La Couronne de Cuivre

Il haussa les épaules.
" Ils ne te laisseront pas partir. Personne ne quitte cet endroit avant que Maître Maebryn ne l'estime prêt. Et de toute façon, tu vas encore être malade un certain temps, si tu ne prends pas tes remèdes. La fiole qu'ils t'ont donnée contient à peine de quoi tenir cinq ou six jours. Or tu vas en avoir besoin pendant des mois. Tu es obligé de rester, à présent que tu es infecté."
Il eut un sourire ironique.
" Mais c'est joli, tranquille. Personne ne va te frapper ou te torturer ou t'obliger à bosser jusqu'à l'épuisement."

Taliesin le dévisagea, perplexe. Avait-il mal interprété ses paroles ou bien Nithran était-il moins heureux que les autres, au Refuge ? Moins aveugle, peut-être ?
-De fait, j'imaginerais difficilement meilleur endroit pour ma convalescence, pour attendre que les spores de la Feuille Pourrie aient quitté mon organisme, m'évitant d'être une source de contamination pour autrui. Tout est parfait, ici, tout est pensé pour notre bien. Voilà pourquoi je ne voudrais surtout pas causer le moindre trouble. A nouveau, je suis désolé que, pour toi, m'a venue ait jeté une ombre dans ce cadre si paisible.
Et de guetter la réaction de son interlocuteur face à une tirade on ne peut plus ingénue...

Le jeune elfe eut un haussement d'épaules et secoua la tête, un sourire dur sur les traits. Puis tout amusement quitta son visage et il fixa le barde intensément.
" Rhéa. Que lui est-il arrivé ? demanda-t-il brusquement. Est-ce qu'elle est à Luménis ? Est-ce qu'elle est heureuse ?"
Il y avait quelque chose dans ce regard. Peut-être de l'angoisse. Peut-être de la colère. Ou peut-être de la haine.

Il choisit d'être franc. Il ne savait pas où mentir le conduirait et, de toute façon, il n'en avait ni la force, ni l'envie.
-Rhéa m'a suivi à Luménis mais, malheureusement, elle y est morte. Comme est mort celui qui l'a tuée.
Il n'avait pas cherché à cacher la douleur que lui causait cet aveu. Cependant, il se tenait prêt à réagir au cas où la situation viendrait à dégénérer. Il n'avait aucune envie de le faire mais, si aucune autre alternative ne se présentait, il n'hésiterait pas à mettre hors d'état de nuire l'ancien esclave, pour éviter que ce dernier ne s'en prenne à lui ou ne le dénonce. Trop de choses dépendaient de sa propre survie... et de son anonymat.

Pendant un instant, Nithran ne dit rien, demeurant muet, immobile, toujours assis sur son lit. Il avait baissé les yeux, Taliesin ne pouvait analyser son expression, mais il voyait ses mains crispées, la tension dans ses épaules, et l'elfe fut animé d'un bref frisson. Puis il releva lentement la tête et son regard débordant chercha celui du barde. Un battement de coeur. Un second. Le barde devina que les choses étaient mal embarquées... et Nithran bondit sur lui, avec la ferme intention de lui arranger le portrait ou de lui tordre le cou.

Ayant anticipé l'assaut, Taliesin put réagir instantanément : n'ayant jamais été très solide, venant de surcroît d'être victime d'un léger malaise, il chercha à éviter la charge en bondissant hors de son lit. Dans l'idéal, il aurait aimé s'emparer d'un objet ou d'un élément de mobilier grâce auquel il pourrait maintenir Nithran à distance. Cependant, puisque semblable arme pouvait faire défaut, il préféra palier à toute éventualité en tentant de raisonner son assaillant.
-Tiens-tu vraiment à ameuter tout le monde ? demanda-t-il d'un ton qui se voulait posé. Ne serait-il pas préférable de régler cette affaire plus... discrètement ?

Nithran paraissait toujours hors de lui, le visage strié de larmes et le corps animé de frissons qui trahissaient sa tension extrême.
" Qu'est-ce que tu veux dire ? s'exclama-t-il d'une voix forte, cassée. Qu'est-ce que tu pourrais m'offrir de toute façon ?"
Taliesin ressentit une vive douleur à la cheville gauche, irradiant jusqu'au haut de sa cuisse. Son estomac était passablement agité, aussi, et les vestiges d'une pulsation douloureuse résonnaient doucement dans sa poitrine. Il n'était pas certain que sa prochaine esquive serait aussi leste que la première.

Puisqu'un semblant de dialogue était engagé, puisqu'il ne serait pas en état de lutter si le pugilat reprenait, il choisit de jouer son va-tout.
-Une meilleure vengeance, fit-il, très calme. Si tu m'élimines, tu me rendras service, tu m'offriras ce que j'ai tant désiré. L'anéantissement, l'oubli. La mort, en un mot, cette mort que j'ai si souvent appelée de mes veux mais qui m'a invariablement été refusée. Et ce pour une unique raison : les dieux ont en effet décidé que je n'aurais pas droit au repos avant d'avoir expié tout le mal que j'ai causé.
Il sourit tristement.
-A toi de voir si tu souhaites vraiment mettre un terme miséricordieux à mes épreuves, à mes souffrances, à mes tourments. Ou si tu préfères que je boive le calice jusqu'à la lie.

Le visage de Nithran s'anima d'un rictus malveillant.
" Je n'ai nulle intention de te tuer... grommela-t-il. Mais effacer ce fichu air angélique de ton visage me serait déjà d'un grand réconfort... Que tu ne puisses plus séduire et tromper personne, jamais... Voilà ce qui me plairait beaucoup..."
Sa voix s'était faite dangereuse et il s'était remis en mouvement, s'approchant, cette fois, beaucoup plus lentement de sa proie.

A situation désespérée, changement de stratégie désespéré.
-Un pas de plus, et j'appelle à l'aide, dit-il en haussant le ton, Les autres te maîtriseront avant que tu n'aies réussi à me faire grand mal. Tu pourras bien sûr tenter de me dénoncer, de révéler mon identité. Mais ton accès de brutalité jouera d'emblée en ta défaveur, et je me fendrai d'un mensonge à ma façon pour l'expliquer. Je t'accuserai d'avoir essayé de m'embrigader dans un complot contre Maître Maebryn puis d'avoir voulu m'assassiner quand j'ai refusé de marcher dans ta combine. Et qui croira-t-on alors, Nithran ? L'agresseur taciturne ou la victime au discours bien troussée?
Il croisa les bras.
-Un pas de plus, et tu es perdu. Et moi, je triomphe.

Nithran parut ébranlé par le discours du barde et s'immobilisa. Son visage reflétait un combat intérieur qui paraissait titanesque.
" Ils me connaissent... Je suis des leurs... Tu n'es qu'un étranger qui leur ment... " souffla-t-il d'une voix rauque.
Mais il ne put continuer car la porte de la chaumière s'ouvrit dans la pièce voisine.
" Qu'est-ce qui se passe, ici ?" fit le visiteur en entrant dans la chambre, quelques secondes plus tard.
Nithran gémit, hésita, puis bondit par la fenêtre ouverte et détala dans la clairière, sous les yeux éberlués de Jaeld, ancien combattant des arènes mélandiennes, encore jeune mais déjà marqué. Ce dernier se tourna vers le barde, incrédule.

Le barde n'aimait pas du tout la tournure prise par les événements. Certes, il avait évité une raclée, mais il aurait de loin préféré que l'incident demeure sans témoins, qu'il se soit conclu sans intervention extérieure. Au lieu de cela, l'ancien esclave était en fuite, libre de commettre un acte préjudiciable ou de tenir des propos qui le seraient tout autant.
-Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris, soupira-t-il, prenant appui contre le mur au moment où ses jambes menacèrent de se dérober sous lui. Apparemment, ma présence... ou mon apparence... ont ravivé de douloureux souvenirs chez Nithran, au point de le bouleverser et de le rendre incohérent... Peut-être faudrait-il le rattraper ? En tout cas, j'aimerais pouvoir finir de discuter avec lui. Je refuse que mon arrivée parmi vous soit cause de trouble pour quiconque...

Jaeld se porta au secours de Taliesin et le guida jusqu'à son lit, où il l'aida à s'allonger. Le barde sentit un nouveau relent lui brûler la gorge et le guerrier le dévisagea, les lèvres pincées.
" Vous devriez prendre votre remède. Moi non plus, en arrivant, je ne voulais pas le prendre. J'avais le souvenir de toutes les choses immondes dont mon maître me gavait avant les combats, pour me rendre vicieux, brutal et insensible, je voulais reprendre le contrôle de moi-même, dit-il. Mais la Feuille Pourrie ne quitte pas l'organisme aussi aisément qu'on l'espère... Croyez-moi. C'est l'affaire de quelques mois et vous serez rétabli."
Son regard fila par la semaine.
" Quant à Nithran, vous ne devez ni vous en vouloir, ni vous en faire. Il est profondément traumatisé parce qu'il lui est arrivé à Mélandis, quand il était esclave, et peut-être conservera-t-il à tout jamais une fêlure profonde et impossible à guérir... Il a parfois des sautes d'humeur, des propos bizarres, mais il n'a jamais rien fait de très grave. Si vous pensez qu'il pourrait se mettre en danger, cependant, nous pouvons prévenir Maître Maebryn. Il l'isolera un moment, jusqu'à ce qu'il retrouve son calme."

Taliesin secoua la tête, terrifié à la simple idée qu'une telle chose puisse arriver.
-Je ne crois pas que ce sera nécessaire, surtout si vous me dites qu'il a parfois ce genre de réaction. Il n'empêche, je suis désolé de lui avoir causé un tel trouble... J'espère que nous pourrons vite parler, tous les deux, afin de dissiper tout malentendu. Et je pense que ce serait une bonne idée si je logeais ailleurs, désormais : il est chez lui, ici, je ne veux pas être un intrus sous son toit, lui gâcher sa quiétude... Cependant, je ne souhaite pas non plus imposer ma présence à quiconque d'autre, ni vous obliger à vous lancer d'emblée dans des travaux de construction. Passer quelques temps à la belle étoile m'irait fort bien. J'ai toujours aimé dormir sous la douce clarté de la lune.
Le seul élément qui le rassurait, dans toute cette affaire, c'est que même si Nithran parlait, les autres ne prendraient pas ses dires pour argent comptant.

" Il n'est nul besoin de vous écarter de la sorte, dit Jaeld. Elbereth et moi-même serons ravis de vous accueillir pour quelques nuits. Ensuite, nous vous construirons quelque chose... Cette cabane est trop petite pour trois, de toute façon, et nous avons une chambre vide dans notre propre demeure. Vous y serez tranquilles et Nithran pourra retrouver son calme."
Il eut un sourire.
" Il faudra bien qu'il s'habitue à vous, cependant ! L'enclave n'est pas assez grande pour que vous ne vous croisiez jamais. Mais si ça peut vous rassurer, il a réagi de manière complètement folle également quand je suis arrivé. Apparemment, certains des esclaves qui avaient été soulevés par le Prophète Gris, comme ils l'appelaient, vous avez dû entendre cette histoire, et qui n'ont pas pu s'enfuir, ont été tués au cours de grands jeux... La simple mention de l'arène l'a rendu à moitié dément."
Il haussa les épaules et pinça les lèvres.
" Nous étions une race si noble, ni pure, et voilà ce que les ténèbres nous infligent. Le sang, la souffrance, la déchéance. Nous n'avons que le temps pour nous reconstruire."

Il se contenta d'abord d'acquiescer. Il se sentait trop mal pour se lancer dans de longs discours et, de surcroît, il n'avait aucune envie de songer au sort des elfes mélandiens ou, plus encore, à celui des esclaves qui n'avaient pu le suivre hors de la Cité du Chaos. Il devait au contraire se cuirasser, ne pas se laisser atteindre, se concentrer uniquement sur la préparation de son évasion.
-Il reste toujours de la lumière au fond des ténèbres, dit-il simplement, comme il l'avait déjà fait un peu plus tôt dans la journée. Et je ne doute pas que les siècles à venir permettront de nourrir cette flamme au point de faire reculer l'obscurité.
Il s'arracha un sourire fatigué.
-Merci pour votre gentillesse. Elle est réconfortante, conclut-il.

Jaeld sourit.
" Reposez-vous. Je vais vous faire préparer un lit dans notre cabane et vous pourrez vous y installer dès que vous serez en état. Mais honnêtement, entre nous, si vous ne prenez pas ce que Trent vous a fourni, vous irez de mal en pis. Et croyez-moi, Nithran pourrait être encore plus furieux s'il retrouve sa maison pleine de vomissures..."
Il se dirigea vers la porte.
" Il n'est pas toujours facile de s'adapter à cet endroit... Le fracas du dehors ne nous prépare pas à tant de quiétude. Mais vous vous y ferez, vous verrez."
Et sur ces entrefaites, il sortit. La douleur dans la poitrine du barde s'était intensifiée.

A contrecœur, il avala l'une des petites boules contenues dans sa fiole et la fit glisser avec un peu d'eau bue à un broc se trouvant près de son lit. Que les symptômes de la maladie se manifestent avec tant de virulence le laissait pantois. Ne l'avait-on pas dit guéri, après son séjour dans la Maison de Vie ? Ne s'était-il pas administré, au préalable, le remède conseillée par Béryl, lequel, si on lui survivait, était censé triompher du mal ? Trent n'avait-il pas affirmé que les rechutes se révélaient extrêmement rares ? Là encore, quelque chose le dérangeait terriblement, au point qu'il se demandait si, au final, plutôt que d'être soignés, les pensionnaires du refuge n'étaient pas des cobayes soumis à d'ignobles expériences... Certes, la fatigue était souvent mauvaise conseillère, et il y réfléchirait à nouveau une fois reposé. Cependant, il avait la désagréable impression que ses doutes n'iraient qu'en se renforçant.
Étendu sur sa couche, se sentant prêt à sombrer, il ajouta une nouvelle étape à son projet d'évasion : subtiliser assez de doses pour pouvoir tenir quelques semaines, le temps de trouver un clerc capable de véritablement guérir les maladies... et non désireux, au contraire, de les entretenir.

Le sommeil le faucha aisément et il dormit la plus grande partie de l'après-midi. Jaeld vint le réveiller en fin de journée, alors que la lumière s'atténuait déjà sur la clairière, dorant les feuilles du chêne et l'herbe vigoureuse.
" Désolé de vous réveiller, mais Nithran ne tardera pas à revenir : Estë est allée le chercher. Il est apparemment fort agité, encore, et il serait préférable qu'il ne vous trouve pas ici. Elbereth lui a préparé une potion pour l'aider à reprendre ses esprits, et il n'assistera pas au dîner, vous êtes donc le bienvenu parmi nous, si votre estomac peut le supporter..."
Il sourit.
" Mais je vois que vous êtes mieux, déjà. Si vous en avez la force, je vais vous montrer où vous dormirez ce soir."

-Je crois être assez en forme pour vous suivre sans problème. Et pour parler franc, j'ai plutôt faim ! Cependant, si ma présence dérange toujours Nithran demain, si la discussion que j'aurai avec lui n'y change rien, je pense que je prendrai mon repas suivant à part. Il est un membre ancien de votre communauté, ce n'est pas à lui de céder la place à un nouveau venu. Et puis, ce ne serait qu'une mesure transitoire, puisque la situation finira forcément par s'apaiser...
S'isoler du groupe ne présentait que des avantages : il pourrait s'occuper plus tranquillement de ses préparatifs d'évasion et courrait moins de risque de se lier aux autres, de se laisser atteindre par leur destin. De toute manière, aucun d'entre eux n'accepterait de croire la vérité s'il la leur présentait...

" Nous verrons demain. S'il ne s'apaise pas, Trent viendra voir ce qu'il peut faire, dit Jaeld en guidant Taliesin vers l'extérieur. De toute façon, il doit passer dans la journée pour les prélèvements chez Uniel... Ce n'est pas la première fois, comme je vous le disais."
La cabane de Jaeld et Elbereth se trouvait du côté opposé du chêne par rapport à la salle commune. C'était une petite maison propre, qui fleurait bon les herbes sauvages. Elbereth s'y trouvait au moment où les deux hommes arrivèrent, affairée à piler des feuilles et des fleurs dans un grand mortier. Diverses fioles s'empilaient sur la table devant elle et elle les salua sans les accompagner. Jaeld mena Taliesin jusqu'à une petite chambre, voisine de celle du couple. Elle était décorée de nuages et d'oiseaux peints, de lapins courant dans les fleurs. La couche installée sur le sol était suffisamment grande pour accueillir le barde, mais l'aspect de la pièce ne laissait planer aucun doute : elle était destinée à accueillir un enfant. Et en réalité, elle avait dû le faire, car il y avait des traces de petites mains, colorées, sur un des pans de mur, à moitié dissimulées derrière une petite étagère bourrée de linge.

Qu'il soit né avant ou après l'arrivée du couple ici, l'enfant qui avait dormi dans cette chambre n'était plus. Et le barde vouait désormais une telle méfiance au Refuge qu'il envisagea, un instant, l'hypothèse que cette mort tragique ait pour responsable le sinistre maître des lieux et ses diaboliques expériences.
Cependant, la pensée fut chassée par une autre, plus émue encore : cette pièce lui rappelait celle que Galathée et lui avaient décorée à l'intention de Victor, dans leur paisible maisonnette en bordure de la Lorien...
-Je suis désolé, souffla-t-il spontanément, d'une voix un peu rauque.
Ce n'était sans doute pas très indiqué. Mais au moins était-ce sincère.

Jaeld ne répondit rien. Son visage se crispa en un sourire figé, il posa une main sur l'épaule de Taliesin, la serra machinalement, peut-être un peu trop fort, puis lâcha un bref soupir.
" Je vous laisse vous installer, maintenant." dit-il simplement.
Puis il sortit, laissant le barde seul parmi les souvenirs douloureux. Taliesin l'entendit quitter la cabane et regagner l'air libre, et il n'y eut plus que le petit frottement du pilon dans le mortier, signe qu'Elbereth était restée derrière.

Se demandant s'il arriverait seulement à fermer l’œil dans une pièce à l'atmosphère si lourde, Taliesin s'efforça de l'apprivoiser en s’asseyant sur le lit. Mais, sans cesse, son regard s’appesantissait sur les décorations à la joie déchirante, sur les traces de main à la signification tragique. Progressivement, ses souvenirs glissèrent de la maisonnette forestière à la résidence luménienne où Galathée, Victor et lui avaient séjourné quelques temps. Si les choses n'avaient pas mal tourné, ils auraient sans doute, tous trois, également préparé une chambre pour le bébé. Mais les choses avaient mal tourné, et ils ne pourraient jamais connaître cela. Ce qu'ils risquaient de connaître, toutefois, de connaître et de partager avec ce couple meurtri, c'était un deuil terrible dont ils n'oseraient sans doute pas parler. Dont ils ne pourraient pas parler, d'ailleurs, puisque lui-même serait derrière les barreaux.
Songer à son futur emprisonnement l'amena à penser aux Kanter. Eux aussi s'étaient probablement livrés à semblables préparatifs pour leur dernier-né. Ce dernier-né qu'il...
Le barde se prit la tête entre les mains et se contraignit à respirer lentement, très lentement.
Ce qui était fait... était fait. Il expierait, pour cela. En revanche, il avait encore les moyens de réunir Victor et Galathée. De plus, rien n'indiquait que celle-ci aurait perdu leur enfant, où que les esclavagistes l'auraient tué...
Se concentrer sur son objectif. Oublier le reste. Ne pas se laisser atteindre, même quand la fatigue et le stress le rendaient par trop sensible.
Plus facile à dire qu'à faire.
Mais il n'avait pas le choix.

Autour de lui, tout n'était que quiétude. Les rideaux de lin clair dansaient dans la brise printanière, une abeille entra un instant, tenta de butiner un coquelicot de papier, ressortit sans s'offusquer. Elbereth était toujours dans la pièce voisine, Taliesin percevait le cliquetis des fioles, le frottement du pilon, le grattement de la plume, et parfois la jeune femme murmurait à mi-voix, paroles incomplètes, incompréhensibles. Un oiseau se percha sur l'appui de fenêtre, lança une trille joyeuse, inclina la tête comme pour observer le barde, s'envola à nouveau. Le rire de Mevian passa à proximité, suivi du bruit d'une course dans l'herbe, puis disparut. Fracas d'une hache qui tombe quelque part, en rythme, hypnotique. Murmure d'une conversation étouffée. La nuit s'étend petit à petit. Un grand animal, peut-être un cerf, crie dans le lointain, pour saluer la lune. Des pas dans les feuilles mortes, non loin, qui ne s'arrêtent pas.
Elbereth repoussa sa chaise puis il l'entendit ranger son matériel, grincement des charnières d'une armoire, silence finalement. Il était sans doute presque l'heure d'aller dîner.

Taliesin se leva et s'étira, avec la vague impression de sortir d'un sommeil agité. Il n'avait pas dormi, en réalité : il était juste resté un long, très long moment, plongé en lui-même, tentant d'endiguer le flot tumultueux de ses émotions, de reprendre le contrôle sur le fil hasardeux de ses pensées. Il avait fini par réussir, au moins en partie. Certes, il se savait le teint pâle et les traits tirés ; le regard un peu trop brillant, aussi, sans doute. Mais, avec un peu de chance, les autres imputeraient cela à la maladie. Quant à lui-même, il s'efforçait de ne pas se tenir rigueur de ce violent accès de faiblesse : il était fatigué, devait en permanence jouer la comédie et encaisser sans coup férir chaque nouvelle découverte sinistre. Sans compter l'altercation avec Nithran et tout ce qu'elle impliquait... Peut-être que ce brutal relâchement, manière d'évacuer un soupçon de tension, lui aurait fait un peu de bien, au final. Probablement se sentirait-il mieux après avoir mangé et dormi. Oui, il serait plus vaillant lorsque l'aube poindrait.
Il quitta la chambre, se composant déjà une mine alerte, se promettant de ne pas trop laisser entrevoir son embarras face à Jaeld et Elbereth. Ils l'avaient accueilli chez eux et ne plus oser les regarder en face serait assurément une attitude bien ingrate...

Il ne se produisit rien de particulier pendant le repas et la soirée. Nithran était invisible, mais personne ne fit référence à son absence et il ne demeura nulle place inoccupée à la table commune. Les mets furent aussi délicats que la veille, l'hydromel était fin, le canard délicieusement braisé, les conversations bourdonnèrent, tranquilles, la plupart du temps ancrées dans les nécessités de leur existence sylvestre. Certains interrogèrent à nouveau Taliesin sur sa connaissance des cités elfiques du lointain continuent féérunien, d'autres se lancèrent dans une discussion théologiques alambiquée sur les liens entre la Seldarine et le panthéon halfelin. On servit des infusions fruitées en fin de dîner et Delith prit une petite harpe dont elle tira quelques accords, délicats mais simples, pâle reflet de ce qu'un musicien talentueux aurait pu en obtenir. Mais son public paraissait conquis.
C'est peut-être à ce moment précis que Taliesin fut réellement frappé par le contraste entre ce simulacre de communauté elfique et les lieux qu'il avait connus. Aucune des personnes présentes n'avait jamais pu être elfe, vivre elfe, tous recréaient un monde fantasmé, imaginaire, s'inventaient une identité dont ils n'avaient aucune connaissance. Tout leur univers était factice, maladroit, pauvre. Des racines de vent.

Ce spectacle était à la fois émouvant et tragique. Le barde avait eu beau être élevé par des humains et passer le plus clair de son existence parmi eux, il s'était attardé dans de véritables villes elfiques ; de surcroît, son maître, tout membre de la Cité Idéale qu'il fut, n'en avait pas moins été un elfe du soleil imprégné par la culture de son peuple... Bref, Taliesin était capable de mesurer l'immense distance existant entre ce que tentait de recréer la petite communauté du refuge et ce qu'était l'authentique tradition de leurs congénères nés sous des cieux plus cléments.
Toutefois, bien décidé à appliquer ses bonnes résolutions, il tenta de ne pas trop s'appesantir sur la question. De toute manière, paraître détendu et se montrer jovial lui demandait déjà beaucoup d'efforts... Ce que cette comédie lui laissait comme pensées libres, il le consacra a établir son programme du lendemain : grimper à la cabane de Delion serait probablement trop éprouvant, si bien qu'il devrait se contenter de faire le tour de l'enceinte, voire de jeter un coup d’œil à la porte de l'enclave. Par ailleurs, il essaierait de faire une expédition à l'étang, pour peu qu'il trouve un moment où celui-ci serait désert. Évidemment, les autres devaient se douter qu'il s'était teint les cheveux. Malgré tout, autant essayer de ne pas donner trop de poids aux possibles allégations de Nithran...

La nuit fut difficile, le sommeil agité, mais Taliesin parvint quand même à grappiller quelques heures de repos, au milieu des images sinistres qui peuplaient ses songes. Nul fantôme d'enfant meurtri ne vint secouer son épaule dans les ténèbres, même s'il entendit des pleurs diffus au creux de ses cauchemars. Il s'éveilla à l'aube, avec une douleur à présent familière dans la poitrine, pulsant contre ses côtes, menaçant d'embraser son souffle et son coeur. Le remède de Trent l'apaisa en quelques minutes, et il put se lever.

Il se sentait effectivement trop faible pour grimper dans l'arbre, mais il put parcourir l'enclave sans difficultés, au rythme tranquille d'un pas encore fragile. Delion le suivit un moment, puis s'intéressa à autre chose, une fourmilière, un papillon, les traces d'un chevreuil dans la boue. Le pourtour de la zone réservée aux elfes du soleil était parfaitement circulaire, il n'y avait nulle aspérité dans les remparts de rondins, jusqu'aux portes. Celles-ci, Taliesin le constata aisément, étaient fermées, probablement de l'extérieur. Même en s'arc-boutant contre le battant, il ne put les faire bouger d'un pouce. A trois endroits, les branches d'un arbre les franchissaient, mais jamais de beaucoup, et c'étaient toujours des branches relativement fines, qui n'auraient peut-être pas supporté son poids.

En milieu de matinée, il trouva l'étang désert et put s'y baigner sans que personne ne vienne le troubler, hormis le cygne curieux, qui nagea en cercles autour de lui, placide.

Taliesin remit ses chausses peu après être sorti de l'eau, puis il resta assis face à l'étang, laissant les rayons du soleil réchauffer ses épaules et son dos nus. Comme il l'avait supputé, ses craintes s'étaient vues confirmées d'une manière éclatante : la paradisiaque enclave était bien une prison dorée, ses murs et ses portes avaient pour unique but d'empêcher les "résidents" de sortir, et la douve extérieure était un obstacle spécialement dédié à ceux qui, par quelque miracle, parviendraient à passer des arbres au sommet de l'enceinte. Et quand bien même réussirait-on à sortir : comment rentrer, sans corde, sans complice à l'intérieur, surtout ?
Or, de complice, il n'en avait aucun. Il aurait pu demander de l'aide aux enfants en faisant passer cela pour un jeu. Mais il refusait de les manipuler de la sorte, sans compter qu'ils n'auraient sans doute pas su tenir leur langue. Quant aux adultes... Aucun, hormis Nithran, ne lui était hostile. C'était même tout le contraire. Malheureusement, ils vénéraient tellement Maître Maebryn, ils étaient tellement persuadés qu'il agissait pour leur bien que tenter de les persuader du contraire était cause perdue.
En un mot comme en cent, Taliesin était seul. Et cette solitude, il la ressentait avec une déprimante intensité. Depuis son évasion de Gargouille, il avait presque toujours voyagé en compagnie de Victor : la présence de l'enfant l'avait obligé à tenir bon, à garder de l'allant ; l'avait réconforté, aussi, énormément. Depuis son départ d'Helonna, durant tout son séjour sur Mersant et même pendant ses premières semaines sur Dorrandin, il avait pu s'appuyer sur des compagnons partageant les mêmes buts, élaborer et appliquer avec eux des stratégies. Mais à présent, il ne pouvait plus compter que sur sa propre personne. Kerun, pour peu qu'il soit encore en vie, demeurait dans l'immédiat hors d'atteinte. Si Esther avait encore été de ce monde, communiquer avec l'agent secret aurait été relativement aisé, mais... elle avait succombé. Combien de temps faudrait-il à son malheureux maître pour se lier à un nouveau compagnon animal ?
Bref : à moins d'un incroyable retournement de situation, à moins de l'arrivée subite d'un nouveau pensionnaire aussi méfiant que lui, il devrait se débrouiller sans l'aide de quiconque. Et fuir l'enclave sans espoir de pouvoir y revenir, sans espoir que sa subite disparition passe inaperçue. Cela impliquait cependant qu'il soit assez en forme pour cela et qu'il ait réussi à grimper jusqu'à la cabane de Delion pour avoir une vue d'ensemble du Refuge.
C'était juste une question de jours. Du moins l'espérait-il.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Le Refuge de Solossë