La Couronne de Cuivre

" Vous en demandez beaucoup, Dame, dit le Tyrite. Je ne peux pas, moi, prendre la décision de contrevenir à la procédure. Cela ferait un précédent, et vous n'avez pas idée du nombre de requérants que nous rencontrons. Je suis désolé. Si la situation là-bas est si désespérée, c'est peut-être aussi que vos amis centaures ont estimé, pendant longtemps, pouvoir régler leurs affaires à leur manière."
Il soupira.
" Vous pouvez aller trouver l'officier en charge de l'intervention et voir si elle serait prête à vous accompagner. Je ne pense pas qu'elle le fera. Mais vous pourriez la convaincre de gagner Bortheias."
Il regarda le Sorlyn.
" Vous êtes un Milite voyageur, alors, pour pouvoir vous téléporter ?
— Reynald d'Eredhun, pour vous servir.
— Je ne sais pas si elle acceptera d'user de vos services. Le manque de sérieux de votre dieu ne plaide pas en votre faveur.
— Je suis conscient des enjeux. Ces centaures sont mes amis.
— On n'est parfois pas le mieux placé pour aider ses amis."
Reynald ne répondit rien.
" L'officier désigné s'appelle Elizabeth de Tempera. Vous la trouverez sans doute à la caserne de la garde. Vous pouvez dire que vous venez de ma part. Mais elle ne va pas adorer ce que vous proposez, je vous préviens déjà. Ce n'est pas quelqu'un qui apprécie les improvisations."

Ça s'annonçait plutôt mal, de l'avis d'Astrée. Mais il leur fallait tout de même tenter d'obtenir l'aide de cette femme officier. Elle sourit à Reynald, qui avait eu la sagesse de ne pas rajouter d'arguments inutiles, muselant sa tendance naturelle.
" Nous allons aller la trouver de ce pas. De votre côté, je sais que la procédure n'est pas tout à fait achevée... Est-ce qu'il y a encore des formalités qui doivent être accomplies avant un éventuel départ, dans le cas où nous réussirions à la convaincre ? Notamment des choses qui nécessiteraient ma présence, puisque le secrétaire, au Palais, m'a dit qu'il faudrait impérativement que je sois présente là-bas. Ah, et j'oubliais de vous informer que nous avons trouvé une prêtresse de Lurue pour que Byron puisse faire enregistrer son témoignage. Elle sera à Luménis d'ici peu, normalement..."

" Non. Vous avez fait votre déposition, elle a été enregistrée, vous n'avez plus rien à faire ici, avant le procès. Mais au moment de celui-ci, vous devrez vous représenter. La déposition ne suffira pas, malgré son authentification."
Il jeta un oeil derrière son épaule.
" Si vous voulez bien m'excuser, mais j'ai du travail... Je vous souhaite bonne chance. Mais ne surestimez pas le pouvoir luménien en ces contrées sauvages... Si vos Montequins se sentent acculés, ils seront probablement prêts à tout."
Puis, sur un salut, il s'éloigna.
" Je partage malheureusement son point de vue." remarqua Reynald.

Astrée remercia une dernière fois le clerc, puis se tourna vers Reynald tandis qu'il s'éloignait.
" En même temps, c'est toi qui suggérais de se rendre là-bas avec simplement un représentant des autorités, tout à l'heure..., lui fit-elle remarquer. Mais effectivement, il y a des risques. La solution qui consisterait à se téléporter à Bortheias avec la personne responsable de l'intervention pour y rejoindre une escorte est certainement beaucoup plus sûre. On perdrait quelques jours, par contre... et on ne sait pas si ces quelques jours seront de trop. Combien de temps aviez-vous mis au juste, avec les cavaliers de Goran, pour rejoindre Montequine depuis Bortheïas ?

" Les chevaux ne passent pas partout. Quatre jours, je dirais, en les crevant bien."
Il était songeur.
" Je pense que les Luméniens n'oseront pas se téléporter avec moi. Ils ne me connaissent pas et je n'ai personne pour garantir ma probité. Ils auront leur propre mage, ce qui me laissera les mains libres. Tu iras avec eux jusqu'à Bortheias, et je me téléporterai directement sur place. Nous nous retrouverons au plus vite, ça m'aura laissé le temps de localiser la harde."

Décidément, il tenait à la laisser en-dehors de l'action. C'était très prévenant de sa part, mais... Non. Elle ne l'entendait pas ainsi.
Elle secoua la tête, avec un calme sourire.
" Non. Le groupe d'intervention n'a pas besoin de moi pour les guider jusqu'à Montequine. Je te serai bien plus utile là-bas, pour t'aider à localiser la harde. Je connais un peu les lieux, j'ai l'habitude de ce genre d'environnement, et surtout, je dois absolument être avec toi parce que les centaures ne te feront pas forcément confiance... Neffen, oui, sans doute, mais il ne peut pas tout voir. Et certains centaures, s'ils te découvrent sur leur territoire, pourraient très bien décider d'appliquer la décision de Sheldon interdisant la vallée à tout humain sauf moi. La situation est tellement tendue qu'ils ne te laisseront peut-être même pas l'occasion de t'expliquer. Crois-moi, je sais de quoi je parle", ajouta-t-elle avec une grimace.
Elle était bien déterminée, pour une fois, à le convaincre. Ce serait de la folie de le laisser aller seul là-bas.

" Plusieurs des centaures me connaissent. J'ai vécu avec eux un certain temps, beaucoup plus longtemps que toi. Sheldon, malgré son sale caractère, sait très bien qui je suis. Je suis familier de leurs coutumes, leurs manières, leur histoire. Je connais aussi mieux la vallée que toi. Et je suis, pardonne-moi, un peu plus... expérimenté."
Il soupira.
" Les troupes borthéiannes auront besoin d'un guide de montagne, et c'est ce que tu peux être pour eux. Tu connais la partie humaine de Montequine, l'endroit où se trouve le passage. Tu dois être présente au moment où leur chef, cette Elizabeth, les mettra en demeure. Tu dois aller avec eux."

Ses arguments étaient valables... mais l'idée de ne pas aller rejoindre la harde avec lui était terriblement frustrante.
" Si tu connaissais si bien que ça la vallée, tu t'y serais téléporté directement l'autre jour", fit-elle observer d'un ton un peu sec.
La frustration était mauvaise conseillère. Et de ne pas vouloir le laisser prendre des risques seul ne devait pas non plus la conduire à faire n'importe quoi. Mais tout de même... Elle soupira à son tour, et leva les yeux vers lui.
" On va demander à cette femme officier son opinion... mais il me semble qu'ils n'ont pas besoin de moi pour atteindre Montequine : il leur suffit de suivre le chemin rouge au départ des Etourneaux. Ils seront armés, et l'essentiel du groupe viendra de la garnison de Bortheïas donc ils connaissent sûrement un peu les montagnes. Par contre, tu as raison, il faut impérativement que je les rejoigne lorsqu'ils arriveront à l'entrée du village, mais tu pourrais m'y amener par téléportation, non ? Vraiment... Je suis persuadée que durant ces quelques jours qu'ils mettront à rejoindre le village, je serai plus utile avec toi qu'avec eux..."
Il fallait voir ce qu'en dirait l'officier, dans tous les cas... Peut-être ne lui laisserait-elle pas le choix.
Elle aurait bien voulu récupérer Prince, également. Mais L'équinoxe n'était pas passé. Par contre, il risquait de fuguer s'il la devinait toute proche, à Bortheïas.

" Astrée, honnêtement, je ne sais pas ce que je pourrai ou ne pourrai pas faire. Nous ne savons pas où nous serons et dans quelles circonstances. La téléportation est un sortilège puissant, dont j'use et j'abuse, mais au détriment d'autres pouvoirs qui seront peut-être nettement plus utiles aux centaures... comme le rappel à la vie, par exemple."
Il soupira et prit la direction de la sortie.
" Et maintenant, retourner à la caserne, mais quel bonheur. J'ai plein d'amis là-bas."

Quête : Les Squelettes du Placard
Epilogue : Exorcisme (suite)

Depuis la prison, le trajet avait pris bien une heure. Quand le barde émergea de son antre mobile, Henri n'était pas là. Des gardes l'encerclèrent aussitôt, menés par un officiel en pourpoint rouge vif. Il demanda à Taliesin de confirmer son identité avant de se mettre en marche vers le bâtiment principal, austère et fonctionnel, sans la moindre fioriture. Comme le barde le savait, le Palais de Justice avait brûlé pendant la dictature et Luménis n'avait manifestement pas décidé de le reconstruire dans un faste identique. Il monta une volée de marche, suivit un couloir, arriva dans une antichambre dénudée où l'attendait Henri. Celui-ci paraissait embarrassé.
" Bon... Je crains que nous ne devions vous enchaîner à partir de maintenant. La salle n'est pas équipée d'un dispositif anti-magie et c'est une mesure de sécurité standard. Pour le reste, la cour nous attend."

Il eut évidemment un sursaut d'orgueil : l'enchaîner, alors que depuis des mois il avait eu des milliers d'opportunités de s'enfuir sans jamais en avoir saisi une seule ? Cela confinait à de l'acharnement. Mais cet élan ne dura pas plus d'un battement de cœur : déjà l'abattement et la résignation reprenaient le dessus. De toute façon, ça n'était pas exactement comme s'il avait le choix. Il se contenta donc d'acquiescer et de se laisser docilement entraver tout en songeant, non sans une pointe d'amertume, qu'il aurait décidément porté bien des fers de toutes sortes au cours de son existance pourtant courte - pour un elfe du moins.

On lui enchaîna les poignets devant lui, suffisamment proches pour qu'il ne puisse pas esquisser les mouvements amples qui lui auraient été nécessaires pour incanter. Ensuite, Henri le précéda dans un dernier couloir et poussa la porte d'une salle de taille moyenne, coiffée de puits de lumière et pourvue de bancs, vides pour la plupart. Quatre gardes et deux mages se tenaient aux différentes issues, tous en livrée bleu ciel. Sur l'estrade se trouvait une longue table pourvue de trois sièges. L'un d'entre eux était occupé par un huissier qui triait des papiers et qui leva à peine la tête à leur entrée. Les deux autres étaient déserts et accueilleraient probablement le juge et son assistant. A droite, les bancs des jurés étaient déserts : Henri avait obtenu un procès à huis clos, dont le juge serait seul habilité à prononcer la sentence. A gauche, se trouvait l'homme qui devait être le procureur. Il y avait quelques personnes dans les rangs du public, mais difficile de savoir à quel titre — forcément officiel — ils apparaissaient. Henri guida Taliesin jusqu'à la table située à droite, face à l'estrade. Un jeune homme les y attendait et leur fit signe avant de se lever.
" Taliesin, je vous présente mon confrère, Loris de Naegell, qui a accepté de me seconder pendant le procès."
Henri fit signe au barde de s'asseoir, en bout de table, et prit place à côté de lui.
" A votre gauche, regardez discrètement, c'est notre adversaire, Cyril Duschene... Il a filé pendant la dictature, du coup... Il n'a pas pris Morféa en pleine poire... Ça va certainement le rendre un peu moins compréhensif que le juge, qui a passé tout son temps en tôle. En même temps, ça le rend plus fragile. Nous pouvons jouer sur le fait que de toute façon, il ne peut pas comprendre."

Cyril Duchesne était un homme d'âge mur, grand et sec, les cheveux grisonnants, dont le regard bleu acier transperça une seconde celui de Taliesin. Son expression était d'une neutralité froide, et le barde n'y lut aucun sentiment, ni rancoeur, ni mépris, ni commisération non plus. Il dévisagea ensuite un instant l'avocat, lèvres pincées, comme pour jauger son adversaire -même s'il était certainement déjà amplement renseigné à son sujet. Puis il revint à Taliesin, un brin scrutateur.
Mais quelles que soient les impressions que lui avaient laissées son bref examen, il n'en laissa pas paraître une miette, se contentant de se plonger -apparemment- dans l'étude de la liasse de parchemins qui se trouvait sur sa table.

Le barde avait d'emblée adopté une attitude empreinte d'humilité. Et il n'eut même pas besoin de jouer la comédie pour ce faire : comment ne pas se sentir humble et fragile lorsqu'on comparaissait, enchaîné, face à tant d'inconnus ayant le pouvoir de décider de votre avenir, d'influer de manière critique sur le cours de votre existence ? Comment ne pas être également tétanisé à l'idée de voir étalé au grand jour l'épisode le plus sordide de votre existence, de se voir attaqué point par point par un procureur dont on l'avait déjà prévenu qu'il serait sans pitié ? Et puis, il fallait l'admettre, découvrir qu'il aurait non pas un mais deux avocats ne pouvait que l'inquiéter : qu'augurait cette mesure dont il n'avait pas été averti ? Rien de bon, à son avis.
Non, paraître - et être - humble n'aurait rien de difficile. Ce qui serait difficile, c'était de demeurer digne, de ne pas craquer. Au moins en apparence.
Cependant, en ce domaine, il avait un avantage. Depuis deux ans, il avait accompli bien des choses, non par force ou par courage, mais seulement parce qu'il avait été poussé par la nécessité, parce qu'il n'avait pu se permettre d'échouer.
Or, il était nécessaire qu'il tienne bon, il ne pouvait pas se permettre le moindre erreur.
Car le procès n'aurait pas que des conséquences pour lui-même : il en aurait pour les siens. Et autant sa propre personne n'avait aucune importance, autant les leurs...
Bref, il ferait face, coûte que coûte.

Taliesin comprit rapidement que le second avocat se chargerait de prendre des notes : il installa un encrier sur sa gauche, prépara plusieurs plumes, ainsi qu'une pile de parchemins vierges. Henri, quant à lui, avait une petite liasse de notes et semblait perdu dans ses pensées, le visage parfaitement neutre. Il sembla ne s'offusquer en rien de l'examen du procureur, et reporta son attention sur le pupitre du juge, toujours vide.
Il y eut alors un mouvement dans le fond de la salle et Henri se leva, ainsi que son collègue, et ils invitèrent Taliesin à les imiter.
" La cour !" annonça un officiel.
Le juge allait faire son entrée.

Un homme de stature moyenne mais que sa robe officielle rendait malgré tout plus impressionnant fit son entrée. Il était difficile de lui donner précisément un âge car il semblait à la fois dans la force de l'âge et aussi vieilli prématurément, marqué par une vie émaillée d'épreuves. Ses cheveux avaient été brun roux mais ils étaient maintenant striés de gris.

Le Juge balaya la salle d'audience de son regard gris scrutateur, s'attardant juste davantage sur les principaux acteurs du procès, à commencer par l'accusé. Il s'installa ensuite derrière son pupitre, s'assit, frappa de son marteau et déclara d'une voix forte :

- Je suis le Juge Maximilien Beau-Trio. Par les pouvoirs que me confèrent la ville de Luménis, c'est moi qui officierait dans cette affaire. Vous pouvez vous asseoir.

Taliesin, qui s'était levé quand on le lui avait demandé, s'assit quand on l'y invita. N'ayant jamais de sa vie assisté au moindre procès, il était très vigilant afin de ne pas commettre de bévue et, pour ce faire, calquait son comportement sur celui des autres. Un comportement calqué, certes, mais autrement plus humble ; car il n'était ni avocat, ni procureur, ni témoin, mais bien le meurtrier et le tortionnaire aux ignobles crimes sur le sort duquel la cour serait amenée à statuer. Et même si son existence avait été emplie de moments pénibles, il n'était pas certain d'avoir déjà connu situation aussi éprouvante.

Henri s'était levé. Il était toujours aussi menu de stature, mais sa toge de fonction lui donnait une certaine élégance.
" Votre Honneur, comme je vous en avais averti, mon client désire faire une déclaration préalable à la tenue des débats. Si Maître Duchesne n'y voit pas d'objection, je voudrais donc lui laisser la parole."

Le procureur acquiesça, sobrement, à l'attention de l'avocat et du juge.
" Je n'y vois pas d'objection, votre honneur", énonça-t-il de sa voix grave, bien timbrée.
Se carrant dans son siège, il se tourna vers Taliesin, son expression reflétant une concentration intense.

L'elfe ne se sentait pas vraiment en état de parler. Mais là encore, ça n'avait pas la moindre espèce d'importance : il devait parler, il avait choisi de le faire, alors il le ferait.
Après avoir demandé à mi voix à son avocat de dérouler son texte sur la table - entravé comme il l'était, il n'avait évidemment pas les moyens de s'en charger lui-même -, il se leva, sentit qu'il allait se retrouver aussi paralysé qu'aphone et, pour éviter que cela n'arrive, se jeta à l'eau sans perdre un instant.
Il parla d'une voix haute et intelligible, indéniablement marquée mais qui ne se brisa pas.
Il parla d'un ton simple, tout sauf théâtral mais sincère. Sincère, ce serait peut-être le seul moment où il pourrait l'être, sachant qu'ensuite il lui faudrait peser la moindre de ses paroles et surtout, surtout, préserver les apparences.

-Quand j’ai cessé d’être celui que l’on surnomma le Monstre, quand j’ai pris conscience des atrocités que j’avais perpétrées, j’ai été lâche et j’ai fui. Longtemps, j’ai songé à le faire d’une manière irrémédiable, définitive. J’ai finalement opté pour une voie moins radicale : celle du déni, de la dissimulation. Je pensais qu’en agissant comme si de rien n’était, qu’en veillant à ce que personne ne sache, jamais, je finirais par tourner la page et, peut-être, par oublier.

Puis mon sinistre passé m’a rattrapé. S’il s’était abattu sur moi seul, j’y aurais sans doute vu une manière de justice et je l’aurais acceptée. Mais il a aussi emporté les miens dont le seul et unique tort était de m’aimer. Alors j’ai lutté, pour eux. Et lorsqu’est venu le moment où j’ai dû faire appel à Luménis pour assurer leur protection, je me suis dénoncé.

Après coup, je me suis interrogé sur ce qui m’avait poussé à agir ainsi. Pourquoi tout avouer, alors que j’aurais pu inventer une histoire, une histoire que ceux qui nous avaient enlevés ne seraient jamais venue contester puisque, ce faisant, ils se seraient exposés à de lourdes poursuites ?

La réponse ne fut pas longue à venir : je me suis dénoncé parce que j’en avais besoin.

Je m’étais trompé en pensant que je pourrais tourner la page, que je pourrais oublier : mes crimes continuaient inlassablement à me hanter, ils l’auraient fait même s’il n’y avait eu personne pour me les rappeler. Et c’était tant mieux, en réalité. Si j’avais pu continuer paisiblement ma route, sans plus y songer, cela aurait signifié que je n’étais pas vraiment redevenu moi-même, que le Monstre n’avait pas totalement disparu. Car qui d’autre qu’un monstre peut vivre sans remords, sans culpabilité en ayant sur les mains le sang des innocents, eu-t-il été répandu sous l’emprise de la folie ?

Je me suis dénoncé parce que j’en avais besoin. Parce que je le devais. Je le devais aux miens, pour être digne de leur affection, pour ne pas être un imposteur parmi eux. Je le devais à mes victimes, pour que leur âme trouve le repos, pour que justice leur soit rendue. Je me le devais à moi-même, enfin, pour ne pas trahir celui que j’étais jadis et que je suis redevenu.

Ai-je regretté ce choix ? Oui, par moments. Par peur de ce qui m’attendait et de l’épreuve que cela représenterait pour ceux que j’aime. Néanmoins, je m’y suis tenu par devoir, par besoin, parce que je savais que ce procès était sans doute la seule chance pour moi de pouvoir me regarder à nouveau en face, de pouvoir recommencer à aller de l’avant. Et à l’heure où je me tiens devant vous, mon seul véritable regret est de ne pas avoir été assez fort, il y a deux ans, pour empêcher le Monstre de naître et de prendre le dessus.

Henri avait déjà entendu le discours du barde et il lui décocha un sourire apaisant tandis qu'il se rasseyait. Taliesin vit qu'ensuite il jetait un rapide coup d'oeil en direction de leur adversaire, histoire de se faire une idée de sa réaction, avant de se tourner vers le juge. Les choses sérieuses allaient commencer, sans doute par un rappel des faits... ou peut-être pas, peut-être le juge estimerait-il que vu les circonstances, ils pouvaient entrer dans le vif du sujet. L'assistant, lui, avait déjà noirci un demi-parchemin.

Le Juge reprit la parole d'un ton neutre, après avoir marqué une longue pause suite à sa déclaration :

- Accusé, il vous est reproché d'avoir mené un massacre contre la famille du Juge Kanter et ses domestiques. Les débats à venir vous permettront de donner votre version des faits que vous avez par ailleurs reconnu dans les déclarations préliminaires portées au dossier. Je donne à présent la parole au procureur.

Le procureur avait écouté le discours avec une expression neutre, froide et polie, et presque un soupçon d'ennui -probablement feint. Il se garda bien de manifester la moindre réaction, et se contenta d'opiner du chef lorsque le juge lui donna la parole.
Il se leva et, ignorant ostensiblement Taliesin, se tourna vers le juge.
" Je vous en remercie, votre honneur. J'aimerais d'abord, pour ma part, revenir sur ces chefs d'accusation."
Jetant un coup d'oeil à ses documents, il parut citer quelques mots pris au hasard.
" Massacre d'une famille entière. D'enfants. Crimes en réunion, prémédités, soigneusement organisés. Tortures et actes de barbarie commis de sang-froid."
Il releva les yeux, fixant durement Taliesin.
" Vous insinuez dans votre discours avoir agi sous l'emprise de la folie. Excuse classique, trop souvent entendue, qui ne change rien à la gravité des faits ni à la dangerosité de celui qui les a commis. Car la folie, voyez-vous, est un argument à double tranchant. Elle croit expliquer l'acte, mais elle annonce aussi la possible récidive. Vous parlez de remord... Mais rien n'est plus facile à affirmer ni plus difficile à prouver. "
Se tournant vers le juge d'un mouvement presque théâtral, il asséna :
" J'entends prouver, pour ma part, que l'accusé était parfaitement conscient de ses actes lorsqu'il a commis ces crimes abominables. J'ai des témoins qui peuvent en attester."

Évidemment, les paroles du procureur ne manquèrent pas de l'atteindre aussi cruellement que l'auraient fait de véritables coups de poignard.
L'insinuation selon laquelle il serait capable de récidiver le blessa particulièrement, et plus encore la brève évocation de ses crimes : certes, il en avait déjà parlé à autrui et en conservait un trop net souvenir mais se les entendre ainsi assénés par quelqu'un dont le seul but était de le faire lourdement condamner... C'était autre chose.
Maintenant plus encore qu'auparavant, il avait conscience qu'il sortirait du procès complètement démoli, sans plus la moindre once de confiance en lui ou d'estime personnelle.
Mais contrairement à ses victimes, il aurait toute une vie pour tenter de se reconstruire.

Henri, de son côté, ne se laissa pas démonter par l’intervention acide — et sans doute attendue — du procureur. Il ne le regarda même pas, se concentrant sur le juge.
« Votre Honneur, nous plaiderons effectivement la démence. Contrairement à notre confrère, nous nous emploierons à démontrer qu’elle était alors compréhensible et inévitable, remise dans un cadre spécifique — historique — que certains connaissent manifestement mal… et que cet état de conscience altérée n’a aucune chance de se reproduire dans le chef de notre client. »
Il se rassit.
" Nous plaidons donc non coupable."

Le Juge hocha imperceptiblement la tête à la mention du contexte effroyable qu'avait été celui de la prise de pouvoir par le tyran Nwalk. Un signe peut-être que l'argument avait fait mouche. Mais c'est d'un ton parfaitement neutre et professionnel qu'il reprit la parole :

- La cour prend bonne note de votre plaidoyer, maître. Nous redonnons la parole à maître Duchesne. Souhaitez-vous appeler votre premier témoin ?

Le procureur hocha la tête.
" J'appelle à la barre Martin Lapierre."
Un huissier fit entrer un homme jeune, vingt-cinq ans tout au plus, que Taliesin ne reconnut pas immédiatement. Il lui fallut le fixer quelques instants, cherchant à identifier les traits de ce visage pourtant familier.
" Ce jeune homme était présent cette nuit-là. Il a fait une déposition en ce sens, précisant les actes dont il s'est lui-même rendu coupable mais surtout ceux dont il a été témoin, que j'ai joint au dossier. Vous devez l'avoir en votre possession, votre honneur."
Taliesin le reconnut alors : c'était bel et bien l'un de ceux qui l'avaient accompagné, cette nuit fatidique. Un des membres de son groupe. Mais ses cheveux étaient désormais coupés très courts, et son visage plus jeune, moins marqué par les tourments. Visiblement un peu mal à l'aise, il évitait de regarder en direction du barde, et s'installa docilement à l'endroit que l'huissier lui indiqua, face au juge.
" Accusé... Reconnaissez-vous cet homme, et pouvez-vous nous confirmer sa présence avec vous ce soir-là ?" questionna le procureur en se tournant vers Taliesin.

Il avait cru que les paroles de l'accusation seraient le plus rude ? Il s'était trompé. Revoir l'un de ceux dont le Monstre s'était entouré et servi, l'un de ceux qu'il avait contraints à perpétrer l'innommable... Ce fut presque insupportable.
Il serra les dents, toutefois : il n'avait pas le droit de s'effondrer.
[color=#FFF66]-Je le reconnais, et il était bien avec moi cette nuit-là,[/color] répondit-il, s'efforçant d'être audible.
Comment en vouloir à cet homme de témoigner contre lui ? C'était impossible... Car c'était une victime plus qu'un bourreau.
C'était une autre de ses victimes.

Le procureur hocha la tête en réponse, et, sans paraître accorder la moindre importance à ce que Taliesin pouvait laisser percevoir de ses émotions, se tourna à nouveau vers le témoin.
" Martin Lapierre. Nous allons avant tout parler de ce qui s'est passé avant cette nuit-là. Pouvez-vous, tout d'abord, nous raconter comment vous avez connu l'accusé ?
- Il... m'a libéré. Moi et d'autres esclaves. On croupissait enchaînés dans un entrepôt... Il... Il a tué les gardes et nous a libérés."
L'homme transpirait, et ses mots étaient hachés, sortant difficilement. Il chassa d'un mouvement de tête machinal une mèche inexistante : simple tic trahissant sa nervosité.
" Que s'est-il passé ensuite ? Qu'avez-vous fait dans les jours qui ont suivi ?
- Et bien... On... On a tué des Rouges. Les hommes de Nwalk. On voulait leur faire payer. Aux Gardes Rouges. On voulait chasser Nwalk, aussi, mais il était bien gardé. Alors... Tuer le plus possible de ses hommes permettait de l'affaiblir.
- Est-ce l'accusé qui vous a suggéré de le rejoindre et de commettre ces meurtres ?
- Oui. C'est lui qui nous l'a proposé.
- Et vous avez accepté ? Vous et les autres ?
- On a presque tous suivi. On pouvait enfin se battre... On savait qu'on leur faisait peur, aux rouges. On voulait les terroriser le plus possible. C'était... notre contribution à....
- Qui choisissait les victimes ?, le coupa le procureur.
- Lui..., répondit le témoin avec un vague signe de tête en direction du barde.
- L'accusé, donc. Et comment les choisissait-il ?
- Je ne sais pas. Il ne nous disait pas.
- Diriez-vous qu'il agissait au hasard, sur l'impulsion du moment, sur un coup de tête ?
- Je ne pense pas. Les opérations étaient toujours bien planifiées.
- Diriez-vous qu'il agissait de façon démente, désordonnée ? Ou au contraire avec calme et sang-froid ?
- Avec sang-froid.

- Revenons maintenant à cette nuit-là..."
L'homme, qui avait pris de l'assurance au fil des questions, parut se ratatiner sur sa chaise.
" L'opération a-t-elle été décidée sur un coup de tête ou était-elle planifiée ?
- Non. Pas un coup de tête..."
Sa voix devenait inaudible, et le procureur, d'une voix presque douce, l'encouragea à répéter plus fort.
" Elle était planifiée.
- Vous aviez pris le temps de vous renseigner sur le nombre de gardes, les personnes présentes dans la maison ?
- Oui. On était renseignés.
- Bon. Je ne reviendrai pas sur les détails du massacre, qui sont connus de tous ici. Pouvez-vous nous confirmer qu'il avait été décidé de ne laisser aucun survivant ?
- ....
- Essayez de parler plus fort, s'il vous plaît.
- Oui... Je confirme..., murmura l'homme en baissant la tête.
- Qui l'avait décidé ?
- Lui.
- Diriez-vous que lorsqu'il a donné ses ordres, lors de cette... opération..., il était dans un état de démence ou parfaitement conscient de ses actes ?
- Il... Il pensait à tous les détails, prévoyait tout... Pas comme l'aurait fait un dément.
- Les gens de la maison, ainsi que la famille, ont donc tous été tués. Est-ce lui qui décidait de... ce qui devait être fait ? De la façon dont ça devait l'être ?
- Oui.
- Lui seul ?
- Oui.
- Le faisait-il avec calme et sang-froid ? Ou dans un état de nervosité, d'incohérence, qui aurait pu être signe de folie ?
- Il était... très calme...
- Très bien. Je n'ai pas d'autre question pour le moment, conclut le procureur en se tournant vers le juge.
Le témoin n'avait pas levé les yeux une seule fois vers Taliesin.

Le juge tourna son regard non pas vers l'accusé mais vers son duo d'avocat et posa la question coutumière en ce genre de circonstance :

- La parole est maintenant à la défense si elle souhaite exercer son droit de contre-interrogatoire. Dans le cas contraire, nous ajournerons la séance et nous reprendrons cet après-midi à quatorze heures.

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le Palais de Justice