La Couronne de Cuivre

" Peut-être pas autant que vous le craignez, dit Nremyn. Et les gens ne se montreraient pas agressifs avec vous. Mais ils vous considéreront rapidement comme une victime... Un être acculturé qui a été privé de ses racines. Ils considéreront que vous êtes une perte pour la nation elfe. Surtout un elfe du soleil : vous êtes si rares, si précieux... Ils ne vous en voudront pas, cependant. Vous n'êtes pas responsable de l'endroit où vous avez été élevé... Mais vu votre attitude... et votre adhésion à l'univers qui vous a recueilli... Je peux imaginer que vous trouviez rapidement les choses désagréables."

-Cela ne m'empêcherait pas d'être compréhensif. L'avantage, quelque part, d'avoir passé l'essentiel de ma vie sur les routes, de n'avoir jamais appartenu au moindre groupe depuis que j'ai quitté le toit de mes parents adoptifs... C'est que j'ai vu beaucoup de lieux, de gens, de cultures, de fonctionnements différents en tant que simple observateur : cela aide à ne porter aucun jugement, à essayer de comprendre, simplement, tout en respectant...
Il jeta un nouveau regard autour de lui.
-Hum, ne pensez-vous pas que le capitaine aurait déjà dû revenir ?

" Pas forcément. S'il a eu l'impression qu'ils pouvaient régler le problème directement, ils l'auront fait. Ramener le combat à l'Ecureuil est plus risqué : non seulement le navire est exposé, mais vous l'êtes, vos enfants, et notre cargaison. Après, si la situation est plus compliquée, ils prendront le temps d'évaluer nos options. Forcer le passage s'il y a une épave en travers de la route, c'est potentiellement très dangereux... Et le village humain qui se trouve un peu en amont a peut-être été attaqué, lui aussi. Bref, s'ils ne sont pas de retour à la nuit, il sera temps de s'inquiéter."
Il reporta son attention sur les berges.
" Ça ne doit pas être évident, d'être un apatride. Vous observez tout, mais n'appartenez à rien."

-Je n'appartiens à aucun état, à aucune communéuté mais... les choses ont toutefois radicalement changé depuis quelques temps, puisque j'ai désormais un foyer, une famille, des amis.... Cela me change tellement que si je m'écoutais, je renoncerais définitivement à ma vie d'aventures pour ne plus guère bouger de chez moi. il a d'ailleurs fallu une manière de complot pour me pousser a entreprendre ce voyage.
Il jeta un regard en coin au gobelin.
-Et là, maintenant, tout de suite, j'ai tendance à penser que c'était une mauvaise idée.

L'elfe sourit.
" La vie est dangereuse pour tout le monde. Même quand on vit chez soi, on peut trébucher dans les escaliers. Vos garçons sont déjà grands, pour des humains. Je suis certain qu'ils parviendraient même à occire quelques gobelins, s'ils y étaient contraints. Mais ne vous en faites pas. Cela n'arrivera pas aujourd'hui. Pour le reste... Mieux vaut qu'ils sachent ce qui les attend au dehors, vous ne croyez pas ?"

Il eut un sourire triste.
-Leurs parents ont été tués pendant la dictature. Victor a été adopté par ma compagne, mais nous avons tous été enlevés. Suite à cela, il est venu me retrouver dans ma prison, nous nous sommes évadés ensemble puis avons de concert traversé les Rocheuses du Dragon, la Lorien, la vallée du Nirvana et la Trouée : ce périple a évidemment été émaillé d'incidents, il a tué son content de créatures hostiles avant de manquer être tué par des mercenaires. Baptiste, lui... Il a été déporté dans l'empire mélandien, où il a été esclave pendant plus d'un an avant d'être enlevé par des Bainites qui l'ont ramené dans leur temple en vue de le torturer et de le sacrifier. J'ai pu le sauver de justesse, quoiqu'il se soit étonnamment bien défendu. Et je vous passe toutes les tristes péripéties qui ont émaillé la fin de notre séjour à Melandis.
Il soupira.
-Mes enfants savent à quel point le monde extérieur peut être horrible. J'espérais de ce voyage qu'il leur montrerait qu'il n'est pourtant pas que cela.

L'elfe l'avait écouté avec attention et pinça finalement les lèvres. Sans doute ce récit le confortait-il dans son impression première : que les humains étaient une espèce capable du pire. Sans doute du meilleur, parfois, mais pas souvent.
" Votre voyage sera à l'image de la vie : complexe. Avec ses moments splendides et ses moments troubles. Vous ne pouvez pas en attendre davantage, et vous verrez, peut-être serez-vous heureusement surpris. Mais partir à l'aventure et penser qu'il ne pleuvra jamais... Ce n'est pas très raisonnable. Mais une fois encore, je pense que même en restant au creux de votre famille, vous n'auriez pas pu vous préserver du réel."
Il sourit.
" Ne vous en faites pas. Ce n'est pas parce qu'il y a des gobelins sur la rivière que les choses sont mal engagées. Cela leur fera des choses à raconter en rentrant."

-Bien sûr. Simplement, en me basant sur mes précédents séjours dans la vallée du Nirvana, je pensais que nous devrions au pire nous défier de quelques bandes de loups. Non que des gobelins me terrifient, ne vous méprenez pas. Simplement, ce n'était pas ce que j'avais imaginé pour mes enfants.
Il soupira.
-Mais ce qui est fait... est fait. Pour l'heure, l'important est de bien négocier cette péripétie.

" Je me demande vraiment dans quel coin de la Vallée vous vous êtes promené. Elle est célèbre pour sa magie et ses mystères... Or avouez qu'une bande de loups..."
Il eut un mouvement sur la berge, et le capitaine Voronwë apparut, suivi de ses trois hommes. Nremyn les salua de la main, puis descendit de la cabine pour venir leur installer la passerelle. Quelques minutes plus tard, l'escouade était sur le pont.
" Ils ont torché la Bergeronnette. A mon avis pendant qu'ils dormaient, cette nuit. Elle s'est coincée en travers du passage et il va falloir la débiter si nous voulons passer. Nous avons liquidé une douzaine de verts mais nous n'avons pas vu le gros de la troupe. Soit ils se sont repliés dans les terres, soit ils sont montés vers Faisan-l'eau. A première vue, ils ont suivi la berge... mais nous ne sommes pas remontés jusque là."

La bonne nouvelle, c'est que les gobelins ne représenteraient plus un danger dans l'immédiat.
La mauvaise nouvelle, c'est qu'ils les rencontreraient peut-être plus loin, sur la rivière.
Et la deuxième mauvaise nouvelle, c'est qu'ils allaient prendre du retard.
Il se demanda subitement si le capitaine ne lui ferait pas une ristourne sur le prix du voyage : ne lui avait-il pas garantit une arrivée en trois jours ? Cela ne semblait-il pas déjà illusoire ?
L'idée, qui n'avait rien de sérieux, l'amusa au point qu'il dut réprimer un sourire.

" Taliesin et moi-même en avons occis quelques uns." disait Nremyn.
Le quartier-maître s'était écarté.
" Et vous en avez ramené un à bord... Où as-tu mis ta tête, Myn ? Tu sais que ça pue et que ça tache horriblement.
— Je voulais l'examiner.
— Maudit mage. Ce n'est pas toi qui vas nettoyer, évidemment."
Il fit signe à l'un des deux autres elfes, qui ouvrit des yeux scandalisés mais fila aussitôt chercher un seau.
" Ce n'est pas un clan de la région, dit Voronwë en retournant vers le gouvernail.
— Jusqu'à aujourd'hui."

Le barde marqua une hésitation puis décida de se lancer.
[color=#FFFFF66]-Que voulez-vous que je fasse, capitaine ?[/color]
Celui-ci ne lui avait pas signifié qu'on n'avait plus besoin de lui : soit c'était un oubli, soit il entendait encore recourir à ses services. Dans un cas comme dans l'autre, mieux valait être fixé.

" Pour l'heure, rien de spécial. Je ne pense pas que vous allez adorer débiter du bateau cramé. Les gosses peuvent remonter si vous le désirez mais je ne peux pas garantir qu'il n'y aura pas de viande grillée au programme."
On avait largué les amarres, le mage incantait à la proue, et l'Ecureuil reprit sa remontée de la Sylvestre.
" Nous serons au site dans une quinzaine de minutes. Ensuite, nous en aurons bien pour une heure de travail."

-Très bien.
Sur un sourire poli, il regagna la cale pour expliquer la situation aux garçons : ils avaient encore un peu de temps s'ils souhaitaient s'aérer un moment sur le pont. Quant à la suite... Il ne s'interdisait pas de participer aux travaux : les efforts physiques ne lui faisaient pas peur et si cela pouvait accélérer leur progression...

Les deux garçons sortirent de la cale avec bonheur : même Baptiste aspirait à l'extérieur, au bruissement de la rivière, à la verdure tout autour d'eux.
" Alors ? Vous avez tué des gobelins, pas vrai ? Combien ?!" s'exclama Victor en bondissant autour du barde.
Baptiste sourit et s'assit sur un banc. Une seconde plus tard, il portait les doigts à son nez. Il avait l'odorat fin du cuisinier et l'elfe continuait à frotter la tache avec acharnement... et manifestement peu de résultats.

-Le capitaine et ses hommes en ont tué une douzaine, le mage et moi six. D'ailleurs, j'aurais dû demander à Nremyn de prélever quelques organes sur le corps qu'il a ramené sur le pont pour l'examiner...
Il eut un sourire taquin, redevint sérieux.
-Le reste de leur bande s'est éloigné, même s'il est possible qu'ils aient continué à longer la rivière. Dans l'immédiat, cependant, nous n'aurons pas affaire à eux. En revanche, il faudra dégager le passage, pour l'heure obstrué par le bateau qu'ils ont incendié.

" Et comment tu as tué les gobelins ?! Ah, t'es barde, pourtant, pourquoi tu résumes comme ça ?
— Les bardes content généralement les aventures des autres, dit Baptiste.
— Ben je serai pas barde, alors. Parce que moi, je serai le héros !"
Baptiste gloussa.
" Moi je parierais de loin... parce que tu n'as aucune tache de sang vert puant sur les vêtements. A l'arc, sans doute."

-Bien observé : j'ai effectivement utilisé l'arc, ainsi que le renfort de quelques chiens célestes en manière de diversion. Nremyn, lui, a évidemment utilisé ses sorts.
Il regarda la tâche qui salissait toujours le pont, revint à Baptiste.
-Tu veux en prélever un peu pour tester dans une future recette ?

" Je crois que si je fais ça, je vais me prendre un coup de serpillère, et ensuite, je serai préposé à la fin du nettoyage. Mais je vais noter : le sang de gobelin tache durablement le bois, même elfique. Et pue. C'est déjà pas mal pour un début."
Victor s'était levé et regardait vers l'amont.
" A mon avis, on en croisera d'autres. Tu pourras cuisiner leur foie et voir si c'est mortel pour les elfes.
— Ça donne la diarrhée." intervint Nremyn en retraversant le bateau de la proue à la poupe.
Les deux enfants se tournèrent vers Taliesin.
" Il a dit quoi ?!"

Il rit.
-Que le foie de gobelin donne la diarrhée. Gare, les gars : si vous en avez jamais douté, voilà la preuve qu'il comprend le commun !
Il retrouva son sérieux.
-Sinon... Nous devrons rester un moment à proximité de l'épave : comme je vous le disais, il faut dégager la voie. Comme il risque d'y avoir... des victimes calcinées, rien ne vous oblige à demeurer sur le pont.

Ni l'un ni l'autre ne bronchèrent. Ils ne semblaient avoir aucune intention d'abandonner le pont.
" Je regarderai vers l'arrière, dit Baptiste. Je n'aime pas tellement... rester en bas et entendre les bruits... ça me fait travailler l'imagination..."
Il haussa les épaules, embarrassé.
" Est-ce que je peux aider à démantibuler le bateau ? Je nage super bien ! Puis les cadavres, ça me fait pas tellement peur."

Il hésita.
-Je comptais proposer mon aide au capitaine. Pet-être que si je lui promets que je te surveillerai, il te laissera me seconder. Mais j'examinerai d'abord la zone pour m'assurer que ce n'est pas trop dangereux.
Si ce n'était pas le cas, pourquoi l'empêcher de donner un coup de main ? D'autant que l'endroit ne serait pas non plus envahi de corps - corps qu'il regarderait quoi qu'il advienne, le connaissant.

" Trop génial ! Merci !" s'exclama Victor en lui sautant au cou, avant de s'éloigner en bondissant comme un cabri dans une danse de la guerre qui se transforma en faux mouvements à l'aide d'une épée invisible.
Les elfes — et Baptiste — lui jetèrent des regards un peu incrédules, auxquels le gosse fut bien sûr complètement hermétique.
Pendant ce temps, l'air autour d'eux s'était chargé d'une odeur puissante de brûlé. Le bateau n'était sans doute plus très loin.

Il se tourna vers l'amont, espérant que le spectacle qu'il découvrirait sous peu ne serait pas trop macabre et, surtout, que la zone ne serait pas trop dangereuse, sans quoi il aurait causé une fausse joie à Victor.
Des gobelins venus d'une autre région et assaillant un bâtiment juste avant leur passage... C'était quand même une tuile.
Il n'avait pas menti à Nremyn : l'incident en lui-même ne l'inquiétait pas. Il était juste désolé pour Baptiste, auquel il n'avait cessé de répéter que le monde n'était pas empli de monstres. Et voilà qu'ils en croisaient alors même qu'ils n'avaient pas encore atteint leur destination...
D'un autre côté, peut-être cela serait-il positif. Peut-être le petit garçon, constatant qu'on pouvait surmonter ce genre de mésaventures, aurait-il un peu moins peur de ce monde extérieur dans lequel il lui faudrait bien vivre tôt ou tard.

La Bergeronnette fit son apparition et l'Ecureuil ralentit aussitôt pour s'immobiliser à une dizaine de toises. La barge humaine avait brûlé... et brûlait encore. Elle était peu profonde, et on devinait qu'elle avait été actionnée à la rame, même si celles-ci avaient toutes disparu. Tout l'avant du navire avait basculé dans l'eau, noirci, fumant. L'arrière, un peu soulevé, dégageait des volutes de fumée noire, signe que quelque chose se consumait à l'intérieur, sans doute en cale. Les amarres furent jetées à des arbres voisins, mais les elfes gardèrent leur navire en milieu de rivière : ils n'avaient manifestement pas l'intention de s'approcher des rives. Le quartier maître commença à empiler des outils sur le pont : haches, maillets, ciseaux à bois, scies, cordes et pitons, principalement. Nremyn, lui, posa une petite boîte en bois un peu plus loin, puis prononça un seul mot. Un éclair de lumière verte tomba de nulle part et la boîte se métamorphosa en une barque.
" Trop fort, je veux la même !" s'exclama Victor.
Le mage sourit, fier de son effet. Même Baptiste s'était retourné.

Il sourit.
-Ta meilleure chance d'obtenir quelque chose d'approchant, c'est... d'entreprendre des études de magie !
Il se tourna vers Nremyn.
-Pensez-vous que je peux me permettre d'aller trouver le capitaine pour lui dire que Victor et moi voudrions donner un coup de main ? s'enquit-il, en elfique.

Victor observait la barque sans oser l'approcher vraiment, la détaillant les yeux mi-clos, comme s'il cherchait le piège. Nremyn sourit à Taliesin, un peu malicieux.
" Ça dépend de votre capacité à résister aux gros yeux. Si vous n'avez pas peur des gros yeux, alors allez-y. Mais si vous avez peur et que vous le montrez... Aaah..."
Son sourire s'élargit.
" Les elfes de la lune, c'est comme les loups. Le mâle alpha montre les crocs, vous montrez le flanc, il vous accepte. Mais si vous repliez la queue entre les jambes, alors il va avoir l'impression que vous êtes un couard et que vous ne valez pas la viande qu'il vous laisse."

Il songea au fait qu'il avait réussi à devenir temporairement le second de Squale, ce qui le fit sourire.
-J'ai déjà eu affaire à d'autres capitaines : je pense pouvoir m'en tirer, parvenir à ne pas paraître couard tout en lui témoignant le respect qui lui est dû.
Et comme il ne servait à rien de perdre du temps... Il s'en alla sans tarder trouver le maître du bord.

Voronwë était sur le point d'entrer dans sa cabine mais il s'arrêta en voyant le barde approcher. Il croisa les bras et ne dit rien, l'observant avec une légère méfiance.
" Vous ne devez pas vous inquiéter, dit-il finalement. Nous serons à l'heure dite au lieu-dit. La Rêverie nous permet de naviguer même de nuit."

Il sourit.
-Oh, ce n'est pas pour cela que je viens vous trouver : cela ne m'inquiète en rien et quand bien même devrions-nous avoir un peu de retard, ce sont les aléas du voyage ! Non, je voulais simplement vous demander la permission d'aider au déblaiement : je me vois mal rester à me tourner les pouces sur le pont tandis que tout le monde travaille. Je voulais également savoir si vous accepteriez que mon plus jeune fils me seconde : il a besoin de se dépenser et les besognes fatigantes ne lui sont pas étrangères, puisqu'il aide quotidiennement aux travaux de la ferme, là ou nos vivons. Et en bon Luménien, il nage comme un poisson.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Sur la Sylvestre...