière retrouvée. L'endroit était bien protégé, et sans doute introuvable sans guide. Il n'était pas étonnant que Prince n'ait pas pu ramener Dymphéa lorsqu'elle l'avait envoyé chercher du secours. Les centaures s'y trouvaient, en tout cas, parfaitement en sécurité.
Elle sourit à Dymphéa et Leanne, soulagée d'être enfin de retour, heureuse d'avoir réussi à leur ramener Byron -quoiqu'en l'occurrence, c'était plutôt lui qui l'avait ramenée. Elle regrettait l'absence de Neffen : sans son sortilège, elle n'allait rien comprendre aux paroles qui allaient s'échanger.
"Merci Byron. Je crois que tu peux me poser maintenant," souffla-t-elle.
La douleur était revenue, lancinante, mais elle devait pouvoir tenir debout.
Elle sentit une bouffée d'angoisse monter en elle, un bref instant : qu'allait-il se passer, se décider, maintenant, ou ce soir sans doute ? Et elle observait avec une curiosité mêlée d'une vague défiance les réactions des centaures : certains seraient-ils, en réalité, mécontents de voir Byron de retour ? Après tout, au moins deux d'entre eux avaient tenté de l'empêcher de le libérer, si l'analyse de Neffen était bonne. Mais non, il était absolument impossible qu'ils soient contrariés de voir revenir l'un des leurs, vivant, de l'enfer de Montequine. Et puis, elle n'avait pas les idées assez claires pour analyser tout ça. Pour l'heure, tout ce qu'elle voulait, c'était que quelqu'un de compétent veuille bien la soigner. Elle avait tellement mal...

Tous les visages tournés vers eux étaient manifestement ravis et soulagés de les voir. Il y avait là deux femmes et deux hommes qu'Astrée n'avait fait qu'entrapercevoir l'avant-veille, en plus des deux vieilles amies. Byron la déposa doucement dans l'herbe, vérifiant qu'elle tenait sur ses jambes, puis s'écarta d'un pas et tomba dans les bras de sa mère, qui l'étreignit de la plus humaine des façons. Astrée les entendit murmurer dans leur langue musicale, et Leanne posa la main sur son bras valide.
" Tu as accompli un acte d'une grande bravoure, Astrée. Dymphea et son fils te seront désormais toujours redevables et leurs actes parleront pour eux. Mais tu as besoin de soins. Viens. Je vais m'occuper de ton bras. Sans compter qu'il faudrait te sécher..."

Astrée souriait en voyant Dymphéa et Byron dans les bras l'un de l'autre. Heureuse. Et... fière, aussi, d'avoir réussi. Et surtout immensément soulagée que ce soit terminé. Même si elle savait que ça ne l'était pas vraiment, et que le plus dur, peut-être, l'attendait. L'essentiel était que Byron soit sain et sauf. Et libre.
Elle écouta à demi les paroles de la prêtresse. Elle n'avait pas envie que quiconque se sente redevable envers elle. Elle avait fait ce qu'elle devait faire, c'était tout. Mais elle lui sourit avec reconnaissance lorsqu'elle proposa de la soigner.
"Oui. Je veux bien, merci..."
Elle avait un peu de mal à rassembler ses idées, en réalité. Trop d'émotions, trop de douleur aussi peut-être. Elle frissonnait dans ses vêtements trempés.
"Je sais maintenant pourquoi il ne faut pas dormir à côté d'un centaure", ajouta-t-elle finalement d'un ton léger, grimaçant un sourire.

La prêtresse grimaça.
" Tu as de la chance qu'il soit léger... Je n'ose imaginer ce qu'il resterait de ton bras si un de nos guerriers avait été responsable. Byron doit être terriblement embarrassé de t'avoir causé une telle souffrance après que tu aies sauvé sa vie et son intégrité."
Astrée découvrit une prairie encaissée, de petite taille, où les centaures avaient dressé leur campement. Les deux grandes tentes se faisaient face, la troisième dans leur ombre, et Neffen avait dressé la sienne dans un coin, contre la paroi. Une fumée s'en dégageait, paresseuse, signe qu'il était probablement en train de mitonner quelque chose. Leanne amena Astrée jusqu'au pied d'un petit arbre, un jeune frêne, et la fit asseoir contre son tronc.
" La magie centaure n'est pas toujours très agréable lorsqu'on est humain. Détends-toi, ferme les yeux."
La prêtresse se mit à psalmodier en sylvestre, une longue litanie, tantôt chantante, tantôt déclamée, puis la rôdeuse se sentit envahie d'un picotement, de la plante des pieds aux oreilles, picotement qui se rassembla peu à peu dans son bras, où il devint plus douloureux, avant de s'effacer en une fois. Astrée n'eut pas besoin d'ouvrir les yeux pour deviner que sa fracture avait disparu.

L'expérience n'était effectivement pas particulièrement agréable. Mais Astrée avait si mal qu'elle aurait volontiers accepté n'importe quelle méthode, même douloureuse, pour soigner définitivement sa fracture.
Elle contempla son bras à nouveau indemne, ouvrit puis referma les poings, plia et déplia son coude, vérifiant que tout bougeait normalement. Elle n'avait plus mal.
"Merci... Ce n'est pas si désagréable que ça, une fois prévenue."
Elle observa avec curiosité la tente de Neffen, se demandant avec un certain amusement s'il cuisinait encore des champignons. Elle allait y passer la nuit, certainement. Et c'était nettement plus confortable que l'abri du chêne.
"Où sont tous les autres ?", finit-elle par demander avec curiosité. Elle se demandait si les regards noirs seraient-ils toujours aussi nombreux maintenant qu'elle avait ramené Byron et prouvé ainsi qu'elle n'était pas une espionne. Lui ferait-on davantage confiance ? Certains, peut-être. Mais au moins deux d'entre eux avaient tenté de l'empêcher de réussir. Bah, cela n'avait sans doute plus aucune importance : Byron étant de retour, tous suivraient certainement la parole de Sheldon. Et elle n'était pas sûre du tout de s'en réjouir.

" Ils sont derrière les tentes et dedans... Deux sont sortis chasser, mais tout le monde est là, sinon. Sans doute nous réunirons-nous pour écouter Byron dès qu'il sera un peu reposé."
En regardant autour d'elle, Astrée constata que le jeune frêne auquel elle s'était adossée, autrefois vigoureux, était désormais mort, les feuilles brunes, le tronc flétri. Captant son regard, Leanne eut un sourire un peu triste.
" La vie appelle la mort, c'est une question d'équilibre." dit-elle simplement.

Simple remarque ou allusion métaphorique à ce qui les attendait d'ici peu ? Astrée se sentit frissonner. Et pas seulement à cause de ses vêtements trempés.
"Mais trop de morts détruisent la vie, l'espoir...", murmura-t-elle d'un air sombre.
Elle frissonna à nouveau.
"Je crois que je ferais mieux de me trouver des vêtements secs", ajouta-t-elle, cherchant du regard Prince ou Byron, ne sachant pas lequel des deux avait transporté son sac. Elle n'avait pas la force de réfléchir maintenant à tout ça. Et pourtant il le faudrait, bien trop tôt...

Astrée trouva son sac dans l'herbe, non loin de Prince qui broutait tranquillement l'herbe rase. Plusieurs enfants centaures s'étaient approchés de lui, manifestement intrigués. Sans doute n'avaient-ils jamais vu de cheval de toute leur vie, ce qui rendait la créature particulièrement curieuse. Le cheval miel paraissait tranquille, peut-être amusé par cette cohorte de curieux amassés autour de lui, et la rôdeuse vit qu'il se laissait toucher.
Tous les autres centaures qui l'avaient accueillie s'étaient dispersés, en ce compris Byron et Dymphéa, qu'elle aperçut un peu plus loin, avec un des guerriers. Ils discutaient manifestement de la ferrure du jeune homme, qui présentait un sabot à l'examen des deux autres. Leanne se dirigeait vers eux, de son pas chaloupé, sans doute désireuse d'offrir ses services au revenant.

Elle laissa les centaures entre eux. Elle avait trop conscience d'être une simple étrangère, elle ne voulait pas s'imposer. Mais c'était une bonne chose s'ils parvenaient à débarrasser rapidement Byron de ses fers : toute trace de sa servitude était une souffrance pour lui. Et Leanne allait sans doute achever de guérir la blessure causée par la flèche. Il n'avait plus besoin d'elle désormais.
Elle profita de ce que personne ne faisait attention à elle pour changer très rapidement de vêtements, tournant pudiquement le dos aux centaures. Elle songea un instant à la pudeur de Byron, presque contradictoire avec le fait qu'ils partageaient tous la même tente. Puis elle s'approcha lentement de Prince, un peu amusée par l'attention dont il était l'objet. Les enfants auraient peur d'elle, sans doute, malgré ses précautions pour ne pas avoir de geste brusque et menaçant.

En se redressant, Astrée nota qu'une petite fille centaure la regardait, circonspecte. Elle avait probablement assisté à l'intégralité de la scène. C'était une enfant âgée apparemment de six ou sept ans, les cheveux et les crins blonds mais la robe brune. Elle portait une tunique verte, lacée sur le devant, et si elle se raidit en croisant le regard de la rôdeuse, elle ne fuit pas pour autant. La jeune femme vit cependant ses jarrets se plier très légèrement, signe qu'à la moindre alerte, la petite centaure détalerait en un clin d'oeil.
Elle fronça les sourcils, puis le nez.
" Tu es bizarre." déclara-t-elle sans hésitation.

Astrée sourit à la petite fille, amusée. Elle acheva de se redresser en prenant garde à ne pas faire de geste brusque pour ne pas l'effrayer.
"Oui, sans doute, répondit-elle. Parce que je n'ai que deux jambes ?"
Elle fit signe à Prince de la rejoindre.
"Je m'appelle Astrée. Et lui, c'est Prince. C'est un cheval."

Mais Prince avait été tenté par une brassée de fleurs que lui tendait un gamin hirsute, aussi estima-t-il que la rôdeuse pouvait attendre. La petite fille lui jeta un regard dédaigneux, puis revint à Astrée.
" Je sais ce que c'est, un cheval, fit-elle avec une grimace. Toi, tu ne sens pas normal. Et puis je cours plus vite que toi. Je m'appelle Gwenydd. Mais tu peux dire Gwen, si tu veux."

"D'accord, Gwen...", répondit la rôdeuse, sans pouvoir s'empêcher de rire.
"Je veux bien croire que tu cours bien plus vite que moi, tu as quatre jambes... Mais pourquoi tu dis que je ne sens pas normal ? Je sens si mauvais que ça ?"
Elle se souvenait de la remarque de Neffen, l'autre jour, sur son odeur. Les centaures avaient décidément une sensibilité particulière au niveau de l'odorat. Mais en fait, elle devait sentir... l'humaine, tout simplement. Peut-être était-ce pour eux une odeur désagréable. En tout cas, elle venait de se changer et d'être trempée par l'eau de la cascade, donc elle espérait bien ne plus porter sur elle l'odeur de la peur et de la souffrance des centaures captifs, ni celle qu'avait Byron la nuit précédente. Neffen lui dirait, sans doute, dans le cas contraire. Elle hésitait à aller le déranger dans ses préparatifs, lorsqu'elle aurait fini de discuter avec Gwenydd. Mais il accepterait sans doute qu'elle pose son sac dans sa tente.

" Tu sens... tu sens bizarre, c'est tout. Il te manque... il te manque quelque chose. Mais ce n'est pas grave. Tu n'es pas un centaure, donc tu ne peux pas sentir comme nous."
La gamine haussa les épaules.
" Pourquoi tu es là ? Est-ce que tu vas nous capturer et puis nous manger ?"

Astrée secoua la tête, un peu déroutée. Et accablée, aussi, par cette question innocente. Mais l'image que les enfants centaures avaient des humains, par ici, n'avait rien d'étonnant vu ce qui se passait à Montequine.
"Non, bien sûr que non ! Tu sais, Gwen, tous les humains ne sont pas comme ceux du village au bout de la vallée."
Elle soupira. Devant cette petite fille, elle avait honte de ce que ses semblables faisaient.
"Eux... Ils font des choses qu'ils ne devraient pas faire. Qu'ils n'ont pas le droit de faire. Ailleurs sur Hélonna, personne ne capture ni ne mange les centaures. Et pour répondre à ta question... je suis venue ici pour aider Byron à s'échapper. Pour vous connaître un peu, aussi, et pour voir si je peux vous aider..."

La gamine dévisagea Astrée, soupçonneuse.
" On verra." conclut-elle avant de détaler.
Ce fut le signal et tous les enfants centaures s'élancèrent dans l'herbe, en poussant des cris de joie. Ils n'étaient pas sans rappeler leurs homologues domestiques, de Montequine, à la différence qu'ils étaient libres de leurs mouvements et de leurs paroles. Astrée remarqua alors que Prince s'était joint à leur cavalcade, comme un gosse lui-même. Plusieurs adultes s'étaient immobilisés pour les regarder passer. Comme la clairière était petite, ils reparurent bientôt de l'autre côté d'une des tentes, puis redisparurent derrière la suivante, toujours au grand galop.

Astrée, un peu dépitée, se dit que gagner la confiance des enfants n'était pas chose aisée. Et que gagner celle de la harde serait sans doute tout aussi difficile, même maintenant qu'elle avait ramené Byron. Elle savait qu'elle ne devait pas leur en vouloir : ils étaient en guerre. Mais elle se sentait d'humeur sombre, préoccupée par ce qui allait se passer dans les heures et les jours à venir, et ça ne l'aidait pas à supporter la méfiance et les regards noirs qui ne manqueraient pas de lui être adressé par certains des adultes.
Elle laissa Prince jouer avec les enfants, contente que lui, au moins, soit bien accepté. D'un geste las, elle saisit son sac et se dirigea vers la tente de Neffen, un peu hésitante. Peut-être ne voulait-il pas être dérangé ? Certainement, même... Elle s'arrêta à un ou deux mètres de l'entrée. Peut-être pas à une distance aussi respectueuse que celle habituellement respectée par les centaures, mais après tout, elle logeait ici, elle. Enfin, s'il voulait bien l'héberger à nouveau.
"Neffen ? Est-ce que je peux poser mon sac dans ta tente ? Mais je peux attendre si tu es occupé..."

" Non, non, entre !" fit la voix guillerette du shaman.
Une seconde plus tard, il entrouvrait le pan de la tente et lui décochait un sourire joyeux. Une fumée roussâtre, à l'odeur forte, s'échappa de derrière lui, et il fit la grimace.
" Désolé, je cuisine, se défendit-il tout en battant en retraite à l'intérieur. Mais fais comme chez toi. Tu connais la maison."

Astrée sourit à Neffen et le suivit à l'intérieur. L'odeur la fit grimacer.
"Tu cuisines encore des champignons ?"
La cuisine n'était peut-être pas sa fonction, mais il y passait pourtant beaucoup de temps, entre les champignons et autres plantes qui lui donnaient accès à la mémoire des lieux, et les potions comme celle qu'il lui avait fait ingurgiter l'avant-veille pour la requinquer.
Elle se dirigea vers la tenture masquant son couchage, déposa son sac, et revint vers Neffen, s'asseyant en tailleur sur le sol à distance raisonnable de la source de fumée. Elle espérait ne pas le déranger par sa présence.

" Des champignons, de la bave de crapaud, quelques pattes d'araignée, une aile de chauve-souris, l'antenne d'un escargot, de la poussière d'étoile, du poil de fouine et de l'haleine de bouc !" rétorqua Neffen.
Il leva sa cuillère en bois et huma le mélange, manifestement peu impressionné par ses propres compétences.
" C'est l'essence de ma fonction, ces petits mitonnements. Si ça sent trop mauvais ce soir, nous aérerons, ne t'en fais pas."
Il lui sourit.
" Comment s'est passé ton voyage parmi les tiens ?"

La liste abracadabrante des ingrédients fit sourire Astrée, mais elle se retint de rire franchement. Parce qu'après tout, sait-on jamais, peut-être qu'il y avait un peu de sérieux dans tout cela. Bon, un tout petit peu seulement...
"Humide, répondit-elle à sa question. Glacial. Et assez angoissant, j'ai cru un moment qu'on n'y arriverait jamais. Mais l'essentiel est que Byron soit sain et sauf..."
Ou peut-être que lui ne considérerait pas cela comme essentiel ?

"J'ai aperçu Sheldon, ajouta-t-elle après un instant de réflexion, en fronçant les sourcils. Et... quelque chose de bizarre aussi. Il y a un petit groupe d'humains qui le torturent, la nuit, en cachette des autres, par des moyens magiques.
Elle frissonna au souvenir de la scène.
"Cela peut n'avoir aucune importance... enfin, je suppose que pour un centaure, ça n'en a absolument aucune. Mais les villageois que j'ai rencontrés m'avaient dit qu'il n'y avait pas de mage parmi eux. Il y a bien un prêtre, mais pas mauvais, enfin je ne crois pas. Le fait que cet homme agisse en cachette me semble suspect. En fait... Je me demande s'il ne pourrait pas y avoir un petit groupe d'hommes, là-bas, qui auraient pu influencer les autres au point d'en arriver à la situation actuelle."
Elle soupira et baissa la tête, poursuivant sur un ton désabusé.
"Mais peut-être aussi que je me trompe complètement, que je veux juste leur chercher des excuses, m'accrocher à l'idée qu'ils ne sont pas tous mauvais à ce point... Et puis, même s'il y a bien un petit groupe à l'origine de tout ça, ça ne change pas grand-chose à la problématique actuelle.

Elle pouvait tenter de tirer cette histoire au clair. Mais ensuite ? Est-ce qu'il y avait quelque chose de suffisamment grave, là-dessous, pour faire éventuellement réagir les autres villageois ? Pas forcément. Et même s'ils arrêtaient la poignée d'hommes en question, leurs habitudes de vie et leur attitude vis-à-vis des centaures étaient maintenant trop bien ancrées en eux pour qu'ils changent quoi que ce soit à leur conception des choses.
Elle se demanda, un instant, si c'était la perspective de la guerre imminente qui la rendait pessimiste à ce point. Non, pas pessimiste : seulement trop réaliste. Neffen avait raison quand il disait qu'il fallait chasser les villageois d'ici. Et Byron avait raison quand il disait que l'alliance avec les orques était la seule solution pour y parvenir. Elle perdait son temps à essayer désespérément de trouver une alternative. Il n'y en avait pas.

Neffen se tourna vers elle et la dévisagea un moment, sa cuillère en bois, dressée, une expression indéfinissable sur les traits. Ses yeux se plissèrent, un sourire revint, il secoua la tête, puis retourna à sa concoction.
" Qu'est-ce qui te fait penser que ces gens le torturaient, au juste ? demanda-t-il finalement. Qu'est-ce qui te fait penser que ce n'était pas le contraire ? Est-ce parce que tu as perdu toute foi en ton espèce ?"

La question déstabilisa complètement la rôdeuse. Elle ouvrit la bouche pour bafouiller.
"Je... Non... je..."
Elle secoua la tête et répondit avec tristesse.
"Je n'ai pas perdu foi en mon espèce... Mais peut-être un peu, tout de même, en ceux d'ici, quand je vois ce qu'ils font..."

Elle essaya de se remémorer la scène. Elle revoyait le centaure se tendre sous l'effet du sort. De la souffrance.
"Sheldon se tendait lorsque le rayon vert le frappait. Comme s'il avait mal. Après, je... c'est vrai que j'ai pu mal interpréter. Peut-être que ça aurait pu être juste de la peur, de la haine, ou une sensation désagréable, comme lorsque Leanne m'a soignée.
Oui, bien sûr, ça aurait pu aussi être ça... mais...
"Et puis, spontanément, je n'ai pas imaginé que des gens puissent se cacher pour soigner quelqu'un... Si on se cache, c'est pour faire du mal. Mais c'est vrai que là-bas les choses sont faussées, et qu'effectivement quelqu'un qui voudrait soigner Sheldon agirait en cachette. Ca ne m'a juste pas traversé l'esprit... Il semblait souffrir... Peut-être aussi parce que j'ai du mal à imaginer cela, venant d'une communauté qui considère les centaures comme de simples bêtes ou des ennemis à abattre. "
Elle grimaça.
"C'était en tout cas ce que semblaient pensaient les quelques montequins que j'ai côtoyés. Mais peut-être d'autres sont-ils différents. Et donc... tu peux effectivement avoir raison."

Elle se sentait honteuse de n'avoir pas envisagé autre chose que de la violence envers Sheldon. Avait-elle, comme le disait le shaman, perdu foi en ceux de son espèce ? Mais s'ils le soignaient, quel serait leur objectif ? Si Sheldon résistait trop, les villageois allaient se contenter de le tuer. Si des Montequins voulaient lui venir en aide, ils feraient mieux de le libérer, mais ça leur serait sans doute aussi difficile qu'à elle. Ou alors ils voulaient juste apaiser un peu ses souffrances...
Elle finit par pousser un profond soupir, entourant ses jambes de ses bras et posant son menton sur ses genoux.
"Je ne sais plus quoi en penser maintenant. Je crois... qu'il faudra que je creuse cette question. Que je sache."
La façon la plus efficace de le savoir serait de demander à Sheldon lui-même. S'il acceptait de lui répondre. Sinon, il lui faudrait les épier, les suivre.
Et en même temps... Est-ce que ça pouvait changer quoi que ce soit à la guerre qui se préparait, maintenant ? Elle avait conscience que cette échéance lui minait le moral et l'empêchait de réfléchir sereinement. Combien de temps lui restait-il avant qu'il ne soit trop tard ?

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine