La Couronne de Cuivre

La scène lui fit revenir en mémoire un souvenir ancien, et une vision passa, fulgurante : c'était la nuit, et un groupe de quatre personnes frigorifiées tentaient désespérément de se sécher autour d'un feu de camp. Il était l'une d'entre elles, et puis il y avait encore... celle qui devait devenir la mère de son enfant, et qui pour l'heure ressemblait plutôt à une ado écorchée vive, et puis aussi... le barde, le même barde qui proférait des menaces de morts à présent... et une quatrième personne, une rôdeuse spécialisée en mixtures infâmes dont il ne se rappelait plus le nom. C'était deux ou trois ans plus tôt, après un bain de minuit, alors qu'ils revenaient à Manost avec une relique helmite dans leurs bagages. Ils avaient ri. C'était... dans une vie antérieure, avant qu'il ne rencontre Mornagest.

Mais les circonstances étaient bien différentes, et pas seulement à cause de son compagnon dont il devait se tenir à distance. Il ne se sentait pas en confiance, ici. Ils étaient prisonniers. Le dessein ultime du dispositif lui échappait encore. Pas de magie. Et puis, il observait les autres, de temps en temps. L'elfe... il se tiendrait toujours sur ses gardes, désormais. Et les deux femmes, elles étaient étranges aussi. Elles se connaissaient. La paladine semblait vouloir materner la tieffeline. Tant de secrets. La guerre qui poursuivait son cours, sans eux...

Mornagest se mit en chemise, pour se sécher. Là encore, cela lui rappelait quelques souvenirs - des souvenirs qu'il n'avait nullement envie de partager avec toute l'assistance. Aucunement disposé à en faire autant, Lothringen se leva machinalement, pour tenter de se chauffer un peu les muscles, de... s'occuper l'esprit et les yeux ailleurs. Des brindilles ? Il avait failli rire à la suggestion, parce que ce n'était pas une clairière, juste un décor, et qu'une clairière illusoire ne produit pas plus de bois mort qu'une statue ne peut pleurer. Et puis... il s'était fait la réflexion qu'ils étaient dans un songe où les lois de la physique étaient différentes, après tout, et peut-être même malléables. Peut-être que si ses compagnons croyaient suffisamment fort à la présence de petit bois, il y aurait du petit bois ? L'expérience méritait d'être tentée.

Il fouilla des yeux le sol herbeux, intrigué, et sourit en entendant un craquement fort reconnaissable sous sa botte. La collecte pouvait commencer.

Si le barde grelottait comme ses compagnons, la solution à laquelle il songea pour y remédier différa sensiblement de celle que les autres étaient déjà en passe d'exécuter.

[color=#FFFF6]-Le temps qu'un bon feu brûle en ces lieux, une grande partie d'entre nous aura attrapé un refroidissement, sinon une pneumonie, et nous ne serons plus en mesure d'affronter la suite avant un bon moment,[/color] daclara-t-il d'une voix dont il tenta de maîtriser les tremblements. Par conséquent, je suis d'avis de nous attaquer immédiatement à un nouveau pilier. Ce fichu rêve faisant dans l'éclectisme, il n'est pas impossible que nous nous retrouvions en plein désert, sous un soleil de plomb, et que nous nous réjouissions brusquement de porter des frusques trempées.

La perspective d'un feu était tentante et le conseil de Taliesin avisé. Elle ne savait pas vers laquelle pencher. D'un autre coté, ils risquaient aussi de se retrouver dans une réalité autre où ils souffriraient de baigner dans leurs vêtements trempés. Impossible d'anticiper. Mais il faisait froid, trop froid. Elle n'avait aucune envie d'ôter ses vêtements devant les autres. Elle se leva et fit quelques pas, résolument muette.

Elle ne savait pas de quel coté faire pencher la balance. Il n'était aucunement question de justice. Plutôt une question de pratique. Les deux avis se valaient.

Lothringen, qui était en train de ramasser des brindilles, releva soudain le nez en entendant cette suggestion incongrue.

"...Tout comme il n'est nullement impossible que nous nous retrouvions en n'importe quel autre endroit à la température indifférente, mais sans bois à proximité. Vous seriez-vous converti à Tymora depuis notre dernière rencontre, maître barde ?"

Un elfe du soleil renonçant aux dieux de ses ancêtres - l'idée en soi était grotesque, il le savait bien. Mais la proposition sentait si furieusement son coup de poker gratuit que la réflexion lui était venue toute seule, et l'amusait.

- Ici ou ailleurs, intervint la tieffeline, la mine lugubre et les yeux dans le vague, qu'est-ce que ça peut bien faire ? Nous sommes tous déjà morts. Et cet endroit n'est rien d'autre qu'un purgatoire...

Elle se souvenait très clairement des derniers jours qu'elle avait passés dans la forêt avant de tomber de fatigue ou de faim. Et à présent elle était convaincue de ne pas avoir survécu. C'est pour cela qu'elle se retrouvait ici. Ses tremblements redoublèrent, mais elle ne savait plus très bien si c'était dû au froid, à la peur ou au manque.

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Mornagest laissa les autres débattre de l'utilité ou non de sa démarche : après tout, ils seraient sans doute tous très contents de disposer d'une bonne flambée pour se sécher, une fois qu'il aurait réussi à trouver de quoi la démarrer, bien sûr...

Il chercha, un peu plus loin, et finit par trouver un bout de tronc d'arbre en état de décomposition avancée, mais bien sec. Il en cassa une partie assez facilement, puis préleva un peu plus loin une branche suffisamment droite pour servir de rondin à tourner. Il effila une des extrémités de la branche en la cassant en biais, puis entreprit de creuser un réceptacle pour cette pointe, ce qui ne lui posa guère de souci vue la friabilité de la bûche.

S'installant non loin de ses camarades d'infortune, il s'agenouilla devant le tout posé devant lui, et commença à faire tourner la branche, frottant ainsi à sa base la bûche qu'il espérait bien chauffer assez pour démarrer son feu.

"De la mousse, des feuilles, de l'herbe... tout ça bien sec, s'il vous plaît", répéta-t-il tandis qu'il commençait déjà à se réchauffer lui-même à force de s'agiter ainsi.

Un purgatoire ? Qu'avaient-ils tous à s'imaginer être morts, agonisants, ou délirer dans un cauchemar ? Pour sa part, il s'était endormi à Graëlon, dans un des meilleurs lits qu'il ait jamais connu - non, le meilleur, et de loin - et il se sentait terriblement vivant. Les morts ne grelottent pas de froid, n’échafaudent pas des raisonnements complexes, n'entendent plus les voix de ceux qui les entourent... Néanmoins, ce défaitisme commençait à peser sur son moral. Une incantation hasardeuse en plein rêve, un Extérieur facétieux ou malveillant qui l'avait piégé en lui soufflant le mauvais rituel : Lothringen était persuadé d'être à l'origine de ce détour extraplanaire, mais... il pouvait fort bien s'être fait assassiner dans son sommeil, après tout...

Le semi-drow déposa près de Mornagest son fagot de brindilles, et retourna chercher les combustibles que ce dernier demandait. Le guerrier était le seul ici à continuer d'adopter un comportement raisonnable, autant s'y raccrocher - il y allait de sa santé mentale.

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Il se consacrait maintenant entièrement à sa tentative de tirer du feu de son petit système. Certes, c'était peu efficace, mais il n'avait pas d'autres possibilités, d'autant qu'il n'était pas expert en la matière. Enfin, Lothringen venait de lui apporter un petit fagot de brindilles qui devraient faire l'affaire, pour autant qu'il disposât également de combustible qu'il pourrait appliquer directement contre le bois en train de chauffer progressivement...

Il ne ressentait maintenant presque plus le froid, maintenant, tant il s'acharnait à faire chauffer ce bois. Il regardait le bâton de fortune tourner et retourner, inlassablement, de façon presque hypnotique. Tourner, retourner, tourner, retourner... il en avait presque le vertige, à force de contempler tout le temps ce même mouvement. Il dut cligner des yeux quelques fois et s'arrêter un instant de frotter, car il avait l'impression de pouvoir tomber comme s'il était pris d'une chute de tension.

Respirant à fond à plusieurs reprises, il put alors reprendre sa tâche. Cette fois, il se sentait mieux. En fait, le feu ne lui servirait qu'à faire sécher sa tunique, car il était revenu à une température corporelle normale, maintenant. Les autres pourraient évidemment en profiter. Peut-être que cela leur remonterait un peu le moral. Il sentait le défaitisme s'installer progressivement au sein de la petite troupe. Ou le fatalisme... le barde, en particulier, semblait prendre tout cela comme un jeu. Il était bien placé pour savoir que tout ceci existait probablement bel et bien. Et il voulait s'en sortir : il n'avait pas échappé au plan de Fugue pour se retrouver à mourir de la mort de l'esprit dans cet espace étriqué.

Le feu finit par prendre. Au début, il ne fut qu'une flamme fragile et diffuse mais qui finit par gagner de l'ampleur pour devenir agréable flambée.

Angèle s'était instinctivement rapprochée du feu. Pour la chaleur mais surtout sa lumière. Cette tache vive dans son obscurité. C'était une véritable bénédiction après l'étreinte gelée du lac. En regardant les flammes danser, elle eut l'impression diffuse qu'il y avait un espoir. Ils parviendraient à atteindre les limites de ce rêve. Ils restait encore des piliers mais peut-être avaient-ils fait le plus difficile. Ensuite ... Ensuite, elle aviserait ...

-Tymora ? Je devrais y songer : cela pourrait offrir un contrepoids bienvenu aux attentions que me porte Beshaba, avait répondu le barde, d'un ton léger, à la question amusée de Lothringen. Mais non, point de conversion, Conseiller. J'aimerais juste que tout cela se termine au plus vite. Mais puisque tout le monde préfère s'attarder ici... Soit. J'ai toujours été un démocrate.

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il se dépouilla de sa tunique, l'essora et la suspendit à un pilier voisin. Puis, luttant de son mieux contre le froid qui l'engourdissait, il se mit à arpenter la clairière en sifflotant, en ramassant le combustible qui lui tombait sous la main et en cherchant - qui savait s'il n'aurait pas de la chance, pour changer ? - une branche bien solide qu'il emploierait à un tout autre usage.

C'est vrai, quoi ! Cela faisait un moment qu'il n'avait plus tenté de trouver un moyen d'éliminer le Chancelier... Alors, pourquoi ne pas profiter de l'occasion ?

Elle n'avait pas participé à l'élaboration du feu mais cela ne l'empêcha pas d'en profiter. Elle s'approcha des flammes autant que possible et sembla même vouloir s'y laisser tomber, sans doute pour se réchauffer plus vite. Elle était bien décidée à ne plus bouger d'ici jusqu'à ce que ses vêtements et sa cape soient entièrement secs.

- Qu'est-ce qui vous est arrivée pour que vous vous retrouviez ici ? murmura t-elle à Angèle, elle aussi blottie près du feu.

Angèle se tourna vers Chance un peu plus vivement qu'elle ne l'aurait voulu. Elle n'avait pas envie de parler des circonstances. Elles n'appartenaient qu'à elle et à elle seule. C'était son errance. Et elle n'avait rien à apporter.

"Je me suis endormie, tout comme vous, je suppose.", finit-elle par répondre.

Une semi-vérité derrière laquelle elle avait l'habitude de se cacher.

La tieffeline se raidit imperceptiblement lorsque la paladine tourna vers elle son regard glacé. Était-elle réellement la même femme qu'elle avait rencontrée quelques mois plus tôt ou n'en avait-elle que l'apparence ? Elle finit par hausser les épaules et reporta son attention sur les flammes, la seule lueur de réconfort en ce lieu. La réponse d'Angèle avait visiblement coupé court à toute velléité de dialogue et elle se mura à nouveau dans le silence.

Le semi-drow grelottait près du feu, serré dans ses vêtements trempés qu'il refusait de quitter, et il lui fallut un peu plus de temps que les autres pour cesser tout à fait de trembler. Sa constitution de drow ne lui faisait décidément aucun cadeau, jamais. Puis il laissa son regard se perdre dans la contemplation des flammes - une activité qu'il aurait pu poursuivre longtemps. Si longtemps, quand rien d'agréable ne l'attendait ailleurs...

Ils demeurèrent un moment à se réchauffer en silence. Puis il se rappela la guerre en cours, son corps abandonné sur Toril, et soupirant, murmura de mauvaise grâce :

"Etes-vous prêts à repartir ?"

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Réchauffé, il se sentait mieux. L'occasion de penser à autre chose qu'à leur simple survie... à des questions, par exemple. Pourquoi tout ceci ? Comment s'en sortir ? Qui leur disait qu'après ces cinq épreuves, ils pourraient s'en repartir par où ils étaient venus ? Auraient-ils des séquelles ?

La liste était non exhaustive. Et il pourrait aussi rajouter les questions de ses compagnons, qui devaient avoir leur lot également, sans doute assez proches des siennes. Ou peut-être pas. Les mines sinistres des autres laissait à penser qu'ils remuaient des pensées plus directement liées à leur situation désespérée. Quoi, encore une épreuve ? Cela s'achèverait-il seulement ? Voilà ce qu'ils pensaient peut-être.

Allons bon. Il avait déjà assez avec ses interrogations pour rajouter des conjectures quant à celles des autres, non ?

Lothringen proposa de poursuivre. Pour sa part, il était suffisamment ragaillardi, physiquement, du moins. Pour le reste, il craignait quelque peu la suite, malgré son optimisme...

"Prêt." fit-il simplement.

-Ah, en voilà une bonne initiative ! s'était exclamé Taliesin en entendant les paroles du Manostien.

Faute d'avoir trouvé de quoi fendre le crâne de Mornagest, il s'était également rapproché du feu. Tandis qu'il se réchauffait, nulle grande pensée, nulle grande question n'avait occupé son esprit : juste l'attente du moment où, enfin, ils pourraient passer à la suite. Son impatience, évidemment, n'était pas motivée par un enthousiasme quelconque. Simplement, puisqu'il n'y avait qu'une seule manière de progresser dans ce cauchemar, autant ne pas lambiner en route. Plutôt ils s'y mettraient, plus tôt ce serait terminé.

Ce fut donc avec une sorte d'entrain qu'il bondit sur ses pieds et renfila sa tunique.

La tieffeline ne répondit pas. Comment pouvait-on se sentir prêt à affronter la suite ? Elle lança un regard de travers à l'elfe dont l'insouciance et l'enthousiasme l'agaçaient. Mais ne se serait-elle pas comportée de la sorte dans la même situation, quelques mois plus tôt ? Comme si rien n'avait d'importance ? Son insouciance à elle lui manquait, mais c'était le genre de chose qu'on perdait et qu'on ne retrouvait jamais ; une pensée lugubre de plus qu'elle se mit à ressasser sombrement.

Néanmoins, elle se retrouva sur ses deux pieds assez rapidement, réchauffée et disposée à les suivre. Peut-être que leur prochaine destination serait plus agréable que la dernière. Son propre optimisme la surprit, si bien qu'elle se demanda si sa dernière pensée lui appartenait réellement.

Angèle se leva. Elle ne se sentait pas vraiment prête à repartir, attirée par la chaleur et la lumière du feu. Mais les autres étaient prêts et il leur fallait repartir. Elle se leva à regrets. Leur halte bienvenue avait agi comme un placebo et il lui semblait ne plus ressentir la fatigue ni aucune douleur. Un apaisement bienvenu. Il faisait bon de recouvrer ses forces.

"Prête aussi."

Elle se sentait un tantinet inquiète. Et en même temps, pressée d'en terminer. Retarder l'échéance, c'était comme reculer pour mieux sauter.

Comme fois précédentes, ils joignirent leurs mains sur le pilier et ...

En provenance d'ici

Exténué par le manque de sommeil et la sensation d'avoir affronté le grand froid et une très longue marche pendant des heures, Lothringen rouvrit ses yeux ensommeillés dans la clairière qu'il ne connaissait maintenant que trop bien. Il ressentait une fatigue musculaire indéniable, mais il ne parvenait pas à savoir si elle était réelle ou imaginée. Était-ce un rêve ? Ou avait-il réellement vécu une brève partie du passé de son compagnon ?

Il était seul, pour l'instant. Il aurait le temps de se torturer les méninges en réfléchissant à la question, s'il le souhaitait. Et même s'il ne le souhaitait pas, d'ailleurs.

Et donc, il était de retour... à son point de départ... et comme précédemment, il rentrait le premier. Le semi-drow, perclus de courbatures, alla s'asseoir de nouveau contre un pilier. Trois d'entre eux étaient noircis désormais. Il se sentait épuisé, au physique comme au moral - au physique par un périple de trois jours à travers les montagnes gelées de l'Epine Dorsale du Monde, sans la moindre nuit réparatrice au milieu, au moral par des images qu'il ressassait en boucle sans parvenir à les congédier de son esprit. Si tout ceci avait un sens, il commençait à le sentir dans ses membres moulus : extraire de lui toute force, tout courage et toute fierté, jusqu'à ce que la résignation l'emporte.

Lothringen embrassa ses jambes repliées et ferma les yeux. Il s'attendait un peu à voir ses compagnons revenir dans la minute qui suivrait, mais ce ne fut pas le cas. Au contraire, il demeura ainsi suffisamment longtemps pour constater que le sommeil ne voudrait pas de lui. Aucun repos ne lui serait plus consenti, et pourtant, il sentait très nettement les muscles endoloris crier grâce, et les traits de son visage le tirer. Derrière ses paupières closes, il revoyait le meurtre commis par son compagnon, encore et encore. Sa tristesse seule semblait inépuisable...

La clairière sans étoiles. Elle n'avait pas changé. Toujours ce ciel vide et ce silence. Un feu qui commençait à peine à se consumer.

Il n'était pas seul. Il découvrit Lothringen, non loin de lui.

Le barde fut d'abord décontenancé : il avait vraiment été convaincu que l'épisode qu'il venait de vivre ne prendrait pas fin avant qu'il n'ait dû endurer quelque désagréable épisode.

Il fut ensuite déçu : c'est avec Mornagest qu'il aurait aimé se retrouver seul à seul. A n'en pas douter, ce tête-à-tête aurait pu s'avérer... intéressant.

Néanmoins, une occasion finirait bien par se présenter. Et sinon, tant pis : ce n'était qu'un cauchemar, après tout.

-Alors, conseiller, que vous est-il arrivé de beau ? s'enquit-il d'un ton badin. N'auriez-vous pas, par hasard, été transporté dans les souvenirs de l'un de nos compagnons ?

Outre être une figure onirique, le semi-drow était persuadé que tout cela n'était pas un simple songe. Dès lors, inutile de relancer le débat à ce sujet.

Il avait reconnu la voix avant même de rouvrir les yeux. Le barde semblait avoir une capacité à conserver un ton léger en toutes circonstances qui forçait l'admiration autant qu'il pouvait exaspérer : trouvait-il vraiment tout ceci amusant le moins du monde ?

« En effet », répondit Lothringen, surpris d'apprendre que telle était simplement la logique de ce troisième pilier. Mais qui donc avait décidé du donneur de souvenir pour chacun ? Le hasard ? Il n'en croyait rien. S'il avait vécu le souvenir de n'importe quel autre de ses compagnons d'infortune, il n'aurait certainement pas revêtu la même importance à ses yeux... « J'étais dans les montagnes gelées du grand nord de Féerune. La jeunesse du chancelier Mornagest, je suppose... Et vous-même ? »

Ah tiens, le conseiller avait plongé dans la mémoire du Mélandien... Cela ne le surprenait guère.

En fait si : maintenant qu'il y songeait, cela le surprenait. Puisqu'il rêvait, puisque ce cauchemar l'avait placé face à l'un de ses pires ennemis, la logique n'aurait-elle pas voulu que ce soit du passé de ce dernier - d'un passé imaginaire, bien entendu - qu'il soit témoin ?

Bah, les songes étaient par nature illogique. Inutile de se creuser les méninges pour si peu...

-J'ai eu droit à un petit voyage en votre cité, lors d'un tournoi auquel dame Angèle a participé, répondit-il simplement.

C'était étrange, compte tenu des circonstances, compte tenu que tout cela n'était qu'élucubrations de son cerveau endormi, mais il n'avait pas envie d'en dire davantage : divulguer ce qu'il avait appris à une tierce personne lui aurait semblé, en effet, d'une rare indélicatesse.

Le néant laissa place à une lumière aveuglante puis à un décor maintenant bien connu, presque réconfortant. Angèle était de retour dans la clairière, et dans son propre corps cette fois-ci qu'elle ne tarda pas à se réapproprier malgré son léger engourdissement.

De ce que Mornagest venait de vivre, il ne subsistait plus rien, hormis une impression de chute. Puis le rien se peupla de sons, de lumière, et il atterrit sur une surface herbeuse. Il avait réintégré la fameuse clairière aux piliers de cristal. La fameuse clairière où l'attendaient déjà trois de ses compagnons d'infortune.

Encore sous le choc de l'abominable moment de honte indicible qu'il venait de vivre, Mornagest fut presque tenté de pousser un long soupir de soulagement lorsqu'il constata qu'il se trouvait à nouveau dans la funeste clairière...

Quelle épouvantable mésaventure ! Taliesin avait-il réellement vécu pareil instant de gêne ? Ou tout cela était encore étranger et modifié par la magie des lieux ? Il soupçonna qu'il n'aurait jamais la réponse.

Secouant la tête pour tenter de remettre un peu d'ordre dans ses idées, il se redressa et remarqua alors qu'il était revenu parmi les derniers. Manquait Chance, sinon, tout le monde était présent.

"Hum. Euh... j'espère que votre épreuve n'a pas été aussi difficile que la mienne", fit-il maladroitement en guise de préambule. En parlant de maladresse, il recouvrait avec une certaine satisfaction la lourdeur de son corps et de son verbe hésitant. Parfait.

En apprenant que le barde avait vécu un souvenir de la paladine, Lothringen s'était demandé avec angoisse lequel des trois restants était allé fourrer son nez dans son propre passé. Et quelle que soit la période choisie, il n'y avait rien dans son lointain passé dont il aurait pu vouloir faire la confidence à un tiers... Rien qui ne mérite sa place au Mur des Infidèles, englouti par l'oubli.

La conversation était vite retombée et c'est avec un certain soulagement qu'il vit revenir Mornagest. Le guerrier avait l'air embarrassé, mais pas aussi éprouvé que lui-même, et il ne cherchait pas son regard : donc, ce ne devait pas être lui qui avait vécu son souvenir. Mais il y avait pire, et plus pressant : Mornagest était réapparu sous ses yeux avec son apparence d'autrefois, celle qu'il ne pouvait s'empêcher d'associer à son passé criminel, et le semi-drow revit défiler en un éclair tout ce qu'il venait de vivre – la fuite éperdue, les meurtres... Asta.

Alors que l'émotion menaçait de le submerger à nouveau, à tel point qu'il en avait les larmes aux yeux, il sut qu'il ne tiendrait pas jusqu'au bout.

Angèle était réapparue, totalement hébétée sans même remarquer la clairière familière qui l'entourait. Instinctivement, elle chercha Chance du regard. Elle ne la trouva pas. Tant pis, ou peut-être tant mieux. Si la confrontation arrivait trop vite, elle aurait du mal à maîtriser sa colère. Il fallait qu'elle se calme, et vite. Elle constata que les autres étaient aussi revenus. Elle regarda leurs visages en silence. Lothringen avait l'air bouleversé, les larmes brillant au coin des yeux.

Elle ne pleurerait pas. Elle ne ressentait aucun chagrin, simplement du dégoût. Et il fallait qu'elle sache ce qui avait poussé la tieffeline à commettre l'irréparable.

Chance, de retour d'un voyage en sous-sol

A son arrivée dans la clairière, Chance se sentait encore nauséeuse et considérablement affaiblie par la mort de son familier, quand bien même c'était celui d'un autre. Autour d'elle, les quatre autres étaient déjà là. Lothringen était assis par terre, apparemment ému, les yeux dans le vague. La paladine, en colère, la toisait d'une mine ostensiblement dégoûtée.

La Couronne de Cuivre

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