La Couronne de Cuivre

Kasumi ne voyait pas vraiment ce qu'il pouvait dire pour tenter de l'apaiser et rendre cette attente moins insupportable. Il se contenta donc de se glisser sous les draps et de la serrer dans ses bras, sans un mot, juste pour dire qu'il était toujours là. Et espérait l'être toujours malgré ses autres préoccupations. Que c'était bien là ce qui lui importait le plus, qu'elle était sa priorité.

Elle ne le repoussa pas, et se blottit silencieusement contre lui. Les minutes s'écoulèrent, sans qu'un mot soit prononcé. il eut l'impression que sa respiration se faisait plus régulière, que sa tension refluait, peu à peu.
Ce fut elle qui rompit finalement le silence, alors qu'il la croyait endormie et s'apprêtait à glisser lui aussi dans le sommeil.
" Tu pars demain ?"

La question l'arracha à la torpeur et il sentit l'appel du sommeil refluer brusquement. Il ne servait à rien de repousser l'échéance : la période était idéale, surtout avec cette pluie providentielle et il n'attraperait pas les malarites en courant dans les bois sans objectif : ils auraient toujours une longueur d'avance à ce jeu. Il était grand temps d'en changer les règles.

Evidemment, le problème des loups restait quasiment entier et il s'en voulut de n'avoir pas pensé à interroger Hortense à ce sujet. D'autant plus que les Malarites pouvaient se montrer plus agressifs s'ils percevaient ce qu'il s'apprêtait à faire. Pourtant il n'hésita pas à répondre :

- Après demain je pense. Je voudrais consacrer la journée de demain à repérer le lieu idéal pour planter le gland. Donc tu devras me supporter encore un soir !

Il avait tenté de plaisanter mais le cœur n'y était pas vraiment. Pas du tout, même.

Elle haussa les épaules.
" Ne t'en fais pas, va. Je sais bien que tu dois le faire... Et puis, on aura tout le temps de passer du temps ensemble après, non ? Enfin, j'espère que tu n'auras pas besoin de passer tout ton temps auprès de ce bosquet pendant des mois ou des années..."
Elle soupira.
" Tu sais pour combien de temps tu en auras, là ? Jusqu'à la fin du mois prochain ? Et tu penses pouvoir revenir de temps en temps ? Parce que si tu pars si longtemps... et bien il faut que je te prépare quelques provisions demain, tout de même. Tu auras besoin de quelques denrées difficilement trouvables dans la nature..."

Il lui sourit dans l'ombre et déposa une bise sur sa joue avant de répondre d'une voix douce et rassurante :

- Tu dois bien savoir que je suis incapable de survivre bien longtemps loin de toi dans la nature ! Je compte revenir de temps en temps mais je ne veux pas non plus prendre le risque de m'éloigner plus d'une demi journée de la clairière...

Sans compter qu'il serait plus prudent d'éviter de se déplacer trop souvent au risque d'attirer une attention malvenue.

- Et concernant ton autre question : Hortense m'a assuré que le Bosquet saurait se défendre tout seul une fois que l'arbre aurait poussé. Alors, même si je m'y rendrai régulièrement, nous aurons tout le temps pour nous trois.

La rôdeuse posa machinalement une main sur son ventre, rêveuse.
" Ça me rassure..."
Elle finit par secouer la tête et sourire.
" Mais pour ce qui est du mois prochain, n'hésite pas, si tu as besoin de rester là-bas en continu, si tu sens que c'est nécessaire... Bien sûr, je vais énormément m'ennuyer de toi, je ne sais pas comment je vais survivre tout de temps... Mais je ne voudrais pas que le chêne meure par ma faute, tu comprends."

Il lui caressa les cheveux et poussa un soupir rassuré et soulagé avant de répondre :

- Oui, je comprend. Et je comprend aussi que c'est difficile pour toi que je m'absente en cette période si particulière. Je n'en aurais pas envie si j'avais le choix mais je me rassure que l'on puisse malgré tout rester en contact tous les deux : j'espère que ça ne dérangera pas Vif-Argent de porter des messages à sa maîtresse ! Et songe que tu pourras me demander absolument tout ce que tu veux et que je serai très réceptif ensuite !

" Je te confierai Vif-Argent lorsque tu iras planter le gland, pour qu'il repère l'emplacement de la clairière. Ensuite il saura te retrouver..."
Elle laissa échapper un soupir.
" Mais donc... On va attendre ton retour pour déménager. Je devrais pouvoir commencer à récupérer certaines choses, si tu m'autorises quelques achats ou un peu de troc. Et puis, ça m'occupera pendant ton absence... j'avoue que j'ai hâte d'y être."

Il n'allait certainement pas la freiner dans ce beau projet qui leur tenait à tous deux à cœur et qu'elle pourrait accomplir pendant son absence :

- Je trouve que c'est une excellente idée et il ne faudra surtout pas hésiter à puiser dans la bourse que je laisserai de toute façon ! J'ai vraiment hâte qu'on emménage enfin et si tu trouves de jolis meubles, on s'y sentira encore plus vite chez nous. Je veux dire, Martha est gentille et je l'apprécie beaucoup mais ce n'est pas pareil et je me sens un peu gêné de l'envahir ainsi.

" Et encore, tu es sur les chemins les trois quart du temps ! Moi, ça me pèse de plus en plus d'être coincée ici en sa compagnie. Même si elle est adorable, j'ai besoin d'être un peu seule de temps en temps... et surtout de ne pas être enfermée entre quatre murs, de bouger ! Mais ça... il faut que je fasse une croix dessus probablement jusqu'à l'automne... Mais n'empêche que je me sentirai mieux lorsqu'on aura notre maison..."
Son regard se fit rêveur.
" Ca fait tout drôle, de parler de notre maison... Tout ça va tellement vite... j'ai besoin de temps pour me faire à l'idée, je crois."

La réponse du rôdeur ne se fit pas attendre, sincère et affectueuse.

- Oui, il faut prendre le temps de prendre un peu de recul pour savourer ces instants ! Mais je trouve surtout que c'est une sensation délicieuse et grisante. Bon, je sais que tu me mèneras parfois la vie dure aussi mais ce n'est pas grave : je t'aime !

" Moi aussi je t'aime, répondit-elle en l'embrassant avec douceur. Même si parfois je me demande si ce n'est pas juste un rêve dont je vais m'éveiller... mais il dure trop, pour un rêve. Donc c'est réel et donc... je savoure !"
Elle étouffa un bâillement et se blottit contre lui.
" Dormons... Je sais que tu rentreras tôt demain, que nous pourrons parler encore... et prendre un peu d'avance en matière de calins pour tenir les veilles suivantes ! Tu ne voudrais pas que j'aille me consoler dans les bras du premier bûcheron venu ?" le taquina-t-elle en riant.

Il protesta qu'il valait tout de même mieux que le premier bûcheron venu, juste pour la forme cela dit, car il sentait la fatigue revenir et que tous deux avaient grand besoin de repos. Et comme l'avait dit Sylvia, ils auraient toute la soirée du lendemain pour se dire au-revoir avant ces trop longues veilles de séparation qui s'annonçaient. Cette perspective l'empêcha de trouver le sommeil aussi rapidement que d'habitude quoi qu'il en dise pour rasséréner sa compagne...

Par habitude, il se réveilla de bonne heure le lendemain. Il entendit Martha se lever, et put l'aider à préparer le petit déjeuner et le casse-croûte de midi avant que Sylvia n'émerge à son tour, un peu vaseuse encore, pour venir l'embrasser et s'asseoir près de lui.
Au-dehors, la pluie avait cessé, laissant les sols détrempés, les chemins boueux, et les champs bien arrosés pour la plus grande satisfaction des agriculteurs. La journée s'annonçait ensoleillée et moins chaude que les précédentes : un temps idéal pour les plantations, quelles qu'elles soient, et qui durerait certainement quelques jours encore d'après Martha.

Kasumi entendait en outre profiter de cette opportunité pour repérer dans la clairière les endroits où le gland serait convenablement irrigué mais sans pour autant risquer d'être noyé sous une mare ou dans une terre trop spongieuse. Cela et rechercher le soutien de Mielikki par des prières serait donc son programme de la journée à moins que des événements ne l'en détourne sur le trajet jusqu'au point de résurgence.

Le trajet se déroula sans anicroche. La forêt était accueillante, l'atmosphère légère et insouciante. il entendait les trilles des oiseaux, devinait les traces des passages de chevreuils, renard ou autre. Tout était parfaitement normal. Il ne trouva nulle trace des loups à proximité du village, nulle trace du moins prédateur qui aurait pu menacer les humains. Tout était calme. Peut-être le genre de calme qui précède la tempête... ou pas.
Il retrouva la résurgence qu'il avait nettoyée et découvrit, comme il le craignait, qu'on y avait à nouveau amoncelé quelques cadavres. Bien moins que la fois précédente, cette fois-ci, peut-être par manque de temps. Il n'y avait pas de trace, en revanche. Du moins rien de clairement visible.

Kasumi décida - un peu à contrecœur - d'ignorer ces nouveaux cadavres. Il fallait en effet se montrer pragmatique et réaliste : nettoyer à nouveau la résurgence avant de s'occuper du bosquet n'aurait que deux conséquences : que de nouveaux animaux soient abattus pour remplacer ceux qu'il aurait enterré et d'attirer une attention tout à fait malvenue sur cette partie de la forêt.

Non, il devrait attendre d'avoir solidement implanté le gland avant de s'occuper de la résurgence. Peut-être alors aurait-il plus de liberté pour faire d'une pierre deux coups et tendre une embuscade aux profanateurs.

Mais pour l'heure, il se contenta de recommander les mânes des animaux morts à sa déesse avant de passer son chemin, recherchant l'entrée dans la barrière de buis après avoir soigneusement vérifié que nul ne l'observait.

Nul ne l'observait, apparemment. Tout était parfaitement tranquille, et les animaux des environs vaquaient à leurs occupations sans paraître le moins du monde inquiets. Nulle trace humaine était visible. il y avait en revanche l'empreinte d'un sanglier, juste à l'entrée du passage si bien dissimulé, qui avait clairement tenté de traverser la barrière végétale avant de renoncer au bout d'à peine quelques mètres. Lui, en revanche, parvint sans peine à trouver la suite du passage.

Kasumi rentrait plus tôt que les jours précédents mais il songea, en arrivant à l'orée du village, qu'il serait sans doute nécessaire qu'il s'entretienne avec le chef du conseil pour le prévenir de son absence au cours des prochaines veilles.

Voilà qui ne serait certainement pas de nature à apaiser Bertrand et les villageois puisqu'il ne pourrait plus s'occuper directement des loups sans pour autant donner de détails sur ce qui allait l'occuper. Alors qu'il réfléchissait à la façon d'aborder la question, il décida que le mieux à faire était de commencer par retourner chez Martha pour s'entretenir avec elle : elle s'étaiit sans doute déjà entretenue avec le chef du conseil après tout...

Martha était dans son jardin, ramassant des haricots verts en profitant de la fraîcheur relative de la journée après la canicule des jours précédents.
Elle se redressa, une main sur les reins, en apercevant Kasumi, et sourit.
" Vous rentrez tôt ! J'en connais une qui sera ravie... Elle est de l'autre côté de la maison, à l'ombre, sur un banc... mais elle doit m'entendre parler et ne saurait tarder !"

Le demi-elfe était partagé entre l'idée d'aller lui-même la retrouver et celle de l'attendre et opta finalement pour cette seconde solution : il ne voulait pas lui donner l'impression de la juger incapable de se déplacer et il en profita pour entamer la conversation avec Martha :

- Je pense avoir repéré l'endroit idéal aujourd'hui : pensez-vous que je devrais avertir Bertrand de mon absence au cours des prochains jours sinon plus ?

Martha hésita un instant avant de répondre.
" Il s'en rendra compte de toute façon... mais ce serait mieux de le prévenir avant que les pires bruits commencent à courir sur les causes de votre absence. Les rumeurs vont vite dans les petites communautés. Il vaut mieux aborder franchement le sujet je pense."
Une silhouette rousse, au ventre un peu rebondit, passa l'angle de la maison pour se précipiter vers eux.
" Ah, je pensais bien avoir entendu ta voix !"

Kasumi adressa un sourire lumineux à la nouvelle venue et lui ouvrit les bras pour lui offrir la chaleur d’une étreinte. Il se tourna ensuite vers Martha pour lui répondre mais en gardant un bras protecteur autour de la taille de Sylvia :

- Je pense que je vais aller lui parler : ce serait vraiment bête de le mettre en mauvaise posture face aux rumeurs qui ne manqueront pas de germer. De toute façon, il faut que je fasse quelques emplettes dans le village : je vais avoir besoin de me procurer quelques épices et aussi de l’huile et de la viande séchée pour agrémenter mes prochains repas…

Mais peut-être que Sylvia avait déjà pris quelques dispositions dans ce sens ?

" C'est déjà fait, rétorqua en effet Sylvia. Tu ne crois tout de même pas que j'allais passer le journée à me tourner les pouces, alors que pour une fois j'avais une bonne raison de bouger ?
- Hum... Ai-je besoin de préciser que c'était contre mon avis ? fit remarquer Martha.
- Bah, ça va bien, je ne sens pas de contraction...
- Mais ton ventre est trop dur, je te l'ai déjà expliqué ! Hum... excusez-nous... Effectivement, ce serait mieux de prévenir Bertrand, je pense..."

Cela l'inquiétait que Sylvia ne parvienne plus à trouver la patience de suivre les consignes dispensées par Martha mais il ne pouvait que la comprendre : il avait toujours connue la rôdeuse impatiente et pleine d'énergie et cet immobilisme forcé devait assurément très durement lui peser. Quelque part, il fondait beaucoup d'espoirs dans la venue prochaine d'Aïdan - au moins pour les rassurer - et aussi dans leur emménagement qui ouvrirait assurément de nouvelles perspectives à leur jeune couple.

- C'est très gentil à toi d'y avoir pensé, Sylvia. Je crois que je ferais aussi bien d'aller parler à Bertrand tout de suite : je n'en aurai que pour quelques minutes à mon avis et après je pourrais enfin passer toute une soirée à votre service pour vous remercier !

" A notre service ? Et puis quoi encore ?
- Jeune fille, il te reste des choses à apprendre de la vie ! Ne refuse jamais à un homme de se mettre à ton service, ou c'est toi qui finira par être sa servante
- Hum... ça n'est pas faux... Et donc, Kasumi, on compte sur toi pour... heu... la cuisine, le service et la vaisselle, tout à l'heure !"
Le ton était taquin, et il sentait Sylvia heureuse de plaisanter avec lui. Au-dehors, par la fenêtre, il aperçut Bertrand qui traversait la petite place. C'était le moment idéal pour l'aborder.

Kasumi adressa un sourire cocasse à sa compagne – qu’il ponctua d’un rapide baiser sur sa joue – et répondit tout en commençant déjà à s’éloigner :
- Tout ce que vous voudrez : je m’y mettrai tout de suite après avoir parlé avec Bertrand !Et il pressa aussitôt le pas pour rattraper le chef du conseil tant qu’il était visible : inutile de mettre les forme en s’isolant dans son bureau, après tout.

Le bûcheron l'accueillit d'un sourire et d'une poignée de main.
" Ah, vous voilà ! J'ai oui dire que vous étiez partis deux jours pour Respelm... Dites-moi, est-ce que votre dame vous a appris la décision du conseil? Pour la maison ?"

Le rôdeur salua le local avec affabilité et son sourire s’élargit à la mention de la cabane :

- Oui, j’ai appris la nouvelle et je tiens à vous en remercier : c’est vraiment un très bel endroit et nous serons heureux d’en faire notre chez nous, Sylvia, moi et notre enfant à venir ! Mais je venais aussi vous prévenir que je vais devoir m’absenter au cours des prochains jours. Peut-être pendant un mois…

C’était peut-être direct comme approche mais il sentait qu’il avait affaire à quelqu’un de pragmatique qui ne s’embarrassait pas de circonvolutions inutiles.

Le chef du village ouvrit de grands yeux stupéfaits.
" Un mois ? Mais... Où allez-vous aller, si longtemps ? Vous vous étiez engagé... ou peut-être pas, peut-être ai-je mal interprété... mais j'avais cru que vous vous engagiez à nous aider face aux loups..."
Son ton reflétait un certain désarroi.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Peyregorde