La Couronne de Cuivre

" Non... A priori, ils sont généralement près des falaises... mais ceux-ci sont sans harde... C'est difficile de savoir ce qu'ils vont faire. A mon avis, ils ont été envoyés par les leurs pour nous harceler... Ils peuvent être n'importe où."
Léon secoua la tête, les lèvres pincées.
" S'ils étaient fatigués, ils ont sûrement descendu le courant... plus loin de Montequine... et plus praticable... Je pense que nous pouvons commencer par chercher par là. L'eau est glaciale en cette saison. Même avec leur poil, ça doit les affecter. Il n'ont pas pu rester longtemps dans la rivière."
Léon paraissait d'accord avec la jeune femme.
" Restons de ce côté-ci. Rien ne prouve qu'ils ont traversé. Vu la boue qu'il y a sur les berges, nous retrouverons aisément leur trace..."
Ils se mirent donc en marche sur la berge, toujours protégés par le couvert des arbres. Des bouleaux et des saules disputaient de temps en temps l'espace aux sapins, offrant un sous-bois moins morne et plus verdoyant. Les rives étaient accidentées, parfois herbeuses, parfois rocailleuses. Ils progressèrent de longues minutes, aux aguets, et allaient renoncer lorsqu'Astrée aperçut des crins coincés dans les branches d'un arbre qui surplombait l'onde. Ils persévérèrent donc encore un moment, suivant les méandres du cours d'eau, jusqu'à ce qu'enfin, une piste apparaisse dans la terre meuble, de l'autre côté du courant. De loin, ils distinguèrent des traces de sabots, puis une trouée dans les sureaux qui poussaient à proximité. Rien d'autre.

Ainsi, ils avaient bien descendu le courant. Et traversé la rivière. La bonne nouvelle, aux yeux d'Astrée, c'était qu'ils n'avaient aperçu aucune trace de Madeleine. Cela devait signifier qu'elle était encore vivante, sinon ils auraient certainement abandonné son corps quelque part. Le pourquoi de cet enlèvement restait entier, mais le pistage requérait toute son attention et l'empêchait de se poser trop de questions. Il fallait les retrouver, et ensuite ils aviseraient... Elle espérait que la fillette n'était pas blessée, que les traces aperçues tout à l'heure n'étaient pas les siennes. Ils ne le sauraient qu'en la retrouvant...
Dans l'immédiat, il leur fallait traverser la rivière et continuer la poursuite. Astrée s'efforçait de rester concentrée, guettant toute présence animale alentours. Le pistage des centaures ne devait pas leur faire oublier les autres dangers des bois.

Ils traversèrent tous les trois, se trempant les bottes dans la rivière. Les pierres étaient glissantes, mais ils étaient adroits, le pied sûr, et parvinrent sans difficultés de l'autre côté. Les libellules voltigeaient aux alentours, au milieu de nuées de moustiques, et une grenouille fila sous les algues, dérangée dans sa sieste. Le bois résonnait des chants d'oiseaux mais il n'y avait nul signe de créatures plus dangereuses. Les plus petites fuyaient la présence humaine, les plus grosses... les guettaient peut-être depuis l'ombre. Quand les trois chasseurs rejoignirent la berge opposée, ils durent cependant déchanter : un seul des trois centaures avait quitté la rivière à cet endroit. Ce n'était pas le plus gros d'entre eux, mais il avait le sabot d'un bon cheval de selle. Isaure jura à mi-voix.

Astrée grimaça. Fallait-il suivre le centaure solitaire ? Ou descendre la rivière à la suite des deux autres ? L'eau était froide, ils n'étaient sans doute guère allés plus loin. Peut-être allaient-ils se séparer, à nouveau, pour brouiller les pistes ? Ils n'avaient aucun moyen de savoir lequel avait emmené Madeleine. Et s'ils se trompaient de piste, ils risquaient de perdre beaucoup de temps avant de s'en rendre compte.
Avec un soupir, elle essaya de mieux observer les traces... Mais s'ils portaient l'enfant, il n'y avait aucune raison pour qu'ils perçoivent le moindre signe de son passage. Elle finit par réfléchir à voix haute.
- C'est à se demander s'ils n'ont pas voulu, exprès, brouiller les pistes. Mais peut-être que je me fais des idées... Les autres sont peut-être sortis non loin, vu la température de l'eau. Je pense qu'il faudrait aller vérifier, voir vers quelle direction ils se dirigent. Rien ne dit qu'ils soient restés ensemble, mais si l'une des pistes parait se diriger vers l'un des secteurs où se trouvent les autres groupes, on peut la négliger, explorer les autres en priorité...
Elle soupira.
- Ou peut-être qu'il faut se séparer... Ca me semble risqué, mais d'un autre côté, si on part sur la mauvaise piste, on risque de parcourir des lieues avant de les rattraper et de s'en rendre compte.
S'ils parvenaient à les rattraper. Ces créatures devaient être capable de se déplacer très vite, du moins si la végétation le permettait. Et ils devaient se douter qu'on allait les poursuivre, s'ils avaient l'enfant. A moins que leur but soit justement de les attirer quelque part ? Et de les obliger à se séparer ? Seuls, chacun de leur côté, ils étaient plus vulnérables...

Léon et Isaure paraissaient aussi décontenancés qu'elle. Et nettement moins philosophes.
" Ils l'ont fait exprès. Mais en même temps, à quoi s'attendre d'autre ? demanda Isaure. Ils savent effectivement très bien que nous partirons à la recherche de Madeleine. Nous devons nous méfier. Nous devrions retourner à l'extérieur et chercher du renfort.
— Et perdre de précieuses heures ? Ils n'ont pas tant d'avance. Je suis pour que nous nous séparions. Toi et Astrée, vous suivrez l'isolé qui a pris ce chemin. Je continuerai près de la rivière. Si vous les localisez, surtout, vous ne tentez rien. Vous revenez en arrière."

Astrée secoua la tête. Oui, il fallait se séparer. Mais elle n'était pas d'accord avec la proposition de Léon. A croire qu'il voulait prendre tous les risques seul.
- Il n'est pas logique que nous soyons deux à suivre le centaure solitaire et que vous suiviez seul le groupe, c'est trop déséquilibré... Et surtout, s'ils se séparent à nouveau, quelle piste suivrez-vous ? Je suggère plutôt que Isaure et moi suivions la rivière. Bien entendu, nous ne prendrons aucun risque si nous les retrouvons.
Il aurait fallu se fixer rendez-vous, sans doute. Mais comment estimer le temps qui leur serait nécessaire pour atteindre l'animal qu'ils pistaient ? Il était clair qu'aucun d'entre eux ne ferait demi-tour avant d'avoir retrouvé Madeleine, ou d'avoir acquis la certitude qu'elle n'était pas sur cette piste. Cela pouvait prendre des heures...

Léon parut hésitant.
" Sans vouloir vous manquer de respect, Astrée, j'ai beaucoup d'expérience de la lutte... y compris contre les centaures. Le mâle dominant est un monstre de près d'une tonne. La moindre hésitation, la moindre erreur, et c'est la mort assurée. Quand les humains combattent, les cavaliers sont supérieurs aux fantassins non pas parce qu'ils sont protégés, perchés sur leurs montures... mais parce que la masse d'un cheval au galop enfonce n'importe quoi. L'animal qui est parti dans cette direction est sûrement moins dangereux que ceux qui ont continué par la rivière... mais je suis un vétéran. Vous n'en avez jamais vu."

Astrée grimaça.
- C'est vrai, je n'ai pas votre expérience et je serais certainement bien démunie si jamais je devais affronter un centaure, donc je n'ai pas l'intention de prendre de risque. Mais je persiste à dire qu'il faut que deux d'entre nous descendent la rivière. Si jamais les deux centaures se séparent, ce qui est probable, et que vous êtes seul sur leur piste, vous devrez négliger une des traces et peut-être perdre trop de temps sur une fausse piste. Cela dit, je comprends que vous vouliez rester sur la piste du mâle dominant... Je propose donc que l'une d'entre vous nous accompagne le long de la rivière, et que l'autre suive la piste du centaure isolé puisqu'il vous semble moins dangereux.
Il semblait considérer que l'animal parti seul était le moins dangereux des trois, il lui paraissait donc assez logique que ce soit elle, la moins expérimentée, qui le suive. Mais il rechignerait sans doute à la laisser partir seule. Quoiqu'il en soit, elle se rangerait à son avis pour la répartition des pistes, pourvu qu'ils soient deux à descendre la rivière.

Léon hésita un moment.
" Vous viendrez avec moi. Isaure, tu les connais, tu connais les consignes de sécurité. Si tu le trouves et qu'il est seul... Ne le tire que si tu es certaine de le tuer.
— Bien sûr."
Le chasseur posa l'index dans son menton, indiquant probablement l'angle le plus efficace pour venir à bout de la bête.
" Bonne chance." dit-il.
La jeune femme acquiesça, salua Astrée d'un signe de tête, puis s'enfonça dans la trouée entre les sureaux. Léon se tourna vers la rôdeuse.
" Restons de ce côté-ci. Il est probable qu'ils essaient de se rejoindre tôt ou tard, ils auront sans doute traversé."

Astrée acquiesça d'un signe de tête. La consigne donnée à Isaure l'avait mise mal à l'aise, mais elle s'efforçait de le dissimuler. Pour les villageois, il semblait évident qu'ils devaient absolument tuer ces centaures s'ils en avaient la possibilité. Elle savait qu'elle n'en ferait rien elle-même, sauf éventuellement pour se défendre ou défendre quelqu'un. Et elle ne comprenait pas vraiment pourquoi ils en arrivaient à de telles extrémités. Ils disaient que le groupe de centaures leur causait de gros soucis. Mais quel genre de soucis ?
Elle n'osait pas questionner Léon à ce sujet. Il semblait si déterminé... Et puis, elle n'était qu'une étrangère après tout. Pourtant elle aurait bien voulu comprendre.
Elle se contenta donc de le suivre en silence, s'efforçant d'oublier ces questions gênantes, et de se concentrer sur l'observation des deux rives du cours d'eau. Léon risquait de ne pas lui faire confiance s'il devinait ses doutes. Et puis, finalement, leur objectif était de retrouver Madeleine, et elle y adhérait pleinement.

Ils se remirent en marche, Léon devant, Astrée derrière. Le bois à leur droite avait commencé à s'éclaircir. Les sureaux et les bouleaux laissèrent place à des hêtres, des chênes, quelques charmes, un sous-bois d'humus couvert d'herbes et de fougères, de troncs morts, de myrtilliers. Le terrain était nettement plus ouvert, offrant une diversité végétale formidable, mais nettement moins de cachettes. On devinait cependant le relief du terrain, qui commençait à s'élever non loin, et les arbres redevenaient plus nombreux. La rivière s'était apaisée, son flot s'écoulant paresseusement entre des berges plus hautes, plus difficiles à escalader. Léon procédait prudemment, scrutant à la fois le lit du cours d'eau et la forêt. Les buissons demeuraient nombreux, mais ils devaient repérer leurs cachettes longtemps à l'avance avant de se déplacer, ce qui les ralentissait sensiblement, d'autant qu'ils ne pouvaient s'écarter de la rivière. Après une demi-heure de marche, ils eurent cependant de la chance. La berge de la rivière s'était ouverte sur une tranchée, empruntée manifestement par de nombreux animaux pour boire. Dans la boue, on voyait clairement deux séries d'empreintes chevalines, la première appartenant au mâle, la seconde à un animal beaucoup plus petit. Il y avait du sang sur un tronc d'arbre un peu plus loin, une trace indistincte, à hauteur d'épaule humaine, réduite mais encore fraîche. Ils s'étaient enfoncés dans la forêt. Leur piste restait relativement aisée à suivre, car ils avaient piétiné l'herbe, déchiré la mousse, éventré la terre noire, sous le fracas de leur galop. Mais l'espace était désormais beaucoup plus à leur avantage : même si le sol était inégal, truffé de racines et de branches tombées, de pierres cachées sous un tapis végétal, même si certains arbres tortueux étendaient des branches basses près du sol, même si des buissons de ronces lançaient leurs lianes épineuses au travers du passage, ils avaient désormais la place de se mouvoir dans n'importe quelle direction, à des vitesses plus élevées.

Astrée sentait le pessimisme l'envahir au fur et à mesure que la végétation s'éclaircissait. Les centaures pouvaient désormais galoper et les distancer aisément. Elle regrettait de ne pas avoir emmené Prince : sur son dos, elle aurait pu suivre les suivre, peut-être... Mais ça en aurait été fini de leur discrétion. Et puis, elle n'aurait de toute façon pas été aussi vite qu'eux puisqu'il fallait détailler la piste...
- Ils ont accéléré l'allure. Ils vont sans doute plus vite que nous maintenant... On aura du mal à les rattraper, à moins qu'ils ne fassent halte sous peu.
Elle soupira.
- Et pourtant il faut qu'on continue. Ils ont sans doute Madeleine avec eux. A moins que ce ne soit celui qu'Isaure a suivi bien sûr, mais il faut en avoir le coeur net de toute façon... Et tôt ou tard ils devront s'arrêter, ne serait-ce que pour la nuit...

Ils cheminèrent dans le sous-bois, suivant la piste qui demeurait claire. Astrée nota cependant que les centaures étaient repassés au pas, peut-être fatigués par leur cavalcade. Jusqu'ici, à aucun moment, elle n'avait vu de traces de la petite fille. Pas un cheveu, pas un lambeau de vêtement. Rien. Il y avait juste ce sang, qui maculait parfois une feuille, parfois une écorce, parfois le sol, et que les mouches voraces l'aidaient à repérer. Mais rien ne disait qu'il appartenait à Madeleine.
Plus loin, ils aperçurent soudain l'éclat plus fort du soleil, et Astrée devina qu'il s'agissait d'une clairière. Les traces avaient pris cette direction, entre des hêtres plus jeunes, dont plusieurs branches basses étaient brisées. Ils distinguèrent bientôt le vert de l'herbe, presque aveuglant sous les rayons de l'astre diurne. Il y avait quelque chose là-bas, du bruit, du mouvement, la rôdeuse distinguait des ombres, mais ils étaient encore trop loin pour pouvoir identifier ce dont il s'agissait. Léon s'était arrêté, la flèche éternellement encochée dans son arc.

Astrée s'arrêta elle aussi, juste à côté de Léon. Elle aussi avait son arc en main, une flèche encochée. On lui avait répété que ces bois étaient dangereux, sillonnés de créatures féroces, elle se tenait donc prête à se défendre en cas d'attaque.
Elle suivit du regard la piste, tenta de scruter la clairière. Il y avait du mouvement là-bas, mais elle n'arrivait pas à distinguer ce qui en était la cause. Les centaures s'étaient-ils arrêtés, enfin ? Ou peut-être était-ce une autre bête, sans aucun rapport avec leur traque. Ils devaient s'approcher, en avoir le coeur net.
Elle fit silencieusement signe à Léon qu'elle avançait, et s'efforça de se faire le plus discrète possible, évitant de faire craquer la moindre brindille, se coulant d'arbre en buisson, lentement, tous les sens en éveil. Elle avait les yeux fixés sur ce qui se passait dans la clairière. Mais elle se surprit à guetter également, furtivement, les réactions de son compagnon.

Léon l'imita, empruntant une trajectoire légèrement différente, mais distante seulement de quelques mètres. La forêt bruissait de vie, ce qui dissimula leurs quelques indiscrétions. Ils parvinrent en bordure de la clairière à peu près au même moment et découvrirent le même spectacle : une harde de biches en occupait le centre, broutant tranquillement les fleurs sauvages. C'était un beau groupe, d'une quarantaine d'individus en bonne santé, une trentaine de biches, une dizaine de faons graciles, et un superbe dix-cors au large poitrail qui se déplaçait avec grâce entre elles. Un spectacle magnifique.

Astrée s'arrêta quelques instant, son arc baissé, observant le spectacle merveilleux qu'offrait la harde. Les bêtes semblaient paisibles et insouciantes, à mille lieues des dangers qui hantaient sans doute d'autres parties de la forêt. Elle s'attarda un bref instant sur la démarche un peu maladroite d'un tout jeune faon, guidé par sa mère. Il se dégageait tant de sérénité de l'endroit qu'elle en aurait presque oublié sa frustration de s'être mise en alerte pour rien.
Puis elle s'arracha à sa contemplation et se remit en marche, le plus discrètement possible pour ne pas déranger les biches, faisant signe à Léon de contourner la clairière. La piste reprenait certainement de l'autre côté.

Astrée prit par la droite, Léon par la gauche, afin qu'ils puissent contrôler toutes les issues possibles de la clairière. Les biches continuaient de brouter, tranquilles, leur pelage roux miroitant sous le soleil printanier. Les yeux au sol, dans les branches, partout autour d'elle, la rôdeuse tâchait de retrouver trace des grands animaux qu'ils pistaient, tout en restant à couvert. Le sous-bois redevenait plus touffu, des monceaux d'orties et de ronces formaient d'épais buissons encadrés de fougères superbes, des hêtres tortillards se muaient en monstres fantasmagoriques et des jonquilles éparses illuminaient l'humus de taches d'or.
Et puis Astrée eut à nouveau le regard attiré par les biches, d'abord sans savoir pourquoi. Et puis, au milieu de tout ce troupeau de dos, elle en vit un plus grand plus massif, dissimulé par ses semblables, mais pas tout à fait. Elle n'en voyait pas grand chose, car les biches formaient un amas presque compact au centre de la clairière, mais il y avait là une croupe trop ronde et un dos trop large. Ou peut-être pas, car les animaux avaient bougé, et ce qu'elle avait vu, ou cru voir, avait disparu.

Astrée s'arrêta net, fixant la clairière et le troupeau. Elle avait cru voir... Non, ce n'était pas possible, elle avait dû rêver. Elle fronça les sourcils, regardant encore. On aurait dit un animal plus grand. Sa croupe... ne serait-ce pas celle d'un cheval ? Elle l'avait à peine entrevue...
Elle hésita. Après tout, il n'était pas complètement impossible que le plus petit des deux centaures soit là, dissimulé au milieu de la harde. Et que l'autre, peut-être, soit reparti. Elle n'avait pas achevé le tour de la clairière. Mais... Madeleine ? Y avait-il la moindre chance qu'elle soit ici, dissimulée elle aussi par le troupeau ?
Elle hésitait sur la conduite à tenir. S'avancer dans la clairière ferait fuir les biches, provoquant peut-être une réaction agressive du centaure, ou plus probablement sa fuite... du moins si elle n'avait pas rêvé.
Le plus simple était sans doute d'achever doucement le tour de la clairière, pour retrouver la piste et rejoindre Léon. Si elle découvrait clairement les traces de deux passages, cela signifierait que ce qu'elle avait vu était un effet de son imagination. Et dans le cas contraire, il lui faudrait aviser, se concerter avec Léon. Leur objectif était de retrouver Madeleine, pas un centaure isolé. Mais tout en avançant et en guettant des signes de passage, elle jetait de fréquents coups d'oeil sur le troupeau, pour essayer d'apercevoir à nouveau l'animal.

Et elle l'aperçut. Une seconde fois, puis une troisième. Il était large comme deux biches, au minimum, parfaitement immobile, malgré le mouvement autour de lui. Il y avait toujours suffisamment d'animaux autour de lui pour en masquer les détails du corps. Elle ne pouvait voir que ce dos, que cette croupe. Mais la bête devait être à genoux, pour paraître aussi petite. A moins que ce ne soit quelque chose d'autre. Un cheval sauvage. Un cerf difforme. Une illusion. Astrée atteignit une piste la première, deux lots de traces qui partaient vers un épais taillis de ronces. On voyait encore les traces du passage des créatures, mais les branches élastiques des buissons avaient déjà commencé à cacher leur fuite. Léon survint quelques secondes plus tard, hésitant à diriger sa flèche vers les broussailles ou la clairière.
" Nous sommes pratiquement à découvert, lui chuchota-t-il. Ces grands troncs ne nous offrent qu'un angle de protection..."
Dans la clairière, une des biches tendit l'oreille.

Astrée hocha la tête en silence, et s'efforça de rester parfaitement immobile dans l'ombre d'un arbre, le temps que l'inquiétude de la biche s'apaise. S'ils faisaient le moindre bruit, ils allaient faire fuir la harde et trahir leur présence.
Tous les sens aux aguets, elle lui fit signe d'avancer encore, en direction du taillis qui les dissimulerait mieux et les éloignerait du troupeau.
"J'avais cru voir quelque chose qui ressemblait à un centaure, dans la clairière, murmura-t-elle aussi bas qu'elle put, mais j'ai dû l'imaginer..."
Pourtant... Il y avait quelque chose là-bas. Un cheval, un cerf ne se tiendrait pas ainsi immobile, cela n'avait pas de sens. Mais ce ne pouvait être un centaure puisqu'ils avaient retrouvé deux pistes s'éloignant de la clairière... Ou bien était-il revenu ? Ils auraient trouvé une autre piste dans ce cas... à moins que, dans cette partie dégagée de la forêt, ils sachent masquer leurs traces ?

Astrée en était encore à se poser cette question lorsque le taillis qu'ils allaient atteindre explosa subitement juste devant eux. Des feuilles jaillirent dans tous les sens comme deux énormes animaux s'en extrayaient dans un bond. Elle eut à peine le temps de les voir, roulant sur le sol dans un bienheureux réflexe, pour ne pas être heurtée. Ils paraissaient gigantesques, comme l'avait dit Léon, et emportés par leur élan, ils la dépassèrent avant de faire volte-face. Le chasseur avait plongé dans la direction opposée et elle le vit se redresser, apparemment, indemne, et bander son arc. Un mâle gris venait à sa rencontre, presque humain jusqu'à la taille, complètement cheval ensuite, la robe argentée, les crins noirs. Astrée entendit le bruit d'une cavalcade comme les biches filaient hors de la clairière, droit dans leur direction. En tournant les yeux pour voir déferler cette débandade, la rôdeuse vit le second centaure revenir vers elle, une femelle au corps équin noir de jais, l'arc bandé, qui paraissait bien décidée à l'épingler sur l'humus.

Surprise par l'attaque, trop prise par ses pensées et ses doutes, elle n'avait eu le temps que de se jeter sur le côté. Elle savait, pourtant, qu'ils tendraient peut-être une embuscade...
Elle vit Léon, plus rapide qu'elle, peut-être moins surpris ou moins hésitant, se relever d'un bond et bander son arc alors qu'elle en était encore à se redresser. Et la femelle revenait déjà vers elle, arc bandé. Par réflexe, elle bondit à nouveau sur le côté, espérant éviter la flèche que la femelle s'apprêtait à décocher. Il était trop tard pour utiliser son propre arc, elle n'avait pas le temps de le bander : sa seule chance était de fuir en zigzagant et se dissimuler dans le taillis.

La flèche, un trait noir et effilé, se planta dans un arbre voisin avec un son mat : une fraction de seconde plus tôt, la jeune femme l'aurait prise dans la gorge. Elle fit alors volte-face pour détaler, se servant du flot de biches comme d'un rempart, puis s'en détachant vers des fourrés épais, peut-être de l'aubépine, elle n'eut pas le temps de regarder. Mais il y eut comme un roulement de tonnerre, juste derrière elle, et elle eut tout juste le temps de s'écarter de la trajectoire d'une énorme créature rousse, plus grosse que les deux précédentes, qui freina dans l'humus en creusant des tranchées de terre noire de ses sabots. Il se retourna, fit face à la rôdeuse, et vint droit sur elle. C'était le fameux mâle dominant qui, malgré sa masse imposante, avait les traits d'un homme encore très jeune. Armé d'un épieu, caparaçonné de cuir, il leva son arme et la prit en chasse, la forçant à reculer vers la clairière.

Prise en étau entre le mâle immense et la femelle qui avait sans doute bandé à nouveau son arc, Astrée sentit la panique l'envahir. Elle n'avait aucune chance de s'en sortir. Aucune. Elle recula, si affolée qu'elle s'entravait dans les ronces, se dirigeant droit vers la clairière et les flèches de la femelle.
- Je vous en prie, ne me tuez pas ! se surprit-elle à supplier d'une voix blanche. Mais pourquoi auraient-ils une once de pitié ?
Elle détacha un instant son regard du mâle pour jeter un coup d'oeil vers la clairière, s'attendant à recevoir une flèche, prête à plonger sur le côté, à tenter de fuir encore... Mais comment leur échapper ?

Sa supplique n'eut aucun effet sur les centaures qui, peut-être, n'en comprirent même pas le sens. Le mâle avait dressé son épieu pour la frapper et paraissait déterminé à en finir, lorsqu'une flèche fusa juste devant lui, le manquant de peu. Pris au dépourvu par ce trait venu de nulle part, il se cabra, pivota sur les postérieurs, et fila dans la direction d'où venait la flèche. La femelle noire, de son côté, s'était portée vers Léon. Astrée vit alors que le trait vagabond avait touché le mâle gris dans son flanc humain, pénétrant la toile de ses vêtements. Il contemplait d'un air absent les plumes vertes de l'empennage qui dépassaient de sa blessure et glissa sur un genou. Le chasseur montequin, qui avait roulé à distance et profitait du couvert d'un arbre, banda son arc pour ficher une seconde flèche dans l'animal. Concentré, il n'en eut cependant pas l'occasion car la femelle noire, arrivant à pleine vitesse, volta à proximité puis lui décocha une ruade en pleine tête, d'une telle violence qu'Astrée vit, littéralement, le crâne se fendre et une gerbe violacée en jaillir, éclaboussant les feuilles mortes alentours.

Astrée vit les sabots du centaure fracasser le crâne du chasseur. Il était... mort... Comme ça, en un clin d'oeil. Et ils allaient revenir vers elle... Elle resta un instant pétrifée, paralysée par la peur.
Puis, mue par un instinct de survie, elle s'arracha brutalement au macabre spectacle, et se mit à courir de toutes ses forces en direction du taillis. Fuir, se cacher, était son seul espoir. Même si elle avait désespérément conscience qu'ils étaient plus rapides qu'elle, qu'une flèche risquait de l'atteindre d'un instant à l'autre, qu'elle était perdue.

Elle se mit donc à courir et pendant un moment, il sembla qu'elle allait parvenir à s'enfuir sans que personne ne la poursuive, car elle n'entendit nul galop derrière elle. Sans doute la femelle noire s'était-elle un instant soucié du mâle blessé. Ou alors était-elle en train de bander son arc pour faucher Astrée en pleine course... Mais celle-ci atteignit un rideau de buissons épais, protecteurs, bifurqua à droite, à gauche, dévala un petit ravin, remonta le lit vide d'un ruisseau, courut et courut encore, les poumons en feu, de plus en plus loin... vers l'orée du bois... du moins l'espérait-elle...

Puis le tonnerre gronda. Un roulement sourd, sonore, se rapprochant, interminable, ébranlant le sol de la forêt... vers la droite... Le temps qu'elle tourne la tête, le mâle roux était sur elle, fusant au travers du sous-bois, lancé dans un galop dément, le regard furieux, le poitrail couvert d'écume... Elle put à peine esquisser un mouvement qu'il la heurta de plein fouet, la renversant sur l'humus. Il l'avait touchée de son épaule équine, aussi ne passa-t-elle pas sous ses sabots et fut seulement bousculée. Malheureusement, une racine tortueuse, traître, l'attendait cachée sous les feuilles mortes et elle ressentit une douleur sourde à la tête.
Et puis plus rien, juste le néant.

...

...

...

...

...

Quand Astrée reprit connaissance, il faisait nuit, et elle reposait sur l'humus froid. Elle avait mal à la tête, aux épaules, partout en réalité. Elle essaya de bouger mais constata que ses chevilles et ses poignets étaient liés. Son corps couché dessinait une ombre sur le sol de la forêt. Un feu brûlait, quelque part derrière elle, trop loin pour qu'elle en ressente la chaleur, assez près pour qu'elle en voit la lumière. Elle avait froid et soif, surtout.

Astrée referma les yeux. Elle avait trop mal à la tête pour penser. Elle se répéta, plusieurs fois, qu'elle était vivante, comme si elle n'arrivait pas à en prendre conscience. Elle revoyait le mâle foncer sur elle, avec la certitude qu'elle était perdue, qu'elle ne pouvait lui échapper. Elle aurait dû se réjouir d'être en vie, mais la faim, la soif, les douleurs dans ses membres, et surtout les cordes qui lui liaient les mains avaient raison de tout élan d'optimisme. Tout était flou... Pourquoi l'avait-on attachée ? Qui ? Les centaures ne l'auraient pas laissée vivre, ils étaient fous de rage, décider à la tuer. Peut-être l'avaient-ils laissée pour morte, et avait-elle été capturée par... quelque chose d'autre ? Des ogres, peut-être ? Ou une quelconque autre créature décidée à la dévorer ? N'avait-elle survécu aux centaures que pour connaître une fin pire encore ?
Ces questionnements ne faisaient qu'empirer son mal de crâne. Elle n'avait pas le courage de lever la tête, d'essayer de voir où elle se trouvait. Quelque part en forêt. Elle n'avait pas la force d'essayer de fuir, trop secouée par ce qu'elle venait de vivre. Elle sentait la terreur, le désespoir, lui brouiller les idées. Elle allait mourir... Elle garda les yeux fermés, le temps que la peur reflue, qu'elle réussisse à reprendre ses esprits.

Tandis qu'elle essayait de retrouver un semblant de calme, rien ne se produisit. La nuit résonnait de petits bruits familiers : le cri hanté d'une chouette, le bourdonnement d'un insecte, le craquement des branches dans le vent, le passage d'un rongeur dans le tapis de feuilles mortes... De temps en temps, les braises du feu, derrière elle, craquaient et si elle n'avait été accaparée par son tourment intérieur, elle aurait pu deviner les étincelles rouges s'envolant avec la fumée, dans les ténèbres au-dessus des flammes. Petit à petit, d'autres sons lui parvinrent, le bruissement d'une conversation, inaudible, murmurée, trop lointaine. Son corps était endolori et le demeurerait certainement un long moment. Elle sentait quelque chose de poisseux sur son front, lui collant les cheveux, vestige de sa chute.
Oui, c'était sans doute un miracle qu'elle soit vivante...

Petit à petit, elle sentait ses pensées devenir moins floues, la terreur refluer. Un peu. La peur demeurait présente. Elle était attachée, elle avait mal partout. Mais elle était vivante... Elle entendait la nature environnante, ces mille et un petits bruits qui d'ordinaire avaient le don de l'apaiser. Tout semblait calme autour d'elle. Et ses ravisseurs, quels qu'ils soient, n'étaient pas trop proches puisqu'elle ne pouvait comprendre ce qu'ils disaient.

Elle songea à la dernière fois où elle s'était trouvée attachée, avec Reynald enchaîné au mur, et son coeur se serra. Ce jour-là, sa présence lui avait donné confiance, il lui avait indiqué un moyen de s'évader, un rongeur... Trouvant même l'énergie, malgré leur situation difficile, d'un sourire optimiste, avec ses yeux toujours pétillants de malice qu'elle aimait tant. Mais aujourd'hui il n'était pas là pour lui redonner espoir d'un simple regard. Et selon tout probabilité, elle risquait fort de ne plus jamais le revoir... Une détresse insondable l'envahit. Il était loin, alors qu'elle avait tant besoin de lui. Trop loin pour lui venir en aide. Et il ne saurait jamais ce qui lui était arrivé. Il allait s'inquiéter, la chercher peut-être. En vain... Elle sentit des larmes perler à ses yeux, et dut se faire violence pour les contenir, pour ne pas céder au désespoir.
Elle serra les dents, les poings. Non, ce n'était pas le moment de songer à cela. Elle inspira lentement, se forçant au calme, cherchant à recouvrer son sang-froid. Il fallait qu'elle se sorte de là. Seule. Elle devait trouver un moyen de fuir. Et finalement, peu importait de savoir qui l'avait capturée et pourquoi, du moment qu'elle parvenait à mettre le plus de distance possible entre elle et lui, et à quitter cette maudite forêt.

Elle finit par ouvrir les yeux, essayant de deviner ce qui se passait autour d'elle malgré l'obscurité, de savoir qui -ou quoi- se trouvait près du feu, et où exactement. Discrètement : il ne fallait pas qu'ils la remarquent. S'ils ne se rendaient pas compte qu'elle était éveillée, cela lui laisserait la latitude nécessaire pour trouver un moyen de défaire ses liens. Et la méthode utilisée la dernière fois pouvait encore marcher : il y avait forcément des rongeurs dans les parages. Il suffisait d'entrer en contact, et de le convaincre de lui venir en aide. Elle devait absolument réussir.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine