La Couronne de Cuivre

Taliesin finit par se lasser de demeurer assis seul, sans avoir rien d'autre à faire que s'ennuyer. Après une ultime hésitation, il se leva et rejoignit les jumeaux. Il ne voulait pas s'imposer, battrait en retraite, s'il le fallait. Mais... qui ne tente rien n'a rien.
-Vous m'avez l'air de vous être pris une bonne cuite hier... dit-il, souriant. Je ne vous en blâme pas : j'ai failli faire pareil. Hum, mais, petite question en passant : Victor et Jehan n'auraient-ils pas fini vos chopes ? Non, parce que d'ordinaire, ils sont plus matinaux...

Fred leva des yeux rougis et une mine pâle vers Taliesin.
" Oh... Ne parle pas si fort, mon gars, j't'en supplie... Je vais mouriiiiiiir." gémit-il.
George avait l'air plus fringant.
" Oh mais ils se sont levés bien avant nous." dit-il avec un sourire. " Ils voulaient explorer, ont-ils dit. Ils sont passés voir si on voulait explorer avec eux, mais... on n'était pas trop motivés, je dois dire."

Le barde ne put réprimer une grimace. Explorer ? La chose n'était pas bien méchante en elle-même, malgré la tempête qui sévissait toujours. Il y avait peu de risques qu'ils aillent faire les imbéciles sur la grève... En revanche, qu'ils s'attirent des ennuis, c'était déjà moins improbable.
Mais ils seraient amenés à passer des mois sur l'île, sans qu'il puisse les surveiller à chaque instant. Autant qu'ils prennent leurs marques le plus rapidement possible.
-Je comprends bien, répondit-il en baissant la voix. Et... Si vous êtes aussi peu en forme que vous en avez l'air, n'hésitez pas à demander un petit quelque chose à nos hôtes : ils doivent avoir l'habitude d'apaiser ce genre de maux. Au pire du pire, j'ai deux trois trucs plus ou moins efficaces expérimentés à force de... lendemains difficiles.

" Vraiment ?" fit Fred. " Je suis volontaire. Je suis certain que ça doit être horrible, mais tant pis, je l'ai mérité, je parie..."
George gloussa.
" Je suis preneur aussi, si tu disposes d'un remède efficace. Cela dit... Ce n'est pas tant l'alcool que la suite... qui m'a tué. Tu as un remède pour ça aussi ?"

Décidément, ils s'en étaient donnés à cœur joie...
Et ils avaient eu bien raison.
-Pas à proprement parler... Mais je vais voir avec le tenancier quel genre de mixture on peut vous préparer. Mais je vous préviens : plus il y a d'effets positifs, plus le goût est immonde. Enfin, ça fait partie... du charme des gueules de bois.
Il se leva, gagna le comptoir et attendit que Rutger puisse s'occuper de lui. Il pensait que l'homme aurait de quoi revigorer les jumeaux, et ne se fendrait de ses propres recettes que s'il pensait leur cas trop désespéré.

Rutger fut rapidement disponible. Mais alors qu'il s'apprêtait à écouter les doléances de Taliesin, son regard fusa par dessus son épaule et il murmura à voix basse :
" Je pense que vous devriez aller parler avec votre amie."
En se retournant, le barde put comprendre la raison de cette mise en garde : les deux Mélandiens venaient d'entrer dans la salle et se dirigeaient vers une table. De son côté, Valaellyn s'était également levée... et se dirigeait vers les Mélandiens.

-Bon sang... grogna-t-il.
Il prit une profonde inspiration, tenta de faire le vide.
-Si vous voulez bien préparer un remède anti gueule de bois pour les jumeaux... De mon côté, je m'occupe de ça.
Sans plus tarder, il se dirigea rapidement vers la prêtresse, bien décidé à l'intercepter et à la ramener à sa table avant qu'elle n'interpelle les Méléndiens.

Le barde parvint à rejoindre la jeune femme avant qu'elle n'atteigne les Mélandiens, mais ceux-ci s'étaient déjà rendu compte de son approche et la dévisageaient d'un air mauvais. Katja surgit cependant de manière opportune pour prendre leur commande et détourner leur attention. Le reste des convives présents dans la salle, qui n'avaient rien manqué de la scène, retournèrent à leur conversation. Seul le jeune homme qui discutait quelques minutes plus tôt avec Valaellyn demeura, manifestement embarrassé, debout, comme s'il avait voulu la retenir sans oser le faire.
Cette dernière scruta Taliesin, l'expression revêche.
" J'allais juste leur parler."

-Et ç'aurait été une très mauvaise idée, je crois.
Il fit mine de lui prendre le bras. Avec douceur, toutefois.
-Que dirais-tu... de parler avec moi, plutôt ? En haut, ou dehors. Ou tu voudras, en fait.

Elle soupira et son esprit combattif s'évapora en une seconde.
" Je ne crois pas que dehors soit une bonne idée. Nous allons être trempés." murmura-t-elle. " En haut, ça sera très bien."
Puis sans attendre, elle mit le cap vers les escaliers. Le jeune humain se rassit, rasséréné. Les Mélandiens les observèrent du coin de l'oeil alors qu'ils partaient vers les étages. L'un des deux fit mine de se lever mais l'autre le retint d'une main.
Valaellyn entraîna Taliesin jusqu'à sa chambre, qui était semblable à la sienne en tous points. Elle alla jusqu'au lit, s'y assit, et fondit immédiatement en larmes.

Valaellyn se retourna brusquement vers lui et se réfugia dans ses bras pour sangloter de plus belle. Il lui fallut quelques longues minutes pour se reprendre. Elle ne releva pas les yeux pour autant et renifla plusieurs fois.
" Je ne vais pas y arriver..." murmura-t-elle misérablement. " Je ne vais jamais y arriver. Je ne m'attendais pas à ça... Si je vais là-bas... Comment pourrais-je jamais repartir ? En laissant tant de gens derrière nous..."

Taliesin soupira, resserra imperceptiblement son étreinte.
-Cela va être rude, oui. Je ne te le cache pas. Rude, parce qu'il faudra... rester concentrés sur notre mission. Sur notre seule mission. Malgré cette envie qui nous prendra aux tripes, cette envie de les aider tous. Malheureusement, on ne le pourrait pas, quand bien même le tenterait-on. Je le sais : j'ai essayé.
Il hésita. Ferma les yeux pour se concentrer, puis reprit.
-J'en ai parlé avec Constance. Il n'est pas rare que ceux venus à Mélandis pour chercher des proches disparus y restent, qu'ils les aient trouvés ou non. Qu'ils y restent pour rejoindre la Réunion, tenter d'œuvrer sur place. J'imagine que... Que tu en auras envie, si tu viens. Mais... Je pense que ceux qui prennent ce chemin n'ont laissé personne à Luménis. Je ne vois pas comment ils pourraient faire un tel choix, sinon : les aller-retours doivent être rares, très rares. Les chances de se faire capturer ou tuer... très élevées. Toi... Tu as Mathieu. Tu peux être utile et t'épanouir sur Hélonna.
Sa voix se fit plus douce, plus encourageante encore.
-Tu n'es pas obligée de nous accompagner, Valaellyn. Ce ne serait pas de la couardise, pas de l'égoïsme. Tu as tout le temps devant toi. Si cette cause t'importe, tu pourras revenir un jour, t'y impliquer plus tard. Quand tu seras prête. Tu as tout le temps. Et aucune obligation d'aller, sur l'heure, dans cette direction.

" Et quoi ?" fit-elle alors. " Rester ici ? En voir passer jour après jour, semaine après semaine, sans pouvoir rien faire d'autre que hausser les épaules, comme les courtisans ou les aubergistes ?"
Elle secoua la tête.
" Ça ne résoudrait rien. Vous reviendriez peut-être dans des mois. J'aurais le temps de devenir folle mille fois, seule avec ce qui me boufferait... pendant qu'ils se fichent tous de ce qu'il advient des malheureux qui passent par ici... Non. Je ne peux pas rester en arrière, c'est trop tard."
Elle se prit le visage dans les mains.
" J'ai... j'ai connu si peu des nôtres... Je ne sais pas... J'ai comme l'impression... que je lui dois quelque chose, tu comprends ? Comment aurais-je vécu si j'avais été à sa place ? Si des inconnus m'avaient regardé sans me voir, sans s'arrêter... sans s'inquiéter ? Je sais que ça n'a pas de sens parce qu'il... n'est pas moi. Je ne sais pas ce qu'il peut avoir en tête... Mais... ne sommes-nous pas sensés être solidaires ? Ça me rend malade."

-Je comprends ce que tu ressens, murmura-t-il. Et crois moi, ce ne sont pas des paroles en l'air. Mais... Regarde Constance, regarde les autres membres de la Réunion. Ils ont sans doute déjà, en quelques mois, fait plus de bien que je n'ai pu en faire avec mes stupides idées de changer le monde d'un coup d'épée, d'un coup de baguette magique. Et pourtant, ils savent qu'ils ne peuvent rien faire, ici. S'ils agissaient, non seulement ils compromettraient l'expédition en cours, mais aussi toutes celles à venir, car ils ne seraient plus les bienvenus à Mersant. Privés de cette escale, où leurs navires se ravitailleraient-ils ? Ils n'ont pas le choix. Ce qui ne rend évidemment pas moins douloureuse cette impuissance.
Il sourit péniblement.
-Par contre, je le redis : il n'est pas trop tard pour que tu renonces à m'accompagner. L'île est une plaque tournante du commerce entre les cités. Il y a de fortes chances pour que, d'ici peu de jours, un navire luménien fasse son apparition. Un navire sur lequel toi et les petits pourriez embarquer, rentrer à la maison. Tu n'aurais alors plus à supporter ce spectacle, cette impossibilité d'agir. Tu pourrais... te reposer, te préparer sans que cela remette en cause tes chances d'agir, le moment venu.

" Je ne sais pas." murmura-t-elle, la mort dans l'âme. " J'avais promis de t'accompagner... Cela me semble tellement... différent... Je le savais pourtant... Et je repense à ce que tu nous as raconté... sur ton histoire, sur ce qu'il s'est passé ensuite... Mélandis, Luménis, Morféa... J'avais l'impression de te comprendre, mais je ne comprenais rien..."
Elle posa une main sur sa poitrine.
" Comment fais-tu pour continuer ? Avoir eu tous ces espoirs... Et tu en as certainement sauvé, des esclaves... Mais tu retournes à Mélandis... Et tu sais que tu vas retrouver une ville pareille à elle-même, qui aura guéri de ce que tu lui as infligé. Qui se vautrera encore et toujours dans la même veulerie, la même malveillance, la même cruauté... Tu as une force, Taliesin... Je sais que tu souffres, mais dans le fond du fond... Cette force... Elle est unique."

" Je ne crois pas qu'il soit si extraordinaire de vivre grâce aux autres..." murmura Valaellyn. " Par contre, tenter l'impossible, ça, c'est exceptionnel."
Elle demeura silencieuse une seconde.
" Et si tu as flanché..."
Elle lui sourit.
" Tout le monde aurait flanché. Je sais que ça n'apaise pas les blessures, mais c'est vrai. Et d'autres auraient flanché avant toi. Ou autrement. Mais toi, tu as osé. Rien que ça, c'est immense."
Son visage se contracta.
" Je voudrais sauver cet elfe. Ça me donnerait l'impression que moi aussi, je peux faire changer, un peu, le cours des choses. Et pour lui..."
Son regard se fit plus déterminé.
" Qu'a-t-il dit, tout à l'heure ? En elfique ?"

Il la dévisagea longuement.
-On ne peut rien faire pour lui, Valaellyn, fit-il, à contrecoeur. Si l'on tente quoi que ce soit, cela entraînera forcément un incident avec les Mélandiens. Parce qu'ils n'auront pas le moindre doute. Et les conséquences... Il est impossible de les prévoir.
Il soupira.
-On peut les imaginer, néanmoins. Nous partons demain matin, nous. Mais les gosses resteront derrière. Si nous faisons quoi que ce soit, les Mélandiens pourraient décider de s'en prendre à eux.
S'il disait à la la prêtresse que le malade avait supplié qu'on le laisse mourir, elle mettrait un terme à ses souffrances.
S'il trépassait, les marchands la jugeraient coupable. Si pas de l'avoir empoisonné, au moins de n'avoir su le guérir.

Elle demeura silencieuse, fixant un point invisible sur le mur devant elle. Ses épaules tremblèrent plusieurs fois, ses yeux restaient humides, mais elle ne pleura pas. Elle semblait en proie à un dialogue intérieur difficile, car son expression s'altéra plusieurs fois, tantôt désespérée, tantôt déterminée. Elle finit par s'humecter les lèvres, puis se tourna vers Taliesin, le dévisagea, hésitante.
" Ne peut-on..."
Elle secoua la tête.
" Je ne sais pas... L'acheter ? C'est ce qu'ils font, non ? Vendre les gens ?"

Taliesin haussa les sourcils.
-Heu... Oui, bien sûr, c'est ce qu'il font... Mais je ne sais pas s'ils accepteront de se départir d'un de leurs hommes en plant voyage. Rien ne garantit, non plus, que nous auront de quoi les payer suffisamment ou... qu'ils ne prendront pas notre offre pour une sorte d'agression. Mais... Si vraiment tu veux tenter le coup, parles-en d'abord au capitaine. Elle te dira si ça lui paraît réalisable ou, si, au contraire, ça lui semble trop dangereux.

Elle acquiesça sans rien répondre, la mine à nouveau fermée, et demeura pensive, voutée sur son lit, à regarder dans le vide. Les rides se creusaient sur son front, puis s'effaçaient.
" Je sais ce qu'elle va me dire. Que c'est un esclave. Que nous sommes partis pour en chercher quatre et qu'ils sont prioritaires. Qu'il n'y a pas d'argent. Je n'ai rien à attendre d'elle. Si je veux trouver une solution pour ce garçon, je dois la trouver moi-même."

Taliesin grimaça.
-Sauf que tu ne peux pas... fit-il, essayant de garder un ton doux et apaisant. En acceptant de bénéficier de l'aide de la Réunion, nous avons accepté, aussi, de respecter ses règles. Et nous devons nous y tenir, aussi douloureux que ce puisse être. Un acte irréfléchi de notre part... Et c'est l'avenir de l'expédition toute entière et de celles qui la suivront qui est menacé. L'avenir de tous ceux que nous allons chercher, que d'autres iront chercher après nous.

" Je ne mettrai personne en danger en allant leur demander s'ils vendent leur esclave, si ? Ce genre de choses doit arriver sans cesse, ici. Les Mélandiens doivent bien se douter que nous sommes rebutés par leurs pratiques. Ils m'ont demandé d'aller le soigner... Ils peuvent accepter que je leur expose à mon tour une requête."
Elle eut un léger sourire.
" Sais-tu que l'une des courtisanes, Maureen, c'est une rousse très mince, un peu effacée, tu ne l'auras sans doute pas remarquée, a été rachetée par les autres, il y a de cela deux ans, maintenant ? C'est Martin qui me l'a raconté, le jeune homme qui parlait avec moi tout à l'heure. Elle était fille de joie sur un baleinier mélandien. Martin dit que cela leur faisait de la concurrence déloyale, mais c'est une plaisanterie. En réalité, ils se sont cotisés pour la leur racheter. Ensuite, ils l'ont affranchie et elle est restée à Mersant. Ces choses se font. Cela s'est déjà produit."

L'elfe demeura un moment sans répondre. Puis, à nouveau, il se fendit d'un long soupir.
-D'accord, elles se font. Ce qui m'ôtes mon argument suivant, à savoir que ce genre de pratiques devaient être interdites sur Mersant. Mais soit, théoriquement, tu pourrais le racheter pour le libérer. Sauf qu'il n'est pas improbable que les Mélandiens t'envoient sèchement balader, ou qu'ils t'opposent un refus qui... t'affectera beaucoup. Et s'ils acceptent, avec quoi payeras-tu ? Je te donne volontiers les quelques pièces que contient encore ma bourse. Mais même avec ça... Ce ne sera jamais suffisant.

" Je sais." souffla-t-elle en se prenant le visage entre les paumes. " Je sais, je sais, je sais, je sais."
Elle se massa ensuite les yeux du bout des doigts.
" Je pense que je vais prendre une infusion pour dormir et ne plus quitter ma chambre. C'est la meilleure chose que je puisse faire... Serais-tu assez bon pour... aller me chercher de l'eau ? Et m'apporter quelque chose à manger ce soir ? Je vais sauter le déjeuner. Dormir, dormir, dormir, et ne plus penser à ça. Peut-être les dieux seront-ils cléments et m'épargneront-ils des cauchemars ?"

Taliesin lui serra doucement l'épaule.
-Je suis désolé... murmura-t-il. Je sais comme c'est dur. La seule chose susceptible, peut-être, de te réconforter, c'est... Qu'un jour tu pourras agir. Que tu restes ou non avec nous pour la suite de l'expédition. Cela ne rendra bien sûr pas plus évidente la situation actuelle mais... Un jour, tu pourras agir.
Il se leva.
-Je vais te chercher de l'eau chaude. Je reviens vite.
Et, sur un dernier sourire, il fila vers la salle commune.

Rutger lui remit une théière pleine d'eau bouillante ainsi qu'un bol, et n'insista pas pour l'agrémenter lui-même d'un mélange au choix. Lorsque Taliesin reparut dans la chambre de Valaellyn, elle s'était déjà glissée sous ses draps. Elle se redressa contre l'oreiller quant il entra, lui sourit douloureusement, puis le remercia.
" Tu peux me laisser, maintenant. Merci de m'avoir parlé... Je suis désolée pour les soucis que je te cause. Mais il ne se passera rien. Je vais dormir. Et essayer de faire le vide. Va."

Il lui sourit.
-Ne sois pas désolée. C'est moi qui devrais l'être : je te comprends et... j'aurais aimé trouver une solution.
Il gagna la porte.
-Repose-toi bien. Je t'apporterai à manger ce soir. Et... Si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas : je ne serai pas loin.
Puis il s'apprêta à redescendre, déprimé par la conversation mais aussi par la sinistre et ennuyeuse journée qui s'annonçait.