La Couronne de Cuivre

Calliope ferma les yeux, rougit brusquement, et sortit dignement, tandis que Fulgence faisait passer sa tunique au-dessus de ses maigres épaules. Il se retrouva frissonnant et nu face aux adultes, gardant ses vêtements en boule entre ses mains, dissimulant ce qui pouvait l'être.
" Je suis malade ? demanda-t-il d'un ton presque suppliant.
— Parle pas sans permission, gamin." lui dit la Mère et il tressaillit comme si elle l'avait frappé.
Taliesin nota ses yeux larmoyants enfoncés dans ses orbites sombres, sa poitrine concave, des ecchymoses sur ses bras, et les marques anciennes de lacérations sur son dos. Peu nombreuses mais néanmoins suffisamment profondes pour avoir laissé des cicatrices qui ne partiraient plus, même avec un sort de soin.
" Alors ? Vous le prenez ?"

Malgré la culpabilité qui l'étreignait, malgré la colère que faisaient naître en lui les signes de maltraitance, le barde avait vraiment fait mine d'examiner Fulgence. Mais il avait agi avec rapidité, jouant les professionnels exercés à qui il ne faut guère plus d'un regard pour juger du prix d'une marchandise.
-Oui, je le prends, répondit-il avant d'ajouter, comme si les consignes de son commanditaire lui revenaient brusquement à l'esprit : Il présente les symptômes de la maladie, et je dois donc l'emmener au dispensaire. Mais je vous le ramènerai dans une ou deux heures, guéri.
Après avoir adressé à la Mère un sourire de connivence, il se tourna vers le contremaître et lui demanda poliment .
-Quand il se sera rhabillé, pourriez-vous le conduire auprès de mon... assistante ?

L’enfant se rhabilla rapidement, tournant le dos aux trois adultes, puis le contremaître le prit par l’épaule et l’entraîna dans le couloir. Il y demeura cependant, sans doute désireux de ne pas voir s’envoler l’oiseau avant que Baelish n’ait réglé ses dettes.
« Vous voyez, il est en parfaite santé, reprit la matrone, sûre d’elle. Quinze pièces d’or me semblent tout à fait raisonnables pour un artisan de sa qualité. Sans compter qu’il détient d’importants secrets de fabrication qu’en petite vipère déloyale, il monnaiera certainement dès qu’on lui lâchera la bride. »

Maintenant que le gamin n'était plus là pour l'entendre, Baelish n'avait plus besoin de jouer la comédie. Il laissa donc entrevoir sa mauvaise humeur, fort légitime quand un subordonné a à ce pont manqué de respect à son maître, et il donna l'impression de vouloir conclure cette affaire au plus vite afin de pouvoir punir la fautive comme il se devait.
-D'accord pour quinze pièces d'or, dit-il, retrouvant temporairement son affabilité. Je vous avoue que certaines marques ineffaçables m'ennuient, car la personne dont je suis le commanditaire m'avait demandé un esclave comme neuf. Cependant, je doute que cela le gêne énormément. Il y aura aussi quelques petites dépenses de soins... Mais je pourrai faire en sorte que mes gains ne soient pas impactés. J'ai dans l'idée de dépenser moins d'argent en nourriture pour certaine... indisciplinée.
Il tira de sa poche la bourse qu'on lui avait confiée, compta la somme et la tendit à la Mère, espérant qu'elle ne chercherait pas à le retenir.

Mais la Mère semblait ravie d'avoir réussi à soutirer un tel prix pour un esclave qui en valait certainement beaucoup moins. Aussi s'empressa-t-elle de "pousser" Baelish vers l'extérieur.
" N'hésitez pas à revenir s'il vous en faut d'autres. Nous en avons plein. Des grands, des petits, des gros, des maigres..."
Elle était désormais dans le couloir, où attendaient Calliope, le gosse et le contremaître.
" Si vous voulez les... soigner, cela s'entend."
Son sourire n'avait rien d'engageant et le petit garçon tenta de se dérober, pour être immobilisé par la poigne de l'elfe sur son épaule. Baelish, son garde du corps et sa nouvelle acquisition pouvaient donc quitter la manufacture sans aucun souci.

Ce qu'ils firent.
Taliesin salua courtoisement la Mère, poliment le contremaître puis il s'éloigna, ntimant à son garde du corps, d'un geste sec, de leur emboîter le pas. Quelques instants plus tard, ils marchaient d'un bon pas dans la rue. Quand ils furent parvenus au premier croisement, l'elfe prit la direction opposée à celle du Comptoir et, quelques mètres plus loin, prit enfin la parole.
-Si tu connais un itinéraire à la fois détourné et discret, je suis preneur, souffla-t-il à Calliope.

Elle parut inquiète.
" Oui, j'en connais un... Mais y a-t-il un problème ?"
Sa main reposait toujours sur l'épaule de l'enfant malingre, lequel paraissait aux aguets. Taliesin devina qu'il ne faudrait pas grand chose pour qu'il tente le tout pour le tout et essaie de s'enfuir.
" Penses-tu que mon... mon comportement leur ait mis la puce à l'oreille ?"

Il secoua la tête.
-Non, j'ai joué le maître indigné peinant à contenir sa fureur, je crois que ça a marché. Et puis, la Mère était tellement contente qu'elle ne doit guère penser qu'à ça. Cependant, comme je devrai sans doute incarner cette ordure de Baelish encore un certain temps, mieux vaut ne négliger aucune précaution.
Il baissa les yeux sur l'enfant. S'il leur faussait compagnie, ce serait une catastrophe. Mais ni Calliope ni lui n'avaient envie de le serrer d'une poigne trop forte...Aussi fit-il une tentative pour le tranquilliser quelque peu.
-Fulgence, je sais que tu ne comprends rien à ce qu'on raconte et je me doute que tout ça t'effraie. Mais, s'il te plait, n'essaie pas de t'échapper. Le port est un endroit dangereux... On t'expliquera tout quand on sera arrivés en lieu sûr. Promis.
Il espérait que le ton apaisant, l'emploi de son prénom et celui du "s'il-te-plait" - il n'avait plus dû entendre ni l'un ni l'autre depuis des mois - rempliraient leur objectif.

Le gosse dévisagea Taliesin, les yeux exorbités, mais demeura muet.
" Je suis pas luménien, gémit-il. Je vous jure que je suis pas luménien. Je vomis sur Lathandre et sur Dame Dithazir, et je sais même pas qui c'est !"
Calliope le stabilisa d'une main ferme.
" Nous savons qui tu es mais nous n'allons pas te punir pour autant, fit-elle d'une voix douce, qui tranchait avec son allure martiale. Nous allons t'emmener dans un endroit où tu auras à manger, des vêtements convenables, et des gens pour veiller sur toi."
Les paroles de la jeune femme ne semblèrent pas réellement le rassurer, mais il hocha lentement la tête, et lorsqu'ils reprirent leur marche, Taliesin eut la sensation qu'à défaut d'être apaisé, il était résigné. Ils ne tardèrent donc pas à gagner le Comptoir, par un chemin de traverse, et se glissèrent à l'intérieur par une porte de service dissimulée aux regards.

[Quête : De Flamme et d'Os]
De : http://www.baldursgateworld.fr/lacouron ... post321336

Eldurvellir avait pris un autre chemin pour retrouver l'auberge du Luménien Noyé. Mais il ne le regrettait pas.

Le quartier qu'il traversait était pauvre, mais grouillant de vie. Il ne souhaiterait certes pas y vivre, mais le côté pittoresque lui plaisait.

Il croisa quelques personnes, dont un petit groupe traînant un enfant malingre. Un esclave, peut-être, bien que les personnes qui l'entouraient ne se montrent pas agressifs ni dominants à son encontre.

Son esprit se mit à vagabonder. Que faisaient dans un tel lieu des gens d'allure bourgeoise, sinon noble ? La solution lui apparut en même temps qu'il se posait la question : certainement des dévoyés qui cherchaient des sensations viles avec des enfants.

Un frisson parcourut son échine. Autant Eldurvellir aimait les plaisirs de la chair, autant il détestait les contraintes souvent faites aux jeunes esclaves. Non qu'il eût pitié de ces derniers, mais il jugeait certains actes contraires à la dignité.

Il poursuivit son chemin en même qu'il poursuivait le cheminement de ses pensées. La dignité, quelle notion étrange... Ou plutôt, quel sentiment... Partagé non seulement par les humains, orcs, nains, elfes, mais aussi par les animaux. Tiamandis n'avait-elle pas été outrée de son rire, tout à l'heure, prouvant ainsi son sentiment de dignité ?

En fait, la dignité et l'amour-propre étaient proches, bien que la dignité puisse découler de la contrainte et de l'éducation.

De là, son esprit vagua vers sa mission. Quelle dignité, quel amour-propre pour une jeune disciple qui avait renié sa secte ? Avait-elle été manipulée par un des maîtres de la secte ? Par l'ensemble même des sectateurs ? S'était-elle rendue compte de l'erreur qu'elle faisait en suivant les préceptes recommandés ? Il faudrait qu'il entre en son âme même pour savoir...

Eldurvellir retrouva enfin son chemin vers l'auberge du Luménien Noyé.

Quête : Les Squelettes du Placard
Chapitre 9 : Sauvetages

Quittant le Comptoir, Guéric et Taliesin se mêlèrent à la population patibulaire qui errait dans les rues sales et sur les quais. Des esclaves, des dockers, des marchands, et une quantité innombrable de... racaille, faute d'un meilleur mot. La mise du barde attirait les regards, pour les détourner tout aussitôt. Guéric clopinait à ses côtés, dardant ses yeux sombres sur quiconque les approchait d'un peu trop près.
" Ce qui est ennuyeux, avec ces illusions, c'est que si on écoute bien, on entend quand même le petit claquement de ma jambe de bois sur le sol... Mais faut écouter. J'imagine que tant qu'on déambule dans la rue, c'est pas très important." murmura le halfelin tandis qu'ils cheminaient.

-C'est dommage qu'on n'ait pas pensé à un morceau de tissu pour atténuer le son... Mais bon, si c'est vraiment trop gênant dans la boutique, je prendrai soin de me déplacer en même temps que toi : après tout, je peux avoir une jambe de bois sous ma robe, cela ne se voit pas... Et en tout cas, hormis ce problème mineur, ce sortilège est tellement utile qu'il faudrait que je trouve un moyen de l'apprendre.
Il se tut, se fendit d'un sourire un peu triste.
-En même temps, ce serait beaucoup d'efforts pour rien, puisque je n'aurais l'occasion de m'en servir que durant mon séjour ici, séjour pendant lequel Lena peut m'en faire profiter quotidiennement...

" On ne sait jamais de quoi le futur est fait, dit le halfelin. Tu as encore des années et des années et même... d'autres années devant toi."
Il haussa les épaules, puis soupira.
" Je regrette vraiment de devoir rentrer à Luménis. Je sais que je ne suis pas vraiment nécessaire, ici, mais j'aurais aimé pouvoir t'aider à retrouver Galathée... J'espère quand même que tu me la présenteras un jour ! Mais c'est vrai que mon métier, c'est la mer, et Constance a besoin de moi. D'autant que je retrouverai ma jambe à Luménis, Kerun me donnera les documents nécessaires, et je serai à nouveau à mon niveau optimal... Ça reste dommage, c'est tout."

-Oui, c'est dommage. Tu vas beaucoup me manquer... et le capitaine aussi. Cela faisait du bien d'être entouré d'amis. Sans compter qu'à partir de demain, il n'y aura plus que Kerun pour me protéger d'une certaine bardesse entreprenante... Et je ne suis pas sûr qu'il soit très fiable, en ce domaine. Mais bon, dans le fond, c'est bien que vous repartiez. Cela permettra de mettre plusieurs personnes à l'abri.
Il soupira.
-Je te donnerai l'adresse de notre maison. Et celle de la ferme du grand-père de Victor. Tu y seras toujours le bienvenu.
Même si je ne suis pas là pour t'accueillir, songea-t-il.

" Tu ferais ça ?!" s'exclama le halfelin.
Le nain bourru se frotta l'oeil d'un poing nerveux.
" Tu ne crois pas... qu'ils auront peur, en me voyant débarquer ? Je veux dire... Je suis un marin à la mine patibulaire... et j'ai des tatouages... Des vrais ! Mais à des endroits que j'expose rarement, d'accord. Et puis comme Victor est plus grand que moi, j'imagine que je ne fais pas trop peur..."
Il s'éclaircit la gorge.
" Ça me touche beaucoup. Ça fait des années que je n'ai plus trop quitté le pont de la Liberté... Je ne me souviens pas de la dernière fois que quelqu'un m'a invité dans une vraie maison. Je ne crois pas que je connaisse des masses de gens qui ont une vraie maison, en fait..."

-Le capitaine et les autres n'ont pas de véritable chez eux ? s'étonna-t-il.
Les marins avaient beau passer le plus clair de leur temps en mer, cela ne les empêchait généralement pas de posséder une demeure, de fonder une famille... Ceci dit, sans doute valait-il mieux ne pas avoir trop d'attaches, quand l'on travaillait dans une organisation telle que la Réunion.
-Mais donc, il faut un début a tout, et mon invitation est plus que sérieuse, crois-m'en. Simplement, tu regretteras peut-être de l'avoir accepté car, en ces lieux, l'ambiance risque fort d'être agitée. Si tu optes pour la maison citadine, il n'est pas impossible que tes nuits soient hantées par les pleurs d'un bébé. Si tu choisis la ferme... Sache que Jehan et Benoit appartiennent à une grande fratrie. A une très grande fratrie.
Il avait préféré répondre sur un ton léger. Pourtant, la réaction du halfelin n'avait pas manqué de l'émouvoir...

" Je n'ai pas peur ! s'exclama-t-il avec un sourire. J'avais une très grande fratrie, moi aussi. Et je peux te dire que les pleurs de bébé... Bouse, je ne veux même pas y penser. Tu ne me croiras peut-être pas mais j'ai une certaine expertise du rot. Ne le répète pas, cependant. Je ne veux pas que ma réputation en pâtisse... Dans ce métier, il faut être dur."
Il poussa un léger soupir.
" Cela dit, ce n'est pas une période de ma vie dont je me souviens avec nostalgie. Mes parents étaient des bons à rien, c'était plutôt le cauchemar. Je suis certain que ce sera mieux chez toi."
Il haussa les épaules.
" Sinon, je ne sais pas pour les autres équipages, mais aucun d'entre nous n'a de maison, sur la Liberté. Constance ne quitte pratiquement jamais le bord. Gauthier était un peu du même genre, même si je pense qu'il a une chambre quelque part à Luménis. Nous avons aussi accès à un pied à terre dans les locaux de la Réunion, bien sûr. Mais juste pendant les escales."
Il sourit.
" Ça ne gagne absolument rien, ce métier, tu sais. Absolument rien."

Il songea à lui poser une ou deux questions sur sa famille. Sur son père, particulièrement, pour vérifier des détails de son rêve. Mais il s'abstint : le halfelin avait dû lui parler de cela aussi, et il ne tenait pas à le replonger dans de mauvais souvenirs.
-Rien de matériel, peut-être. Mais que valent toutes les richesses du monde, comparées à la satisfaction de faire le bien ? Comparées au bonheur d'arracher des innocents aux griffes du mal ?
Il sourit.
-Tu sais quoi, Guéric ? En fait, tu n'es pas un marin. Tu es... un paladin.

" Un paladin ! Ne m'insulte pas ! glapit le nain fictif, avant de baisser le ton. C'est dangereux, de dire des choses pareilles dans cette ville, tu sais ? Et n'oublie pas que je suis Manostien. Brrrr... Tu me fiches la chair de poule. Si tu me trouves des airs de paladin, il est temps que je donne un coup de pied à un p'tit chat, tu sais ça ? Paladin, quelle horreur ! Je pourrais t'en raconter mille, des anecdotes sur ces... créatures monstrueuses ! Ah... Je ne veux même pas y penser."
Chemin faisant, ils étaient arrivés devant un entrepôt aux murs sombres, sur la façade duquel était accrochée une immense bougie en bois, sans doute colorée autrefois, mais désormais couverte de suie. Il était inscrit " OUGI S EN GR S" en lettres sales au-dessus de la porte, mais apparemment, certaines étaient tombées.
" Pour me remettre, je vais devoir aller empoisonner une gosse. Comment fait-on ?"

-On entre tous les deux. Si on a la possibilité de regarder les produits sans que quelqu'un nous colle aux basques en permanence, on furète jusqu'à avoir repéré la petite, puis on agit. Dans le cas contraire, j'occupe le marchand en discutant qualité des bougies, couleur de la cire et autres détails du même genre, tandis que tu te charges seul des recherches. J'imagine que le résultat de ton intervention causera du bruit... Tu peux même m'appeler, éventuellement : après tout, tu connais la passion de ton maître pour les maladies.
Il se tourna vers la porte, hésita.
-Enfin, je dis ça, mais si tu as une meilleure stratégie, n'hésite pas.

" C'est très bien, dit Guéric. Allons-y."
Ils poussèrent donc la porte sale de l'entrepôt et se retrouvèrent dans une boutique à peine plus grande que celle du Comptoir des Transparences. Des bougies de toutes tailles, formes et couleurs étaient fichées sur des présentoirs hérissés de piques. Une grande double porte menait vers le reste du bâtiment. Ils constatèrent que la petite pièce était déserte. Il n'y avait personne derrière le comptoir, mais le murmure d'une conversation provenait du hangar voisin. Il y eut un éclat de voix quand un homme invectiva un esclave trop lent et un léger gémissement de douleur. Le nain hirsute eut une petite grimace puis s'en remit au barde.

Évidemment, la tentation était grande de se ruer dans l'arrière-boutique. Mais ç'aurait été une grave erreur : il devait impérativement s'en tenir à son rôle, se souvenir qu'il était un clerc de Talona, indifférent au sort des esclaves, venu uniquement en ces lieux pour se procurer du matériel destiné à une cérémonie ou à un rituel. Un clerc de Talona qui ne savait pas encore que le hasard - ou sa déesse - allait mettre un cas intéressant sur son chemin. Aussi entreprit-il d'examiner les bougies, en cherchant des grises et des vertes. Bien sûr, les teintes exposées ne le satisferaient pas...

Le boutiquier reparut bientôt. C'était un homme encore jeune, au teint pâle, vêtu de vêtements qui dénotaient une certaine aisance. Il paraissait cependant inquiet et se tenait légèrement voûté, décochant des sourires nerveux à quelqu'un d'encore invisible, qui surgit ensuite. Ils étaient deux, grands, vêtus d'armures noires et de capes rouges écarlates. Le visage du plus âgé, encore vert malgré une bonne soixantaine d'années, portait des tatouages complexes sur les joues et un rubis incrusté dans le front. Le second était plus jeune mais son regard était empli d'une violence qui paraissait tout juste contenue. Tous deux étaient armés et Taliesin reconnut en eux des clercs de Baine, le dieu de la haine, de la peur et de la tyrannie. Ils l'aperçurent et la bouche du plus âgé se tordit en un vague sourire. Les Talonites étaient généralement alliés aux Bainites, mais ceux-ci étaient nettement plus dangereux et les deux nouveaux venus s'attendraient certainement à une certaine déférence de la part du serviteur d'une divinité moins prestigieuse. Derrière eux arrivèrent ensuite trois esclaves portant de lourdes caisses. Bien que musclés, ils étaient à moitié nus, couverts de cicatrices et leur regard était hanté. Tous portaient un collier de métal hérissé de piquants et la main de Baine tatouée sur la joue droite.

Qu'un incident se produise, et ce serait la catastrophe. D'abord parce que la hiérarchie divine se retraduisait en ce bas-monde, ce qui rendrait extrêmement suspecte une attitude inadéquate de sa part, ensuite parce que ces deux-là étaient sans nul doute capables de le percer à jour en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Taliesin ne tergiversa donc pas un seul instant : il s'inclina, digne mais déférent, puis s'écarta afin de ne gêner en rien le passage des clercs et de leurs infortunés serviteurs. Avec un peu de chance, la manœuvre suffirait...

Le boutiquier jeta un regard inquiet vers Taliesin, mais les deux clercs de Baine semblèrent se satisfaire de son attitude et passèrent devant lui sans lui adresser la parole.
" Je... Je... Heu... Et pour le paiem—" dit le marchand, alors que le plus âgé des deux prêtres était déjà sorti.
Le plus jeune se retourna et lui jeta un regard meurtrier qui le réduisit au silence.
" Satisfais-toi de l'honneur que te fait Baine, gronda-t-il.
— Bi... bien... bien sûr."
Et il s'inclina profondément, demeurant plié en deux jusqu'à ce que les Bainites et leurs esclaves soient sortis. La porte se referma dans un claquement. Le boutiquier se redressa en lâchant un soupir et frissonna une seconde, le regard dans le vide, avant de tourner un sourire déférent vers ses nouveaux clients.

C'est à peine si le faux Talonite lui offrit, en retour, un bref signe de tête. Jusqu'à preuve du contraire, il n'était pas là pour plaire au marchand ou pour lier conversation avec lui. Non, il était là pour acheter des bougies, si du moins il en trouvait à sa convenance.
-Sont-ce là tous les coloris dont vous disposez ? s'enquit-il, d'un ton neutre, après avoir poursuivi un moment son examen.
Soyez sympa, répondez qu'il y en a d'autres en réserve et demandez-moi de vous suivre... ajouta-t-il par devers lui.

" Oui, tous les coloris, mais pas tous les modèles ni toutes les tailles." répondit le marchand, affable.
Il s'approcha.
" J'imagine que vous cherchez des verts ou des gris... Vous avez là toutes les teintes, mais on peut mouler dans les formes que vous voyez chez les noires. C'est la couleur la plus demandée, alors j'en prépare davantage."
Il eut un sourire embarrassé.
" Et aussi on peut les faire avec les modèles des pourpres et des rouges. Je sais que ce n'est pas toujours facile à imaginer comme ça... On peut évidemment créer de nouveaux moules, si cela ne vous convient pas. Ou adjoindre des effets... des paillettes, des gravures... Même des dessins complexes, dans une autre couleur... Un peu comme sur celle-ci... Mais en vert et gris, évidemment."

Voilà qui n'arrangeait pas ses affaires. Bien sûr, il pouvait désigner quelques bougies et demander à les emporter pour en discuter avec ses pairs, mais si le marchand lui refilait les modèles d'exposition, tout serait fichu. Il pouvait aussi demander une caisse d'un type précis. Cependant, si l'homme allait lui-même la chercher, ne les laissaient pas le suivre... Non, mieux valait ne recourir à cette solution que s'ils n'avaient pas le choix. Et, en attendant, continuer à tenter sa chance.
-Utilisez-vous toujours la même cire ou y a-t-il des textures différentes ? Et au niveau de l'odeur dégagée, y a-t-il des variantes ?

" On peut parfumer un peu comme on veut... Enfin... En restant dans les classiques : champignon, pourriture, cadavre, maladie... Ou alors des choses moins marquées, si c'est pour une habitation. Mais j'imaginais que c'était pour vos cérémonies..."
Il eut un sourire furtif, redevint sérieux.
" Je pourrais vous faire sentir... Attendez... Voilà une bougie plutôt cadavre... Ça, c'est viande avariée. Ah... Il ne me reste plus rien qui sente le champignon... Attendez."
Il se déplaça jusqu'au comptoir et sonna une cloche, vigoureusement. Quelques secondes plus tard, une fillette d'une dizaine d'années, brune et maigre, se présenta. Taliesin nota qu'elle avait le bras gauche vilainement brûlé, en une cicatrice parcheminée qui n'était pas sans rappeler le visage de Victor. Elle portait une robe grise en bon état, modeste, et avait un air de famille clair avec le petit Fulgence.
" Va me chercher des bougies au champignon.
— Oui maître." murmura-t-elle, avant de repartir.
A ses côtés, Taliesin entendit Guéric s'éclaircir la gorge, puis siffler une note unique, réjouie.
" Pour la texture, c'est simple, il y en a trois... Très fine, très frustre, ou entre les deux. Vous pensiez à quelque chose en particulier ?"

Une ouverture, enfin ! Et une belle, de surcroît... Restait à ne pas la manquer, car semblable aubaine ne se représenterait peut-être pas.
-Certains rituels impliquent qu'on fasse brûler des bougies puis qu'on utilise leur cire dans des préparations. En l'occurrence, j'ai besoin de quelque chose de très fluide, en rien grumeleux.
Il se déplaça pour humer la bougie aux fragrances de viande pourrie - c'était abominable - et, ce faisant, il jeta un regard aigu à Guéric : le halfelin devrait intervenir promptement, tandis que lui-même s'occupait de détourner l'attention du marchand.
-Pas mal, commenta-t-il. Cela pourrait correspondre à l'ambiance olfactive recherchée. Du moins, mélangé avec d'autres éléments. On verra si champignon fait l'affaire.

La Couronne de Cuivre

[Lieu-dit] Le quartier populeux et les quais