La Couronne de Cuivre

" Misère, il est increvable." s'exclama Hubert avec le sourire.
Mais c'était peut-être une preuve supplémentaire de son caractère peu raisonnable, tout bien considéré. Peut-être ne devait-il pas s'en réjouir.
" Bon, je vais m'habiller et monter en selle, puis j'irai le voir. A tout à l'heure."
Le paladin louvoya entre les chariots, à la recherche de Grand Vent, puis eut soudain une idée et changea d'itinéraire pour rejoindre le véhicule qui abritait Ruth et Alban. Il se posta devant et s'éclaircit la gorge.
" Ruth ? Est-ce que tu es là-dedans ? Est-ce que tu peux sortir ?"

-J'arrive !
Le pan de toile fut rejeté de côté et une petite boule d'énergie fusa littéralement hors du chariot.
-Bonjour, m'sire ! s'exclama la fillette. Oh, vous avez meilleur mine qu'hier ! Sauf votre respect...
Elle-même avait les traits tirés mais semblait malgré tout en forme.

" Et bien toi... Tu as l'air... passablement fatiguée."
Il baissa le ton.
" Est-ce qu'Alban est à l'intérieur ?" articula-t-il sans parler.
L'écuyer avait sans doute rejoint son maître, sitôt la nouvelle de son éveil connue, mais il voulait en être certain.

Elle secoua la tête.
-Non, m'sire, chuchota-t-elle, bien que ce ne soit pas nécessaire. Un garde est venue quand il faisait encore nuit, pour lui dire que messire Robert était réveillé. Alors il est parti avec lui. Et il est repassé tout à l'heure juste pour dire qu'ils allaient rester ensemble.
Elle soupira.
-J'suis un peu déçue, le voyage il aurait été moins ennuyeux si Alban était resté. Mais je suis quand même bien contente pour lui. Et pour messire Robert, bien sûr.

" Tu le reverras sûrement bientôt. Dès que Robert sera à nouveau en selle, Alban devra probablement retourner dans un chariot... Pourquoi pas le tien, si cela vous convient à tous les deux ?"
Il jeta un oeil derrière l'épaule de la petite fille.
" Crois-tu que tu puisses t'éclipser un peu avant le départ ? J'ai un travail à te confier. Rien qui devrait t'empêcher d'être de retour au moment où nous démarrerons, cependant. Au pire, je te raccompagnerai."

Ruth parut ravie.
-Bien sûr que j'peux ! Surtout si c'est vous qui le demandez ! Si vous pouvez attendre juste un peu, faut que je prévienne ma mère...
A peine partie, déjà revenue.
-Alors, m'sire ? Qu'est-ce que vous voulez que je fasse ?

" Viens avec moi." dit-il avec le sourire.
Il l'entraîna entre les chariots, en direction de Grand Vent.
" Avant tout... Comment s'est passée la nuit ? Tu as une petite mine... J'espère que vous avez pu dormir..."
Peut-être, à la réflexion, aurait-il dû veiller sur le gosse, mais il le connaissait à peine, tandis que Ruth était son amie... C'était trop tard, de toute façon, et Alban serait bien entouré la nuit suivante, près de son maître.

Ruth baissa les yeux.
-J'vous demande pardon, mais j'ai juré à Alban que je dirai rien de rien. A personne.
Elle releva la tête, osa même un sourire.
-Enfin, je lui ai juré que je dirai rien à personne SAUF s'il se passait un truc vraiment grave, un truc qui m'inquiéterait vraiment, parce que là, je lui ai dit que j'en parlerai. Je lui ai pas laissé le choix, alors il a fini par être d'accord. Mais il était pas content.
Soupir.
-Mais donc... S'est rien passé de vraiment vraiment grave.

Hubert grimaça mais il n'était pas du genre à essayer d'amener un enfant à rompre un serment. Sans doute Alban avait-il fait des cauchemars pénibles, c'était prévisible... Le contraire aurait même été surprenant. Il espérait que la présence de Robert pourrait désormais rasséréner le môme, même si le temps seul pourrait apaiser les choses.
" Je suis heureux que tu sois là pour lui, Ruth. Tu es une amie irremplaçable." lui dit-il.
Il s'arrêta et lui sourit malicieusement.
" Mais puisque tu ne vas rien me raconter, avec raison, je vais tout de suite te mettre au travail. Nous partons incessamment. Il me faut une cotte de mailles, la mienne est fichue, et je n'ai pas le temps de me mettre en harnois. Peux-tu essayer de me trouver ça ? Il me semble que le chariot de l'armurerie a une bâche bleue. Si c'est trop lourd, envoie quelqu'un me la porter. Je serai sur le côté gauche de la colonne, à la jonction entre la partie matériel et la partie personnes. Je bavarderai probablement avec Robert... Si tu n'as pas envie de le voir aussi vite, planque-toi et fais un cri d'oiseau... Je viendrai te rejoindre."

La petite fille blêmit en comprenant qu'elle devrait s'approcher du conseiller. Toutefois, après une brève hésitation, elle secoua la tête.
-Non, je préfère pas me cacher. Si messire Robert veut me punir, et bien... D'accord. Je l'ai mérité.
Elle eut un sourire résigné.
-Bon, je vous apporte ça tout de suite ! conclut-elle avant de filer.
Le paladin trouva son supérieur à l'endroit indiqué, installé sur le banc du conducteur. Emmitouflé dans une épaisse couverture, son teint manquait encore de couleurs, mais c'était sans commune mesure avec son aspect cadavérique de la veille.
-Bonjour, Hubert, content de vous revoir, lança-t-il à l'intéressé.
A ses côtés se tenait Alban, revêtu d'une cotte de mailles flambant neuve. Lui aussi était pâle, ce qui faisait encore davantage ressortir les cernes sombre qui s'étendaient sous ses yeux. Ce qui ne l'empêchait manifestement pas d'être très fier à la fois de la position qu'il occupait, et de la tenue qu'il avait revêtue.

Hubert faillit lui faire un commentaire sur son caractère peu raisonnable mais s'abstint. Il était heureux de le voir debout à défaut de le trouver très vaillant. La mine d'Alban était plutôt touchante, quant à elle, il avait l'air fier comme un paon dans sa cotte de mailles rutilante. Sans doute était-ce un cadeau que le chevalier lui avait fait le matin même... Il avait été héroïque, indéniablement.
" Moi de même, Robert, dit-il, souriant. J'imagine que les dispositions pour cette journée n'ont pas changé... Je viendrai vous voir régulièrement pour vous tenir au courant de notre progression et d'éventuelles difficultés. D'ici là, je vous souhaite bonne route, à tous les deux."
Il manqua ajouter quelque chose à propos de ne pas hésiter à prendre du repos, mais il avait l'impression qu'on lui renverrait ses bons conseils à la figure...

-Voici votre cotte de mailles, m'sire !
Ruth le rejoignit avant qu'il n'ait tourné les talons. Puis, inspirant profondément, elle fit face au chevalier et se fendit de ce qui se voulait être une révérence.
-Bonjour, messire Robert... lâcha-t-elle d'une toute petite voix.
-Bonjour, Ruth.
Il la toisa sévèrement.
-Inutile de te dire que je ne suis pas fier de ton comportement d'hier. Comportement qui mérite assurément une bonne fessée.
Le sang quitta le visage de l'intéressée en même temps qu'il affluait à celui d'Alban.

Hubert resta circonspect, observant la gamine à ses côtés, puis le chevalier, enfin l'écuyer. Est-ce que Robert était sérieux ? Avait-il vraiment l'intention de frapper la petite fille ? Devant tout le monde, en plein départ ? Non. Ce n'était pas possible. Ruth avait fait une erreur, et elle méritait sans doute d'être punie, mais... pas comme ça. Elle n'avait pas cinq ans. Et cela n'avait aucune utilité, sinon de l'humilier en public... Et l'humiliation n'était jamais un bon châtiment. Il ne dit donc rien, ne fit rien non plus, bien que la tentation de soustraire Ruth à cet échange soit grande, et revêtit la cotte de mailles que la gamine lui avait rapportée. Cela devait être du bluff, rien d'autre.

Robert se pencha vers la gamine.
-En revanche, je suis extrêmement fier de ton comportement depuis cet incident, comportement qui, lui, mérite des louanges. Car il témoigne que tu as pris conscience de ton erreur et que tu as décidé de faire en sorte qu'elle ne se reproduise plus. Je le sais de source sûre.
Il sourit.
-L'affaire est donc close, n'y revenons plus. A présent, je tiens à te remercier pour avoir tenu compagnie à mon écuyer. Je t'en suis redevable.
Il tendit la main et lui ébouriffa les cheveux.
-A présent, file rejoindre ton chariot. A moins que tu n'acceptes de te serrer sur ce banc où nous sommes déjà à l'étroit...
Ruth, incrédule, regarda alternativement le chevalier et le paladin.

Misère, Robert avait failli le piéger, lui aussi...
Hubert sourit, se pencha pour attraper la gamine par la taille et puis la déposa sur le banc du chariot.
" Je vais prévenir ta mère." dit-il avec un clin d'oeil.
Il salua ensuite les trois compères, mit Grand Vent au trot pour aller avertir Ingrid, avant de rejoindre sa position habituelle, en bordure du convoi. Juste avant le départ, il prit finalement le temps de croiser les mains sur sa poitrine et d'en appeler au pouvoir curatif de Lathandre. Un picotement rayonna depuis son omoplate, effaçant la douleur et le souvenir ténu d'une main qui s'y était posée. Rasséréné, le paladin avisa les hommes sous ses ordres, attendit le signal des responsables de l'appel, puis se mit en marche. Une nouvelle journée pouvait commencer... en espérant qu'elle soit moins mouvementée que la précédente.

Elle le fut.
Le temps était glacial, malgré les nombreuses éclaircies qui leur permettaient de profiter des pâles rayons du soleil hivernal.
Le paysage était monotone, sinistre. Mort, en un mot.
Mais aucun monstre ne se manifesta. Hubert ne reçut pas même un rapport inquiétant de ses éclaireurs.
Vers les quatre heures de l'après-midi, ils atteignirent une basse éminence au sol caillouteux, plantée de quelques arbres dénudés. Endroit déprimant comparée au petit paradis de l'avant veille. Mais au moins pourraient-ils monter un véritable bivouac.
Lorsque son chariot passa près du paladin, Robert en descendit, un peu roide, et se porta à sa hauteur.
-Si vous en êtes d'accord, je vais vous laisser superviser le cordon de sécurité. Je dois respecter mes engagement auprès d'Agnès puis assister à un bref conseil. Il faut que nous mettions en place le vote concernant le trésor... Pour le reste, je crois que nos officiers ont décidé de s'occuper des sentinelles cette nuit, que nous le voulions ou non. Voilà qui nous forcera à respecter notre bonne résolution de nous ménager...

Hubert avait apprécié cette journée tranquille, même si la monotonie l'invitait aux ruminations, et donc aux interrogations. Il ne fut donc pas mécontent de voir arriver l'étape où ses responsabilités lui occuperaient à nouveau davantage l'esprit. Il accueillit donc l'apparition de Robert avec un mélange de soulagement et d'anxiété.
" Bien sûr, je m'en occupe." dit-il pour répondre à sa question.
Il hésita une seconde.
" Si vous avez un moment avant de vous coucher, cependant, j'aurais aimé... que nous puissions parler d'hier. Enfin... Ça peut attendre, aussi. Je ne veux pas vous encombrer l'esprit avec ça alors que vous êtes... convalescent."

-Aucun problème pour que nous discutions. Sincèrement, je préfère de loin m'occuper le corps et l'esprit plutôt que de rester oisif, en proie à mes pensées. C'est pour cela que j'ai pris le risque d'encourir la colère d'Agnès... Écoutez, nous n'avons qu'à manger ensemble, Ou nous retrouver juste avant le repas, si vous souhaitez que nous parlions loin des oreilles indiscrètes.
Il le salua puis s'en fut d'un pas plus lent qu'à l'ordinaire.

***

Pour les Académiciens, le voyage était également terminé, et il s'était avéré aussi paisible que pour les hommes de l'escorte.
En somme, la journée s'était révélée des plus ordinaires, faite de travail, de lecture, de discussions et d'une partie d'Hermines - Albérich vainquit Agathe, avec un peu plus de difficultés cependant qu'il n'en avait éprouvées face à sa consœur.
Au final, la seule différence avec les trajets précédents, c'est que Giovanni se fendit du récit de leurs exploits dans le tumulus. C'était un bon conteur, et il veilla à mettre en valeur tous les membres de l'expédition, le Luménien y compris, dont il salua le calme même dans l'antre du monstre, son rôle apaisant aux côtés de Ruth et sa participation au transport du trésor, le tout sans ironie aucune. En revanche, chose étonnante, il passa ses propres exploits complètement sous silence. Enfin, il ne dit mot de ce qu'il savait du calvaire d'Alban. Il loua au contraire la vaillance du petit garçon et décrivit en termes des plus épiques la manière dont il avait détruit le phylactère, après que Ruth et lui l'aient miraculeusement découvert.

Giovanni était assurément un bon conteur, et sa modestie un peu troublante, mais Albérich ne pouvait s'empêcher d'estimer que son propre nom aurait dû être complètement effacé de l'épisode. Même si le barde l'avait généreusement mis en valeur, il restait que le contraste avec les autres protagonistes était affligeant et le remplissait d'amertume. Il n'avait jamais été un grand combattant, mais la gestion des morts-vivants avait toujours été dans ses attributions. C'était un domaine clé de la foi lathandrite. Il était encore allé à Dargyll quelques jours avant son enlèvement... Alors cheminer dans ce tumulus déserté, complètement impuissant... Ça avait été une expérience douloureuse, oui. Désagréable. Et sans doute l'enseignement à en tirer était qu'il devait se tenir à l'écart de ce genre de lieux, exactement comme il évitait le dispensaire d'Agnès... Il avait pourtant soigné des blessés, la veille, après l'assaut... C'était un mouvement tellement naturel, pour lui. Mais il serait éternellement en seconde ligne, le pis aller quand les clercs auraient terminé leur office et vidé leur énergie. Non, tout ça n'était pas bon pour le moral.
Heureusement d'autres conversations survinrent, d'autres débats, et les chariots s'immobilisèrent avant la nuit. Le cadre était nettement plus sinistre, cette fois. Il faisait froid et gris, et Albérich s'enveloppa dans son manteau pour aller se dégourdir les jambes au dehors. Il observa le campement qui s'érigeait, la tente de l'intendance, les chevaux qu'on rassemblait, la ronde des chariots, une première table, et puis la nuée d'enfants qui partaient à la rencontre de ce brave Gabriel et de son énergie inépuisable. Comme il demeurait réfractaire à cette oisiveté forcée, il se dirigea à nouveau vers les cuisines de fortune et les directives de Gus, qui serait sûrement déjà à pied d'oeuvre.

Le ci-devant tavernier l'accueillit avec sa chaleur coutumière et, après avoir fait mine de résister - "Allons, m'sire, vous êtes vraiment sûr que vous voulez faire ça ?" -, ne se fit plus prier pour l'adjoindre aux éplucheurs. Il y avait parmi eux de nouvelles têtes mais même ces dernières le saluèrent amicalement. Toutes, sauf une qui, si elle parvint sans doute à tromper l'ensemble de l'assemblée, lui parut malgré tout d'une froideur manifeste : c'était Roxane. Elle était assise aux côtés d'une aïeule aux allures de centenaire qui maniait le couteau avec une habileté déconcertante tout en narrant allègrement son histoire à la jeune barde.

Albérich ne s'offusqua pas de la froideur de la jeune femme. Il savait l'avoir mérité. Il aurait dû aller vers elle depuis longtemps, pour s'excuser, aussi décida-t-il de profiter de l'opportunité. Avec un peu de chance, ils seraient libérés en même temps de leur tâche, et il pourrait lui emboîter le pas. Roxane paraissait le genre de femmes à refuser la conciliation par principe, cependant, pour le faire mariner un moment, mais il se sentait capable d'encaisser la rebuffade sans broncher et de revenir, repentant, aussi longtemps que cela serait nécessaire. Contrairement à un certain paladin de sa connaissance, il n'avait finalement pas tellement de problèmes d'amour-propre. Mais c'était prématuré car il y avait une montagne de légumes à préparer, et la barde était en train de travailler, manifestement, récoltant les petites histoires de chacun comme elle lui avait expliqué en avoir l'intention. Il commença donc son labeur d'éplucheur, écoutant les conversations d'une oreille distraite, avant tout concentré sur le maintien de l'intégrité de ses doigts.

La plupart des conversations portaient sur les événements de la veille. Les éplucheurs qui ne partageaient pas le même chariot se donnaient des nouvelles, s'expliquaient comment ils avaient vécu la situation. Cela avait été éprouvant, indéniablement. Cependant, la manière dont leurs forces armées avaient repoussé l'assaut sans que les civils soient atteints par celui-ci faisait l'admiration, incitait chacun à l'optimisme. Ni panique ni désir de rebrousser chemin, donc : simplement la conviction qu'ils pourraient aller au bout de leur projet, du moins s'ils se montraient vigilants et si chacun, selon ses moyens, ne serait-ce qu'en se pliant scrupuleusement aux règles, contribuait à la sécurité du convoi.
On parlait aussi beaucoup de l'expédition dans le tumulus. On louait la vaillance des participants - Albérich récolta d'ailleurs son lot de compliments pour avoir osé descendre dans la sépulture maudite -, on plaignait les blessés, on se félicitait qu'ils soient tous remis sur pied et qu'aucune perte ne soit à déplorer. Quant au trésor, il faisait la joie de tous, car il semblait assurer des jours heureux à la communauté : l'avis général était en effet que la majorité des richesses devait aller remplir les caisses de cette dernières, tandis que les armes et autres objets magiques constitueraient une juste récompense pour ceux qui les avaient découverts. Enfin, si l'"exploit" de Ruth fut évoqué, avec des commentaires tels qu'"Ah, les gosses !", il n'y eut pas de commentaires réellement dépréciatifs. Peut-être en serait-il allé autrement si des morts en avaient résulté. A moins que, connaissant parfaitement les liens entre le fillette et Hubert, les gens ne préfèrent tenir leur langue en présence de l'ami du paladin.
Les minutes passèrent ainsi. Les heures, aussi. On finit par venir à bout des légumes et par se lever. Roxane sortit parmi les premiers, escortant toujours l'ancêtre. Au dehors, la nuit était tombée, et un vent glacial faisait grincer les branches des arbres qui surplombaient la place ménagée au centre du camp, la place où les tables avaient depuis longtemps été installées.

Albérich avait apprécié cette plongée dans le quotidien des membres du convoi. Il commençait à reconnaître des visages, à leur associer des noms, quelques bribes de biographie, à tracer les liens entre les gens, anciens amis, cousins, parents, à se créer une image de la communauté qui ne soit pas réduite aux Académiciens et aux militaires que fréquentait Hubert. Cela lui rappelait les temps bénis des taudis luméniens, les ambiances de taverne, de marché, les arrière-cours et les ruelles, les pièces enfumées où s'entassaient des familles entières, la salle d'attente du petit dispensaire. Bien sûr, même là, il était resté un étranger, car personne n'ignorait qu'il était clerc et qu'il pouvait à tout moment retourner dans le confort du Temple, loin des turpitudes qui faisaient le quotidien des gens, mais il avait été adopté, petit à petit, sans jamais tenter de se faire passer pour ce qu'il n'était pas, en offrant sans rien attendre, curieux, sensible, attentionné. Une autre personne, sans doute, dont la force était intacte, chaque matin, ravivée par l'aube et la foi en son dieu. Mais Albérich parvenait parfois à retrouver cette ombre de lui-même, reconnaissait un élan ou une pensée, et cela le faisait sourire. Un sourire un rien nostalgique, cependant, mais pas complètement douloureux pour autant.
Quand Roxane s'éloigna, il la suivit à bonne distance, guettant une possibilité de l'aborder, mais prêt à renoncer si elle lui envoyait un signal clair ou si elle faisait mine de disparaître durablement avec la vieille femme qu'elle escortait.

Qu'elle ait choisi de l'ignorer superbement ou, simplement, qu'elle ait été trop absorbée par l'histoire qu'on lui narrait, Roxane ne parut pas se rendre compte qu'Albérich la suivait. Elle marcha encore un moment en compagnie de la vieille dame puis, quand celle-ci prit congé, elle alla s'installer à une table, dans le cercle mouvant de lumière projetée par un flambeau, tira parchemin, plume et encrier des vastes poches de son manteau et commença à griffonner quelques notes, ce qu'elle n'avait pu faire précédemment : en effet, elle avait accompli sa part d'épluchage.

Albérich hésita à aller la déranger. Si elle avait mille informations en tête, toute interférence risquait de la déconcentrer et elle pourrait lui en vouloir d'avoir gâché sa prise de notes. Il demeura donc debout, incertain, pendant plusieurs minutes tandis qu'elle s'épanchait sur le parchemin. Au bout d'un moment, il commença à se sentir vaguement ridicule, planté comme un poireau au milieu du passage, et, prenant son courage à deux mains, il s'assit en face d'elle. Pas complètement en face, mais à un endroit où elle ne pourrait manquer de le remarquer si elle levait les yeux. Il n'avait pas l'intention de l'interrompre, mais pas non plus de faire semblant de rien. Il voulait qu'elle sache qu'il s'était mis là pour entrer en interaction avec elle. Il savait qu'il pourrait juger de son opinion à ce propos dès le premier regard échangé.

Roxane resta rivée à son parchemin dix bonnes minutes encore. Mais lorsqu'elle releva les yeux, ce fut pour les planter directement dans ceux du Luménien. Ce qu'il y découvrit n'augurait rien de bon.
-Alors, quelle grande conclusion avez-vous tiré de vos observations ? lâcha-t-elle sèchement. Que prendre ainsi des notes en public est une entorse à la déontologie ? Que je suis inconséquente en ne m'étant pas retirée à l'abri des regards indiscrets, en n'ayant pas fait en sorte d'écarter tout risque que soient divulguées les confidences dont on vient de ma gratifier ?

Il affronta la bourrasque sans reculer, s'efforçant de laisser son expression refléter son embarras.
" Je n'avais pas l'intention de vous surveiller, je cherchais juste à ne pas vous déranger. Mais je voulais vous parler pour m'excuser de mes propos maladroits de l'autre soir, dit-il quand elle en eut terminé. La conversation a brusquement dérapé et je crains de n'avoir pas exprimé clairement ce que je voulais dire. Je sais que vous avez pris mes paroles pour une insulte, je le regrette, et je vous présente mes excuses. Je ne vous oblige pas à me pardonner, cependant, mais je voulais... que les choses soient dites."

-Le problème, voyez-vous, c'est que pour accepter des excuses ou des explications, il faut être convaincu de leur sincérité. Or, ça n'est pas tout à fait mon cas. Parce que je n'arrive pas à vous cerner.
Son expression ne s'était en rien adoucie.
-D'un côté, il y a ce que vous donnez à voir la plupart du temps. Un homme blessé mais bienveillant, retenu mais pas renfermé, n'ayant pas encore trouvé sa place mais désireux de se rendre utile ; un homme que son passé auguste n'a pas rendu inaccessible. Et de l'autre côté, il y a ce qui transparait, parfois. Une tendance à émettre des jugements à l'emporte-pièce. Des jugements négatifs, évidemment. Comme le ferait quelqu'un qui se prend pour un grand sage, ou quelqu'un chez qui l'aigreur et l'amertume ont pris le dessus. Laquelle de ces deux facettes reflète la véritable nature d'Albérich Megrall ?
Elle soupira.
-Je n'en sais rien. Je ne vous connais pas assez pour trancher.

Cette fille était violente... et subtile. Mais s'il reculait maintenant, la situation serait irrémédiablement cristallisée et elle partirait avec un jugement très négatif le concernant. Il ne voulait pas être aimé de tous, mais il se sentait mal compris.
" J'aimerais espérer que la première facette est plus juste, dit-il, mesuré. Cependant, je ne pense pas que nous puissions réduire nos êtres à une liste de qualificatifs, valables en toutes occasions. Je sais que nous sommes timides ou expansifs, couards ou téméraires, généreux ou égoïstes, selon les contextes, les moments, les interlocuteurs. Alors, peut-être que oui, il est des instants où je me prends pour un grand sage, et des instants où je suis amer et aigri. Je n'oserais jamais prétendre le contraire. Mais je ne pense pas que ce soit incompatible avec le reste. Quant à mes jugements à l'emporte-pièce, je vous trouve bien dure avec moi. Si je vous avais rangée dans une case, je ne serais pas en train de vous parler. De plus, ma conviction est davantage que nous nous sommes mal compris... Je voulais juste vous dire que la sincérité était à mon sens plus utile que la curiosité. Mais je ne voulais pas sous-entendre que vous étiez dénuée de sincérité, contrairement à ce que l'embrasement de notre conversation vous a manifestement fait croire. Mais je reconnais que ma formulation était mal choisie. J'étais sur la défensive et mes mots ont dépassé ma pensée. Un peu comme un duelliste qui finit par oublier qu'il est à l'entraînement, je suppose."

-Tout ce que vous dites est logique, compréhensible. Sage, même. Cependant, sachant que vous avez évolué dans les hautes sphères religieuses et politiques, milieux où les intrigues excluent toute forme de sincérité, je pourrais n'y voir qu'une manœuvre bien tournée...
Nouveau soupir.
-Mais je ne vois pas quel intérêt vous auriez à l'entreprendre, puisque je ne suis assurément pas quelqu'un d'important. Et par ailleurs, je ne vais pas me rendre coupable des travers que je dénonce.
Elle croisa les bras.
-Jusqu'ici, nous avions eu une discussion agréable et une autre désagréable. A présent, nous en avons une qui se situe entre les deux. Je pense par conséquent que la balance est en équilibre et le moment opportun pour repartir de zéro. Attendons donc de nous connaître mieux pour nous juger mutuellement. Qu'elles soient positives ou négatives, ces opinions auront au moins l'avantage d'être fondées sur du concret.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée