La Couronne de Cuivre

Le discours de Ben-j avait un effet rassurant sur les ouvriers. Ils n'étaient guère enclins à la violence, mais si celle-ci était évitée, pourquoi pas ? Et puis, Melandis... aucun d'entre eux n'avait eu l'occasion de voir la cité de leurs propres yeux. Tant d'histoires couraient à son sujet...

Le moine avait gagné la partie. Les cinq hommes acceptèrent d'accompagner le couple de voyageurs. La question du paiement fut alors abordée.

"Deux semaines d'absence, c'est beaucoup pour la ferme. On peut pas se permettre de revenir les mains vides..."

Le marchandage ne fut pas bien long. Ben-j accepta de satisfaire les attentes pécuniaires des fermiers -soit environ 500 pièces d'or- ne doutant pas de la capacité des décideurs mélandiens à payer cette somme dérisoire pour le retour d'une des leurs.

Les préparatifs furent vite faits. Les jeunes hommes rassemblèrent leurs affaires et firent leurs adieux à leurs parents, deux honnêtes vieillards, qui ne manquèrent pas de leur faire mille recommandations pour le voyage.

Après cette déchirante séparation, qui laissa pourtant le moine de marbre, la petite troupe se mit en route alors que le soleil, haut dans le ciel, annonçait midi.

Le voyage reprit enfin, et les sept voyageurs marchaient d'un bon pas, maintenant, en route vers la cité du Chaos, qui se situait à une semaine de marche de là. Avec un peu de chance, le temps serait clément, et ils n'auraient aucun mal à parcourir la distance sans se faire attaquer de quiconque. Du moins était-ce l'espoir de Ben-j. Que pourraient ces paysans contre un esprit capable de lancer des sortilèges venant à bout d'une puissante enchanteresse ? Il préférait écarter cette pensée et se concentrer sur le voyage en lui-même : la contrée était rude, et la nourriture n'était pas abondante.

Heureusement, il se rendit rapidement compte que les autochtones avaient l'habitude non seulement de travailler la terre, mais également de chasser du menu gibier avec quelques outils sommaires mais efficaces, et ils purent, le premier soir, souper d'un délicieux ragoût de lapins attrapés quelques heures plus tôt.

Vint l'heure de se coucher, et les tours de garde furent établis.

"Pas question que je passe mon tour", protestait Elondara face aux paysans qui se proposaient de la laisser dormir sans interruption.

Le moine n'objecta pas à ce que l'enchanteresse prenne un tour de garde. Après tout, c'était une archimage accomplie, et il avait plus confiance en ses capacités de surveillance et de vigilance, qu'en celles de jeunes paysans, novices en matière de combat.

Afin de satisfaire toutes les parties, il fut décidé qu'Elondara prendrait le premier tour de garde, puis viendrait réveiller le moine, qui prendrait le deuxième, et ainsi de suite.

La petite troupe dressa rapidement un campement de fortune, et chacun installa son couchage autour du feu gardé par Elondara. Ben-j chercha à rester vigilant un moment, mais sombra rapidement dans un profond sommeil...

Tandis qu'il oscillait entre sommeil et éveil, le moine ressentait l'ivresse familière du monde qui basculait, des sens qui s'éteignaient, pour que le pays des rêves s'empare de lui pour de bon, pour l'ensemble de la nuitée. Rapidement, sa respiration se fit régulière, plus profonde, et il avait sombré définitivement au bout de quelques minutes. Il était littéralement exténué par les journées qu'il venait de passer, à combattre, fuir, et craindre.

L'un de ses songes le mettait mal à l'aise. Il était entouré de pénombre, et il ne savait où il se rendait. Le monde, près de lui, semblait flou et inquiétant. Des formes étranges et évoquant des monstres imaginaires flottaient non loin de lui, sans toutefois l'approcher vraiment. Où qu'il regardât, ses yeux ne rencontraient que ces ténèbres... d'où émergea soudain une chose plus distincte, à l'aspect décharné, aux membres ressemblant davantage à des ossements qu'à des bras ou des jambes. La tête de la créature était entièrement plongée dans l'ombre, mais Ben-j croyait voir ses yeux, cependant, rougeoyant et maléfiques.

Il fut réveillé en sursaut par Elondara qui lui secoua l'épaule.

"Que se passe-t-il ? Vous ne cessez de gémir. Dites-moi."

Sa voix était calme, mais son visage était quelque peu inquiet, de ce que pouvait en voir le moine à la lueur des braises du feu. Il mit quelques secondes avant de se redresser et d'émerger complètement du sommeil.

Ben-j se redressa rapidement, soulagé de comprendre que la période de tension qu'il venait de traverser n'était autre qu'un cauchemar. Il transpirait à grosses gouttes et mit du temps à retrouver une respiration normale, à mesure que son rythme cardiaque ralentissait.
Il tourna la tête vers Elondara qui lui jetait un regard tendre et plein d'inquiétude.

"Un cauchemar... J'ai fait un cauchemar horrible. Il y avait des monstres, des bêtes, des minotaures... Et Lui ! Je l'ai vu, avec ses membres décharnés. C'est la mort en personne ! Il était en train de me torturer... Je vous en prie, dites-moi la vérité. Il est "là" n'est-ce-pas ? Il essaie de prendre le contrôle de mon esprit ?"

Le moine délirait, alors que l'enchanteresse essayait tant bien que mal de le calmer. Pendant ce temps, les cinq frangins dormaient profondément...

Le visage grave, la magicienne resta quelques instants muette, ne sachant que dire. La vérité était sans doute la meilleure des solutions, même si elle risquait d'être douloureuse à entendre.

"C'est... compliqué. Je pense que vous vous souvenez du combat que vous avez mené contre la créature, dans une sorte de... de rêve ? Ce n'en était pas réellement un, bien sûr. Je nous ai plongés dans cet état volontairement, car tenter de vaincre cette chose dans son état matériel eût été du suicide. Nous ne l'avons pas vaincue, ni vous, ni moi."

Son regard exprimait une certaine tristesse, alors qu'elle expliquait la situation à Ben-j, dont l'inquiétude croissait à mesure qu'Elondara parlait.

"Pour l'instant, nous sommes plus ou moins en sécurité. Mais... la chose peut revenir. Elle reviendra, tôt ou tard. Nous ne pourrons l'arrêter qu'en étant suffisamment forts pour l'affronter, et l'éliminer définitivement. Mais pour cela, nous devons atteindre Melandis. À nous deux, sans équipement, sans sortilèges, c'est peine perdue."

Une brise fraîche chatouillait le visage des deux aventuriers, et le moine frissonna malgré lui. Il redoutait de voir surgir, à tout moment, cette créature démoniaque...

"Brrrr, il me tarde de rejoindre Melandis, mon monastère me manque. Ces semaines passées dans les montagnes vont finir par avoir raison de mon mental...".

Le moine salua l'enchanteresse et retourna s'emmitoufler dans son duvet, Il ne parvint pas pour autant à trouver le sommeil. Lorsque vint son tour de garde, il n'avait toujours pas fermé l'œil de la nuit, ressassant sans cesse les évènements passés.
Sa garde ne fut pas des plus sereines. Il guettait chaque bruit et sursautait au moindre craquement de branche ou de bruit dans les arbres.
Lorsque ses paupières furent définitivement trop lourdes, il alla réveiller l'un des frangins qui le relaya à la garde du camp. A peine s'était-il rallongé dans ses couvertures qu'il s'endormit aussitôt.

Son sommeil fut calme mais de courte durée. Il fut le premier réveillé alors même que les rayons du soleil ne perçaient que timidement à travers les nuages. Le paysan en charge du dernier tour de garde s'était endormi auprès du feu. "Et dire qu'il va falloir les payer" maugréa le moine. Il alla le réveiller d'une rude tape dans le dos qui le fit sursauter.

L'intégralité du petit groupe finit par s'éveiller doucement. On défit le campement, mangea un frugal petit déjeuner et on se remit rapidement en route...

La journée se passa sans le moindre incident, contrairement aux attentes et aux craintes du moine et de l'enchanteresse, qui expliquait cependant cela assez facilement.

"Je pense que l'esprit est affaibli en journée ; il n'oserait pas nous attaquer ainsi. Et hors de son domaine, il perd également de son pouvoir... j'espère qu'il cessera de nous poursuivre, mais cela impliquerait alors qu'il resterait en vie. Le combat sera rude, l'heure venue. Est-ce que... vous serez à la hauteur ?", demanda-t-elle, consciente qu'elle risquait par là de vexer Ben-j. Elle précisa alors aussitôt : "C'est très éprouvant, surtout pour le mental, à vrai dire."

Nullement offensé, Ben-j eu, contrairement à ce que pensait l'enchanteresse, la réaction inverse : "Ha parce que je vais devoir l'affronter ? Il marqua une pause puis ajouta, dans un cri plaintif qui resta coincé au fond de sa gorge : Seul... ?"

A vrai dire, les semaines passées à crapahuter en montagne avaient eu raison du moral et de la vigueur du moine. D'un naturel enclin à charger ses adversaires bille en tête, il redoutait dorénavant d'avoir à prendre part à un autre combat. Il craignait même une éventuelle rencontre avec de vulgaires bandits de grands chemins, alors qu'il prenait habituellement un malin plaisir à leur trancher la tête.

Bien qu'il cachait mal son air de chien battu, il tenta de rester digne et conclut en direction de l'enchanteresse : "s'il faut se battre, je me battrai..."
Elondara resta interdite un moment. L'attitude dépitée du moine l'inquiéta finalement plus que l'éventualité de l'avoir vexé. Quant à ce dernier, il n'ouvrit plus un mot du reste de la journée...

L'enchanteresse s'empressa de rassurer Ben-j, même si la situation n'était pas à leur avantage, loin de là.

"Non, non, je serai là, évidemment. Un combat physique seul ne suffit pas contre cette chose, mais c'est vrai également pour un affrontement magique. Elle a réussi à s'emparer d'un corps, qu'elle a modelé selon sa volonté, et il lui sert de support dans le monde... disons, dans la Toile. Je pense, sans pouvoir l'affirmer, que cette créature fait entièrement partie de la Toile d'Ombre, et qu'elle a réussi à s'infiltrer... chez nous par le biais de cette enveloppe charnelle. Mais j'ignore entièrement comment."

Elle préféra passer sous silence ce qu'elle savait de la Toile d'Ombre et des créatures immondes qui la peuplaient. Entre les gauths et les phaerimms, mieux valait éviter d'effrayer davantage le moine, d'autant qu'il était peu probable que cette créature en fût un : ces spécimens utilisaient des sortilèges nettement moins subtils que des charmes, plutôt des sorts propres à ravager des cités entières en quelques minutes.

La journée de marche passa rapidement pour les membres du groupe. L'espoir et le courage revenait chaque pas un peu plus, à mesure qu'ils se rapprochaient de Melandis. Le paysage escarpé et désolé des montagnes laissait peu à peu place à un territoire de plaines et de hautes herbes vertes. L'air se faisait plus doux et le soleil plus insistant à travers les nuages.

Lorsque celui-ci alla s'effacer à l'horizon, et que l'on finit par ne plus voir devant soi, la petite équipe décida, d'un commun accord, de dresser le camp pour la nuit. Un feu fut allumé au milieu d'une clairière et les paquetages furent rapidement déballés. Selon un processus déjà bien rodé, les tours de garde furent attribués. Ben-j hérita du premier.

Assis en tailleur près du feu, les sens en éveil, il s'appliqua à remplir son rôle alors que tout le monde autour dormait déjà à poings fermés...

Le moine était attentif, guettant le moindre son, le moindre frémissement dans l'air. Nerveux mais presque certain que rien ni personne ne les menaçait, Ben-j se détendit au bout d'une heure de veille pratiquement ininterrompue, autrement que par le hululement d'une chouette, un peu plus loin.

Ses yeux se fermèrent d'un coup, alors qu'il aurait juré pouvoir rester éveillé encore plusieurs heures...

Les choses se brouillaient dans son esprit. Il ne voyait goutte, cherchant à tâtons devant lui pour éviter de se cogner ou de trébucher. Ses mains ne rencontraient que le vide, ses pieds se dérobaient sous lui ; il tombait, ou du moins, en avait-il l'impression.

Une forme noire se dressait devant lui, braquant un regard obscur, rouge flamboyant, qui le cloua sur place. La créature tendit le bras vers Ben-j, essaya de l'attraper, et c'est à cet instant qu'il se réveilla, alors que sa tête s'affalait sur l'herbe humide et froide de la clairière dans laquelle ils avaient élu domicile pour la nuit.

Tout était paisible. Un des fermiers s'agitait dans sa couche, sachant qu'il était le prochain sur la liste des tours de garde.

Le moine poussa un soupir de soulagement. L'apparition n'était qu'un rêve. Il frissonna néanmoins à l'idée qu'il puisse être sujet à des cauchemars de la sorte pendant les semaines à venir, même en sécurité derrière les murs de Melandis. Le froid des Montagnes du Nord lui avait définitivement grillé le cerveau.

Il médita un instant, la tête entre les mains, le temps de laisser passer les dernières minutes qui le séparaient de la relève. Lorsque son tour de garde prit fin, il alla réveiller son successeur en lui donnant de légers coups de pied dans l'omoplate. Celui-ci, qui ne dormait que d'un œil, se leva d'un bond et, le sourire benêt au lèvres, alla prendre son poste avec enthousiasme.

Lassé, le moine alla s'emmitoufler dans sa couche afin de profiter sans scrupule d'un repos bien mérité, laissant à chacun la responsabilité de sa propre sécurité.

Le restant de la nuit de Ben-j fut plus paisible, malgré la tension qui l'habitait, et le faisait se réveiller à moitié dès qu'il entendait un son aux alentours du campement. Mais à chaque fois, il constatait que tout était calme ; le feu continuait d'être entretenu par les différents gardes, et le matin finit par arriver, paresseusement.

Le voyage reprit, et le moine commençait à désespérer de revoir un jour Melandis avant de s'effondrer de fatigue, mais il retrouva de la vigueur en apercevant, au loin, les prémices des terres du Basilic. Le périple était bientôt terminé, et la créature n'oserait plus guère se montrer dans un endroit aussi dépourvu de caches. Non ?

"Messieurs, si vous désirez vous en retourner chez vous, n'hésitez pas. Les terres du Basilic sont rudes, et même si nous ne doutons pas de votre courage, il faut une certaine abnégation pour les traverser sans l'équipement adéquat.

Alors que Ben-j allait protester, il comprit que la tactique, simple mais efficace, de piquer là où ça faisait mal, fonctionnait souvent bien mieux que prévu. Désireux de montrer qu'ils avaient du courage à revendre, les paysans protestèrent et arguèrent du fait qu'ils étaient encore en pleine forme, et qu'ils souhaitaient profiter du voyage pour visiter un peu Melandis et y faire éventuellement de menus achats.

Ainsi fut dit, et la petite troupe repartit sur le chemin, le moral rehaussé pour un certain temps. L'enchanteresse se décida à parler à Ben-j.

"Vous l'avez revu cette nuit, n'est-ce pas ? Je commence à douter de mes capacités de magicienne, maintenant... peut-être n'est-ce pas une créature de la Toile d'Ombre, mais... autre chose. Mes connaissances ne sont pas infinies, et certainement pas sur les magies occultes de ce genre-là. Nous aurons besoin de l'aide d'autres magiciens, à l'école du Nécronomicon, par exemple. Là, nous trouverons des informations et du soutien. Peut-être connaissez-vous quelque mage qui officierait là ?"

Le moine avait pensé qu'ils seraient en sécurité derrière les murs de Melandis, que l'être abject qui avait pris possession d'Elondara, n'oserait pas s'aventurer plus loin que les Montagnes du Nord. Il n'en était rien. L'enchanteresse était suffisamment inquiète au point de devoir quémander l'aide d'une des plus puissantes écoles de Melandis. Ben-j aurait pu arguer que sa tâche était de la ramener saine et sauve à la ville, et que le reste ne le concernait pas. Mais il apparaissait à l'évidence que la créature s'était entiché de sa personne et que leurs destins était désormais scellés.

L'air grave et les poings serrés, il se retourna vers l'enchanteresse :
"Effectivement, je l'ai revu cette nuit. J'avais dans l'esprit que la... Chose... Se désintéresserait de notre sort une fois à l'abri derrière les murs de Melandis, mais vous semblez penser le contraire. Je ne suis pas familier des mages du Nécronomicon malheureusement. Cependant, je ne doute pas de leur bonne volonté, sans doute pourrons-nous y trouver du soutien."

Sans faillir, la vaillante petite troupe continua la route en direction de Melandis. Pendant que le moine et l'enchanteresse ruminaient en silence, les frangins se lançaient dans des débats enflammés sur la taille des pelles et des pioches qu'ils allaient ramener de la ville.

En route vers les Terres du Basilic

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Quête : troubles nocturnes, dans les Montagnes du Nord

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