[Ville] Erhedun

[Taliesin]

L'aubergiste n'était pas au comptoir. Mais il parut au bruit que fit Albérich en entrant. La serviette qu'il portait nouée autour du cou révélait qu'il était en train de déjeuner, et c'était bien le seul signe de son réveil récent : pour le reste, il était frais et dispos, comme toujours.
-Bonjour, messire ! dit-il, souriant. Me permettrez-vous une question ? J'aimerais savoir si vous êtes plutôt du genre lève-très-tôt ou particulièrement noctambule... Ne voyez pas là de la curiosité mal placée : simplement, si on se lève à peine ou si on ne s'est pas encore couché, on n'a pas forcément envie de manger la même chose, ou de manger tout court, d'ailleurs, et... J'aimerais vous satisfaire au mieux.

[Galathée]

Albérich sourit, légèrement embarrassé.
" Je n'ai pas dormi, mais c'est exceptionnel. Cela ne se reproduira plus. En général, je me couche tôt, je me lève tôt... Pas aussi tôt que vous, cependant. Ne changez rien pour moi. Je crois que je vais aller me coucher... et je me lèverai dans la matinée... Si vous me gardez un peu de pain et quelque chose à mettre dessus, je serai un hôte comblé."

[Taliesin]

Un instant, Albérich eut l'impression que le tenancier le scrutait d'un regard nouveau, comme s'il déduisait quelque chose de sa nuit sans sommeil. Mais il ne dit rien, évidemment, et avait déjà repris son air habituel.
-En premier lieu, messire, vous ne devez pas être désolé : vous n'avez pas à me rendre compte de vos déplacements, de vos horaires de départ ou d'arrivée. Tout ce qui importe est que vous sachiez comment regagner votre chambre après l'heure de la fermeture, que vous n'ayez pas à attendre dehors, dans le froid, sous la pluie...
Il secoua la tête : cette perspective semblait le désoler.
-Ensuite, le jour où je ne servirai à mes clients amateurs de grasses matinées qu'un morceau de pain et quelque garniture en matière de petit déjeuner, je considérerai ma maison comme à jamais déshonorée. Vous aurez tout ce dont vous pourrez avoir envie, messire, je vous le promets.
Il jeta un regard par la porte entrouverte, derrière lui.
-Enfin... Êtes-vous sûr de ne rien vouloir grignoter avant de monter ? De ne rien vouloir boire ? Il ne me faudrait que quelques instants pour vous servir quelque chose...

[Galathée]

Albérich hésita une seconde.
" Si vous avez quelque chose de chaud... Ce ne serait pas de refus. Mais pas un excitant... J'ai vraiment besoin de dormir. Un lait chaud avec du miel, voilà ce qu'il me faudrait... Un peu de cannelle... Des clous de girofle... "
Sans qu'il puisse le retenir, un sourire un peu béat se peignit sur ses traits. Autrefois, lorsque l'aube était humide et que les Lathandrites avaient été trempés par un office pluvieux, les petits novices dégoulinants dans leurs vêtements spongieux dégustaient ce petit remontant dans le réfectoire du temple éredhin, avant le début des activités du jour.
" Enfin..."
Il s'empourpra.
" Je ne voudrais pas vous dicter de recette, bien sûr..."

[Taliesin]

Les yeux de l'aubergiste s'étaient illuminés, comme si l'idée de pouvoir préparer quelque chose de spécial pour son client le réjouissait au plus haut point. D'ailleurs, quand celui-ci eut terminé, il lui offrit un sourire des plus chaleureux.
-Je crois que je vois... Je vais essayer de vous satisfaire au mieux. Installez-vous : je reviens tout de suite.
Il disparut dans ses cuisines. Albérich put l'entendre s'affairer en sifflotant. Moins de cinq minutes plus tard, il était de retour, un grand verre bien remplie à la main.
-Tenez... J'espère que cela vous conviendra... fit-il, presque timide.
L'odeur mit la puce à l'oreille de l'ancien clerc sitôt qu'elle effleura ses narines, et il eut confirmation dès la première gorgée : la recette était exactement la même que celle de son enfance, au moindre détail près.

[Galathée]

Cette sensation le plongea dans une rêverie un peu béate, teintée de mélancolie. Il se revoyait les fesses sur le bois des bancs, fatigué et humide, exactement comme aujourd'hui, plus jeune et plus fébrile, sans doute, et le lait le revigorait de la même manière, réchauffant ses mains, sa gorge, puis tout son corps petit à petit. Bien sûr, le silence du Silure tranchait avec le brouhaha bon enfant des petits matins du sanctuaire, les premiers bavardages du jour... Certains répétaient leurs hymnes, discutaient d'une harmonie, de la voix de l'un ou de l'autre, d'une variation téméraire qu'ils introduiraient le lendemain... D'autres discouraient sur leurs rêves, se racontaient cauchemars et visions, échangeaient sur le temps, la température dans le dortoir, les ronflements du voisin de lit, les bruits de couloir du veilleur qui se promène... Les derniers s'interrogeaient sur le programme de la journée, les ateliers, cours, corvées à venir. Il n'y avait pas de hiérarchie dans leur organisation : des clercs confirmés et grisonnants côtoyaient des novices de 11 ans et les jeunes Semeurs d'Aube prenaient l'aubemestre à partie. Les premières années, Albérich écoutait les conversations sans rien dire. Mais dès qu'il eut quatorze ans, il devint une sorte de référence religieuse et ses petits déjeuners étaient généralement rythmés par les questions de ses pairs, qui voulaient des éclaircissements sur les rouages du culte avant le début des leçons.
L'ancien clerc échappa à son songe et retrouva son interlocuteur, qui attendait toujours une réaction.
" C'est parfait." murmura-t-il avec le sourire, et reprit une gorgée.
Il devait reprendre pied dans le réel, le présent, sous peine d'être à nouveau aspiré par ses souvenirs.
" Au fait... Je me demandais..."
Il s'éclaircit la gorge dans son poing.
" J'ai été invité, de manière complètement impromptue, à l'avant première d'une pièce de théâtre qui aura lieu ce soir... Une histoire de banquet des clercs, je ne me souviens plus bien... Vous en avez entendu parler ?"
Après tout, les aubergistes devaient souvent s'improviser guides pour les voyageurs qui débarquaient entre leurs murs. Il n'était pas impossible que le tenancier du Sillure soit un peu au courant des divertissements erhedins, même s'il semblait plus restaurateur qu'hôtelier.

[Taliesin]

Le gros homme acquiesça.
-Il aurait été difficile de ne pas en entendre parler, messire : ces derniers temps, en ville, c'est l'un des principaux sujets de conversation, sinon de polémique... D'ailleurs, les places pour l'avant-première se sont envolées en seulement quelques jours, et vous êtes bien chanceux d'en posséder une : beaucoup de gens aimeraient être à votre place. Cette pièce, c'est un peu... L'événement du moment.

[Galathée]

Albérich haussa les sourcils. Il s'était à moitié attendu à un spectacle obscur, monté à la sauvette par des saltimbanques de passage et voilà qu'il s'agissait de l'événement mondain de la saison.
" Vous allez devoir m'en dire plus." dit-il à l'aubergiste.
Il avait mentionné une polémique, après tout.

[Taliesin]

-Sur la pièce elle-même ? J'en serai bien incapable. Je sais juste, et encore par oui-dire, qu'il y est question de religion, de clercs qui, à l'occasion d'un repas, débattent des mérites respectifs et des points communs des cultes auxquels ils appartiennent. Le reste, ce n'est que rumeur : certains prétendent que le ton, certes léger, demeure néanmoins respectueux. D'autres avancent au contraire que les textes sont carrément subversifs...
Il haussa les épaules.
-Le seul moyen d'avoir la réponse, c'est d'assister à la représentation. En attendant, les conjectures vont bon train. Elles sont d'autant plus foisonnantes que certains membres du Conseil ont ouvertement manifesté leur réticences quant à la tenue d'une telle pièce à Erhedun. Se seraient-ils abstenus de tout commentaire qu'elle serait passée bien plus inaperçue... Mais voilà, ils ont parlé, la nouvelle s'est répandue, l'intérêt de la cité a grandi et, tandis que le Conseil, comme de coutume, ne réussissait pas à se mettre d'accord sur une position commune, l'Assemblée populaire votait son soutien à cette œuvre théâtrale.
Il sourit.
-Le sieur Marchedru s'est avéré l'un de ses plus grands soutiens. Ce qui, objectivement, n'est guère étonnant : l'auteur loge au "Pieux Gardon", tandis que le traducteur y officie comme barde. C'est d'ailleurs le propriétaire des lieux qui les a fait se rencontrer, les a convaincu de travailler ensemble... On dit même qu'il y est allé de ses propres deniers pour financer l'opération.

[Galathée]

Même s'il n'avait pas appris grand chose sur la pièce, Albérich fut immédiatement convaincu qu'il n'avait pas intérêt à se rendre à cette avant-première. S'il était jamais reconnu par quiconque, il apparaîtrait comme soutenant une initiative qui faisait grincer des dents certains dignitaires religieux, des gens qu'il connaissait de nom, de vue, si pas en personne. Cela serait immanquablement très mal perçu, ou susciterait des commentaires, et il n'avait vraiment aucune envie de se faire remarquer lors de son passage presque incognito à Erhedun. Marcus l'avait enjoint de ne pas se rapprocher d'un nouveau culte, mais frayer avec des anti-cléricaux était encore bien moins souhaitable.
" Si vous connaissez quelqu'un qui est vraiment déçu de ne pouvoir s'y rendre... Je lui céderais volontiers ma place..."

[Taliesin]

-Vous ne voulez pas y aller ? fit l'aubergiste. Voilà qui susciterait l'étonnement de bien des Erhedins ! Mais, remarquez... Moi non plus, cela ne me tente pas vraiment. Je n'ai rien contre le théâtre, loin s'en faut, mais il faudrait plus que cette pièce, aussi polémique soit-elle, et que la référence à un banquet pour me faire abandonner mes fourneaux.
Il sourit.
-Ecoutez, je verrai si l'un ou l'autre de mes autres clients ne rêverait pas, par hasard, de disposer d'une telle place. Mais... Réfléhissez-y tout de même. Il se peut que l'événement soit, sinon intéressant, au moins distrayant.

[Galathée]

Albérich faillit lui répondre qu'il n'y avait aucune chance qu'il change d'avis et qu'il était prêt à lui remettre la place tout de suite, mais cela ne manquerait pas de piquer la curiosité de son hôte. Il joua donc les indécis et hocha la tête avec une moue pensive.
" J'y réfléchirai... mais honnêtement, je doute de m'y rendre et si je peux faire un heureux..."
Il lorgna son verre vide.
" Quant à vous... Vous pourriez faire un heureux dans l'instant... si vous pouviez m'apporter un autre verre de ce lait chaud succulent... Ensuite, j'irai m'écrouler dans les hauteurs... Je n'ai plus l'âge des nuits blanches."

[Taliesin]

L'aubergiste sourit, radieux.
-Je suis sincèrement heureux qu'il vous convienne : je n'en fais que rarement, j'avais peur de m'être un peu rouillé... Mais j'en ai évidemment préparé une quantité appréciable, et il en reste donc beaucoup.
L'instant suivant, Albérich se retrouvait avec un verre à nouveau plein entre les mains. Son interlocuteur, gourmand, n'avait pu résister à s'en servir également une rasade et, installé à son comptoir, il la goûtait avec application, comme s'il méditait sur quelque défaut, quelque amélioration possible...

[Galathée]

Albérich joignit le geste à la parole. Une fois son second verre terminé, il salua amicalement l'aubergiste puis regagna les étages. Il avait abandonné son manteau à la patère de la salle commune, mais il se délesta de ses bottes alourdies et de ses vêtements, puis passa sa tenue de nuit. Avant d'aller s'enfouir sous les couvertures, il ouvrit la fenêtre pour rabattre rapidement les volets. Il pleuvait toujours mais au moins, la lumière resterait au dehors et il pourrait dormir. Le ciel était déjà plus clair, l'aube ne tarderait pas à poindre.
Il souffla sa bougie et se glissa entre les draps glacés de son lit. Il leur faudrait quelques minutes pour se réchauffer, mais il était tellement fatigué que son organisme capitula bien avant que son nid ne devienne vraiment douillet. Dehors, l'averse était musique...

Il rêva d'Euryale. Elle avait seize ans, peut-être plus, peut-être moins, et elle les entraînait dans une expédition sur les toits. Dans le quartier du port. Pour quoi faire ? Il ne savait pas exactement. Il faisait bon. Ils devisaient en déambulant plus ou moins facilement sur les ardoises, le bois et le chaume. Ils s'arrêtaient pour pique-niquer. Ils étaient plusieurs mais Albérich n'identifia personne à part la Sélunite. Il ne se posa même pas la question de ces visages troublés, anonymes. Il suivait la jeune femme avec félicité, conviction et curiosité. Leur balade avait peut-être un objectif, mais ça n'avait aucune importance.

Il s'éveilla avec un léger vague à l'âme, une mélancolie insidieuse mais maîtrisable. Il avait l'impression que les images de sa courte nuit étaient issues d'un souvenir plutôt que d'un fantasme, mais il ne parvenait pas à en être vraiment certain. Couché dans son lit, lorgnant le plafond grisé par les rais de lumière qui s'échappaient de la fenêtre, il soupira doucement, examinant, critique, les causes de ce poids qui le rendait las avant même le début de la journée. Il était triste pour elle. C'était une nouveauté. Bien sûr, il avait toujours été triste pour elle. Mais il avait aussi été triste pour lui-même, persuadé que sa vie n'avait plus de sens sans elle. Or c'était faux. Il lui avait dit au revoir. C'était quelque chose. Ils s'étaient libérés, peut-être. Il n'était pas encore certain de bien savoir ce que cela signifierait dans les jours à venir, mais il était conscient d'un changement.

Il se leva, constata que ses vêtements trempés de la veille l'étaient toujours et grommela avant de remettre ceux qu'il avait portés pendant la nuit. Puis il se leva rapidement le visage, observa sa mine blafarde dans le miroir, et mit le cap sur le rez de chaussée, non sans empocher l'invitation dont il espérait bien se défaire.

[Taliesin]

En cette heure avancée de la matinée, trop tardive pour que beaucoup de résidents soient encore occupés à déjeuner, pas assez pour que des clients en quête d'un repas de midi l'ait envahie, la salle commune était quasiment déserte. On n'y voyait que quelques personnes venues s'abriter de la pluie, venues se réchauffer en buvant qui un thé brûlant, qui un alcool propre à requinquer les corps transis. L'aubergiste, relativement libre, apporta lui-même de quoi se sustenter à Albérich : comme il l'avait annoncé avant l'aube, il ne manquait rien.
-J'espère que vous avez bien dormi, messire, dit-il, jovial.

[Galathée]

" Très bien, merci." répondit-il avant de s'atteler à son petit déjeuner.
Vu son jeûne de la veille, il se sentait, pour une fois, capable de faire honneur aux victuailles de son hôte. Tout en se restaurant, il songea à la suite de son programme. A priori, il n'avait aucune raison de s'attarder à Erhedun. Mais il voulait être certain de ne pas quitter la cité avant d'en avoir épuisé le sens. Depuis qu'il était arrivé, les souvenirs affluaient régulièrement, le replongeant dans son passé, et c'était exactement la raison pour laquelle il était venu. Faire le point. Ou un trait. C'était encore difficile à deviner.
Il ne mettrait pas les pieds au sanctuaire de Lathandre mais peut-être pouvait-il prendre contact avec Graham, son tuteur d'autrefois. C'était un homme âgé, désormais, de la génération d'Alaric et César, qui l'avait bien connu et bien guidé. L'ancien clerc sourit en songeant à sa propension récente à s'acoquiner avec des hommes plus âgés que lui, des figures paternelles en puissance, mais il se tranquillisa : d'entre tous, Graham était peut-être le plus à même de lui donner de bons conseils. Chercher à le voir n'avait rien de sentimental ou d'absurde. Il l'avait accompagné depuis l'enfance.
L'autre point d'interrogation était Thibault. Albérich ne savait pas vraiment s'il était opportun de chercher à le voir, d'autant qu'il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il pourrait lui dire. D'après ce qu'Euryale lui en avait dit, le Luménien avait compris que la Sélunite et le Sunite étaient restés très proches, peut-être même intimes, ce qui n'aurait pas été surprenant vu la propension à la promiscuité des adorateurs de la déesse de l'amour. Il craignait donc la réaction de son ancien ami. Bien sûr, les Sunites ne devaient qu'aimer, mais Thibault était un être humain, jusqu'à nouvel ordre. Peut-être pouvait-il se contenter de lui écrire...
Il finit par attirer l'attention de l'aubergiste.
" Avez-vous un commis qui puisse servir de messager, à l'auberge ? J'ai quelques missives à écrire puis à faire porter..."

[Taliesin]

Une lueur de malice illumina une fugace seconde le regard du tenancier. Une nuit blanche... Des missives... Son imagination peut-être fertile galopait sans doute déjà au milieu de moult conjectures. Toutefois, il ne se fendit d'aucune remarque, se contentant d'acquiescer.
-Je peux facilement vous trouver un messager. Mes marmitons viennent justement de rentrer du marché... Bon, s'ils sont trop peu optimistes à l'idée de repartir sous la pluie, je demanderai au garçon d'écurie... Mais bref, cela ne posera aucun problème. N'hésitez pas non plus à me demander si vous avez besoin de papier, d'encre...

[Galathée]

" C'est gentil mais j'ai toujours ce genre de choses avec moi."
Il se demanda comment désamorcer ce qui courait dans l'esprit de son interlocuteur, mais il était sans doute trop tard. Tout ce qu'il tenterait risquait de se retourner contre lui. Et de toute façon, l'aubergiste ne manquerait pas de voir à qui les lettres étaient adressées. Il décida de changer de sujet et sortit l'invitation un peu froissée.
" Sinon, voici la place dont je vous ai parlé hier s... ce matin. Elle a un peu souffert de l'averse, mais je pense que ça ne devrait pas poser problème. Je vous la donne, faites-en ce que bon vous semble."

[Taliesin]

-Vous me la donnez ? s'exclama l'aubergiste. Mais c'est hors de question, messire, sauf tout le respect que je vous dois ! Une telle invitation vaut une petite fortune, à l'heure actuelle. Je veux bien jouer les intermédiaires, vous mettre en contact avec une personne intéressez pour que vous puissiez, ensemble, convenir d'un juste prix. Mais je ne peux accepter que vous me la donniez...

[Galathée]

Albérich grimaça.
" Bon... Très bien, dans ce cas... Je ne veux pas vous embarrasser mais... Vraiment, si vous connaissez quelqu'un... entendez quelque chose... Je ne sais pas quoi en faire. Si vous ne me trouvez personne, nous pourrons nous en servir demain pour aller le feu dans l'âtre..."
Il sourit.
" Ou alors, nous la donnerons au gentil marmiton qui fera mes courses... S'il peut avoir la soirée pour lui, bien sûr."
Il rebaissa les yeux sur l'invitation.
" Mais on me l'a donnée, je m'en voudrais beaucoup d'en tirer le moindre profit... Je pourrais vraiment vous l'offrir, ça ne me gênerait pas."

[Taliesin]

-On vous l'a donnée ? Et bien, messire, vous avez de bons amis : ce n'est pas n'importe quel cadeau...
Le gros homme fronça les sourcils, pensif.
-Je ne connais pas votre ami, mais il voulait à n'en pas douter vous faire plaisir. Alors, que vous le trouviez dans la pièce ou dans l'argent que vous retirerez de la vente de cette invitation, il en serait heureux, je gage. Mais je comprends aussi que vous rechigniez à la voir perdue. Je ferai mon possible pour vous trouver quelqu'un. Et si, vraiment, il n'y a personne... Et bien, j'avoue que la perspective de voir l'un de mes garçons assister à un tel événement me plait bien. Ce serait une récompense méritée, et une opportunité qui ne se représentera pas de sitôt... Néanmoins, si c'était cette option que nous choisissions, au final, il faudra que nous renégocions drastiquement le prix de votre séjour sous mon toit.

[Galathée]

" Pour vous dire la vérité, je ne connais même pas la personne qui me l'a donnée... Mais je lui ai rendu service..."
Il se fendit d'un sourire. Entre Erhedins, l'anecdote valait la peine d'être contée.
" Hier, en me promenant dans le Parc aux Roseaux, je suis tombé sur un couple d'étrangers en mauvaise posture.. En voulant récupérer son chapeau, l'homme s'était embourbé dans des sables mouvants. Je les ai juste aidés à regagner la terre ferme... Et c'est ainsi qu'ils ont voulu me remercier. Donc vous voyez, je n'ai que peu de mérite. Vous n'avez pas à réduire vos bénéfices amplement mérités parce que je me suis retrouvé avec ce papier entre les mains. Convenons plutôt d'un arrangement à l'amiable... Vous savez, ce lait chaud, là... Disons que vous me l'offrez... Si et seulement si l'invitation vous revient."

[Taliesin]

Le tenancier prit un air chagrin.
-Mais, messire, je comptais bien vous l'offrir, ce lait chaud... Rien de tel qu'une petite préparation de ce type pour se mettre en jambe, au lever, et j'étais heureux de vous voir satisfait...
Il secoua la tête.
-Bon, disons que je vais essayer de vous trouver quelqu'un. Et si je n'y arrive pas... Nous en rediscuterons, d'accord ?
Il ne voulait manifestement pas vexer Albérich, mais rechignait à accepter l'invitation sans contrepartie d'importance.

[Galathée]

" D'accord." fit le Luménien.
Ensuite, il remonta dans sa chambre pour se mettre à l'écriture de ses lettres. Il rouvrit les volets sur une cité dégoulinante, le ciel était toujours chargé, mais la lumière grise lui suffit amplement pour rédiger les quelques mots qu'il voulait adresser à ses connaissances locales.
Il commença par la missive destinée à Graham.

Cher Graham,

Je suis de passage à Erhedun pour quelques jours. Vous n'ignorez sans doute rien des tristes aventures qui me sont arrivées dernièrement et vous comprendrez sans peine que je rechigne à me rendre au Temple en pleine lumière. Cependant, j'aurais aimé vous rencontrer, en terrain neutre, si vous en avez le temps et la liberté. Vous avez été un mentor hors pair lorsque j'étais adolescent, puis jeune clerc, ici même. Aujourd'hui, j'aimerais une dernière fois pouvoir profiter de cette sagesse qui ne m'a jamais failli. Je loge au Silure Affamé, si vous vouliez m'y faire parvenir un message ou m'y retrouver. Je vous enjoins, vous vous en doutez, à ne pas avertir Molwen de ma présence. Je n'en fais pas un mystère, mais je n'ai pas le coeur de m'exposer à davantage de turpitudes. Je n'ai pas non plus le désir de causer le moindre embarras au culte.
Merci d'avance pour votre bienveillance,

Albérich Megrall

Il se trouva ensuite devant le vélin qui comptait envoyer à Thibault et demeura immobile de longues minutes. Il finit par se lever pour aller confier sa première lettre à l'aubergiste puis remonta, toujours incertain quant à la marche à suivre. Après une nouvelle demi-heure d'inertie, il regagna à nouveau la salle commune. C'était bientôt le coup de feu de midi, mais pas encore, et il parvint à mettre le grappin sur l'aubergiste.
" Je suis navré de vous accaparer à nouveau... Vous verrez, vous finirez par estimer que cette invitation vaut bien tous les bavardages auxquels je vous contrains... mais je me demandais ce que vous saviez du culte de Sunie, ici, à Erhedun."

[Taliesin]

Le tenancier observa un instant Albérich, comme s'il essayait de tisser un lien entre toutes les demandes, toutes les activités du clerc.
-Ma foi... Je sais qu'il se porte plutôt bien. C'est le cas de tous les clergés, ici, mais Waukyne et Sunie ont une belle place. Pas vraiment au Conseil, pour la seconde : vous savez comment beaucoup considèrent ce culte, un peu vain, un peu superficiel... Mais au niveau de la population, c'est autre chose. Beaucoup de ses clercs sont des mécènes renommés, les fêtes organisées par leur temple sont très courues... Et les chefs cuisiniers de toute la ville se battent pour en devenir les fournisseurs officiels. Je l'ai été à plusieurs reprises, mais la plupart du temps, c'est le Gardon qui l'emporte. Il faut dire que sa cuisine est sans reproche. En dehors peut-être de la quantité, parfois un peu limitée...

[Galathée]

" Je suis certain que la réputation du Gardon est partiellement usurpée..." fit Albérich avec le sourire.
Il prit ensuite congé de son hôte : la salle commençait à se remplir et il avait l'intention de terminer sa lettre avant de manger. Il remonta donc dans sa chambre, peu avancé, mais décidé. Il n'eut pas besoin de brouillon : il se lança, lâcha ce qu'il avait à dire comme cela lui vint. Après tout, Thibault le connaissait bien. Utiliser des périphrases ne les mènerait nulle part.

Cher Thibault,

Tu vas sans doute trouver étrange que je t’écrive en ces jours si sombres alors que nous ne sommes pas vus depuis près de dix ans, à présent. Je me souviens de surcroît que la dernière fois que nous nous sommes trouvés face à face, notre conversation a été houleuse et nous nous sommes séparés fâchés. J’étais alors trop accaparé par mes prérogatives pour parvenir à t’entendre comme je l’aurais dû et tu ne m’as jamais laissé le bénéfice d’un peu de patience ou de modération. Mais je n’ai pas l’intention de remettre nos vieilles querelles et nos actes manqués sur le tapis. Ce n’est pas l’objet de ma missive.
Je suis de passage à Erhedun, pour quelques jours. Je suis venu me recueillir sur la tombe d’Euryale, il était temps, je sais. J’imagine que les causes de son trépas sont chose connue dans les cénacles religieux. Elle m’a parlé de toi pendant les jours qui ont précédé ces tristes événements et je sais que vous étiez encore proches, bien plus qu’aucun d’entre nous ne l’est resté. Je devine donc que sa perte doit être douloureuse et je n’ai pas vraiment les mots pour t’exprimer combien je suis désolé de ce qui s’est produit. Je voudrais parler en termes globaux, combat contre le mal, nous savons que Shar est notre ennemie à tous, servants de la lumière. Mais je ne le puis plus. Tout cela me semble stupide, désormais, que ces dieux soi-disant bienveillants soient restés sourds à son calvaire… Je ne devrais pas blasphémer, surtout devant toi qui vénères toujours ta déesse aux cheveux de feu. N’est-ce pas paradoxal que d’entre tous, ce soit toi qui demeures dans les ordres, alors que nous nous en sommes tous éloignés ? Si nous l’avions évoqué il y a vingt ans, nous en aurions ri, à n’en pas douter. Mais voilà, la vie prend des chemins incertains, imprévus. Ce qui devait être, ce qui a été… Ce n’est pas non plus l’objet de ma lettre.
En vérité, je ne sais pas bien quel en est le dessein. J’ai eu l’impression, peut-être, que lorsqu’une personne aimée disparaît, il était normal que ses amis se rassemblent pour honorer sa mémoire ensemble, au cours de libations douces-amères, teintées de colère, de joie, de regrets. Mais j’arrive si tard. Et je ne partage pas votre histoire, qui ne s’est jamais interrompue. Je suis donc l’étranger par lequel le malheur est arrivé. Je ne veux pas m’imposer dans votre intimité, prétendre que je suis encore ton égal, ou le sien, dans le triangle de nos relations.
Je me doute que tu ne voudras sans doute pas me voir. Je débarque en oiseau de mauvaise augure, je n’ai rien à t’apporter, juste le sentiment qu’il faudrait que quelque chose existe encore entre nous. Cette missive est donc le témoignage, ou le vestige, de ce qui était autrefois. Je ne pouvais pas passer à Erhedun sans me manifester d’une manière ou d’une autre, mais les choses peuvent en rester là. Je te souhaite de nombreuses années de beauté et d’amour sous le regard affectueux de ta déesse. Et j’espère aussi que ton deuil n’est pas trop difficile.
Quoi que tu en penses, ne rompons pas le lien. Qui sait où nous en serons dans dix ou vingt ans, n’est-ce pas ? Les rues d’Erhedun se souviennent de nous tous. Nous ne pouvons pas en faire fi sans nous perdre.
Bien à toi,

Albérich

Il ne se relut pas, glissa la lettre dans une enveloppe, l'adressa et redescendit dans la salle commune. Il n'avait pas tellement faim, se sentait un peu fébrile, mais il avait fait ce qu'il avait à faire.

[Taliesin]

Il fallut un certain temps avant que le tenancier, débordé, ne puisse venir s'occuper d'Albérich. Il prit sa commande, récupéra sa lettre et, au passage, l'informa que les marmitons étaient trop affairés - et trop peu motivés par la pluie - pour vouloir jouer les messagers. En revanche, son garçon d'écurie était partant, et il promit de lui donner la missive dès que ce dernier serait de retour de sa première expédition. L'instant suivant, le gros homme s'excusait et filait vers un client affamé qui l'appelait à corps et à cris.

[Galathée]

Albérich se restaura avec son habituel appétit de moineau. Les plats proposés par le tenancier du Silure étaient vraiment délicieux mais il sentait son estomac se contracter juste en les contemplant. Il avait l'impression qu'il aurait pu se rassasier en fixant son assiette assez longtemps. Le nombre de convives était en tout cas une preuve manifeste de la qualité de la cuisine. Il ne s'attarda pas à table : des clients attendaient debout et il n'était pas en mesure de faire honneur à son hôte comme il le méritait. Il céda donc rapidement sa place et remonta dans les hauteurs. Il avait l'intention de faire une petite sieste puis de redescendre après la ruée de midi et d'aviser en fonction de la météo.

[Taliesin]

Lorsqu'il redescendit, après une sieste sans doute un peu plus longue que prévu, l'animation était beaucoup moins grande dans la salle principale de l'auberge. Les derniers clients a avoir mangé en étaient à siroter quelques digestifs. et le tenancier soufflait, à son bar, bien qu'il réagisse instantanément à la moindre demande, à la moindre requête. Et de fait, sitôt qu'il vit Albérich, il vint le prévenir que sa deuxième lettre était arrivée à bon port. Quant à l'invitation, il n'avait pas trouvé de personne intéressée : sa clientèle était rarement composée de gens amateurs de théâtre, et le parfum de scandale qui flottait autour de la pièce encourageait ceux qui l'aimaient malgré tout à se tourner vers d'autres œuvres. Tout ce tintouin leur faisait penser à un grand battage ayant pur unique but d'assurer un succès commercial...
Bref, il semblait de plus en plus que le garçon d'écurie bénéficierait de l'invitation. Ce qui réjouissait son patron : il préférait qu'elle bénéficie à l'un de ses employés qui serait ravi de l'aubaine, plutôt qu'à des gens faisant la fine bouche.

[Galathée]

Albérich remit donc l'invitation au tenancier et lui proposa de discuter de leur arrangement plus tard, par exemple lorsqu'il viendrait à partir. Il espérait à moitié que cette histoire de spectacle finirait par lui sortir de la tête, sans trop y croire. L'aubergiste semblait avoir ses principes. Comme il faisait froid dehors, que le ciel pleurait, et qu'il ne pouvait plus se permettre de sacrifier une tenue aux frimas, il décida de rester à l'intérieur. Il avait emporté un livre emprunté à la bibliothèque d'Elisa, encore une chronique historique qui la faisait bailler d'ennui, et comptait bien le lui rendre à son retour. De plus, il était urgent qu'il fasse la liste des choses qu'il lui fallait ramener à Combeloup. Seul César avait parlé clairement de son envie de bière haradhare, mais le Luménien avait bien l'intention de dénicher quelque chose pour Bastien, ainsi que pour Elisa, son sénéchal, et ses amis du village. Il s'installa donc à une table décentrée, commanda un petit alcool de prune corsé mais fruité, et se prépara à passer une après-midi tranquille. Il avait décidé de laisser deux jours à ses correspondants. S'ils ne donnaient pas de nouvelles d'ici là, et bien... Il repartirait pour les montagnes enneigées.