[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

L’ancien barde observa l’enfant, puis les deux clercs, et soupira. Son ventre criait famine, il devait se rendre à l’évidence, et le gosse avait sans doute besoin de se changer les idées. Le repos pouvait encore attendre un tout petit peu. Alors, il se dirigea vers la table et s’y installa. Le tavernier ne tarda guère à leur apporter de quoi se sustenter, et l’elfe commença à manger avec appétit, sinon avec entrain. Parler, il ne s’en sentait pas la force : mais il espérait que Victor ne se priverait pas de discuter avec leurs commensaux, s’il en avait l’envie.

[Galathée]

Les clercs arrivaient au terme de leur repas. Reynald avait manifestement envie de pousser la chansonnette, mais quelque chose le mettait mal à l’aise dans l’assemblée qui devisait autour du bar.
« Jamais aimé ce bled. » grommela-t-il avec un sourire embarrassé, à l’intention de la tablée.
Puis il sourit à Victor, jetant un regard autour d’eux.
« Dis-moi, mon garçon… » fit-il à mi-voix. « Comment trouves-tu Fumeterre ? »
« Je sais pas. » répondit Victor avec une petite moue.
« Rien ne t’a frappé… comme étant bizarre ? »
« Non. »
« Alors permets-moi de te raconter une petite histoire. Puis je te reposerai la question. D’accord ? »
« Oui, j’aime bien les histoires. » fit Victor avec un pâle entrain.
Taliesin devinait le trouble de l’enfant. La disparition de Galathée n’était qu’un coup du sort supplémentaire et il le devinait en état de choc. A moins que le sort du prêtre n’ait eu un effet plus vaste qu’anticipé.
« Ça tombe bien. » répondit Reynald avec un sourire.
Tybert soupira en levant les yeux au ciel, mais ne dit rien.
« On raconte qu’il y a 70 ans environ, naquit à Fumeterre une jeune fille que l’on nomma Valaëlle. » commença Reynald, presque chuchotant. « Enfant unique d’un couple de bergers, c’était une demoiselle d’une rare beauté, mais aussi bonne, douce et intelligente. Au village, tout le monde l’aimait et la choyait, elle était populaire et admirée, et l’on attendait avec impatience le moment où elle serait en âge de se marier, car l’heureux élu serait sans nul doute l’homme le plus chanceux de la région.
Ses parents moururent lors d’une épidémie de grippe, un hiver, alors qu’elle n’avait que quinze ans. Mais Valaëlle ne se laissa pas abattre par le mauvais sort et continua à arpenter les chemins de Fumeterre, souriante et amicale, tout en élevant des moutons en solitaire dans la ferme familiale. Elle parvenait sans difficulté à gagner sa vie : elle avait un réel don pour le tissage, et confectionnait des robes et des manteaux superbes, que l’on s’arrachait à Fumeterre. Mieux, des marchands luméniens avaient établi un comptoir dans le hameau pour se procurer ses merveilles, et tous les Fumeterreux en profitaient. C’était un temps de prospérité pour le village, personne ne pouvait s’en plaindre. Valaëlle eut 16 ans, 17 ans, s’épanouit, et les alentours de sa ferme commencèrent à grouiller de jeunes gens.
Elle eut 18 ans. Elle ne s’était pas encore choisi de fiancé. Pourtant, les prétendants commençaient à se faire pressants, et nombreux, et leur ardeur faisait plaisir à voir. Ils se montraient audacieux et créatifs, romantiques et belliqueux. Mais Valaëlle n’était pas intéressée. Elle se plaisait bien dans sa vie solitaire et rurale, avec ses moutons, son tissage, ses promenades en ville. Elle n’était pas pressée de se retrouver mariée et alourdie par un enfant, puis deux, puis dix. Rien ne l’obligeait à se lier. Rien ne l’obligeait à rentrer dans le rang et accepter les mille et une tâches de l’épouse fidèle et docile. Valaëlle était heureuse.
Elle eut 19 ans, puis 20, et rien ne changea. Certains de ses soupirants épousèrent d’autres filles. D’autres continuèrent à tout tenter pour la séduire.
Mais peu à peu l’amour se pervertit. La suffisance de la belle commença à irriter les âmes. Et la haine, on le sait, est cachée au repli des plus beaux sentiments. Un soir, par hasard sans doute, un vilain hasard, le village se trouva rassemblé à l’auberge, et la conversation finit par tourner autour de Valaëlle. L’alcool coulait à flots, les mots fusèrent, les intentions prirent forme, et chacun, de l’aïeule à l’enfant, y alla de son commentaire acide… Et ce qui devait arriver… arriva, malheureusement. Au milieu de la nuit, dix jeunes gens, remontés, en colère, avinés, décidèrent de rendre une petite visite à la bergère, qui dormait paisiblement dans sa fermette. Ils l’éveillèrent, et faisant fi de ses suppliques, pesèrent un à un sur elle. Nul ne sait ce qui se produisit exactement. Ils la laissèrent à l’aube, dans un pré, parmi ses moutons. Et elle mourut avant le coucher du soleil, sans que personne ne s’en soit inquiété. Presque personne.
Ce que les Fumeterreux ignoraient, c’est que la douce et sauvage Valaëlle, avait attiré le regard de Lliira, la déesse du bonheur, garante de la liberté, qui célèbre la vie et sa diversité. Découvrant le sort funeste que les villageois avaient réservé à sa protégée, la déesse entra dans une colère terrible, qui secoua les cieux, du Nirvana à Arvandor, et elle maudit Fumeterre. Ainsi, ils avaient été incapables de chérir Valaëlle, sa bonté, son talent, son droit de vivre comme elle l’entendait… Elle ne leur laisserait plus jamais une telle opportunité de nuire.
Et depuis ce jour, il y a 50 ans maintenant, plus aucune fille n’est née à Fumeterre. Aucune. »
Reynald sourit à Victor.
« Alors, rien de bizarre, à Fumeterre ? »
« Y’a pas de femmes. » fit Victor.
« Et crois-moi, c’est une chance que tu sois un garçon. » ajouta Reynald en lui ébouriffant les cheveux.

[Taliesin]

Taliesin avait écouté le récit d’une oreille distraite, tout en terminant son repas. Quant le prêtre se tut, iL n’en jeta pas moins un regard discret sur l’assistance et constata que, effectivement, on n’y voyait que de hommes. Ce qui n’était somme toute pas des plus étonnant : la clientèle habituelle de ce genre d’endroit était essentiellement masculine. Néanmoins, fouillant dans sa mémoire, il dut bien convenir n’avoir croisé que peu de représentantes de la gente féminine, dans les rues du bourg, et encore étaient-elles toutes âgées. Ce n’était pas, non plus, une preuve de la véracité des propos du clerc : il ne s’était pas attardé outre mesure dans les venelles, c’était le moins que l’on puisse dire.
Il jeta un coup d'œil à Reynald qui le lui rendit, presque avec connivence. Il eut alors confirmation que la petite histoire s’adressait plus à lui qu’au gamin, et se demanda si le prêtre n’essayait pas là de lui suggérer une autre piste que celle qu’on lui proposait jusqu’ici. Celle-ci paraissait abracadabrant, mais il n’était plus à une bizarrerie près, malheureusement.
Il observa une nouvelle fois l’assemblée, autour de lui, puis repoussa ses couverts et se leva.
-Merci pour l’histoire, messire, dit-il. Et pour la compagnie. Mais je vais me retirer, à présent. La journée fut éprouvante, il me faut reprendre des forces pour affronter demain... Et puis, la nuit porte conseil, comme l’on dit. Peut-être nous croiserons-nous demain, à l’aube, avant votre départ.

[Galathée]

Victor se leva à son tour. Reynald les dévisagea l’un et l’autre, avec une expression indéchiffrable, puis hocha la tête. Il semblait surpris par le tour qu’avait pris leur échange.
« Si vous aviez envie de me dire quelque chose. Sur la raison de votre présence ici, par exemple… » souffla-t-il finalement. « J’occupe la chambre 11. »
Puis il sourit et jeta un coup d’œil vers l’aubergiste.
« Norbert ! Encore ! » beugla-t-il avec bonne humeur.

[Taliesin]

-Je vais me reposer un peu, souffla l’elfe au clerc avant que le tavernier ne se soit approché. Mais peut-être, oui, viendrais-je toquer à votre huis.
Il s’esquiva comme Norbert arrivait et, suivi de Victor, s’engagea dans l’escalier menant aux chambres. On y avait monté leurs affaires, ainsi que des brocs d’eau à laquelle démarches diverses et repas avait laissée le temps de refroidir. Ce n’était pas un problème, cependant, vu la moiteur ambiante. Bien au contraire, même, et l’elfe s’empressa de retirer sa chemise pour baigner ses plaies douloureuses. La cicatrisation aurait été en bonne voie s’il ne s’était pas tant démené ces derniers temps. Les sutures avaient tenu, mais sueur, poussière et frottements avaient provoqué un début d’infection.
Tout en tentant de limiter les dégâts, il repensa au conte de Raynald. Les dernières phrases prononcées par celui-ci laissaient supposer qu’il n’était en rien au courant de l’enlèvement de Galathée, contrairement à ce que Taliesin avait d’abord supposé. Après tout, les rumeurs courraient vite, dans les petits villages… Etonnant, d’ailleurs, qu’elles ne soient pas parvenues aux oreilles du clerc…
Il se sentait las, n’avait d’autre envie que de dormir, mais il irait néanmoins, d’ici quelques temps, frapper à la porte de Raynald. Manière d’en avoir le cœur net, d’aller jusqu’au bout des embryons de pistes qui s’offraient à lui. Et s’il confirmait son histoire… Alors peut-être le quatuor aux trousses duquel on voulait le lancer n’était-il qu’un leurre.

[Galathée]

Victor s’était pelotonné sur son lit et regardait par la fenêtre. Il jeta un coup d’œil à Taliesin, puis posa ostensiblement le couteau sur la petite table qui jouxtait son oreiller. Il avait le visage pâle, les yeux rougis, et l’elfe sentait que les émotions de la journée remontaient une à une à la surface.
« Tu crois qu’on va la retrouver ? » demanda-t-il alors. « Personne l’a vue. Personne sait où elle est. »
Puis il enfouit son front au creux de ses genoux, et ses épaules s’animèrent de soubresauts silencieux.

[Taliesin]

-Ne perds pas courage, dit l’elfe en terminant ses ablutions. Personne ne l’a vue… où ne veut dire l’avoir vue. Nous avons des pistes, cependant. Les quatre aventuriers dont tu m’avais parlé… Et puis, peut-être autre chose, si on en croit l’histoire que t’a racontée Reynald. J’irai lui parler, tout à l’heure. Mais il faut attendre qu’il soit renté dans sa chambre, et être sûr que personne ne me croise, dans le couloir. On n’est jamais trop prudent.
Il attrapa une chemise propre.
-Et, dans tous les cas, on repart en chasse demain matin. On va la retrouver, tu verras.
Oui, mais dans quel état…
Dur de mimer l’optimisme et la conviction quand on n’est que noirceur et néant, fatigue et découragement...

[Galathée]

« Elle m’a menti. » grommela alors l’enfant, sans lever la tête. « Elle m’avait promis qu’elle partira pas, et elle est partie. »
Ses doigts se crispèrent sur les couvertures.
« J’m’en fiche si on la retrouve pas. On peut jamais lui faire confiance. »

[Taliesin]

Taliesin dévisagea l’enfant, incrédule, et, une nouvelle fois, il prit conscience de sa détresse. Elle était seule responsable des mots qu’il prononçait. Victor aurait eu besoin qu’on le réconforte autrement que par des mots, mais lui ne pouvait le faire. Il avait oublié les gestes et, quand bien même aurait-il envie de les tenter, tout ce qu’il récolterait, en dehors d’une crise de terreur furieuse, ce serait un coup de poignard. Dans l’état où il était, le gosse en était capable. Il devrait donc se contenter de mots, ce qui n’était guère plus aisé : a vrai dire, il ne savait pas quoi lui raconter.
-Allons, ne dis pas de bêtises, finit-il par murmurer en s’asseyant sur son propre lit. Galathée n’a pas vraiment eu le choix, je crois… C’est ça, un enlèvement : on te demande rarement ton avis… Et je crois qu’à l’heure actuelle, tout ce qu’elle désire, c’est être avec toi. On fera tout pour que cela arrive bientôt, je te le promets. Et puis… Crois m’en : on peut lui faire confiance. Elle tient ses paroles. Oh oui, elle les tient…
Et de tâter, machinalement, le petit paquet d’herbes qu'il portait toujours sur lui.

[Galathée]

Victor releva des yeux humides et furieux sur le barde.
« T’en sais rien, toi, si elle tient parole ! Moi je sais qu’c’est pas vrai ! Puis moi elle m'aime pas ! Tout ça c'est à cause de toi ! Et quand il arrive des choses mauvaises, c’est qu’on les a cherchées ! Sinon c’est pas juste ! » lâcha-t-il d’une voix très basse.
Puis, sans prévenir, il donna un violent coup dans le mur, puis se frappa le ventre du poing.
« Moi j’ai été méchant ! Voilà ! Alors je suis puni ! Je suis tout seul ! Avec toi ! »
Il eut un grand frisson et ses yeux se révulsèrent. Un instant, Taliesin crut qu’il allait faire une sorte de crise, mais le tremblement se calma de lui-même, et Victor s’affala sur son lit, en larmes. Cependant, très vite, les sanglots se turent, et l’elfe constata avec stupeur que l’enfant s’était endormi.

[Taliesin]

L’elfe, pour le moins déboussolé, garda un long moment les yeux rivés sur le gamin. Il se demandait si Victor ne glissait pas lentement mais sûrement vers la folie, ce qui ne serait guère étonnant, vu ce qu’il avait vécu. De plus, il n’avait personne pour le soutenir, maintenant que Galathée était il ne savait où. Et si les recherches prenaient du temps… Il faudrait sans doute songer à le confier à quelqu’un de plus compétent, qu’il accepterait mieux, qu’il ne penserait pas capable de lui faire du mal… Dont il n’aurait pas besoin de se protéger avec un couteau.
Il se laissa porter par ses sombres pensées, inconscient du temps qui passait et lorsqu’il se redressa enfin, dans un sursaut, il constata que la nuit était tombée, au dehors. Victor dormait toujours, et c’était peut-être le bon moment pour aller voir Reynald. Mais si Victor se réveillait durant son absence ? Ce serait la catastrophe… Toutefois, le réveiller était hors de question, et l’elfe finit par se décider. A pas feutrés, il quitta la pièce, et se dirigea vers la chambre du clerc. Du bruit montait de la salle commune : il devait donc être encore relativement tôt. Mais, avec un peu de chance, le prêtre se serait retiré…

[Galathée]

Reynald l’accueillit sans cérémonies, mais jeta quand même un œil dans le couloir avant de refermer la porte.
« Pas que j’aie vraiment peur de trois paysans armés de fourche, mais sait-on jamais… » fit-il avec humour, avant d’indiquer une chaise à l’elfe.
Il s’assit en tailleur sur son lit, puis sourit.
« Je propose que nous devisions en elfique, cela nous permettra de ne pas être perçus par d’éventuels curieux. » annonça le clerc dans cette langue.
Il la parlait avec un accent étrange, mais était compréhensible.
« Et je vous entends. »
Son choix de mot n’était par contre apparemment pas toujours très précis.

[Taliesin]

L’elfe hésita. Il n’avait pas tellement envie de se confier, mais doutait d’avoir le choix. De plus, cela faisait des années qu’il n’avait pas eu l’occasion de parler l’elfique… Mais il retrouverait vite l’habitude, sans doute. Il garda donc le silence un instant de plus, cherchant des mots simples qui ne laisseraient pas matière à quiproquos.
-Le gosse et moi voyagions avec une femme. Sa... mère adoptive. Elle a été enlevée cette nuit, dans notre camp, et nous n’avons eu aucun moyen de savoir par où ils étaient partis. D’où notre retour au village.
Il grimaça.
-Le conte que vous avez narré à Victor est-il vrai ? Si c’est le cas, peut-être les villageois sont ils responsable de l’enlèvement, et cherchent-ils à nous mettre sur une mauvaise piste. Ils semblent en effet penser que les responsables sont un groupe de quatre aventuriers. Qui ont pris la route du nord après nous, hier matin.

[Galathée]

Le visage de Reynald s’altéra et Taliesin y vit ses craintes confirmées.
« Ce n’est pas une histoire, mon ami. C’est la vérité. » fit-il. « Vous auriez dû me dire tout ça pendant notre route, je vous aurais dit de ne pas en parler aux villageois. »
Il soupira, passa une main lasse sur son visage.
« La bonne nouvelle, c’est que votre… la femme est certainement vivante. Le problème, c’est qu’ils savent que vous la cherchez. Et s’ils pensent que vous la savez entre leurs mains, ils ne vous laisseront pas… Enfin… Il y a quelques femmes au village. Vous ne les verrez pas, sauf les vieilles, celles qui sont nées avant la malédiction de Lliira. Certains jeunes gens ont réussi à séduire des filles d’ailleurs. D’autres ont acheté des esclaves dans les lieux de mal où ces marchandises s’échangent encore… Mais elles sont… gardées loin des regards. Vous savez… On peut croire que la malédiction de Lliira a appris quelque chose aux gens… »
Il eut une grimace, puis esquissa quelques gestes autour de lui, rapidement, et une lueur violacée s’échappa de ses doigts, les englobant brièvement.
« Zone de silence. Pardonnez-moi, je souffre à parler votre langue, aussi belle soit-elle. » fit-il avec un petit sourire. « Maintenant, nous sommes tranquilles. Ce que je voulais dire, c’est que les quelques femmes qui sont ici… elles ne sont pas choyées comme des créatures rares, non… Elles sont exploitées. Les Fumeterreux n’ont rien appris. Votre amie va sûrement être mariée de force à l’un ou l’autre. Si ça se trouve, ils se la disputeront. Les jeunes gens célibataires ne manquent pas. »

[Taliesin]

L’elfe secoua la tête. Des bandits, des aventuriers sans vergogne, il aurait compris. Mais un village privé de femmes et réduit à enlever celles qui avaient le malheur de passer dans les environs, c’était par trop bizarre. Il était mal placé pour juger de la sorte, cependant : il était l’une de ces bizarreries, lui le pacifiste éhonté devenu chef de guerre et monstre massacreur d’enfants. Les dieux devaient s’ennuyer ferme dans leurs célestes demeures pour jouer de pareils tours à leurs créatures. Mais sans doute ne leur était-il pas nécessaire d’intervenir : peut-être leur suffisait-il d’observer tranquillement lesdites créatures évoluer, s’entredéchirer…
-Que je leur en ai parlé ou non ne change rien, dit-il après un long moment de silence. Ils se seraient doutés des raisons de mon retour même si je n’avais pas évoqué le sujet. De plus, ils ont tenté de me lancer sur une fausse piste. Je ferai donc mine de croire à leurs fables et, dès l’aube, je partirai à la poursuite de ces malheureux aventuriers. Je reviendrai dès la nuit tombé et ferai le nécessaire pour retrouver Galathée…
Il soupira, hésita, puis se décida à aborda un autre thème épineux.
-Je suis cependant inquiet pour l’enfant. Il a perdu ses parents il y a très peu de temps, et maintenant, le voilà privé de celle qui a accepté de le prendre en charge. Il ne va pas bien. Pour parler franc, je crains qu’il ne soit en train de perdre pied, et je ne suis pas, loin s’en faut, la personne la mieux placée pour l’aider. Je ne lui suis rien, sans parler du fait que je le terrifie proprement. Je pourrais, bien sûr, l’abrutir de plantes diverses, mais je doute que ce soit la bonne solution. Quant à l’embarquer avec moi dans ce qui se prépare… On pourrait rêver mieux,, je gage.

[Galathée]

Reynald acquiesça, songeur.
« Je m’apprêtais à vous en faire la proposition de toute façon… Nous pouvons le prendre en charge. Evidemment, si vous retrouvez la jeune femme, ce sera autre chose. Sinon… Sinon, nous accueillons des novices de son âge au temple à Eredhùn. Ce serait une possibilité... Si les choses devaient mal tourner et que vous ne désiriez pas le garder auprès de vous. »
Le clerc se leva, fit quelques pas et jeta un coup d’œil sur le village endormi.
« Je pourrais… Je pourrais vous prêter main forte, si vous le voulez. »
Il se retourna vers l’elfe.
« Ne fût-ce qu’en vous débarrassant des blessures qui vous handicapent manifestement. »

[Taliesin]

-Si vous voulez. Ce ne sera pas de trop vu ce qui s’annonce, fit l’elfe. Puis, comme l’homme s’approchait, il reprit : En ce qui concerne Victor, je ne voulais pas juger de l’avenir. Je ferai ce qu’il est possible pour libérer la jeune femme qui s’occupe de lui… et j’espère bien y parvenir. Il eut un sourire sinistre. C’est juste que je m’inquiète pour son devenir immédiat. Le temps que Galathée le rejoigne. Et je ne sais pas ce qu’il est possible de faire pour empêcher qu’il sombre. Qu’il se fasse trop de mal.

[Galathée]

Reynald sourit doucement, éleva les mains, et psalmodia à mi-voix une série de mots chantants, aériens, avant de diriger ses paumes emplies de lumière vers la poitrine de l'elfe. Instinctivement, il les plaça une devant son épaule, l'autre à hauteur du flanc, et Taliesin se sentit frôlé par une énergie pure, galvanisante, qui l'emplit une seconde puis le relâcha. Reynald se frotta les mains et recula. Même sans les voir, l'elfe pouvait sentir qu'il n'y avait plus trace de ses blessures.
" Une bonne chose de faite."
Il se dirigea vers son paquetage, un vieux sac de toile rapiécé qui avait connu de meilleurs jours, et y fourragea quelques instants.
« Maintenant... Demain, retrouvons-nous à l’aube sur la place. Avant, versez quelques gouttes de ceci… »
Il exhiba une petite fiole qu’il tendit à l’elfe.
« Je dirais trois, vu sa taille, dans le petit déjeuner du gamin. C’est un calmant puissant, qui le rendra docile, un peu amorti sans doute, le temps que nous nous séparions. Je lui expliquerai les choses quand nous serons sortis de Fumeterre. Je pense qu’il ne sert à rien de faire plus de bruit que nécessaire lorsque nous nous éclipserons. Nous vous attendrons à environ quatre heures de route, vitesse de baudet. Je mettrai un petit empilement de pierres sur le bord du chemin pour vous en avertir. Mais vous avez peut-être repéré les lieux en passant. Il s’agit d’un cercle de pierres au milieu duquel poussent un chêne et un hêtre, l’un et l’autre plusieurs fois centenaires. C’est un ancien sanctuaire de Mielikki, et la déesse a toujours été bonne… Nous y serons. »
Une légère grimace altéra un instant sa physionomie agréable.
« Je pense néanmoins que nous devons décider d’un laps de temps au delà duquel nous reprendrons le chemin d’Eredhùn, si vous ne reparaissiez pas. »

[Taliesin]

Taliesin prit la fiole qu’on lui tendait.
-Disons deux jours, si cela vous convient… Et si les choses devaient prendre plus de temps, nous vous rejoindrions à Eredhùn. Et si nous ne devions pas reparaître… Je voudrais juste que vous n’imposiez pas une voie au gosse, qu’il choisisse... ce qu'il voudra...
Il hocha la tête, soupira, puis se releva.
-Je vais regagner notre chambre. Je préfère ne pas le laisser seul trop longtemps… Non pas que ma compagnie lui agréée, mais il faut bien garder un œil sur lui… Merci pour votre aide, en tout cas.
Il salua le clerc puis, le plus discrètement possible, rejoignit la chambre où, l’espérait-il, Victor dormait toujours.

[Galathée]

Victor dormait toujours, encore habillé, affalé en travers du lit. Il avait cependant le visage plus serein, même s’il était cerné, et parfois animé d’un tremblement.
Taliesin se coucha à pas de loup, rejoignant son lit et la promesse de quelques heures de repos bien nécessaires. Mais à peine eut-il fermé les yeux qu’un cri déchira le silence, et l’elfe entendit l’enfant se redresser et glisser hors de son lit en gémissant.
C’est une odeur qui révéla à Taliesin la nature de l’épisode : l’enfant s’était oublié.

[Taliesin]

Taliesin soupira. Il savait que le gamin était sujet à ce genre d’accident : il en avait été victime à bord du navire qui leur avait permis de quitter Luménis. Mais Galathée était là pour s’en occuper, et l’elfe n’avait eu qu’à feindre le sommeil. Tactique qui ne pouvait pas fonctionner, à présent : au cri de Victor avait poussé, il s’était redressé brutalement, et l’enfant lui avait jeté un regard où se disputaient honte, angoisse et surtout hostilité.
L’ancien barde se massa le front, cherchant un moyen de se tirer de ce mauvais pas sans que les choses ne dégénèrent. Parler ne servirait de rien : il fallait agir, et le plus simplement du monde.
-Tu n’as qu’à prendre mon lit, Victor. Vais me trouver un coin... dit-il d’une voix enrouée. Puis, se levant, il se dirigea vers son paquetage pour y quérir des couvertures. Le plancher serait moins confortable qu’un bon matelas… mais autrement plus que certaines couches sur lesquelles il s’était étendues. A commencer par les paillasses pourries des prisons luméniennes.

[Galathée]

« Tu peux garder ton lit, j’dors pas d’dans ! » s'exclama Victor, furieux. « Et regarde pas ! »
Se détournant, il baissa brusquement ses chausses qu’il lança avec rage à travers la pièce, puis il retourna dans son lit où il se pelotonna dans un coin, se contorsionnant pour éviter l’endroit qu’il avait mouillé.

[Taliesin]

Taliesin s’immobilisa, la couverture qu’il venait de tirer de son sac à la main. Il était épuisé, nerveux, il avait fait des efforts toutes la journée pour amadouer l’enfant, pour éviter la crise, et ce malgré la noirceur qui rôdait, proche, toute proche, et qu’aucune drogue n’était venue repousser. La veille au soir, il était à deux doigts de la délivrance. A présent, il se voyait embarqué dans traque insensée en compagnie d’un marmot qui, pour le coup, ne chercher nullement à l'épargner. C’en était trop. Expiation ou pas expiation, c’en était trop.
Rejetant la couverture et regagnant son lit, il souffla, d’une voix froide et acide :
-Si tu es assez stupide pour rester volontairement croupir dans ta pisse libre à toi. Mais parle-moi encore une seule fois de cette manière, et je te bâillonne. Avec tes chausses. Pigé ?
Il regretta ses paroles sitôt qu’il les eut prononcées. Mais un sourire mauvais n’en étira pas moins les commissures de ses lèvres. Un ancien monstre pouvait mordre, au besoin. Oh oui...
Il se prit tout à coup à plaindre ceux qui se dresseraient en travers de sa route, la nuit suivante : la morsure serait autrement plus vilaine que celle que venait d’essuyer la malheureux Victor.

[Galathée]

Après un instant de silence pesant, Victor poussa un hurlement et bondit comme un lièvre hors de son lit. En deux secondes il était à la porte, à la troisième dans le couloir, et Taliesin l’entendit débouler à pleine vitesse sur les lattes du plancher, réveillant à coup sûr la moitié des clients.
Une porte s’ouvrit, une deuxième.
« Qu’est-ce que… » fit une voix familière. " Est-ce que ça va, mon garçon ?"
Victor se contenta d'éclater en sanglots.

[Taliesin]

En jurant copieusement, l’elfe se releva. Bien sûr, il aurait dû s’attendre aux conséquences de sa menace, mais il était trop tard – et lui-même était trop furieux – pour regretter. A grands pas, il quitta la chambre et jeta un regard noir aux clients sortis dans le couloir.
-Désolé pour le raffut, dit-il d’un ton calme. Mais le gosse est hystérique. On le serait pour moins : après tout, sa mère a été enlevée… Enfin bref. Reynald, voudriez-vous vous en occuper, cette nuit ? Si je veux être en état de courir sus aux ravisseurs, demain, j’ai besoin de dormir un tantinet. Ah, et gare à vos draps : ce mioche est une vraie inondation.
Puis, sans attendre la réaction du clerc ou du reste de l’assistance, il regagna sa chambre et referma la porte. Une bonne portion de valériane, et le sommeil s’offrirait à lui. Que ce maudit Victor raconte ce que bon lui semble : il n’en avait cure.

[Galathée]

La suite de la nuit se déroula sans encombres et la valériane permit à l’elfe de sombrer dans un sommeil réparateur et sans rêves. A l’aube, Taliesin fut réveillé par un léger tambourinement à sa porte. Il faisait tout juste jour, le soleil était encore très bas, et ses rayons nimbaient la petite place en contrebas de la chambre. Les oiseaux chantaient déjà avec entrain, rivalisant de virtuosité.
« Je viens chercher les affaires de Victor. » fit Reynald à voix basse, depuis le couloir. « Nous partons. »
« Entrez. » fit l’elfe, en se redressant sur son lit.
Le clerc était déjà en habits de voyage, revêtu de ses robes pourpres aux dragons dorés. Il salua l’ancien barde d’un signe de la tête, puis prit le paquetage que celui-ci lui désigna. Avant de ressortir, il posa un regard songeur sur l’elfe.
« Prenez garde à vous. Les Fumeterreux sont moins manchots qu'ils n'y paraissent. Et retrouvez cette jeune femme... »
Il eut une petite moue.
« Si vous deviez reparaître sans elle… Je ne pense pas que je vous rendrai Victor. Je ne pense pas qu’il le souhaite. Et je ne pense pas que vous le souhaitiez non plus. »

[Taliesin]

L’elfe acquiesça.
-Non, je ne le souhaite pas, en effet. Je n’ai pas choisi de m’occuper de lui, mais je n’allais pas non plus le laisser au camp après l’enlèvement de Galathée. Je dirai à celle-ci où vous vous êtes arrêtés, elle vous rejoindra dès que possible, là où A Eredhùn, si les choses devaient prendre plus de temps.
Il jeta un regard par la fenêtre.
-Merci encore pour votre aide, et adieu. Puissiez-vous ne plus être mêlé à si sinistre affaire d’ici votre retour dans vos pénates.

[Galathée]

Reynald le dévisagea encore une seconde, pensif, comme s’il tentait de comprendre quelque chose qui lui échappait. Puis un sourire fendit son visage, y ramenant la lumière.
« Je regrette que nous n’ayons pu jouer de concert. Mais qui sait… qui sait ce que le futur nous réserve. Nous attendrons Galathée. Bonne route à vous, mon ami, et que Milil protège votre talent, où qu’il aille resplendir. »
Puis, sur un geste léger, il sortit, refermant doucement la porte derrière lui. Quelques minutes plus tard, le bruit de sabots qui se mettent en mouvement retentit en contrebas de la fenêtre, tandis que deux ânes et une jument partaient vers le Sud et la cité d’Eredhùn.

[Taliesin]

Taliesin se leva, récupéra le couteau abandonné par Victor sur la table, puis chargea ses affaires et celles de Galathée sur son dos avant de descendre dans la salle commune. Il se sentait étonnamment léger, étonnamment serein : il n’avait plus à se préoccuper du gamin, plus de blessures pour l’entraver, seul restait un objectif clair, simple. Et celui-ci accompli, enfin, il pourrait se reposer. C’était la dernière ligne droite, la dernière épreuve, et il n’avait pas le moindre état d’âme : il ferait ce qu’il faudrait faire, puis tirerait sa révérence. Etrange rédemption qu’on lui offrait là… Rédemption ou profanation finale de ce qu’il avait été. Mais peu lui importait. Seul comptait le terme tout proche.
Il prit un rapide petit déjeuner puis paya le tavernier, ajoutant à ce qu’il lui devait un petit supplément pour le vacarme nocturne et les draps mouillés de Victor. Enfin, après l’avoir remercié pour son aide, il lui annonça qu’il partait pourchasser les aventuriers Joignant le geste à la parole, il enfourcha sa monture et partit au triple galop en direction du nord.
Il s’arrêta cependant à moins d’une lieue du bourg. Quittant la route, il alla se dissimuler dans un bosquet où il campa tout le jour, tantôt sommeillant, tantôt réfléchissant à son plan d’action, tantôt tentant de se remémorer quelques sortilèges potentiellement utiles. Lorsque le soleil fut proche de l’horizon, il enfila sa cotte de maille – les habitants de Fumeterre n’étaient pas des manchots, avait dit Reynald, et se faire embrocher par une fourche ne le tentait pas le moins du monde - puis, arc et carquois à l’épaule, il se mit en marche à travers champs. Si tout allait bien, il aurait regagné le village à la nuit tombée.

[Galathée]

Taliesin atteignit Fumeterre par le Nord-Est, alors que le soleil venait tout juste de disparaître derrière les collines avoisinantes. Son chemin en pleine nature s’était bien déroulé. Il n’avait dû se cacher qu’une fois, lorsque deux hommes qui rassemblaient des vaches avaient croisé sa route. Il arriva sur un petit chemin circulaire qui courait autour de la place principale, à bonne distance des demeures qui s’y dressaient. Taliesin reconnut ainsi la façade arrière de l’auberge, entre deux chaumières apparemment désertes. Des clameurs fusaient depuis l’esplanade. Cris, rires, parfois de grands chocs que l’elfe ne parvenait pas à identifier clairement. De temps en temps le meuglement d’un animal. Apparemment, une foule importante était rassemblée là. Pour le reste, la rue où il se trouvait était déserte à l'exception d'un chat miteux qui fouinait dans un tonneau renversé.