La Couronne de Cuivre

Fenrik eut un rire criard :

-T'inquiète donc pas pour le dérangement, allez par ici la bouffe !

Se faisant il rapprocha l'assiette vers lui et s'enfila un des deux boudins avec la délicatesse qui lui était coutumière. Un moment sa gorge fit comme un bruit de vieille ferraille et les gens tout autour se demandait sincèrement si le demi ogre malgré son imposante carrure n'allais pas s'écrouler là vaincu par plus petit que lui...
Mais d'un coup de mâchoire bien placé il força le morceau de saucisse à revenir à sa place et fini par avaler.

- Bon ben si ça ressors pas de la ça sera toujours ça de pris !

Il pivota sur sa chaise pour s'adresser à toute la salle.

- Donc j'en étais où ? Ah oui les bateaux ! Ils se rapprochaient dangereusement en formant un cercle autour de nous. Et je dois bien avouer que sur le coup je faisais pas mon fier; des pirates à cet endroit des cotes et qui plus est aussi nombreux... Ils avaient préparé leur coup c'était obligé et ils devaient nous réserver un sort à leur manière.

Il se retourna un bref instant pour prendre la bière entre ses mains.

- Et c'est la que c'est arrivé tout d'un coup ça c'est couvert. Mais brusquement comme ça ! Il faisait un soleil à tout péter et boum ! De gros nuages noirs se sont formé au dessus de nous qu'on aurait dit que talos lui même pointait son museau.

Fenrik prit une petite gorgée de bière puis repris.

- On sentais une petite brise se lever... Et la, aussi ben nous que ceux d'en face, plus personne la ramenait. Le tonnerre s'est mis à sonner comme un signal avant la mitraille,l'vent a enflé, et il s'est mis à pisser comme jamais... Ca a pas tardé à partir en resquille sur le bateau, ça courait dans tous les sens. Puis soudain y'a eu un pt'ain de craquement à vous en décrocher les tympans, j'me suis senti voler, pis l'eau de mer qui me rentrait dans la gorge, les vagues qui me ballotait comme un grain de sable... Je me demande encore par quelle putain de coup de bol j'ai bien pu m'en sortir...

L'apothéose finale de ce discours fut accueillie par un concert de grognements et de commentaires qui fusaient de toutes parts : tout le monde avait assisté à cette fameuse tempête, qui sur son frêle esquif rentrant en catastrophe, qui derrière sa chope, et tout un chacun s'accordait pour dire que ce grain-là, surgi soudain par temps clair, sortait tout droit de n'importe quoi. C'était ensuite que les avis divergeaient. Certains l'imputaient à la contrariété de la Garce des Flots. D'autres, au courroux de Talos. D'autres encore affirmaient que les premiers n'étaient que de mauvais marins, et que des signes avant-coureurs auraient dû les rendre prudents. Au milieu de la cacophonie ambiante, Fenrik eut tout le temps de vider son assiette.

Quand le vacarme fut un peu retombé, ce fut Thanos, le bardichon, qui reprit la parole.

« Votre histoire valait bien son boudin... commenta-t-il en rejetant le bras envahissant de sa dulcinée. Et qu'allez-vous faire, maintenant ? Enfin, quand vous serez reposé, s'entend. Pas trop peur de vous rembarquer ?»

Fenrik eut comme un sourire malsain qu'il réussit plus ou moins à faire prendre pour une ombre qui passait sur son visage... Il se frotta le menton l'air maussade.

- Sans vouloir jouer ma villageoise, j'hésite un peu à rembarquer de suite. Les cotes sont pas trop sur cet an ci et j'ai eu un putain de fion de pouvoir en réchapper. Déjà vingt ans que je bourlingue en mer, peut être est ce le signe pour me dire de raccrocher. Non je pense que je vais me poser ici histoire d'voir. Pt' être qu'en ville on trouvera de quoi m'occuper, le temps que je cogite un peu sur toute cette histoire...

« En ville ? Ah, ils trouveront toujours un emploi pour des bras comme les vôtres, que ce soit sur les chantiers ou sur les docks... Mais c'est pas dit que ça vous plaise », acheva Thanos sur un haussement d'épaules. En règle générale, les marins supportaient mal la vie terrestre. Non qu'ils soient réfractaires à l'autorité – au contraire, les grands navires ne tenant leur équipage qu'en appliquant une discipline de fer, même celle de l'armée leur paraissait douce en comparaison - mais parce qu'ils avaient la bougeotte et que la mer ne tardait pas à leur manquer.

Sur le bras du barde, la jeune femme court vêtu commençait à somnoler. Il la réveilla d'une petite claque et, se levant, entreprit de l'entraîner vers l'escalier.

« Je vous souhaite bonne chance pour la suite, et merci pour l'histoire, lança-t-il à l'attention du semi-ogre. Une bonne histoire, ça ! »

Dans la salle, le brouhaha avait repris, et nul ne faisait plus attention à lui.

Ailyn et Kieran arrivent du Golfe de l'Oubli

En fait, depuis qu'ils avaient rejoint le Golfe, il leur aurait fallu déployer beaucoup d'efforts pour réussir à se perdre, vu qu'il leur suffisait, pour rejoindre le village, de continuer à longer le littoral vers l'est. La mésaventure de la carte leur apparut, du coup, encore plus dérisoire, et les rires redoublèrent. Toute la journée, le soleil avait été impitoyable, rendant un peu moins agréable que prévu la longue marche sur le sable, les galets et les sentiers étroits. Mais les moustiques les harcelaient dès qu'ils gagnaient les hautes herbes, et ce n'était que de loin en loin qu'une chênaie apportait une ombre bienveillante si près des eaux. Ils virent venir le soir avec un certain soulagement. Tandis que le soleil baissait sur l'horizon, l'air se faisait un peu plus frais, un peu plus respirable.

Au crépuscule, la vue perçante de Kieran lui permit d'affirmer qu'il apercevait, au loin, les appontements de ce village de pêcheurs, et même une ou deux embarcations amarrées. Une heure ou deux et ils y seraient.

Et puis le soleil se coucha et les oiseaux se déchaînèrent, tandis que le ressac se faisait plus sonore, sans doute à cause de la marée montante. Tout cela aurait été en somme très agréable si une brume venue de la mer n'avait commencé à tout envelopper d'un blanc opaque, remontant sur la côte à la vitesse d'un cheval au galop ...

Ailyn n'avait pas prêté attention à la brume qui se levait doucement autour d'eux, les enveloppant d'un épais manteau glacial.
La jeune femme serra les pans de sa robe colorée contre ses épaules. Elle commença d'abord par frissonner, puis elle se mit à claquer des dents.

La nuit et le brouillard ambiant avaient fait chuter la température, mais ce n'était pas seulement ces éléments qui provoquaient ces réactions inattendues chez Ailyn. Elle n'aimait pas la nuit, l'obscurité qui lui rappelaient, sans qu'elle ne comprenne vraiment pourquoi, des instants de solitudes énormes, que rien ne semblait pouvoir combler.

Saisi d'une brusque frisson qui fit trembler son échine, la jeune femme se rapprocha imperceptiblement de Kieran.

"Arriverons-nous bientôt ?" articula-t-elle entre deux claquements de dents.

Kieran peinait aussi. Il essayait de ne rien laisser paraître mais le froid et la proximité de la nuit lui donnaient aussi triste mine. Et l'épisode de la mante religieuse, même s'il s'était finalement bien fini l'inquiétait. De telles bestioles ne se promenaient pas ainsi en pleine nature. Du moins pas celles de cette taille là. Il hâta le pas sans trop en avoir l'air.

"Oui, nous arrivons bientôt, souffla-t-il, nous avons fait ce qu'on pourrait appeler une belle petite promenade de santé ..."

Et effectivement, quelques mètres encore et apparaissait dans la brume la lumière voilée des lanternes de la chaloupe échouée.

La Chaloupe Échouée, à l'origine - quelques décennies plus tôt, tout au plus - avait dû se limiter à un ponton et à une taverne plus ou moins bien famée, où les marins au mouillage dans la rade qui se trouvait quelques lieues plus à l'est venaient chercher bonne chère, bonne bière, et prostituée complaisante. Depuis lors étaient apparus quelques magasins d'alimentation et de matériel de pêche, ainsi qu'une poignée de baraques de pêcheurs : La Chaloupe Échouée était ainsi devenue une bourgade paisible qui se pressait autour de sa taverne comme des bêtes sauvages autour d'un point d'eau.

Les deux jeunes apprentis mages en découvrirent les habitations rustiques au milieu d'une brume épaisse et d'un silence oppressant qui ne donnaient pas envie de s'éterniser. Des bruits de voix alcoolisées, un halo de lumières indistinctes leur indiquaient sans nul doute possible la direction de la taverne. Ce pouvait être un bon endroit pour demander leur chemin. Sinon, il leur faudrait frapper à la porte d'une habitation ou entrer dans un magasin... Dans le grand trou blanc qui les entourait, ils ne distinguaient guère d'enseignes.

L'arrivée dans le hameau redonna vie à Ailyn. Il y avait quelque chose à faire, à chercher, et non plus seulement à subir le froid et la brume angoissante qui nappait les habitations.

Il fallait maintenant trouver l'herboriste pour récupérer ces mystérieuses graines d'hellébore noire. Mais dans l'obscurité et le brouillard, il n'y avait rien à faire : on ne distinguait rien.

Ailyn réfléchit aux différentes options en observant les alentours, une expression inquiète sur le visage, en pensant à son maître Léonard Zebiggus.
Ils pouvaient choisir de frapper à la porte des maisons... Mais qui sait sur qui ils risquaient de tomber... Continuer à chercher dans la nuit avec le danger que représentaient ces ébauches de ruelles ? Probablement pas une meilleure idée...

Lorsqu'Ailyn vit la lumière qui émanait de la taverne, son coeur commença à battre plus vite. Là-bas, il y avait de la lumière, et peut être un peu de chaleur !!! Et pourquoi pas un bon plat chaud !!!

"Et peut être mêmes les informations qu'il nous faut pour aller rencontrer l'herboriste" songea-t-elle en se frottant les mains.
Elle ressemblait à une vieille sorcière plongé dans un complot lorsqu'elle arborait cette attitude.

"D'après vous Kieran, que devons-nous faire ? Poursuivre nos recherches ? Ou bien faire une pause à la taverne ? On pourrait y dénicher quelques informations, non ?" demanda Ailyn en poussant un baillement à faire trembler les murs des frêles bâtisses.

Kieran n'avait pas hésité beaucoup pour répondre. Il faisait nuit, froid, et ils étaient en territoire potentiellement hostile si on ne connaissait pas les lieux - ce qui était presque le cas. Devant eux, se dressait une promesse de lumière et de chaleur, comme un phare bravant l'obscurité : la taverne.

"Hé bien, je crois qu'un bon bain chaud et un bon repas ne nous ferons pas de mal. Nous pourrons commencer nos investigations demain. La nuit porte conseil, après tout."

A peine eurent-ils gravi la volée de marches vermoulues et poussé la porte grinçante qu'ils se trouvèrent assailli par les odeurs de cuisine, de bière, de sueur, et que la fumée écœurante des drogues remplaça aussitôt la brume opaque du dehors. Toute vie à dix lieues semblait s'être concentrée dans une salle commune exiguë où l'on riait, buvait, mangeait, jouait, s'interpelait, dans un vacarme assourdissant. L'assemblée paraissait majoritairement composée de pêcheurs locaux et de marins en relâche pressés de dépenser leur dernière paie en boissons et douceurs. Quelques femmes trop désœuvrées pour être des serveuses s'étaient assises langoureusement sur des genoux, indifférentes aux mains baladeuses de leurs hôtes.

Dans l'agitation ambiante, il leur fallut un peu de temps pour repérer le tenancier, un gros homme qui suait vaillamment à satisfaire sa trop nombreuse clientèle. L'affluence de ce soir était sans doute exceptionnelle ; la rencontre fortuite de deux navires au mouillage, peut-être.

Quand l'aubergiste Sanys avisa les deux jeunes mages, son expression changea du tout au tout.

"Hé, mais c'est que vous paraissez venir de loin. Vous n'êtes pas un peu inconscients de gagner le village à la nuit tombée, un jour de brume blanche ? Ah, vous devez pas être au courant, et j'ai pas le temps de vous raconter. Peu importe. Que puis-je pour vous ?"

"Deux plats chauds !" s'exclama immédiatement Ailyn en se contorsionnant tant bien que mal pour ne pas toucher les différents clients de la taverne qui sentaient le sel et la transpiration.

Elle se baissa pour éviter les mouvements désordonnés d'un homme hilare et probablement saoul.

"une chambre pour la nuit aussi", ajouta-t-elle, plus doucement, en parvenant devant le tavernier. Elle jeta un coup d'oeil à Kieran ce qui lui rappela l'objet de leur visite.

"Enfin, j'aurai aimé que vous nous indiquiez où nous pouvons trouver l'herboriste", acheva-t-elle avec un large sourire.

L'environnement paraissait un poil hostile à l'intérieur de la taverne, les marins ainsi que les demoiselles présents peu "fréquentables", mais ça ressemblait un peu à la taverne du village où Ailyn avait toujours vécu, même si à l'époque, le Vieux ne visitait que rarement l'établissement. Pas de raison de s'inquiéter donc. En tous cas, pas pour le moment.
Et puis, avec cette histoire de brume, apparemment, mieux valait être à l'intérieur que dehors.

« Pour les plats chauds, ça marche : ce sera plat du jour, haricots-boeuf bouilli, et c'est pas négociable. Pour la chambre, vous arrivez un peu tard ; c'est complet. Tout ce que je peux vous proposer, c'est une demi-chambre et un paravent pour vous séparer un tant soit peu des voisins. »

Il haussa les épaules en signe d'impuissance.

« Suffit que Le Rebouteux et La Battante fassent relâche en même temps, et le village implose. »

Il s'interrompit pour ramasser quelques assiettes vides et une carafe sur la table la plus proche.

« Vous aviez encore une question, je crois ?... »

Kieran intervint : « L'herboriste... »

« Ah oui. Elle habite la dernière maison à l'est, sur le bord « terrien » de la route. Mais je serais pas surpris qu'elle soit de sortie ce soir. Brume blanche et lune pleine, elle doit être à la fête, partie cueillir des salicornes ou des mandragores ou d'autres trucs bizarres et sournois que je veux pas connaître...»

Ailyn frissonna. Partager un bout de chambre avec des inconnus ? Elle risquait franchement de ne dormir que d'un oeil, et certainement pas pour rien. Mais un peu de repos, sans marcher, ni lutter contre le froid, le sable, la pluie, la brume, ou encore les autruches géantes, n'était pas pour lui déplaire.

"Bon et bien, on va rester là pour la nuit, se résigna-t-elle avec un soupir. Et en avant les haricots, je meuuuuuuuuuurs de faiiiiiiiim !!!"
Elle ajouta avec un grand sourire :
"Et merci encore."

Kieran et Ailyn firent mine de s'installer quelque part, tantant de dénicher la perle rare : deux chaises autour d'un coin de table.
La jeune femme engagea tant bien que mal la conversation dans le brouhaha ambiant :

"Et bien, nous y voilà, tout prêt du but... mais retardé ! Quelle poisse !"

Kieran répondit sûrement quelque chose mais le vacarme de la salle commune ne lui permit pas d'en deviner un traître mot. Apparemment, il exprimait son approbation. Ils s'installèrent à un bout de table dont l'autre extrémité était occupée par trois individus qu'ils ne devaient pas déranger beaucoup, car ils avaient tourné leurs chaises vers la tablée voisine, insuffisamment grande pour accueillir tous les convives. C'était un groupe de matelots sérieusement imbibés qui commençaient à entamer des chansons à boire où il était question de la Madelon qui attendait son beau marin et finissait par se consoler avec le boiteux du village...

Les deux apprentis mages détonaient dans ce chahut, mais l'attention générale était focalisée ailleurs, et on les ignorait totalement. Après le troisième couplet, ils virent arriver le plat du jour, servi avec très peu d'élégance par un Sanys toujours aussi débordé.

"Chaud devant !"

Et les deux assiettes glissèrent si rapidement sur le bois de la table qu'il fallut les arrêter d'urgence avant la chute.

Les chansons de la tablée voisine commençaient à excéder très sérieusement Ailyn. Elle se demandait comme on pouvait s'amuser de choses aussi stupides... Hurler comme des gorets après avoir vidé sa chope... Voilà qui ne lui correspondait guère.

Fronçant les sourcils, elle essaya d'examiner dans le chahut ambiant les personnes qui l'entouraient. La plupart portaient des vêtements élimés par le sel et la transpiration, montrant bien à quel milieu elles appartenaient.
La fatigue aidant, la vue d'Ailyn se brouilla progressivement et elle fut toute surprise de voir surgir Sanys de la foule, une assiette dans chaque main.
Ailyn tendit la main juste à temps pour retenir son assiette. La sauce brûlante des haricots vola jusqu'à son coude sous l'effet du mouvement. La jeune femme secoua vivement son bras sous l'effet de la chaleur. Le repas commençait bien.

Après s'être essuyée, elle entama son repas en se brûlant vivement la langue. Décidément, tout était une aventure par ici, même le simple fait de manger !

Ailyn s'empressa néanmoins de dévorer le contenu de son assiette. Cette longue course depuis Manost ainsi que l'autruche géante lui avaient donné une faim de loup !

La suite et fin du repas se déroula dans la même ambiance régressive et sonore. Les marins étaient heureux de poser le pied sur la terre ferme et de ne plus endurer la rude discipline du bord, pressés, aussi, de dépenser leur paie en un temps record, et cela s'entendait. Passablement assourdis par les tentatives successives de chant choral, Ailyn et Kieran ne tardèrent pas à se retirer. Sanys leur donna la clef d'une chambre à l'étage, leur confirmant qu'ils auraient à la partager.

Une fois que l'on avait quitté la grande salle et gravi l'escalier, le vacarme baissait un peu, en partie absorbé par les boiseries et les tapis épais. Quand ils pénétrèrent dans la chambre, ils furent soulagés de constater que l'on n'y entendait plus qu'un bruit de fond continu. Deux lits simples les attendaient au fond de la pièce, séparés par un paravent d'un grand lit pour l'heure encore vide, mais réservé à leur voisin absent.

Comme il fallait s'y attendre, deux bonnes heures après qu'ils se furent couchés, ce dernier fit irruption dans la pièce, sans y apporter de lumière mais d'une façon fort bruyante qui laissait aisément deviner qu'il devait être accompagné de l'une des demoiselles de petite vertu de la salle.

Ailyn ne dormait que d'un oeil. Reposer ses muscles et son esprit était quelque chose de fort agréable en d'autres temps et d'autres circonstances. L'auberge ne lui paraissait pas sûre, et ses occupants un rien instables.
Elle se retournait sans cesse entre les draps poisseux du lit, écoutant le souffle léger de Kieran à travers le voile d'un demi-sommeil qui la submergeait lentement mais sûrement.

Lorsque la jeune femme entendit "entrer" leur voisin de chambre revenu de la chasse, elle ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes. Ah ben, trop c'est trop !
Elle enfila rapidement sa robe aux couleurs chatoyantes, secoua légèrement Kieran pour lui signifier dans un souffle qu'elle s'éclipsait. Enfin, elle passa discrètement la porte en se mordant la lèvre.

Elle poussa un grand soupir de soulagement une fois à l'extérieur et décida d'aller faire un tour.

"Je pourrai descendre à la salle commune, il y aura peut être de quoi se renseigner sur l'herboriste... ou sur les graines d'Hellebore, si quelqu'un sait à quoi ça peut bien servir... Non parce que c'est pas le tout de traverser le Golfe de l'Oubli pour aller dégoter ce machin là, mais autant essayer aussi de comprendre pourquoi mon nouveau maître en a besoin... C'est peut être totalement inutile, mais ce sera toujours mieux que de rester là."

Après un temps d'hésitation, elle se décida pour la salle commune. Celle-ci était désormais à moitié vide ; les derniers repas avaient été servis au moins une heure plus tôt et, parmi les fêtards, une partie s'était déjà retirée, à l'instar de leur voisin de chambre. Restait une table de buveurs, sérieusement entamée par l'alcool, où les uns parlaient fort tandis que les autres luttaient pour ne pas s'endormir.

Sanys avait rejoint son comptoir, qu'il était en train de nettoyer d'un reste de vomis. Il sourit en apercevant la jeune femme.

"Des insomnies, hein ? Bah, si c'est à cause de votre voisin, ne vous inquiétez pas, ça va pas durer, ce n'est pas avec ce qu'il a bu qu'il fera des performances de folie ce soir."

Il écouta Ailyn l'interroger sur l'hellébore, mais dut avouer son impuissance. Il fut un peu plus bavard sur l'herboriste.

"Takaya ? Elle a pas très bonne réputation ici, elle passe pour une sorcière, mais c'est surtout parce que les gens ne comprennent rien à ce qu'elle fait, à mon avis. Et aussi parce qu'elle n'est pas originaire d'ici et qu'elle sort si volontiers dehors seule malgré le danger, comme ce soir. Elle se moque du qu'en-dira-t-on, voyez, mais c'est plutôt une bonne fille si vous la prenez par le bon bout. M'a aidé quand mon fils était malade, ses tisanes et cataplasmes l'ont vite guéri."

Ailyn commençait déjà à apprécier cette Takaya. Elle ne la connaissait pas, mais savoir qu'elle vivait ici, considérée comme étrangère par les habitants... Cela lui rappelait le statut un peu particulier qu'elle avait dans son village avec le Vieux. On les aimait, mais on les craignait (enfin surtout le Vieux !).

La jeune femme remercia chaleureusement l'aubergiste pour ces précieuses informations concernant leur objectif et remonta lentement dans sa chambre.

Après s'être assurée que derrière la porte chacun dormait du sommeil du juste, comme l'avait prédit Sanys, elle se glissa à l'intérieur de la pièce et se recoucha rapidement, sans un bruit.

Elle s'endormit profondément au milieu du tonnerre de ronflements qui habitaient la chambre, la fatigue prenant finalement le dessus...

Ailyn eut la bonne surprise, à son réveil, de constater que leur voisin était parti, de même, à en croire le silence qui régnait dans l'auberge, que la plupart des marins de la veille. L'explication du phénomène s'étirait sur le parquet de la chambre en un long rectangle de lumière - elle avait dormi jusqu'au milieu de la matinée, au bas mot. Près d'elle, Kieran était déjà habillé et terminait une toilette sommaire.

Rassembler leurs affaires, descendre à la salle commune, prendre un petit déjeuner rapide, saluer Sanys et payer ne leur prit guère de temps - ils se retrouvèrent bientôt dans la rue principale du hameau, qu'ils découvraient pour la première fois sans sa brume. Il n'en paraissait que plus minuscule. Là où l'aubergiste le leur avait indiqué, sur le bord de la route, une enseigne de fleurs séchées signalait la présence de l'herboristerie...

Après avoir poussé la porte, ils découvrirent Takaya qui se tenait debout derrière son comptoir, tout en s'activant à étiqueter des bocaux. C'était une femme sans âge, longue et pâle, aux longs cheveux noirs plumes de corbeau. Elle fixa sur eux de grands yeux délavés et vitreux.

"Bienvenue à vous, visiteurs", prononça-t-elle d'une voix monocorde. "Vous venez pour... ?"

Ailyn était extrêmement en colère contre elle-même. Elle avait dormi trop longtemps, plus longtemps qu'il n'aurait fallu... Bien trop en vérité.
Elle rassembla ses affaires rapidement, en essayant de discuter avec Kieran, mais le sommeil avait rendu sa tête et ses pensées si lourdes qu'elle avait toutes les peines du monde à se concentrer.

Elle avala tout ce qui lui passait sous la main pour le petit déjeuner en un temps record : pas question de traîner plus longtemps ! Les marins, les catins d'auberge et les menthes religieuses géantes ne le retarderaient plus guère : pas question de s'arrêter, cette fois-ci, elle allait rencontrer Takaya coûte que coûte !

Les pensées d'Ailyn s'éclaircirent dès lors que l'air frais de la belle matinée bien entamée entrèrent dans ses poumons. Sa tête se fit tout à coup plus légère et son humeur s'en trouva fort adoucie.

Kieran et Ailyn trouvèrent rapidement l'échoppe de Takaya dans le petit hameau à présent débarrassé de son étrange et épais brouillard de la veille.
Ils entrèrent et clignèrent plusieurs fois des yeux pour s'habituer à la pénombre.
La vision de bocaux et autres préparations rappela sensiblement à Ailyn l'atelier du Vieux. Son coeur se serra et lui provoqua une telle douleur dans la poitrine qu'elle préféra ne pas s'attarder sur ces pensées.

Elle se tourna vers l'herboriste et lui répondit :

"Bonjour ! Mon maître Léonard Zebiggus nous envoie ici nous procurer un setier de graines d'hellbore noire. En auriez-vous dans vos stocks ?"

Elle ajouta avec un air entendu :

"... et est-ce que vous pourriez nous dire à quoi ça sert ?"

Quand Takaya entendit sa visiteuse, ses lèvres minces s'étirèrent.

« Ah, Léonard s'est donc trouvée une nouvelle apprentie ? Il en fait une consommation... Oui, j'ai cela en stock. C'était une commande. »

Elle disparut dans l'arrière-boutique, où elle sembla chercher ses graines au milieu d'une forêt de bocaux.

« Pour répondre à votre question... Hé bien, l'hellébore est une plante qui possède de nombreuses vertus médicinales si on l'utilise en doses infinitésimales...On s'en sert pour traiter les crises d'épilepsies, la folie, les migraines mais aussi comme purgatif, vomitif et même comme vermifuge. Mais il faut être prudent ; l'hellébore noire est toxique et, concentrée, c'est un puissant poison qui a des effets sur le système nerveux et sur le cœur. »

Elle revint vers le comptoir, un grand bocal à la main, les yeux étrécis.

« Vous ne connaissez pas très bien votre nouveau maître n'est-ce pas ? »

Sans laisser à Ailyn l'occasion de répondre, elle versa les graines dans un récipient qui devait faire la contenance voulue, jusqu'à ras bord. C'étaient des graines ovoïdes assez grosses, marron foncé.

« L'hellébore pousse en moyenne montagne et je dois faire importer ces graines depuis la cordillère. Ça vous fera vingt pièces d'or. »

Désolée, j'avais complètement zappé la réponse :s

Ailyn fit la moue lorsque Takaya expliqua que son maître comptait énormément d'apprentis. Elle croyait qu'elle avait de la chance, que tout cela la rendait unique, que... et bien non, en fait même pas. Elle n'était qu'une nouvelle apprentie qui se fondrait aussi vite que les autres dans la masse. Son coeur se serra l'espace d'un instant, mais elle reprit son souffle et sa contenance. On arrivait au bout des objectifs de la mission. Il fallait se ressaisir et faire ce qui devait être fait.

La réponse à ses interrogations à propos des graines d'Hellebore laissa Ailyn songeuse. Qu'est ce que son maître avait l'intention d'en faire ? Il s'agissait tout de même d'un produit extrêmement dangereux...

« Vous ne connaissez pas très bien votre nouveau maître n'est-ce pas ? »

A nouveau, la jeune femme fut piquée par cette nouvelle phrase qui la sortit brutalement de ses réflexions. Non, elle ne connaissait pas bien son nouveau maître, il ne lui avait pas été donné de faire grand chose en ce sens.

Elle sortit la bourse et en vida le contenu sur le comptoir : 20 pièces d'or exactement. Effectivement, de prime abord, Ailyn n'en aurait pas juré, mais son maître devait connaître exactement le principe de cette commande. Peut être l'avait-il déjà fait des centaines de fois... et peut être même y avait il envoyé ses centaines d'apprentis...

L'ensorceleuse fut soudain prise d'une brusque envie de tout jeter par terre, de mettre la boutique à sac et de s'enfuir au courant. Au lieu de ça, elle tenta tant bien que mal de se maîtriser, de calmer ses tremblements et sa respiration saccadée.

Ailyn poussa le tas de pièces d'or vers l'herboriste et lança avec douceur :

"Voilà votre or, juste ce qu'il faut, comme maître Zébiggus l'avait prévu..."

Elle ajouta après une demi seconde de silence, hésitant à saluer la vieille femme pour la laisser à ses affaires :

"Dites moi... qu'est ce que vous pourriez m'apprendre sur mon maître ?"

Tout en ramassant précautionneusement les pièces d'or, Takaya haussa un sourcil amusé.

"Que je n'ai pas eu de liaison avec lui, si c'est ce que vous voulez savoir. Pour le reste... Je le connais depuis une dizaine d'années, date de sa première commande. Un client fidèle, qui paie comptant. Généralement il m'envoie ses apprentis. Les substances qu'il commande sont souvent dangereuses ou rares ; il ne me dit pas ce qu'il en fait, et je ne pose pas de questions. Je suis une femme d'affaires, voyez-vous. Le compte est bon : je vous souhaite bonne route."

Sur ces mots, les pièces d'or dans ses mains, elle tourna ostensiblement le dos à sa visiteuse, qui n'eut d'autre choix que de quitter les lieux.

HRP : pour le voyage de retour à Manost, tu peux poster à nouveau au golfe de l'oubli
http://www.baldursgateworld.fr/lacouron ... post248881

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