La Couronne de Cuivre

« Venez », dit le capitaine.

Il reconduisit Kededric dans sa cabine. Tout en reprenant sa place derrière le bureau, il déclara :

« Tout d’abord, je n’ai qu’une parole. Je vous ai promis une arme de ma collection. Vous n’avez plus qu’à choisir. Aucune n’est magique mais toutes sont d’une irréprochable qualité. Je ne serais que trop vous conseiller une lame susceptible de vous servir dans votre travail, car c’est elle que vous allez employer dans le cadre de votre mission. J’y tiens. Les symboles ont à mes yeux une importance toute particulière. »

La collection de Griscieux occupait une bonne moitié de mur. De l’épée longue au court stylet en passant par le sabre, il y avait là un grand choix de lames. Toutes semblaient avoir été réalisées par des maîtres forgerons et elles avaient chacun un charme bien à elle. Des armes de luxe, des armes terriblement efficaces, des armes d’exception pour des gens d’exception. L’assassin repéra, entre autres, une fort jolie rapière, élégante, aristocrate. Il y avait aussi une dague assez sinistre dont la garde en fer noir était sculptée de crânes. Un couteau en argent, à l’aspect elfique, arborait sur sa poignée la sculpture d’une femme nue et voluptueuse.

À nouveau, Grisicieux impressionnait l'assassin par ses possessions et son certain style. Même si ces armes n'étaient pas magiques, elles étaient chacune unique et finement travaillée. Peut-être pas les plus efficaces au combat, mais elles donnaient une touche esthétique notable.

Kededric prit le temps de les examiner et d'en retenir quelques-unes pour son choix définitif.

"Mmh. Des objets magnifiques, vraiment. J'use souvent d'une râpière, mais la mienne est tellement ancrée dans ma main que ce serait m'amputer que de m'en séparer... Le couteau est remarquable de beauté, mais peut-être un peu voyant. En revanche, cette dague est plus discrète, ne serait-ce que par sa couleur. Voici donc mon choix, capitaine." conclut-il d'un air théâtral en désignant la dague. La sienne était des plus basiques et il pourrait la conserver dans son sac à la place de celle-ci.

L'assassin se demanda quelle pourrait bien être cette mission. Visiblement, le capitaine attendait beaucoup de lui pour l'avoir ainsi éprouvé...

Le capitaine alla chercher la dague noire ornée de crâne et la déposa devant Kededric tout en déclarant :

« Chacune de ces lames a sa propre histoire. Hélas, j’ignore celle de votre nouvelle acquisition. J’ai mis la main dessus dans le trésor d’un dragon, sur une île volcanique perdue au milieu de l’océan. Il ne nous reste que l’imagination pour savoir comment elle est arrivée là et à qui elle appartenait. Mais n’est-ce pas plus mal, au final ? Son histoire, c’est vous qui allez l’écrire. »

Griscieux retourna s’assoir. Il plongea son regard dans celui de l’assassin et reprit la parole.

« Bien. Passons au vif du sujet. J’ai préparé un document à votre attention. »

Il poussa un parchemin enroulé vers Kededric.

« Dessus, vous trouverez quatre noms et leurs adresses respectives. Le premier nom, celui qui est souligné, n’est pas celui d’une victime à éliminer. Il s’agit d’un peintre avec qui vous devrez faire équipe afin de faire disparaître le reste de la liste. Vous vous conformerez aux exigences de l’artiste et je vous préviens tout de suite, il est exigeant, exigeant et insupportable. Mais il est le seul qualifié pour ce travail. Vous lui fournirez trois scènes de crime et lui me fournira trois tableaux. Dites au peintre, quand vous le rencontrerez pour la première fois, que vous venez de la part de sa cousine Lidia. Il sera que c’est moi qui vous envoie. Vous avez dix jours pour mener à bien cette mission. Je vous payerai cinquante pièces d’or par victime. Avez-vous des questions ? »

Écrire l'histoire de l'arme... c'était presque poétique, romantique... Kededric était de ce genre, sans toutefois verser dans la littérature de haute voltige. À ses heures perdues, parfois...

Griscieux lui expliqua alors la suite des opérations. Pourquoi voulait-il des scènes de crime ? Ses goûts étaient étranges, mais l'assassin ne s'en formalisait pas. Des gens bizarres, il en croisait tous les jours, et ce n'étaient pas forcément les plus dangereux.

"Je suis curieux, aussi aimerais-je savoir, si ce n'est trop demander, ce que vous comptez faire de ces futurs tableaux ?"

La rémunération n'était pas très élevée, mais Kededric disposait de moyens très larges grâce à la guilde. L'or n'était pas une limite, ni un intérêt pour lui.

« Et bien... je les accrocherai ici même, dans ma cabine. Voyez, sur ce mur, là. Les trois, côte à côte. Et ainsi, tous les jours, je pourrai les admirer. Je pourrai m’en délecter. Et au besoin, je pourrai même les montrer à certaines personnes. Pour elles, ce sera bien pire qu’un coup de poignard dans le cœur. Pour moi, ce sera la satisfaction d’un travail bien mené. Vous vous doutez que les gens sur cette liste ne s’y trouvent pas par hasard. Le souvenir de leur mort m’apportera plus que leur mort en elle-même. Il est bon, cher ami, de se souvenir des bonnes choses quand vient l’heure de la solitude. »

Le capitaine Griscieux eut l’ombre d’un sourire. Kededric put deviner sans mal que cet homme face à lui avait la rancune aussi tenace que terrible.

Kededric s'autorisa un haussement de sourcils. Le capitaine était au moins aussi retors que lui, ce qui n'était pas rien : son propre projet personnel était une succession d'étapes toutes plus alambiquées les unes que les autres, pour un but final qu'il n'appréhendait même pas forcément entièrement tant il semblait lointain et hypothétique. Mais Griscieux se proposait de se réjouir, même longtemps après, de la mort de certains de ses ennemis... il ne manquait pas d'intérêt, décidément.

"Je comprends donc qu'il vaut mieux être votre ami que votre adversaire... fort bien, j'accomplirai votre mission, avec l'aide de ce peintre."

Comme il se devait, l'assassin attendit que le capitaine le congédiât avant de s'en aller, à moins que ce dernier n'eût autre chose à lui préciser.

hrp : désolé, pas mal de choses à faire en ce moment et moins de temps pour me concentrer... ça ira mieux dans quelques jours !

Tout avait été dit. Griscieux se leva et raccompagna Kededric à la porte de sa cabine. Là, il lui serra la main avec une fermeté toute maritime.

« Et bien bonne chance. Si d’aventure vous estimez ne pas pouvoir procéder sans un coup de pouce pour l’une ou l’autre des cibles, venez m’en parler. Guilem, mes ravissantes prêtresses ou tout autre membre de mon équipage pourrait vous seconder. Mais gardez cela en dernier recours. Mon retour à Melandis doit déjà être connu de mes ennemis. Il vaut mieux que vous vous teniez à distance de la Dame Rouge autant que possible. »

Kededric était maintenant libre de ses mouvements. S’il voulait quitter le navire, il pouvait.

La passerelle permettant de monter à bord de la Dame Rouge était étroitement surveillée par deux brutes patibulaires. Leur seule présence suffisait à écarter les badauds. Lorsqu’ils virent Kededric s’approcher, ils semblèrent tout d’abord disposés à l’envoyer paitre avec toute la délicatesse d’une botte dans le fondement, mais l’un des deux reconnu finalement l’assassin. Il n’en devint pas pour autant aimable, en était-il seulement capable ? Mais au moins, il répondit aux questions et ne s’opposa pas à ce que Kededric puisse passer.

Apparemment, le capitaine était dans le bateau, occupé à discuter avec un marchand de la pas si lointaine Maztica. Il faudrait sans doute attendre, mais nul doute que l’assassin allait pouvoir occupé son temps. Il n’avait pas fait deux pas sur le pont qu’une voix familière l’apostropha.
« Vous y êtes retourné, hein ? »
Guilem était là, assis sur un tonneau. Il était frappant que même sous forme humaine, on puisse si aisément deviner le rat qui se cachait en dessous. Sans doute était-ce un peu dû à son manque d’hygiène, à sa tenue un rien loqueteuse et aussi au fait que Kededric sache avoir à faire à un lycanthrope. Cependant, le gamin n’avait contracté la maladie que depuis très peu de temps, ses traits n’auraient pas déjà dû avoir ce côté rongeur anguleux et malsain. Il en avait même les tics nerveux. Fallait-il y voir le résultat du sortilège employé par Griscieux pour accélérer le processus ? Guilem continua, dévoré par la curiosité :
« Dans la maison du dingue ? Y’avais des gens avec vous, des mages. »

Le navire n'avait pas changé. Toujours du fouillis sur le pont, toujours des marins frustes mais pas vraiment méchants... et toujours Guilem, tiens, qui le héla tandis qu'il regardait tranquillement autour de lui. Il lui fit un petit sourire amical ; il n'avait pas vraiment de sympathie pour le mousse, mais il lui avait déjà été utile à plusieurs reprises, et il n'était pas plus sot qu'un autre.

"Eh. Je vois que les nouvelles vont toujours aussi vite, en ville. Oui, j'y suis allé. J'aurais sans doute mieux fait de m'abstenir. Tu sais, un bon conseil, n'y retourne plus jamais. Les mages sont morts, et ce n'étaient pas des novices."

L'imprudence relative de Beldar les avait sans doute mené à leur perte, mais cela n'expliquait pas tout. La puissance du spectre d'Orchandelle était effroyable, et il préférait ne pas chercher à savoir ce qui avait bien pu réellement se passer entre le moment où il avait quitté le peintre devenu fou et le moment où ils étaient à nouveau entrés dans cette funeste demeure... la vague entropique seule était-elle la cause de ce désastre ?

"Et toi ? Tu t'accommodes bien de ta condition ?" lui fit-il à mi-voix.

Guilem haussa les épaules.
« Ouais... C’est plutôt amusant. Et puis comme ça, j’ai pris un peu de galon aux yeux du capitaine. Je le cite : "Les rats, c’est utile. Et moi, j’aime ce qui est utile. ". »
Il sembla sur le point d’ajouter quelque chose mais la porte du château avant s’ouvrit sur un inconnu serrant contre lui une bourse rondelette. Le teint de sa peau le désignait comme un natif de Maztica, mais, semble-t-il, il avait un rien blêmit durant son entretien avec le maître de la Dame Rouge. Il quitta le navire d’un pas pressé, sans un regard autour de lui.
Guilem sauta de son tonneau.
« Je vais vous annoncer. »
Et il fila à l’intérieur. Peu après, il revenait et déclarait que l’assassin pouvait venir.

La cabine de Griscieux était pareille à elle-même. Rien ne semblait avoir changé depuis la dernière fois, à deux exceptions près. D’abord, un verre était brisé au sol et un marin épongeait ce qui semblait être du vin. Dans un angle de la pièce se tenait... un ogre. Il était si grand qu’il devait assurément baisser la tête à chaque fois qu’il passait une porte. Il portait un tablier de boucher par-dessus des vêtements de mercenaire. Paradoxalement, il était plus propre que le mousse et son regard était loin d’être celui d’une bête sauvage.
« Mon cuisinier », expliqua Griscieux en finissant sa propre coupe de vin.
Il invita Kededric à s’assoir.
« Quel bon vent vous amène ? »

Le marchand s'était-il énervé face au capitaine ? Ou avait-il essuyé des menaces ? Le résultat était que son verre avait fini au sol. Avait-il exigé une somme plus importante qu'à l'origine de leur accord ? Il semblait difficile à croire que Griscieux se laisserait impressionner par un simple marchand, et Kededric s'interrogea sur la réelle nature de l'homme qui venait de quitter le navire.

L'assassin prit le temps de fixer un instant le cuisinier. Il avait une bonne mémoire des visages, un talent indispensable pour les gens de son métier, soit dit en passant. Il était quasiment certain que l'ogre dont Griscieux venait de parler était bien Brok, le cuisinier personnel du capitaine. Il se remémora leur excellent repas lorsque lui et le capitaine devisaient sur sa future mission. Dommage que l'heure du repas fût si lointaine...

Peu désireux de remuer le couteau dans la plaie, Kededric choisit plutôt de répondre le plus naturellement du monde à son hôte.

"Celui qui souffle délicieusement sur le port, ce matin, et qui apporte avec lui les effluves de tripes de poisson et des fientes de mouette !", répondit-il avec un soupçon de badinerie dans la voix. "J'espère que vous vous portez bien, très cher. Je gage que votre fidèle Guilem vous a conté ma... mésaventure ?" Il avait le temps d'évoquer Diane d'Orlac plus tard. Autant amener le sujet de façon plus détournée.

Gred Griscieux reposa son verre en fixant avec intérêt l’assassin. Le capitaine avait un regard vraiment particulier, très dérangeant. Il l’avait toujours eu mais comment ne pas l’interpréter différemment à la lumière des propos de Dame d’Orlac ? Il y avait assurément du surnaturel dans ce corsaire.
« Il semble, commença-t-il, que le peintre soit devenu une personne aussi infréquentable qu’intéressante, ce qui en somme ne change guère d’avant. Si ce n’est que ses colères peuvent emporter bien des gens. »
Il rajusta sa position. Le marin qui essuyait le vin se redressa et il sortit de la cabine, avec l’ogre. Ils refermèrent derrière eux. Voilà Guilem qui protestait.
« Pas écouter porte ! » gronda l’ogre.
Le silence revint et le capitaine continua :
« La nouvelle de la disparition des mages s’est vite répandues. On dit la maison hantée. Mais je subodore que vous n’êtes pas là simplement pour me narrer votre seconde excursion chez Blazius... »

Ce regard avait effectivement de quoi déstabiliser les gens, y compris lui-même. S'il n'y avait pas attribué une explication très rationnelle lors de leurs précédentes entrevues, Kededric se sentit maintenant vaguement mal à l'aise face au capitaine. C'était idiot, car même si le récit de Diane d'Orlac était plausible, il n'était pas prouvé. Et quand bien même... c'était tout de même un humain qui se tenait devant lui. Il avait fait face - sans réel succès, il devait bien l'admettre - au spectre d'Orchandelle, il n'avait pas de quoi craindre un descendant lointain de démons, si ?

"Non, en effet, mais je jugeais bienséant de m'assurer que vous connaissiez le sort de votre ancien exécutant. Je dois admettre qu'il était déjà extrêmement dangereux avant sa... transformation, mais désormais, je ne puis que vous conseiller d'interdire à vos hommes d'approcher sa demeure. Il est devenu suffisamment maléfique et puissant pour abattre des magiciens pourtant loin d'être des perdreaux de l'année, voyez-vous. Mais baste, vous le soupçonnez bien, je ne suis pas venu ici vous mettre en garde."

Il fit une pause et se força un peu à fixer Griscieux dans les yeux. Voilà. Finalement, ce n'était pas si difficile que cela...

"Je suis ici en tant que messager, imaginez-vous cela. Une magicienne renommée souhaiterait s'entretenir avec vous en sa demeure. Elle m'a chargé, également, de vous remettre ceci." Il sortit la lettre de la dame d'Orlac, qu'il n'avait pas lue malgré l'autorisation explicite de la dame. Il la tendit au capitaine, guettant benoîtement sa réaction.

Griscieux, intrigué, mais également suspicieux, prit la lettre, l’ouvrit, la déplia et la lut. Au début, son visage ne trahit pas de réaction, mais il finit par avoir un fin sourire.
« Diane d’Orlac, rien que cela. »
Il déposa la lettre.
« Quelle soit si bien informée ne m’étonne pas, c’est une des plus grandes espionnes au service de l’empereur, du Nécronomicon et de ses propres intérêts. Il semblerait qu’ici, ce soit pour ses intérêts qu’elle agisse. J’ignorais avoir attisé de la curiosité en si haut lieu. J’ignorais aussi que vous étiez en contact avec elle. Je ne peux m’empêcher de vous mettre en garde. Vous côtoyez une femme dangereuse. Je gage que vous le savez, mais je me demande si vous en avez pris la pleine mesure. Cette femme ne reculera devant aucune infamie pour arriver à ses fins. »

Bien, le capitaine la connaissait au moins de réputation, et il visait plutôt juste : une femme dangereuse, à n'en point douter. Le tout était de rester son alliée durant le temps qu'elle comptait travailler avec lui, voilà tout.

"Je crois qu'on pourrait qualifier ainsi bon nombre de gens disposant d'un minimum de pouvoir, dans cette ville... par exemple, vous et moi", répondit Kededric avec un sourire amusé. Qui ne complotait pas, à Melandis, parmi les puissants ? C'était la méthode de base afin de se faire une place dans la haute société, publique ou secrète.

"Mais j'apprécie votre avertissement. Je pourrais d'ailleurs vous le retourner ; elle souhaite s'entretenir avec vous, et je ne doute pas que vous irez, mais elle pourrait tout aussi bien vous causer du tort. Là encore, nous sommes sur le même pied. J'aime le risque. Et vous ?" Une manière comme une autre de lui faire accepter la demande de Diane d'Orlac. Le capitaine mordrait-il à un appât aussi simple ? Oui, s'il le désirait.

« Il y a danger et danger, répondit Griscieux. Il y en a certain qu’on aime affronter, d’autres qu’on cherche à éviter. Je n’ai pas perdu le sens des intrigues, loin s’en faut. J’ai sur ce plan quelques atouts que même Diane d’Orlac pourrait m’envier. Pour autant, je préfère des dangers plus francs, comme ceux que peuvent représenter la visite de l’entre d’un dragon, la recherche d’un trésor au milieu de ruines maudites par les dieux. On y met en jeu son corps, parfois aussi son âme, mais au moins, on sait à peu près dans quoi on s’engage. Savez-vous où vous allez en acceptant de travailler pour la grande transmutatrice du Nécronomicon ? »
Le capitaine s’exprimait avec calme, de manière très posée.

Très juste, le danger pouvait prendre de multiples facettes. Il était curieux de savoir ce que le capitaine pourrait lui dire sur la dame d'Orlac. Lui-même en savait peu à son sujet, guère plus que le commun des mortels, finalement. Et ce qu'elle avait bien voulu lui montrer lors de leurs entretiens récents.

"Vous m'intriguez, vous m'intriguez. Je suis tout ouïe !" Il ne commit pas la bêtise de lui confier son ignorance quasiment totale sur la magicienne. Il en venait à se demander, subitement, pourquoi il avait accepté si facilement son offre. Il y avait matière à réflexion.

Le Capitaine Griscieux se carra dans son fauteuil et se resservit un verre de vin qu’il porta bientôt à ses lèvres. Il semblait apprécier cette conversation. Aimait-il distiller le doute chez ses interlocuteurs ou trouvait-il la magicienne assez intéressante pour être digne d’un débat ?
« La dame d’Orlac est de ceux qui usent et abusent de la magie, au mépris de toute considération morale. De ce que je pense deviner d’elle, elle abhorre les limites naturelles, n’a de cesse de vouloir les repousser. Sa soif de contrôle côtoie les sommets. Peut-être cherche-t-elle la transcendance ultime, le moyen de devenir une déesse. Créer, détruire, transformer, ses maîtres mots. »
Il vida son verre, le reposa.
« Je sais, de source sûr, qu’elle a déjà trouvé un moyen de vaincre la mort autrement qu’en devenant une liche. Cela vous donne un indice sur l’étendu de ses pouvoirs. Je sais également qu’elle façonne des êtres vivants, pour son seul plaisir. Je ne vous dis pas qu’elle sera forcément l’instrument de votre perte. Je dis juste que vous vous êtes approché d’un brasier qui pourrait vous éclairer ou vous consumer bien au-delà de ce que vos employeurs plus conventionnels sont capables. Et n’ayez pas le moindre doute sur le fait qu’à ses yeux, vous n’êtes qu’un pion. »
Sur ce dernier point, peut-être que le capitaine se trompait. Kededric avait un atout, il était spécial. Or, Orlac semblait justement apprécier cette particularité.

Une femme ambitieuse, certes. C'était la rumeur globalement partagée dans les hautes sphères de la société mélandienne. En revanche, ses desseins n'étaient pas forcément connus de tous, et l'accès à la divinité n'était pas un but des plus courants. Du moins, ce n'était pas un but si facile à atteindre, même pour les plus puissants des Royaumes. Kededric songea aux Temps des Troubles et à la profonde réorganisation du panthéon. Il n'y avait pas eu de cas d'accession au statut de divinité par un simple mortel, depuis lors...

Bien entendu, l'assassin pouvait accepter cette mise en garde et décider de finalement décliner l'offre de la dame d'Orlac. Mais comment lui échapper ? Malgré ses talents, et même s'il quittait le continent, il n'était pas certain de pouvoir rester en sécurité indéfiniment. En admettant, bien sûr, que la magicienne lui accordait suffisamment d'importance pour ne pas le laisser partir.

D'un autre côté, il était curieux, plus que tout. Et prêt à prendre certains risques pour voir les choses au plus près les choses évoluer. Il aurait sûrement quelque chose à en retirer, ne serait-ce qu'un enseignement. Et peut-être un peu de pouvoir... et avec le pouvoir, il pourrait sans doute voir ses propres objectifs se simplifier grandement. Alors que pour l'heure, il était arrivé à une sorte d'impasse dans sa quête personnelle. Melandis était riche en possibilités, mais il devait en ouvrir d'autres que celles auxquelles il avait accès avec la seule guilde des assassins et la fréquentation de la bourgeoisie locale.

Kededric hocha silencieusement la tête tandis que le capitaine parlait. Essayait-il de le tromper pour le garder comme un allié contre Orlac ? Impossible à dire en l'état. Il devrait faire un choix. Mais peut-être que Griscieux ne lui tiendrait pas rigueur... c'était ce qu'il sous-entendait, en tout cas.

"Je constate que vous en savez long à son sujet. Suffisamment pour que la question me vienne à l'esprit : pourquoi ne cherchez-vous pas à l'éviter, vous ? À vous entendre, elle pourrait tout aussi bien vous anéantir d'un simple geste, ce dont je ne doute pas un seul instant."

Griscieux rit.
« D’un simple geste, vous dites ? Mon orgueil me pousse à croire qu’il lui en faudrait plus que cela. »
Retrouvant son sérieux, il se leva et fit face à la bibliothèque occupant le fond de sa cabine.
« « Si j’en sais autant sur elle, c’est qu’à une ou deux reprises, il s’est trouvé qu’elle cherchait certaines choses que je convoitais également. La considérant donc comme une potentielle adversaire, je me suis résolu à me renseigner sérieusement. Ce n’est pas à vous que je vais apprendre l’importance de connaître ses ennemis. Cela-dit, je dois bien reconnaître que des ennemis, nous l’avons jamais été véritablement. Le hasard des choses nous a tenu à distance l’un de l’autre. Je savais qu’elle m’observait, je l’observais en retour. J’avoue être étonnée qu’elle décide de vouloir me parler, de jour, en son propre domaine. »
Il refit face à Kededric, un livre dans la main.
« Je l’imaginais davantage venir me voler, essayer de m’éliminer, voir à la limite me rencontrer officieusement. Sans doute désire-t-elle mécontenter ma famille. Ou bien a-t-elle besoin, sans l’avouer, d’un vrai voyageur pour des affaires loin du continent. »

Le capitaine devait disposer d'un sacré contingent d'espions pour obtenir des informations si sensibles sur une telle magicienne. Nul doute que sa famille lui avait fait doter d'une belle fortune, qui lui avait permis ce genre de choses, et plus encore. Kededric se rappelait de ce qu'on avait pu lui dire sur les parents proches et lointains de Griscieux.

"Très sincèrement, je doute qu'elle cherche à vous éliminer. Pourquoi passer par mon intermédiaire, alors, et me laisser vous parler de tout ceci à notre guise ? Il lui aurait été plus simple de faire couler votre navire, vous empoisonner, vous envoyer sur un plan démoniaque... je suis certain qu'elle souhaite s'entretenir avec vous sur un sujet certes sensible, mais qui nécessite de la négociation et non des menaces de mort."

Mais évidemment, tout cela n'était peut-être qu'une mise en scène destinée à rassurer le capitaine. On pouvait cependant imaginer qu'il prendrait ses dispositions pour faire savoir aux personnes intéressées qu'il se rendrait chez la dame d'Orlac et qu'elles pourraient le rechercher s'il venait à ne pas ressortir de chez elle...

Greed de Griscieux feuilleta quelques page de sa main valide, son crochet tenant le livre. Absorbé par ses pensées, le geste semblait n’être là que pour meubler le moment. Finalement, refermant l’ouvrage d’un petit geste sec sentant la résolution, il s’adressa à Kededric.
« Nous verrons bien. Sortez, j’ai à m’entretenir avec mes officiers. Mais restez à bord, je ne serai pas long. »
Puis, face à la porte, il appela :
« Magrack ! »
La porte s’ouvrit presque aussitôt et une tête de brute sanguinaire se glissa par l’entrebâillement :
« Capitaine ?
- Deux choses, Magrack. D’abord, veillez à ce que cette personne ne s’approche plus de ma cabine. Elle a l’ouïe fine. »
Greed venait de désigner Kededric. La brute hocha la tête. Le capitaine poursuivit :
« Ensuite, attrapez Guilem et faite-lui prendre un VRAI bain. Je veux qu’il soit présentable dans une heure. On a forcément mieux à lui mettre que ses guenilles. Trouvez, je compte sur vous. »
La brute sembla vouloir se marrer, mais parvint à garder son sérieux.

Il y eut une scène un peu cocasse quand le jeune Guilem, dont l’aversion pour le savon devait être proverbiale sur la Dame Rouge, se fit piéger par sa propre curiosité en allant aux nouvelles près de Kededric et de la brute chargée de le surveiller. Ladite brute, bien plus rapide que sa stature le laissait imaginer, attrapa le mousse par un bras et ordonna à deux matelots de l’entraîner dans la calle pour y être récuré de la tête aux pieds. Le gamin, vociférant, hurlait que ce n’était pas juste. Bientôt, il disparût et sa voix s’estompa.
Plusieurs officiers traversèrent le pont pour se rendre chez le capitaine.
De ce qui se déroula ensuite, l’assassin n’en sut rien et il put s’adonner à loisir à la contemplation du port et de la Houleuse.

Finalement, Greed de Griscieux sortit du château arrière. Il avait changé de tenu. Vêtu de noir et d’or, tricorne sur la tête, son style restait mais c’était l’habit des grands jours, celui qui n’était pas destiné à être taché de sang au cours d’un abordage. Il était encadré par deux gardes du corps patibulaires, qui apparemment seraient à peu près se tenir. Puis voilà Guilem, presque méconnaissable, propre, peigné, chaussé de souliers qui lui donnaient une drôle de démarche.
« Ça fait mal aux pieds... » grogna-t-il.
Il portait une mise de jeune bourgeois dont le légitime propriétaire devait probablement pourrir quelque part.
« Une dernière chose à ajouter avant que nous nous rendions chez la Comtesse d’Orlac ? » fit Greed à Kededric.

Il ne put retenir un sourire amusé lorsqu'il vit le mousse ainsi accoutré. Nul doute qu'il s'y sentait aussi mal à l'aise qu'un poisson hors de l'eau... mais il se tiendrait comme il faudrait, Kededric n'en doutait pas. Le capitaine ne le raterait pas, sinon.

"Que le meilleur gagne ? Hum... ce n'est peut-être pas tout à fait de circonstance. Non, je pense que vous aviez bien plus à m'apprendre que l'inverse, capitaine. J'en suis désolé, d'ailleurs. Il parlait à moitié pour lui-même. Il conclut : "Quand vous voudrez."

La matinée était déjà bien entamée. L'air sentait plus que jamais le poisson et la mer, avec des subtilités dans les embruns. Non loin, un navire marchand déchargeait une cargaison assez imposante. Peut-être l'origine de ces odeurs particulières... le port était un endroit émerveillant.

« Soyez à nouveau assuré, assassin, que nous entrons dans un bien dangereux engrenages, répondit Greed de Griscieux, tout en toisant Kededric de son regard insondable. Guidez-nous ! Vous êtes le messager après tout. »
Ainsi le groupe quitta-t-il la Dame Rouge pour se rendre au domaine de la grande transmutatrice.