La Couronne de Cuivre

Louison ne se formalisa pas du refus. Elle sourit tranquillement et repartit d'un ton badin.

"En même temps, à Manost, on a presque fatalement un membre de notre famille qui est soi prêtre soi paladin ou qui en connaisse un. Nous sommes partout ... Avant, ils étaient tous helmites et là ..."

Elle secoua la tête comme pour se chasser une mauvaise penser de l'esprit.

"Je ne sais pas vraiment ce qui viendra après."

Louison prit un biscuit à son tour et mangea sans vraiment de conviction. Séraphin quant à lui but plutôt une gorgée de thé. Tout dans son aspect physique laissait à penser qu'il faisait très attention à sa ligne. Il hésita quelques instants avant de murmurer.

"Moi, si j'avais eu le choix, je serais devenue prêtresse de Sunie ..."

Il poussa un soupir théâtral qui fit sourire Louison.

"Le monde est mal fait."

Chance sourit elle aussi. Son regard balaya brièvement Séraphin de la tête aux pieds puis elle répondit :

- Oh, vous auriez été parfait. Parfaite. Très bien quoi. Peut-être qu'il n'est pas trop tard.

Peut-être qu'il n'était pas trop tard non plus pour elle, pour se trouver un métier plus honnête. Avoir à s'occuper d'un enfant pendant quelques jours lui avait totalement retourné la tête visiblement, voilà qu'elle se prenait à rêvasser à une existence plus paisible. N'importe quoi ! Parfois elle espérait que quelqu'un soit là pour lui taper dessus lorsqu'elle devenait aussi niaise.

Le temps d'un battement de coeur, Séraphin eut l'air sincèrement surpris et Chance le vit rougir brièvement. La seconde d'après, il repoussa un soupir théâtral et fit mine de remettre de l'ordre dans sa chevelure. Mais le sourire qu'il adressa à la tieffeline était réel de même que la joie qu'il lut dans ses yeux.

"Vous me flattez, très chère. Mais j'ai bien peur que même les sunites ne veuillent chez eux que les femmes ... authentiques ..."

Louison soupira à son tour mais de dépit cette fois, attristée par les doutes de son ami.

- Vraiment ? Sunie m'a toujours apparu comme une divinité fantasque et surtout ouverte d'esprit. Vous y auriez tout à fait votre place, je pense.

Fantasque, ouverte d'esprit, soit. Mais Sunie était aussi la déesse de la beauté, et Séraphin était indubitablement... très belle, trop belle. Mais c'est un détail qu'elle n'ajouta pas à haute voix, de peur qu'il ne se mette à rougir pour de bon.

- Mais écoutez-moi ! Encore en train de donner des conseils ! La prochaine fois que ça arrive, surtout, arrêtez-moi, dit-elle en riant.

Séraphin eut un petit rire avant de tapoter affectueusement l'épaule de Chance.

"Et vous, vous êtes vraiment trop chou. Ce que vous me dites ne va pas entrer dans l'oreille d'une sourde, non, non. Ni même d'un sourd d'ailleurs. Louison arrête donc de rire comme ça tu vas finir par t'étouffer ma grande. Peut-être devrais-je écrire à la grande prêtresse, sait-on jamais."

La tieffeline lorgna un instant sur la main posée sur son épaule avant de sourire timidement.

- Oh, euh, hum... à votre service.

Il n'y avait plus qu'à espérer que cela se passe bien. Ou que Séraphin oublie qui lui avait suggéré cette brillante idée si ce n'était pas le cas.

Mais cela ne changeait rien au problème : il fallait absolument qu'elle arrête de se prendre pour une conseillère d'orientation.

Séraphin suivit quelques instants le regard de Chance et retira sa main un tantinet gêné. Il reprit plus sérieusement.

"Et vous ? Vous n'avez pas trop peur pour ce procès ? Vous savez, les avocats et les juges peuvent être impréssionnants. Mais ce sont des êtres humains comme tout le monde. D'ailleurs, je ne sais pas si l'on vous l'a dit mais ma mère est juge. Ce qui ne l'empêche pas d'être une femme extraordinaire."

- Je suis un peu nerveuse.

Et c'était un euphémisme. La seule chose qu'elle avait trouvée jusque là pour ne pas se laisser submerger par la peur, c'était de ne plus y penser du tout. Cela marchait plutôt bien. Et le point positif, c'est que toute cette histoire la distrayait efficacement de ses propres soucis.

- Je ne suis pas timide, je peux parler publiquement sans me mettre à bafouiller. Seulement...

Seulement il n'était pas simplement question de s'exprimer en public, il était question de convaincre des gens de ne pas mettre à mort une personne, c'était un poil différent dans l'esprit de la tieffeline. Elle secoua la tête, comme pour chasser une mauvaise pensée.

- Mais j'imagine que beaucoup d'autres témoins se prononceront en faveur d'Arthemis, non ?

Elle lança un regard plein d'attente à Louison. Il fallait qu'elle lui dise que TOUT ne reposait pas uniquement sur ses épaules, c'était la seule chose capable d'apaiser ses craintes. Et surtout ce qui l'empêcherait de ne pas lâchement prendre la suite au moment crucial...

Louison rougit imperceptiblement et détourna son regard de celui de Chance.

"Mes soeurs ont persuadé certains soldats qui étaient avec elle sur le front de venir témoigner. Mais vous êtes la seule personne qui l'a vue après qu'elle ait quitté le champ de bataille. Bien sûr, certains l'ont vue emporter notre soeur gravement blessée mais je ne sais pas si cela va suffire."

Séraphin lui pressa l'épaule avant de s'adresser à Chance.

"L'important pour ne pas bafouiller, c'est de bien respirer entre chaque phrase. C'est ma mère qui me l'a enseigné. Et elle est juge donc elle sait de quoi je parle."

Séraphin se redressa sur son siège.

"Je crois que la meilleure façon de vous entraîner sera de vous confronter à une vraie juge. Et pour cela, je ne vois que ma mère. Si vous arrivez à parler devant elle sans être impressionnée, vous pourrez parler de n'importe quoi à n'importe qui. A l'heure qu'il est, je pense qu'elle est revenue du Palais de justice. Voudriez-vous que nous allions la chercher ? A mon avis, elle ne verra aucun inconvénient. Au contraire. Je suis sure qu'elle veut aider Louison autant que nous."

- Oui, pourquoi pas.

L'idée n'était pas mauvaise même si elle ne la faisait pas bondir de joie. Et puis, cela lui donnerait l'occasion de voir à quoi ressemblait la mère de Séraphin. C'était aussi l'occasion de savoir exactement à quel genre de questions elle allait devoir répondre et si certaines d'entre elles lui poseraient des difficultés. Elle n'aurait aucun mal à parler d'Artemis ou de tout ce qui s'était passé entre leur rencontre et leur séparation à Graelon, mais parler d'elle-même la dérangeait déjà un peu plus et il était préférable de savoir dans quelle mesure elle serait contrainte de le faire.

Séraphin eut un sourire espiègle et Louison se leva.

"Je vais la chercher. Le temps que tu enlèves ta robe, tout ça ..."

Elle fila avec un petit rire avant qu'il n'ait eu le temps de répondre. Séraphin nullement offusqué haussa les épaules. Passèrent plusieurs minutes silencieuses avant qu'elle ne revienne accompagnée de la femme à crinière blonde que Chance avait entrevue au palais de justice. Elle était impressionnante même en vêtements civils et gratifia la tieffeline d'un léger signe de tête avant de demander.

"Alors, c'est vous que je dois entraîner ?"

Bien, droit au but, pas de préambule superflu, cela lui allait très bien...

Si Chance était impressionnée par la mère de Séraphin, elle n'en laissa rien paraître -quoique des yeux attentifs auraient pu remarquer qu'elle se tenait tout à coup beaucoup plus droite sur sa chaise.

- En effet. Je vous remercie de m'accorder un peu de votre temps.

Bien qu'aucune demande explicite n'eut été formulée, Séraphin se leva pour lui laisser la place et la juge prit place en face de Chance. Elle prit le temps de s'installer, le dos droit et les mains posées sur la table avant de prévenir.

"Je vais jouer à la fois le juge et les avocats. Ainsi, vous serez préparée. Nous allons commencer par le plus facile : dites-moi donc votre nom et d'où vous venez."

Elle-même n'avait pas pris le temps de se présenter.

Commencer par le plus facile ? Tout était relatif. Cette question anodine lui posait déjà des difficultés. Chance fronça les sourcils et sembla hésiter à répondre. Dans le coin de la pièce, Augustin était là, immobile, bras croisés et yeux braqués sur la tieffeline. Elle aurait aimé qu'il lui dise quoi répondre mais il restait désespérément silencieux.

- Je m'appelle Chance et je viens de...

Elle avait le choix entre la vérité et un demi mensonge, et la vérité était impossible à dire. Tout le monde se moquerait bien de ce qu'elle avait à dire si elle lâchait en plein procès qu'elle était mélandienne.

- Je viens de... Je ne me rappelle pas. Je me suis réveillée au milieu de nulle part, dans une maison. Tout ce qui s'est passé avant est un mystère.

Si une réponse de ce genre arrivait à contenter la juge, alors elle estimerait avoir passé le pire en terme de questions personnelles. Ou du moins le croyait-elle... Augustin ne disait toujours rien mais elle pouvait voir du soulagement dans ses yeux.

La juge leva la main en signe d'apaisement avant de l'interrompre.

"Contentez-vous d'éléments sur lequel vous n'avez aucun doutes. Les jurés détestent être dans le flou. Ils ont besoin de ressentir de l'empathie, de connaître, presque de toucher ... Racontez-moi donc la première fois où vous avez vu Arthémis. J'imagine que ce n'était pas sur le champ de bataille. Où étiez-vous ?"

La tieffeline remarqua quelques signes de nervosité dans la façon dont elle bougeait ses mains. Visiblement, le sort de la soeur de Louison l'affectait elle aussi.

Elle avait pensé qu'il aurait suffi de décrire exactement comment les événements s'étaient déroulé, mais non, il fallait aussi qu'elle s'attire la sympathie des jurés, comme si une telle chose était possible ! Elle commença à se demander à quel point cet exercice était une perte de temps avant de remarquer le tremblement des mains de la juge. Était-ce de la nervosité ? Venait-elle de prendre conscience qu'elle ferait un bien piètre témoin et qu'ils n'avaient aucune chance de gagner le procès avec elle ?

- Elle est arrivée un soir à la porte, elle traînait sa sœur derrière elle, elle tentait de la mettre à l'abri, mais... elle était déjà morte.

A coté d'elle, Louison blêmit et se leva d'un coup pour quitter la pièce. Séraphin sortit à son tour pour la rattraper. Chance et la juge se retrouvaient donc seules. Celle-ci avala difficilement sa salive avant de murmurer.

"Je connais Louison et ses soeurs depuis qu'elles sont toutes petites. Séraphin jouait avec elles quand il était petit. Déjà que perdre l'une d'entre elles est pénible, si une autre est condamnée ..."

Elle resta silencieuse avant d'esquisser une ombre de sourire.

"Continuez, vous vous débrouillez bien."

Chance regarda Louison quitter la pièce, puis Séraphin. Elle avait peut-être annoncé ça de façon trop abrupte... quoi qu'elle ne voyait pas vraiment comment ménager Louison. Décrire ce qui s'était passé de la manière la plus simple qui soit, c'était là tout ce qu'elle pouvait faire. C'était une bonne chose qu'elle ait choisi de partir car la suite n'allait pas être plus agréable à entendre.

L'ombre de sourire qu'elle aperçut sur les lèvres de la juge ainsi que ses paroles la rassérénèrent quelque peu. Elle hocha la tête et continua :

- Nous l'avons aidée à enterrer son corps, dans le jardin... mais ce n'est que le lendemain que j'ai vraiment pu lui parler. Elle m'a dit qu'elle était manostienne et que ses sœurs l'attendaient là-bas. Nous, on cherchait à fuir les combats et à rejoindre Gräelon. Je lui ai dit qu'elle ferait mieux de nous accompagner. Et c'est ce qu'elle a fait.

"Voila qui ressemble bien à Arthémis, dit la juge avec un léger soupir, elle n'aurait jamais laissé des civils partir sans les protéger. Ce n'est bien sûr pas ce qui est recommandé en temps de guerre mais ... Et j'imagine que vous n'étiez pas nombreux et pas armés ? Ce détail risque d'avoir une importance cruciale. Si nous parvenons à mettre en avant qu'elle voulait simplement vous permettre de passer la frontière vivants ... Mais je vous en prie, continuez."

Chance hocha la tête.

- Oui, nous n'étions que deux et mon état de santé a rendu le voyage difficile, la présence d'Arthemis fut donc la bienvenue. Quand les portes de Graëlon furent finalement en vue, un camp de soldats manostiens nous barrait la route. Nous n'avions aucune raison de penser qu'ils n'aideraient pas des réfugiés, surtout qu'Arthemis était à nos côtés, alors nous sommes allés les voir pour leur demander de nous laisser entrer. Dès qu'ils ont reconnu Arthemis, ils l'ont enfermée, sans lui laisser le temps de s'expliquer, sans lui poser la moindre question. Le voyage m'avait épuisée et leur interrogatoire encore plus, alors je n'ai pas... je n'ai pas vraiment cherché à intervenir. J'avais peur de me retrouver enfermée moi aussi.

La juge hocha la tête.

"Je vois ... Et cela ne me surprend pas. Je crois que vous avez bien fait de garder le silence car ils vous auraient effectivement enfermée. Il va de soi que vous n'auriez pas pu témoigner non plus. Mais vous êtes là et je suis sûre que votre témoignage est susceptible de nous aider. Je ne sais pas qui sera chargé de l'affaire. Mes confrères sont tous différents. Dans tous les cas, nous devons parer à toute éventualité. Il faudra par exemple que vous ayez les pieds propres."

Ainsi, elle avait eu raison de se méfier de l'excès de zèle des soldats manostiens qui les avaient accueillis. C'était effrayant de se dire qu'elle était passée à deux doigts de la prison. Mais tout cela était derrière elle maintenant, même si une voix lui chuchotait que le pire était peut-être à venir.

C'est surtout la dernière phrase de la juge qui la surprit. Elle avait sûrement mal compris ce qu'elle venait de lui dire car elle ne voyait pas très bien ce que ses pieds venaient faire dans cette histoire.

- Pardon ?

La juge - Chance découvrirait plus tard qu'elle se nommait Gwendoline Doyle - eut un petit sourire.

"Vous avez bien entendu. Mes collègues ... ont parfois de drôles d'habitude. L'un d'entre eux est sourd comme un pot et il faut hurler pour se faire entendre. Un autre pense que la probité va de paire avec la propreté des pieds. Une autre n'a pas d'humour du tout ... Je ne sais pas lequel d'entre eux sera chargé l'affaire mais il faudra bien que vous ayez les pieds propres. Dans l'affaire qui nous occupe, je pense que c'est vital."

Chance observa la juge et tenta de discerner si celle-ci plaisantait ou non. Est-ce que quelqu'un lui demanderait réellement d'enlever ses chausses en plein procès pour vérifier qu'elle avait bien les pieds propres ? Non, visiblement la juge Doyle ne plaisantait pas du tout. Un jour, la tieffeline finirait par ne plus être étonnée de rien. Un jour.

- Je tâcherai de prendre un bain avant le procès, répondit-elle en souriant.

Ce n'est pas comme si cette requête la répugnait particulièrement, au contraire.

Mais Doyle ne plaisantait pas, seul un petit sourire trahissait ce qu'elle pensait des habitudes du vieux juge.

"Je vois que nous nous comprenons. Je ne saurais aussi que vous conseiller d'éviter les chaussures à trop de lacets : trop à défaire et trop à remettre surtout ... Sinon, le procès continue sans vous, croyez en mon expérience."

- Je vois. Hors de question de porter ces bottes-ci alors, dit-elle en exhibant ses bottes montantes à lacets.

Ses vêtements, ses cheveux et maintenant ses chaussures... Elle se demandait bien si elle arriverait à conserver quelque chose.

- Est-ce qu'il y a autre chose que je devrais savoir ?