La Couronne de Cuivre

" On peut monter à deux, petit, si tu veux. Ce hongre a du coffre, indéniablement."
Victor sauta de selle, lançant un regard noir à Taliesin.
" Plutôt mourir ! lança-t-il avant de gagner le chariot.
— Hé bé... Il te faut pas grand chose, à toi ! Quel tragédien !"
Il enfourcha le cheval tandis que Victor grimpait auprès de Titus.
" T'as pas peur qu'il en profite pour nous le voler ?"

-Mais non... Et puis, s'il essayait, je convoquerais un coursier fantôme, je le rattraperais et je lui montrerais de quel bois je me chauffe.
Et de se demander pourquoi Victor lui était à ce point hostile. Était-ce en rapport avec Cordélia ? Était-il... jaloux ?!
-Allez, en route !
Restait à savoir quelle serait leur première destination.
Mais ils avaient le temps d'en discuter.

Phelan avait manifestement l'habitude des chevaux et, contrairement à ce que craignait Victor, il ne profita pas de Minuit pour déguerpir. Au contraire, il mit le cheval au trot, juste à hauteur du siège de cocher où se trouvaient Taliesin et Victor.
" Bon, qu'est-ce qu'on fait ? Soit on pique vers Viveverte, soit on va voir à cette ferme. Vous connaissez mieux la belle Cordélia que moi... Si vous pensez qu'elle est partie à la chasse au monstre, je suis prêt à vous croire."
Titus l'observait depuis sous sa couverture. Baptiste, lui, avait ouvert les sacs de ravitaillement pour en faire l'inventaire. Comme promis, les parchemins suspects avaient disparu.

-C'est ce que je dirais spontanément mais je pourrais très bien me tromper. Par conséquent, je pense que nous devons plutôt réfléchir en terme de trajet et opter pour la destination la plus proche ou pour celle qui nous fera faire le moins gros détour au cas où la piste qui y mène serait infructueuse. Si Viveverte correspond à ces critères, je suis d'avis d'y aller : les gens qui nous hébergent ont de la famille là-bas, elle pourra nous renseigner rapidement sur la personne ayant passé l'annonce liée à l'abattage.

" Ah non, dit Phelan. Viveverte est beaucoup plus loin... Enfin... Globalement."
Il haussa les épaules.
" La Vallée est plus ou moins ronde. Champsdor est au milieu, et puis Vauxgrisants au sud-est et Viveverte au nord-ouest... Et nous, nous devons aller ici et là..."
Il dessina des points imaginaires dans l'air devant lui.
" On peut se séparer, aussi, si vous voulez... Avec votre cheval, je peux filer vite et loin, et vous rejoindre ensuite.
— Je te disais qu'il voulait nous le voler !"

Il leva les yeux au ciel et se garda bien de rebondir sur l'intervention du gamin.
-Si la piste de la chasse est mauvaise, nous gagnerions du temps, effectivement. Mais si elle est bonne, nous en perdrions, à cause des allers-retours, de la fatigue de Minuit... Je propose donc que nous commencions par là en restant tous ensemble.
C'était le plus logique, à son sens.

" Ça marche." dit Phelan en poursuivant sur la route.
La piste était bien tracée mais loin d'être déserte : d'autres cavaliers, des chariots et des gens à pied circulaient, vers et depuis Champsdor.
" C'est la voie d'entrée dans la Vallée, expliqua le jeune homme. Mais j'imagine que vous êtes arrivé par là, vous aussi, suis-je bête..."

Il secoua la tête.
-En fait, nous sommes arrivés par le sud, à travers les terres, depuis Rivelfe et les berges de la Sylvestre. Nous ne connaissons donc pas du tout cette partie de la vallée et il vous faudra jouer les guides !

" Quelle idée, de passer à travers tout, dit le jeune homme en riant. Mais bon, j'imagine que c'était plus aventureux ! Vous devez avoir des ressources...
— Il est barde ! s'exclama Victor. Un barde très puissant !
— D'accord, je me le tiens pour dit. Je n'avais pas l'intention de lui chercher des noises, tu sais.
— Et Cordélia est sous sa protection !
— Ça j'avais compris aussi. Mais bon. Elle est majeure, non ?"

-Ça dépend : si on lui appliquait les normes elfiques, elle ne serait pas majeure avant un petit siècle, dit-il d'un ton dégagé, tout en adressant un clin d’œil au jeune homme pour bien lui montrer qu'il plaisantait.
Mais à présent, il en était presque sûr : Victor était jaloux de Phelan. A cause de Cordélia...
C'était à la fois amusant et... déroutant.

Victor paraissait très satisfait de la répartie de Taliesin.
" Phelan, c'est un nom de quelle origine ? demanda alors Baptiste, en émergeant de son travail.
— Je suis de Solarcis.
— Comme de Cordélia, en fait."
Victor changea de couleur et lança un regard meurtrier à son frère, qui n'en remarqua rien.
" Pas du même milieu, je le crains. Je ne l'avais jamais rencontrée. Je m'en souviendrais."

Et bien, s'il avait encore eu des doutes, ils auraient été dissipés.
Ah, la cohabitation entre Victor et Phelan promettait d'être... épique. Et il faudrait qu'il en glisse un mot à Baptiste à la première occasion. Si ce dernier, à son insu, continuait à jeter de l'huile sur le feu, il risquait fort de subir des dommages collatéraux...
Bigre.
Bigre bigre.

Profitant d'une section plus dégagée sur la route, ils prirent de la vitesse, coupant court à la conversation. Victor grommelait sur son siège, Phelan avait pris de l'avance, et Baptiste retourna à ses sacs.
" On va s'arrêter pour manger ?" demanda-t-il cependant au bout d'un moment.

Il sourit, amusé.
-Vu l'heure qu'il est, vu tout le chemin que nous avons à parcourir aujourd'hui, je pense qu'il serait préférable que nous mangions tout en cheminant. Mais nous prendrons le temps de nous poser ce soir...
Ils le feraient d'autant plus volontiers s'ils avaient réussi à résoudre le mystère Cordélia. Mais ça, il n'y croyait guère : à son avis, cela leur prendrait beaucoup plus de temps.

Baptiste entreprit donc de leur concocter un pique-nique sur roues. Il confectionna des sandwiches, les fit passer à chacun — y compris à Phelan qui se montra très reconnaissant de l'attention, puis distribua des fruits pour le dessert. Ils étaient énormes et délicieux, il fallait l'admettre.
En début d'après-midi, le jeune cavalier les fit bifurquer sur une route de terre menant à une exploitation de belle taille. Les prés environnants étaient pleins de... canards, qui accompagnèrent l'équipage comme il progressait, en se dandinant.
" Est-ce que vous imaginez aller jusque dans la cour avec votre chariot ? Le gosse à cornes pourrait attirer l'attention. Je dis ça pour vous, bien sûr. Moi ça m'est égal."

-Oh, je pensais m'arrêter à quelque distance. Pour préserver Titus mais aussi pour ménager la susceptibilité du maître des lieux : vous le savez, les gens du coin sont assez... territoriaux, surtout vis-à-vis des étranger. Alors débarquer dans la cour sans y avoir été invité ferait probablement mauvaise impression.
Mieux valait mettre pied à terre rapidement puis poursuivre à pied avec le jeune homme en laissant les garçons dans la charrette.

Mais dès qu'il immobilisa la charrette, Victor sauta à terre, lui aussi, et marcha vers la ferme comme un conquérant. Phelan haussa les épaules et se retourna vers Taliesin. Baptiste, aux côtés de Titus, lui jeta un regard interrogateur.

Taliesin hésita à rappeler Victor. Mais celui-ci, de mauvaise humeur, serait susceptible de n'en faire qu'à sa tête une fois qu'il aurait le dos tourné et... il aimait autant éviter que ça se produise.
-Restez dans la charrette, dit-il aux deux enfants restants, d'abord en commun puis en sylvestre.[color=#FFF66] Nous n'en aurons pas pour très longtemps.[/color]
Et d'emboîter le pas au jeune Desmoulins, bien décidé à le rattraper et à lui conseiller d'être sage.

Phelan suivit donc Taliesin et Victor. Si Baptiste avait eu l'intention de protester, il ne prononça pas un mot. Les trois compagnons remontèrent donc le chemin, accompagnés par une bande de canards curieux qui se dandinaient sur leur piste. Victor paraissait presque insulté par leur présence ridicule mais se garda bien de leur flanquer un coup de pied.
Ils franchirent une porte cochère et débouchèrent dans une vaste cour. Une jeune femme était en train d'y trier des oeufs, les plaçant avec précaution dans des caissettes tapissées de paille. Elle leva les yeux à leur arrivée et sourit. Ses traits se tendirent une seconde, alors qu'ils s'approchaient, puis elle retrouva le sourire.
" Bienvenue à vous, messires ! En quoi puis-je vous aider ? Oeufs ? Foie gras cru ou cuit ? Canard entier ? Magrets ?"
Taliesin eut l'impression d'entendre un estomac grogner. Difficile de savoir lequel

-Peut-être achèterons-nous quelque chose, oui, répondit-il, songeant que Baptiste serait ravi. Mais ce dont nous avons besoin en premier lieu, c'est d'une information. Quelqu'un vivant ici a placé, il y a peu, une annonce à la guilde des marchands, pour un travail consistant à chasser une bête dans les bois de l'ouest. Or, je suis à la recherche d'une amie qui a peut-être justement répondu à cette annonce... Pourriez-vous m'indiquer quelqu'un susceptible de me renseigner ?

" Ah, la bête. Oui, c'est Casper qui a mis une annonce. Notre garde-chasse. Mais il ne vit pas ici : vous devez continuer sur la route jusqu'à l'orée des bois, et là, vous prenez le sentier qui part sur la gauche... Vous verrez sa cabane au bout d'une demi-lieue, environ. Je saurais pas vous dire s'il a engagé quelqu'un... Il ne passe pas très souvent par ici... C'est un homme des bois."
Elle rit doucement.
" Bon... et mon canard, alors ? Vous en voulez ?"

Il n'hésita pas longtemps.
-Je vous en prendrais bien un. Mais comment souhaitez-vous être payée ? J'ai de l'argent, bien sûr, à moins que vous ne préféreriez de la charcuterie de Vauxgrisants...
Une fois l'affaire conclue, il serait temps de se remettre en route.

L'argent ne l'intéressait pas, mais ils parvinrent à s'échanger canards et cochonnailles. Ensuite, Phelan, Victor et Taliesin rejoignirent le reste de l'équipage. Minuit s'était écarté de la piste et broutait au beau milieu du pré aux canards, si bien que Victor partit à sa poursuite.
" Désolé." dit simplement Baptiste.
Phelan s'excusa de l'avoir mal attaché.
Ce petit incident derrière eux, ils repartirent donc vers l'ouest et la forêt, toujours plus loin de Champsdor, jusqu'à ce qui devait constituer les limites de la Vallée. Les bois étaient denses et touffus, loin des bosquets domestiques qui parsemaient les zones agricoles.
" Pas très futé de mettre une ferme de canards juste ici, remarqua Phelan quand ils bifurquèrent vers la gauche. Si ça se trouve, c'est juste un renard, ce monstre."

-Je n'en mettrai pas ma main à couper. D'abord, si la ferme est ainsi placée, c'est que la bénédiction de Chauntéa, qui baigne toute la vallée, doit la protéger des prédateurs habituels. Ensuite, le commanditaire étant un garde-chasse, il doit être capable d'identifier les traces...
Il haussa les épaules.
-Mais je peux me tromper, bien sûr. En tant que barde, j'ai toujours tendance à laisser galoper mon imagination et à imaginer, en pareil cas, quelque grosse bête, voire un monstre...
En tout cas, ce dont il était presque certain, c'est que Cordélia n'aurait pas disparu lors d'une simple chasse au renard.

" Tant que c'est un monstre qui craint les rapières, ça me va... Mais si vous pensez qu'il y a vraiment un truc atroce dans les bois... Pourquoi vous avez embarqué toute cette marm... jeunesse ?
— Parce qu'on est des grands guerriers ! Surtout moi !
— J'aurais dû m'en douter."

-En réalité, je compte me servir d'eux comme appâts, dans l'espoir secret que le monstre les dévore et donc m'en débarrasse, dit-il d'un ton dégagé.
Puis il sourit largement.
-Mais pour l'heure, nous restons en bordure du bois : nous allons juste rendre visite au garde-chasse.

Il leur fallut encore quelques minutes sur la route avant d'apercevoir la cabane du garde-chasse. C'était une construction de bois sombre, modeste et fonctionnelle, juchée sur de courts pilotis. On accédait à la porte par un escalier de bois qui menait à une terrasse surplombant les prés aux canards. Il n'y avait pas de volatiles de ce côté, cependant, juste de l'herbe, des étangs où fleurissaient les nénuphars, et des roseaux.
" Très bucolique pour une âme solitaire." remarqua Phelan en arrêtant Minuit.

-Oh, même pour les âmes plus sociables, l'endroit ne manque pas de charme...
Il sauta du banc du cocher et se dirigea vers la porte.
Ce qu'il craignait, à présent, c'est que le garde-chasse soit absent et qu'il doivent l'attendre des heures durant. Souci qu'ils n'auraient pas eu s'il avait vécu à la ferme...

Taliesin avait vu juste : lorsqu'il frappa à la porte, nul ne lui répondit. Les volets étaient ouverts et il put jeter un oeil à l'intérieur de la bâtisse, qui paraissait déserte.
" On entre ? demanda Phelan, la main sur la poignée de la porte. Ils ferment rien, ici, ils ont peur de personne et de rien, vu que tout le monde est beau et gentil dans la vallée parfaite, blablabla...
— On entre !" rétorqua Victor.
Le jeune homme sourit au gosse et... entra.

Un instant, il en resta muet de stupeur.
-Mais qu'est-ce qui vous prend ? lâcha-t-il finalement. Où avez-vous vu qu'on entre chez les gens en leur absence et sans leur permission ? Vous aimeriez qu'on se comporte comme ça chez vous ?
Il secoua la tête.
-Victor, tu ne rentres pas.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile