La Couronne de Cuivre

La mère Plantesouc ne fit aucun commentaire sur son choix prudent et rangea ses coffrets, avant d'ouvrir une grande armoire et d'en sortir un sachet ventru, qui lui permettrait de fumer quotidiennement pendant plusieurs semaines.
" Tu l'prends tout'suite ou tu préfères qu'j'le mette dans les caisses ?" demanda-t-elle en le raccompagnant vers la sortie, où Greta attendait toujours, tranquille, appuyée contre le cadre de la porte.

-S'il vous est possible de le mettre dans l'une des caisses, cela m'arrangerait, répondit-il, mettant toujours autant de soin à imiter l'accent de Vys.
Certes, il n'était pas impossible qu'il puisse s'acheter une pipe, et ses poches étaient assez grandes pour qu'il y tasse le sachet. Toutefois, outre le risque d'abîmer les feuilles, il rechignait à transporter sur lui, dans une bourgade inconnue, un article qui n'était pas encore payé. Sans doute faisait-il montre d'une trop grande prudence mais... Autant ne prendre aucun risque, non ?

La marchande rouvrit l'une des caisses pour y glisser le petit paquet, puis gratifia l'elfe d'une tape amicale sur les fesses, remit ses amitiés au capitaine Lamalice et à tout l'équipage de la Vouivre à Greta, et s'en fut à la rencontre d'un autre client, un mage en robe noir et rouge qui commençait à s'impatienter. Greta prit le bras de Taliesin et l'entraîna vers l'extérieur où ils retrouvèrent les rues de Ferhulm déjà un peu assombries.
" D'autres envies ? l'interrogea la jeune femme. Nous pouvons déjà aller à la Fleur de Sel, si tu as soif. Sinon... Ferhulm n'est pas une destination qui attire beaucoup les voyageurs, s'ils ne sont pas marchands ou contrebandiers. Il y a un petit temple de Shaundakul et un autre de Waukyne un peu plus haut dans la ville, mais ils ne présentent aucun intérêt particulier... et la forêt est vite dangereuse. A toi de voir... Pense à cette étape comme la dernière promenade à terre avant de longues journées sur les flots..."

-Et toi, qu'as-tu envie de faire ? s'enquit-il. C'est important, ça aussi ! En plus, j'ai déjà eu droit à une amusante sortie ce matin, ce qui n'a pas été ton cas. Et puis, franchement, je n'ai pas d'idées précises. Bon, j'aimerais bien acheter une pipe, mais il me faudra attendre de voir Gauthier et Calanon pour leur emprunter quelques pièces, ce qui implique qu'ils aient au préalable achevé leur mission... Bref, je te suis, allons où cela te fait plaisir d'aller !

" Je ne suis pas sans le sou ! fit Greta en riant de bon coeur. Viens, je vais te trouver une pipe... Il y a des artisans à l'orée du bois, qui travaillent le saule et l'argile. Je suis certaine que nous y trouverons ton bonheur !"
Elle l'entraîna au travers des allées terreuses de Ferhulm, fit un léger détour lorsqu'elle reconnut l'auberge que l'équipage devait éviter, et Taliesin découvrit une bourgade plutôt animée, où se croisaient locaux et voyageurs, devant des étals ou des tables de taverne. Les gens n'avaient pas l'air particulièrement plus sinistres qu'ailleurs, mais tout le monde paraissait armé. Ils rebroussèrent chemin lorsqu'ils s'engagèrent dans une ruelle où se déroulait une bagarre et Greta évita certains chemins un peu trop étroits. La nuit tombait doucement sur la bourgade.
Ils parvinrent enfin dans l'allée des artisans, où les enseignes et les échoppes se succédaient les unes à côté des autres. Comme l'avait dit Greta, la spécialité des lieux semblait être le saule, qu'on déclinait en vannerie, fusain et produits médicinaux. On trouvait également de nombreux objets tournés en argile ainsi que, oui, des pipes. Ils s'immobilisèrent devant la table d'un vieil homme noueux qui était lui-même en train de fumer, et Greta laissa Taliesin faire son choix parmi les différents modèles, du plus simple au plus ouvragé, qu'il proposait. Le plus coûteux ne valait cependant pas plus de deux pièces d'argent.

Taliesin avait coutume d'utiliser des pipes de bruyère, sans doute parce que les elfes étaient davantage en harmonie avec les matières végétales, mais surtout parce que, quand on était comme lui un voyageur impénitent, il valait mieux privilégier les objets solides. Cependant, il n'entendait pas faire le difficile. Il examina donc les divers modèles et finit par porter son choix sur l'un d'entre eux : sans être le plus décoré, il n'était pas non plus dépourvu d'ornementations et présentait une allure élégante qui lui plaisait assez tout en paraissant relativement pratique. Un joli souvenir de voyage, en somme, qui trouverait peut-être un jour place parmi les quelques reliques du passé qui demeuraient pour l'heure enfermées dans la maison Desmoulins, à Luménis. Il laissa ensuite Greta régler la note, ce qui ne manqua pas de l'embarrasser quelque peu. Il la rembourserait sitôt qu'il en aurait l'occasion.

La nuit était pratiquement tombée et Greta hâta le pas pour gagner la Fleur de Sel. C'était un bel établissement de bois du haut de la ville, dont la façade était peinte en blanc, ce qui luisait légèrement dans la pénombre. La jeune femme entra la première dans la salle illuminée, Taliesin sur les talons. La salle principale était déjà bien fréquentée, il ne restait que quelques tables libres, et Greta balaya les lieux du regard, concentrée. Son nez se retroussa ensuite et elle gagna le comptoir. Le barde eut tout le loisir d'observer les convives, mais sans poser son regard sur aucun d'entre eux en particulier : c'était le moyen garanti de s'attirer les foudres d'un marin colérique. Il y avait toutes sortes de gens : des marchands prospères, des braconniers férus de marécages, des marins étrangers, des artisans locaux, les habituelles courtisanes traquant le client. Greta revint près de lui.
" Ils sont arrivés à temps pour s'installer dans l'arrière-salle..." fit la jeune femme avec un sourire.
Ils passèrent à côté du comptoir et s'engagèrent dans un couloir étroit qui menait dans une seconde salle, beaucoup plus réduite, où l'ambiance était moins bruyante. Kerun et Gauthier leur firent signe depuis la table qu'ils leur avaient réservée.
" Alors, vous nous avez trouvé des livres de poisson fumé et de navets fripés ?" demanda le second tandis qu'ils s'installaient.
Greta se releva aussitôt.
" Qu'est-ce que je vais vous chercher à boire ?"

L'elfe serait bien allé chercher lui-même les boissons, mais il ne se sentait pas encore assez à l'aise pour le faire : un aubergiste voyait passer plus de monde que tout autre type de commerçant, si bien son pseudo-accent risquait fort de paraître suspect...
-Je ne serais pas contre une bière, répondit-il donc à Greta, la gratifiant d'un sourire reconnaissant.
Puis, se penchant vers ses deux autres compagnons, il souffla :
-Tu n'es malheureusement pas loin de la vérité, Gauthier. Un important convoi de navires est passé ici avant-hier, dévalisant le magasin. Comme ils n'ont pas encore eu le temps de reconstituer leur stock, nous n'aurons droit, dans les jours à venir, qu'à des rutabagas et à des topinambours. Pas de première fraîcheur, en plus...

Le visage de Gauthier se décomposa.
" Tu plaisantes ! Je déteste les topinambours. Je préfère encore les navets ! Il ne restait pas une citrouille ou même des vieilles patates ? Des... des bocaux de cornichons ou d'oignons au vinaigre ?
— Ah non, pitié, fit Kerun. Ça donne une haleine épouvantable.
— Je vais être obligé de vivre d'alligator pendant tout le trajet, gémit Gauthier. D'alligator et de rutabagas."
Son regard s'éclaira.
" Bon, mais ça rend le repas de ce soir d'autant plus crucial ! Il y a un menu avec six services ! Anguilles, écrevisses, héron rôti sauce au lotus, feuilles de nénuphar farcies à la chair de cuisse de grenouille...
— Est-ce que... c'est vraiment le genre de choses qu'on peut se permettre ? demanda Kerun avec une grimace.
— S'il ne nous reste que du rutabaga d'ici Melandis ? On peut tout se permettre !"

Craignant que le second ne se lève aussitôt pour passer commande d'un ruineux banquet, Taliesin s'empressa de mettre fin à cette plaisanterie qui avait trop bien fonctionné :
-Gauthier, je plaisantais... Le magasin possédait tout ce dont nous avions besoin, et bien plus encore. Tu n'as donc pas à t'inquiéter : pour la suite de notre voyage, les repas seront beaucoup plus variés et, je gage, autrement meilleurs que les précédents. Enfin, si je sais encore cuisiner autre chose que navets et pommes de terre...

" Toi, tu cherches la rixe, tu as de la chance qu'il est encore presque sobre !" s'exclama Kerun en riant.
Gauthier cherchait quelque chose à balancer sur le barde, mais il ne trouva rien, et se contenta de lui jeter un regard noir.
" Il y a un vieux bouquin de cuisine quelque part dans le mess, intervint Greta en posant leurs consommations sur la table.
— Ça n'empêche qu'on n'est pas obligé de manger un vieux morceau de tourte. On est venus tout spécialement pour s'offrir un petit gueuleton. Même les équipages des cogues les plus pourries se le permettent.
— Et entre nous, c'est nettement plus suspect de commander un lait de chamelle qu'un héron rôti."
Greta déposa une bolée devant Kerun en haussant les sourcils.
" C'est supposé être une spécialité melandienne ! s'exclama le Luménien.
— Chez les nourrices des grandes familles, peut-être ! lança la jeune femme.
— Ou alors ton informateur est complètement à la masse." proposa Gauthier à mi-voix.
Kerun huma le breuvage.
" Vous êtes jaloux.
— Nous sommes surtout repérés, dit Greta. Et voici une Houlette Grise pour Gauthier et une Rousse des Marais pour Belenn."
Elle reprit place et observa la robe de son verre de vin avant d'y tremper les lèvres.

Imitant l'agent secret, Taliesin trouva les fragrances de la bière fort à son goût. Toutefois, il ne la but pas immédiatement, préférant lever sa chope.
-Triquons à la fin de la monotonie culinaire et aux bons petits plats que nous pourrons déguster dans les jours à venir ! dit-il sans hausser le ton. Et peut-être même dès ce soir... Nous versons ce que le capitaine et Guéric pensent de cette idée de banquet mais personnellement, elle me plait bien. Du moment que ça n'est pas trop onéreux, s'entend !

Les autres trinquèrent avec lui, sans se faire prier.
" Aux vainqueurs de l'alligator ! ajouta Gauthier.
— A Madame Plantesouc, notre sauveuse !
— Et Belenn le roi des cuistots !"
Greta et Gauthier prirent une gorgée de leur boisson et un sourire se dessina immédiatement sur leurs visages. Taliesin se félicita également du choix que la jeune femme avait fait pour lui : la Rousse des Marais était délicieuse. Par contre, Kerun manqua s'étrangler et recracha immédiatement ce qu'il venait de prendre en bouche.
" Par les dieux ! C'est absolument infect ! s'exclama-t-il.
— Tout ce qui est infect n'est pas spécialité melandienne, fit Greta en riant. Je vais aller te chercher la véritable spécialité sans alcool locale..."
Et elle se releva.
" Et du poisson mariné !
— Bien sûr."

Taliesin avait conscience de devoir savourer ce moment. Certes, ils étaient en territoire mélandien ; certes, il leur fallait se montrer vigilants, ne pas commettre d'erreur, ce qui impliquait, pour Kerun et lui, de ne jamais oublier d'employer leur accent factice. Néanmoins, la situation serait autrement plus critique lorsqu'ils se trouveraient entre les murs de la Cité du Chaos : là, plus question de s'amuser réellement, de boire et de banqueter l'esprit relativement tranquille... De manière indubitable, leur escale à Ferhulm constituait leur ultime occasion de détente à terre. Il allait donc en profiter de son mieux. Raisonnablement, bien sûr, mais en profiter tout de même. C'est donc sans arrière-pensée qu'il entreprit de vider sa chope.

Greta revint avec une bolée remplie d'un liquide translucide, qu'elle posa devant Kerun avec un air triomphant. Elle avait aussi rapporté deux assiettes garnies d'amuse-gueules que Gauthier décrivit pour les nouveaux venus : lamelles de truite marinée, escargots cuits à dépiauter, grosses crevettes bleues, oeufs durs de foulque, algues salées enrobées dans leur croûte de seul, cuisses de grenouilles à l'ail, confit de sangsue sur pain de mie. Avec un sourire ravi, il entama sa dégustation.
" Qu'est-ce que c'est ? demanda Kerun après avoir goûté à sa nouvelle boisson.
— Du suc de lotus à l'essence de saule."
Il grimaça.
" Non alcoolisé mais aphrodisiaque ?
— Non, que vas-tu imaginer ? On ne sert pas ce genre de choses dans des établissements de ce niveau. Mais il parait que ça peut atténuer les maux de tête, oui, quand on en a déjà. Qu'est-ce que tu en penses ?
— C'est plutôt bon.
— Ah !"

Hormis le confit de sangsue, qui ne le tentait guère, l'elfe avait bien l'intention de goûter à toutes ces préparations. Il était même en train de tendre la main pour s'emparer d'une cuisse de grenouille lorsqu'une pensée lui fit interrompre son geste.
-Ne devrions-nous pas attendre Guéric et le capitaine ? demanda-t-il à ses compagnons. Ils risquent de ne pas beaucoup apprécier, si les chopes et les assiettes vides s'entassent sur la table lorsqu'ils arriveront... De toute manière, ils ne devraient pas trop tarder, non ?

" A mon avis, ils ne seront pas là avant une bonne demi-heure, dit Gauthier avec une petite grimace. Nous sommes repassés par le bateau pour déposer l'argent de la vente et apparemment, ils ont décidé de profiter de l'escale pour modifier un peu l'échelle de la vigie... Histoire que Guéric puisse l'atteindre plus facilement avec sa jambe de bois..."
Kerun poussa un léger soupir et fit tourner le suc de lotus dans sa bolée, mais ne dit rien. Sans doute s'en voulait-il toujours pour le fiasco qu'avait été leur intervention sur le Meurs Chiure. Même si le Kraken n'était pas de son fait...
" Ils ne nous en voudront pas. Nous recommanderons le nécessaire lorsqu'ils viendront... et j'ai prévenu l'aubergiste en arrivant qu'il faudrait attendre leur arrivée pour passer aux choses sérieuses !"

-Dans ces conditions, je propose que nous commencions ! De toute manière, il aurait été inhumain de patienter si longtemps, le regard rivé sur des mets aussi tentateurs...
L'instant suivant, il commençait à grignoter sa cuisse de grenouille.
[color=#FFFFF66]-Ceci dit, je suis désolé pour toi, Calanon,[/color] reprit-il après avoir avalé quelques bouchées. Je crains que tout ceci ne soit accommodé avec un soupçon d'alcool...

" Si ce n'est qu'un soupçon, ma foi, je vais faire une entorse à mes principes, lui répondit le Luménien avec le sourire.
— Mon dieu ! Second soir en territoire mélandien, et on en est déjà là ! siffla Greta.
—*A présent que grâce à vous, j'ai échappé aux griffes de ma vieille maman, je n'ai aucune raison de ne pas me lâcher !"
Gauthier rit avec bonheur.
" Et bien... Je te parie qu'il boit de mon eau-de-vie avant deux jours !"

...

...

...

Cet échange devait être la dernière chose dont se souviendrait Taliesin concernant cette soirée. En effet, lorsqu’il s’éveilla, le lendemain, c’était son ultime image de leur passage à la Fleur de Sel.

Et après, le néant.

Jusqu’à l’instant où il ouvrit les yeux, ankylosé, avec un mal de tête carabiné, dans les ténèbres. Il était assis contre un mur de planches et lorsqu’il tenta d’humidifier sa bouche sèche, il réalisa que quelque chose l’obstruait. Les derniers filaments du sommeil se déchirèrent comme il prenait conscience qu’il était bâillonné par une étoffe au goût épouvantable, qui lui meurtrissait la commissure des lèvres. Pire, il avait les poignets liés quelque part au dessus de lui, les bras presque tendus, et les picotements qu’il ressentait dans ses muscles lui indiquaient que cela faisait un certain temps, déjà. Ses chevilles étaient attachées également, devant lui, et s’il put bouger légèrement les jambes, il fut bientôt au bout de ce que les cordes lui permettaient. Ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, petit à petit. Un rai de lumière filtrait sur sa droite, sous une petite porte. La pièce dans laquelle il se trouvait était minuscule, toute de bois. Il entendait des craquements autour de lui, bientôt le hennissement d’un cheval, et peut-être aussi le vent dans les branches d’arbres innombrables.

-Hors de question ! Elle est très bonne, ton eau de vie, et il n'en reste plus des masses. Alors s'il faut la partager avec un buveur supplémentaire, sachant qu'on n'a guère reconstitué nos réserves d'alcool... Non, Calanon en restera aux boissons sages, un point, c'est tout. Mais c'est pour la bonne cause, non ? Nous avons besoin d'une sobre conscience morale, à bord !
Taliesin se souvenait parfaitement de cette joyeuse protestation. Mais du reste, rien, absolument rien. Lorsqu'il comprit sa situation, l'explication de ce qui s'était produit s'imposa à lui sans l'ombre d'un doute : ils avaient été empoisonnés. Tout autre procédé aurait laissé des traces dans sa mémoire... Ils avaient dû s'écrouler sur la table, dans cette arrière-salle tranquille, trop tranquille, préservés des regards indiscrets, et les empoisonneurs s'étaient emparés d'eux. Du destin de ses compagnons, il ne pouvait encore rien savoir. Captifs dans une autre pièce ? Morts ? Si la seconde hypothèse était avérée, cela ne pouvait signifier qu'une seule chose : il avait été reconnu. Toutefois, il refusa d'envisager une telle possibilité. Il était plus probable que le propriétaire du magasin ou Kerun et Gauthier avaient échangés leurs pierres précieuses s'était empressé de vendu la mèche, que lui ou d'autres avait alors voulu les capturer pour s'emparer de leur trésor...
Quoi qu'il en soit, sa situation était aussi précaire qu'angoissante. L'elfe essaya cependant de ne pas paniquer, de demeurer calme... Il s'était tiré de situations bien pires que celles-ci, non ?
Si. Par miracle. Malheureusement, il ne pourrait pas compter sur des miracles à tous les coups...

Il entendit quelqu'un crier sur sa droite, très près, et sa prison de bois bougea toute entière, comme prise d'un soubresaut. Il réalisa alors qu'il se trouvait à l'intérieur d'un chariot et que celui-ci venait de se mettre en branle. Il entendait le pas étouffé des chevaux, le grincement des roues sur un chemin cabossé mais presque silencieux, le vent toujours, soufflant. Un galop arriva de sa gauche, passa devant lui, repartit vers la droite. Des phrases échangées, inaudibles.
De longues minutes passèrent ainsi, dans ce cheminement monotone. La lumière qui filtrait sous la porte changeait, sans doute soumise à l'ombre des arbres, aux nuages dans un ciel invisible.

De tout cela, il aurait pu déduire qu'on l'avait bel et bien démasqué, qu'on était en train de le ramener tout droit à la Cité du Chaos pour une exécution publique en bonne et due forme. Après séance de torture, évidemment.
Mais il n'y croyait guère, en réalité. Si on avait voulu l'expédier à Melandis, la Houleuse aurait assurément constitué un itinéraire plus rapide et plus sûr qu'un chemin traversant une forêt... puis un désert. Non, à son avis, ses compagnons - où qu'ils soient - et lui étaient victimes de quelque mauvais coup fomenté par des brigands locaux. Avec pour but de les dépouiller de leur or avant de les faire disparaître.
Oui, mais, dans ce cas... Pourquoi n'était-il pas déjà mort ? Pourquoi s'embêtait-on à le convoyer ainsi vers une mystérieuse destination ? Parce qu'on entendait l'utiliser pour quelque besogne, sans doute. Pour le réduire en esclavage, probablement. Après tout, pourquoi ne se contenter que de l'or ? Pourquoi ne pas profiter de l'occasion pour se procurer de la main d’œuvre gratuite et corvéable à merci ?
Il était dans de sales draps. De très sales draps. Mais si on ne l'avait pas reconnu, on le prenait pour un simple matelot... Aussi n'était-il pas impossible qu'on se méfie peu de lui, qu'on lui offre une opportunité d'agir...
Il lui fallait donc être patient. Et de toute façon, il n'avait pas le choix.

Le chariot chemina pendant près d'une heure avant de s'immobiliser. Taliesin avait les bras complètement ankylosés désormais et un vilain goût de sang sur la langue. La fin momentanée du périple ne changea cependant rien pour l'elfe : personne ne vint ouvrir la porte, personne ne vint s'enquérir de sa bonne ou mauvaise santé. Il était toujours aussi seul dans sa cellule.
" Deux ?! Tu plaisantes ?" fit alors une voix en s'approchant.
La personne qui parlait était à seulement quelques mètres, quelque part sur la gauche.
" Ils nous en promettent entre six et dix et ils nous en livrent deux ? Deux elfes en plus ? Depuis l'épidémie de Pourri-Feuille, ça ne vaut presque plus rien ! De qui se moque-t-on ?
— Selon eux, ils ont eu des soucis pendant la traversée et ont perdu une grosse partie du chargement, répondit un second homme.
— Quelle excuse !
— Cela dit, ils disent qu'on y gagne au change. Le rouquin est apparemment un agent haut gradé des services secrets luméniens. On pourra en tirer un bon prix.
— Si c'est vrai.
— Et tiens-toi bien... Le second serait le Prophète Gris.
— Le Prophète Gris ?! Tu te fiches de moi ? Le Prophète Gris est mort à Luménis. Tout le monde sait ça.
— Apparemment pas.
— Tu ne les as quand même pas payés pour un agent luménien et le Prophète Gris !
— Non, je les ai payés pour deux elfes. Et je leur ai dit que quand on aurait confirmation de leurs identités, on reprendrait contact par le canal habituel.
— Quelle bouse, quand même. Tout ce chemin pour deux putains d'elfes !
— Mais imagine que ce soit vrai...
— Tu rêves. Allez, on repart. Il faut qu'on ait passé le pont avant la nuit."

L'elfe en eut le souffle coupé.
Il avait dû mal entendre. C'était impossible autrement. La fatigue, l'angoisse latente s'étaient probablement combinées pour lui faire interpréter de travers certaines phrases. Peut-être avait-il même manqué de nombreux mots...
Et pourtant, il n'en était rien. Il le savait pertinemment. Le sens général de la discussion était trop clair pour qu'il puisse le nier, même s'il le souhaitait à toute force.
Ils avaient été trahis.
Taliesin se sentit envahi par une vague de colère et de dépit. Ceux à qui il s'était entièrement fié l'avaient livré, vendu. Et il s'était laissé mener par le bout du nez. Du début à la fin. Mais comment aurait-il pu savoir ? Comment aurait-il pu se douter ?
C'est alors qu'il se souvint de Griselda. Elle avait parlé de Gauthier, tendis que l'antidote luttait encore contre le poison qui courait dans ses veines. De surcroît, selon Victor, juste avant que les drows ne l'emmènent, elle avait affirmé qu'ils devaient se méfier de Greta. L'enfant et lui s'étaient même entretenus à ce sujet...
Sitôt que ces souvenirs lui revinrent en mémoire, un nouveau sentiment se mêla à ceux qui l'ébranlaient déjà. Un sentiment si violent qu'il éclipsa tous les autres, en un instant. C'était de la haine mâtinée de dégoût. Et elle n'était pas dirigée contre les traîtres, non, mais bien contre l'elfe lui-même. Comme sur la Citronnelle, il était passé à côté des signes qui auraient dû le mettre en garde, le pousser à prendre ses précaution... Mais il s'était montré aveugle. Aveugle et sourd.
Pourquoi fallait-il qu'il soit à ce point lamentable ? Toujours, invariablement ?
Ah, décidément, la poisse ne s'attachait pas à ses pas, comme il aimait à le croire. La vérité, c'est qu'il la provoquait par sa bêtise, par son inconséquence...
Oui, il provoquait sa malchance. Et la méritait d'autant plus.

Tandis que Taliesin ruminait ses noires pensées, le chariot avait repris sa route, grinçant sur le chemin de terre, sursautant à chaque obstacle, pierre ou branche morte. Même s'il ne voyait rien du dehors, le barde pouvait aisément deviner qu'ils voyageaient en forêt. Hormis le chant des oiseaux, le hennissement d'un cheval, de temps en temps, les craquements des arbres, on n'entendait rien de spécial. Un cavalier de temps en temps, parfois le cri d'un homme attirant l'attention de ses compagnons sur un affaissement de la route ou cherchant du ravitaillement.
Le temps s'écoulait, lent et douloureux. Taliesin était forcé de remuer les doigts pour ne pas perdre toute sensation, sa mâchoire était crispée, il commençait à avoir faim et soif.
Ils durent s'arrêter pour dégager un tronc qui était tombé en travers de leur chemin : cela ne prit que quelques minutes, et l'elfe put en déduire que les hommes qui l'avaient acheté étaient nombreux.
Puis leur périple reprit, monotone... La lumière s'était modifiée au dehors, peut-être la nuit tombait-elle, déjà...

Malgré toute la colère qu'il éprouvait envers sa propre personne, le barde finit par songer de nouveau, au fil du temps, à ceux qui l'avaient trahi. Greta et Gauthier étaient-ils les seuls coupables, ou bien fallait-il incriminer l'organisation tout entière ? Il avait du mal à le croire : si le groupe était pourri jusqu'à la moelle, comment ses activités auraient-elles pu continuer, alors que les autorités luméniennes en avaient connaissance, alors qu'elles les surveillaient ? Si tous les gens partis pour Melandis s'étaient invariablement volatilisés, si aucun n'était revenu avec le disparu qu'il recherchait, les services secrets auraient fini par soupçonner quelques chose... Ce funeste destin n'était-il réservé qu'à quelques victimes dument choisies ? Autre hypothèse : n'attendait-il que les malheureux prenant place sur la Liberté ? D'ailleurs, il n'était pas impossible que seul son équipage soit à blâmer, que le reste de l'organisation soit innocent. Oui, cela paraissait d'emblée plus crédible. Pourtant, il peinait à imaginer Constance et Guéric dans le rôle de vendeurs d'esclaves. Ne leur avait-il pas sauvé la vie, de surcroît ? Mais comment pourraient-ils ignorer les agissements de leurs compagnons, de ceux avec qui ils passaient le plus clair de leur temps ? Gobaient-ils leurs excuses, à chaque disparition ? Était-ce cela, les "incidents" qui avaient émaillé leurs précédentes escales à Ferhulm et dans les autres ports fluviaux ?

La lumière qui filtrait sous la porte finit par s'amenuiser jusqu'à disparaître et Taliesin entendit ses geôliers parler de bivouac. Le chariot changea de trajectoire et s'immobilisa peu après. Le barde perçut alors tous les sons d'un campement qui s'organise : les chevaux qu'on détache, le crépitement d'un feu qui s'allume, ténu, les éclats des conversations, banalités sur le tour de garde, le menu du soir, le fer d'une bête à changer, le mal aux fesses d'un cavalier débutant, le temps qu'il ferait le lendemain. Il apprit ainsi que leur destination était bel et bien Melandis, par la longue route qui suivait le cours de la Houleuse. Il apprit également que d'autres chargements devaient être livrés en chemin, renflouant le butin de ses ravisseurs.
A la faim et à la soif s'ajoutèrent le froid. Taliesin portait toujours ses vêtements, mais ils étaient peu de chose face à une nuit printanière qui s'annonçait humide. Personne n'était venu le trouver, encore. Comme s'ils l'avaient oublié.
Il entendit leurs rires, le bruit de la louche qui sert la pitance du soir, et son estomac protesta.
" Volker, les hommes sont mécontents, fit soudain une voix, la même que plus tôt, quelque part sur la droite.
— Moi aussi, je suis mécontent.
— Il devait y avoir des femmes, dans la cargaison. Ils devaient être plus nombreux...
— Je n'ai jamais promis de leur donner quelqu'un.
— Je sais, mais tacitement...
— Tacitement rien ! Ils sont deux, putain, que veux-tu que je fasse ?"
Le premier soupira.
" S'ils pouvaient juste se défouler un peu..."
Bref silence.
" S'ils ont besoin de se défouler, qu'ils le fassent sur le type des services secrets. On ne touche pas au Prophète Gris.
— Parfait, je pense que c'est tout ce dont ils ont besoin...
— Mais pas de blagues, Zach, ce Luménien ne nous rapportera quelque chose que s'il est encore en suffisamment bon état pour parler et qu'il a toute sa tête. Les gars peuvent s'amuser un peu mais certainement pas l'amocher. Tu es responsable. S'il arrive quoi que ce soit, c'est sur ta paie.
— Je surveillerai, Volk, merci."
L'autre ne répondit rien et Taliesin les entendit s'éloigner, dans deux directions différentes.

Colère, dépit, dégoût. Et désormais un horrible sentiment de familiarité, une affreuse sensation de déjà-vu. Ce n'était pas la première fois, loin s'en fallait, qu'il était saucissonné et trimballé comme une vulgaire marchandise. Pas la première fois, non plus, qu'il se retrouvait relativement épargné tandis qu'on s'en prenait à ses compagnons. Rien de nouveau, en somme. Cela ne rendait pas les choses plus faciles à vivre, évidemment. Bien au contraire : ça n'en était que plus révoltant, que plus déprimant. Cependant, n'était-il pas parvenu à s'en tirer, à chaque fois ? Si, jusqu'à présent. Il commettait d'impardonnables erreurs et réussissait malgré tout à s'en sortir. Alors, une opportunité finirait peut-être par se présenter... C'était la seule chose à laquelle il pouvait se raccrocher, de toute manière. Et comme ils n'avaient pas l'intention de tuer Kerun, il n'était pas non plus impossible qu'il soit en mesure de l'aider, le moment venu...

Il y eut du mouvement près du chariot peu de temps après et Taliesin entendit une porte grincer.
" Bonjour là d'dans... Envie de te dégourdir les jambes ?" fit une voix juste derrière lui.
Mais elle ne s'adressait pas à lui, elle s'adressait à son compagnon de misère, qui se trouvait apparemment dans un autre compartiment du même chariot. Il n'y eut pas de réponse mais le véhicule se déséquilibra comme quelqu'un entrait dans la cellule voisine, chargeant les essieux de son poids. Taliesin entendit plusieurs chocs, le bruit de pas, la paroi derrière lui fut ébranlée à plus d'une reprise, et puis le fracas se déplaça sur la gauche avant de disparaître. Ils étaient sortis.
Pendant un moment, il n'entendit plus rien. Puis il y eut des clameurs. Elles étaient bien heureusement trop éloignées pour qu'il puisse réellement comprendre ce qui se déroulait, les esclavagistes semblaient s'être déplacés plus loin. Un cri résonna plus fort, de temps en temps, mais il ne lui sembla jamais qu'il s'agissait d'un cri de souffrance. Non. Des exclamations, des invectives, peut-être.
Il avait désormais faim, froid et soif... et la fatigue vint se glisser en lui, insidieuse.
Il sentit son esprit dériver, peu à peu, la lassitude tentant de saper ses dernières réserves. Son corps n'était qu'élancements, désirait le repos.
Les clameurs se rapprochèrent puis se turent.
Une heure, peut-être, s'était écoulée.
Ses sens se remirent en alerte comme on s'approchait à nouveau.
" Tu t'en es bien tiré, tu vois ! fit une autre voix, plus jeune.
— Mais Krack a une revanche à prendre, maintenant. C'est pas d'chance."
Ils entrèrent dans le chariot, des pas, certains incertains, et il y eut un choc contre la paroi quand quelque chose de lourd la heurta. Cette fois, Taliesin perçut un gémissement ténu.
" Mais repose-toi bien. On verra ça demain, hein..."
Léger claquement, nouveau gémissement.
" Oh ? Tu as mal là ? Vraiment ? Désolé, mon gars, j'avais pas vu."
Les deux hommes rirent puis descendirent du chariot, l'ébranlant tout entier.
" Bon, j'vais pisser.
— Bonne nuit. Max, je te relève dans deux heures, ça va ?
— Ouais. T'inquiète."
Puis le silence à nouveau.

Évidemment, Kerun avait morflé, et pas qu'un peu. Mais il était vivant. Et puis, en tant qu'agent secret, on avait dû le préparer à ce genre de situation, le former à résister à la souffrance, à la torture... Sans doute. Dans tous les cas, imaginer ce qu'il avait subi était inutile. Taliesin ne pouvait s'en empêcher, bien sûr ; il pouvait essayer de ne pas trop y songer, cependant, comme il pouvait tenter de lâcher prise, voire de s'endormir, avec un peu de chance. A quoi bon rester accroché à la réalité, de toute façon ? Il était réduit à l'impuissance la plus complète et cela ne servirait qu'à saper ses dernières forces. Quand on viendrait lui parler, le nourrir, qui sait, il serait toujours temps d'aviser. Pour l'heure, autant fuir mentalement sa sinistre situation. Plus facile à dire qu'à faire, naturellement. La seule solution était de se focaliser sur une pensée heureuse. Il n'en avait guère, malheureusement, en dehors de la certitude que Victor se trouvait désormais dans la ferme de son grand-père, protégé par les Luméniens, réconforté par les Merlus... Une unique lueur au milieu des ténèbres. Une lueur tout de même.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Les méandres de la Houleuse