La Couronne de Cuivre

" Je pense que la nouvelle... n'intéresse pas grand monde, en fait, dit la jeune femme avec un haussement d'épaules gracieux. Mais les érudits de l'abbaye pourraient se montrer curieux... et alors vous les auriez dans les pieds. Ils ne sont pas méchants, mais vu que nous sommes sur leurs terres... Ils voudront avoir la primauté d'éventuelles découvertes. Si j'ai bien compris..."

-Ah...
Forcément, ça allait compliquer les choses. Mais il ne s'en inquiétait guère.
-J'ai été commandité par quelqu'un d'extérieur à l'Abbaye et j'imaginais lui réserver mes trouvailles... Mais peut-être m'a-t-il laissé quelques indications à ce sujet et, de toute façon, j'essaierai d'agir de manière à ne froisser personne.

" Mais l'abbaye n'est pas au courant, pour l'heure. Le mieux c'est de ne rien dire... et de jouer les ingénus en cas de soucis. Je veux dire, les vieilles pierres, ce n'est pas leur créneau... " dit-elle avec un léger sourire.
Yann reparut et son sourire s'élargit lorsqu'il aperçut la jeune femme. Il alla jusqu'à elle et l'embrassa chastement sur la joue.
" Tu es prêt ?
— Bien sûr."
Il se tourna vers Taliesin, un peu rougissant.
" Heu... Je sors pour la soirée... mais je vous emmènerai sur le site demain à la première heure !"

Il secoua la tête.
-Yann, vous ne devez pas vous justifier de votre emploi du temps et mon arrivée ne doit surtout rien changer à vos habitudes ! Je vous souhaite une excellente soirée à tous deux, et pour les ruines, ce sera au moment qui vous arrangera le mieux.

" Non, mais j'y tiens." dit le jeune homme tandis que sa compagne l'entraînait vers l'extérieur.
Ils furent avalés par la nuit. Mona reparut peu après, le sourire aux lèvres.
" Qu'est-ce qui vous ferait plaisir, Taliesin ? Je peux vous faire une tasse de thé ou vous servir un petit alcool du coin... Vous pouvez aussi décider d'aller prendre la température à la taverne. C'est rustique mais les gens se montreront accueillants, à n'en pas douter. Votre arrivée doit déjà être sur toutes les lèvres."

Il hésita.
-La perspective est tentante mais je crois qu'il vaut mieux que j'attende, avant d'aller à la taverne, d'avoir imaginé une explication crédible quant aux raisons de ma venue. Je vais donc rester ici ce soir et... je gouterais bien ce fameux alcool.

Les enfants bâillaient, cependant, et Baptiste lui souhaita bonne nuit avant d'entraîner Titus vers les étages. Victor, par contre, reparut et s'installa à table, comme si on allait lui offrir un verre à lui aussi. Mona revint avec une bouteille et servit un petit verre d'un liquide rouge vif à l'elfe.
" Ça a l'air très sucré, mais ça ne l'est pas. C'est de la liqueur d'églantier. Typique du village. Chaque maisonnée distille la sienne."
Elle s'assit en face de lui.
" C'est vrai que je n'avais pas songé à un alibi... Moi je pense que vous pourriez dire les choses comme elles sont. En cette saison, les clercs de l'abbaye n'ont pas le temps de s'occuper d'autre chose que des champs et des animaux."

-Vous êtes sûre qu'ils ne prendraient pas mal le fait que des fouilles aient été entreprises sans leur permission, sans même qu'on les informe ? Je ne voudrais surtout pas être un semeur de trouble...[/color)
Oh que non : il l'avait trop été par le passé.
-Par ailleurs, trouver un prétexte ne devrait pas être trop difficile. Tenez, j'aurais pu venir simplement pour vous rencontrer : Tim m'a dit que vous aviez une très bonne plume...

" Moi ?"
Elle rit.
" Ce garçon... ou homme, d'ailleurs... Je n'ai aucune idée de l'âge qu'il a, les lettres n'en disent rien, est un flatteur, voilà tout. Comment pourrait-il juger de ma plume sur une poignée de courriers très... fonctionnels ? Ah ces bardes... On ne fait pas plus fantasques..."
Elle le regarda en souriant.
" Je suis sûre que vous êtes un peu comme ça, vous aussi.
— Oh oui." intervint Victor.

Taliesin haussa les sourcils.
-Moi, fantasque ?
Il secoua la tête.
-Ne croyez surtout pas ce galopin : je suis le plus sérieux des bardes.

" Oh, j'ai vu qu'il n'était pas en reste, en matière de belles paroles, dit Mona avec un clin d'oeil. Je jugerai donc sur pièce."
Victor avait croisé les bras.
" Tout ce que j'ai dit était la vérité ! s'offusqua-t-il.
— Je jugerai sur pièce, j'ai dit. Je ne changerai pas d'avis.
— Je devrais vous raconter la fois où j'ai chevauché un dragon...
— Diantre. Garde bien ces bestioles loin de ma porcherie, tu veux ?"

Il se demanda si leur hôtesse craignait que Victor ne réveille les envies d'aventures de son propres fils.
-Je dois cependant abonder en partie en son sens : il a déjà vécu beaucoup de péripéties spectaculaires, pour un garçon de son âge.
Il se tourna vers l'intéressé.
-Mais l'elfe sage et responsable que je suis se demande s'il ne serait pas temps pour notre chevaucheur de dragons de monter se coucher...

" J'irai donc chevaucher des dragons dans mon lit ! s'exclama Victor en se levant.
— Sans réveiller les autres, je présume." dit Mona en riant.
Le petit garçon vint planter une bise sonore sur la joue de Taliesin, salua la veuve, puis s'éclipsa à son tour vers les étages.

Le barde, quelque peu surpris - il était rare que Victor se montre si affectueux -, souhaita bonne nuit au gamin et, quand il eut disparu, refit face à Mona.
-Je crains que vous n'ayez accueilli sous votre toi une bande de bavards invétérés. Même Baptiste n'est pas en reste, quand il se sent à l'aise... Mais il est possible que les fouilles nous fatiguent au point d'atténuer légèrement notre flots continu de paroles..

" Les fouilles ! Ça m'étonnerait que cela vous épuise ! Enfin, je suppose qu'il faudra commencer par des travaux de jardinage, surtout... pour éliminer la verdure qui a poussé... Heureusement, j'ai de bonnes paires de gants, si vous n'en avez pas. La Vallée Fertile est, comme son nom l'indique... très fertile. Mais je crains que la richesse de notre terre ne s'étende aussi aux mauvaises herbes de toutes sortes, surtout dans les coins forestiers."
Elle sourit doucement.
" Ça vous prendra bien toute la première journée, si les enfants aident. Sinon, il en faudra bien deux... Le lierre est coriace et à mon avis, des arbres auront poussé dans vos vestiges."

-Si c'est le cas, il nous faudra probablement les laisser en place : non seulement les couper puis enlever leur souche représenterait trop de travail mais, de surcroit, cela serait peut-être susceptible de ne pas plaire aux maîtres de la forêt... Quant au désherbage, je suis certain que les garçons m'aideront volontiers : comme je le disais, nous vivons dans une ferme et ils prennent plus que largement leur part aux différents travaux agricoles.

" Vous ne devez pas vous inquiéter des elfes, si c'est à eux que vous faites référence. La ruine est hors de la Lorien, dans un bois qui appartient à l'abbaye, entre ici et Champsdor. Les elfes n'ont aucun droit sur les arbres qui se trouvent hors de leur territoire : nous les exploitons à notre guise. C'est quelque chose qui ne fait l'objet d'aucune contestation, à ma connaissance... Maintenant, c'est vrai que si vous abattez un gros arbre sous le nez des clercs... Ils vont s'en rendre compte... Vous avez raison. Il faudra sans doute les contourner !"

Quelque chose lui disait que même s'il redoublait de prudence et de discrétion, les clercs finiraient par savoir ce qu'il manigançait et par venir le trouver... Mais il verrait bien le moment venu.
-Quoi qu'il advienne, je suis certain que nous trouverons une bonne solution, répondit-il, tranquille.

" De toute façon, comme je vous l'ai dit, ils n'ont pas de temps en cette saison, et je ne crois pas que les vieilles pierres soient leur créneau."
Elle sourit.
" Mais je papote, je papote, et vous devez être fatigué, vous aussi, après toutes ces longues journées de route. Vous ne devez pas hésiter à vous retirer : Yann rentrera tard. Vous savez comme sont les jeunes gens enamourés..."

Il acquiesça.
-Oui, d'autant que par mon métier, j'ai souvent contribué à leurs distractions... Mais du coup, je suis également un couche-tard : c'est donc avec grand plaisir que je m'attarde. Je pense également que je prendrai le temps de lire un peu, ce soir : je dois être efficace car je ne peux pas me permettre de demeurer trop longtemps absent de chez moi.
Il pourrait sans doute consacrer une veille aux fouilles mais... pas forcément beaucoup plus. Et il devrait penser à écrire à Galathée dès le lendemain, pour lui dire qu'ils étaient arrivés à bon port.

" Il y a une lampe à huile dans votre chambre. Prenez une bougie en montant pour l'allumer et vous serez tranquille. Si vous entendez des cris bizarres pendant la nuit, ne vous inquiétez pas... Les cochons font parfois un peu de raffut, mais on s'y habitue très vite. Je vous ferai du cochon de lait demain soir. J'espère que les enfants ne seront pas trop scandalisés, mais puisque vous vivez dans une ferme, vous devez avoir l'habitude des cycles naturels..."

-Ne vous en faites pas, je suis certain que ça ira, répondit-il avant de boire une nouvelle gorgée d'alcool - lequel était fort mais délicieux.
Bon, peut-être Titus ne comprendrait-il pas qu'on puisse élever des animaux dans le seul but de les manger. Mais il ne serait pas nécessaire de lui dire d'où provenait la viande...

" C'est assez original, barde-fermier, remarqua pensivement la veuve. Vous avez une grosse exploitation ? Vous vous spécialisez dans quelque chose ? Les gamins avaient l'air très excités par les porcelets, j'en déduis que ce n'est pas votre fond de commerce..."

-Tous deux ont grandi à Luménis et ne l'avaient guère quittée avant la dictature, expliqua-t-il. Mais le grand-père de Victor possédait une ferme et nous nous y sommes installé en compagnie d'un ami et de ses enfants. Ils avaient une exploitation près de Rosières, au nord d'ici, et au moment où nous les avons rencontrés... ils l'ont perdue à cause d'une bande de Rouge. Bref, quand les autorités luméniennes ont restitué son bien à Victor, nous avons décidé d'aller tous nous y établir : Guilhem exploite le domaine, qui n'est pas immense, et nous le secondons de notre mieux.

" Ah, c'est sûr que la gestion d'une exploitation, même modeste, demande des bras ! Ici, on s'en sort avec l'aide de deux ou trois personnes, ponctuellement, dans le village. La bénédiction de Chauntéa, bien sûr, écarte les maladies et les mauvaises naissances... mais le plus important, c'est l'affinité de Yann avec les bêtes. Ça doit vous sembler un peu ridicule, j'imagine, et c'est sûr que ce n'est pas très... glorieux... Un gars qui parle à l'oreille des cochons. Mais c'est presque vrai ! Il a vraiment un don... et nous avons un verrat de toute première qualité, qui tient son troupeau à l'oeil..."
Elle haussa les épaules.
" Nous ne traitons pas la viande, cependant. Ce serait trop de travail. Mais Urbain, plus bas dans le village, fait des charcuteries extraordinaires."

-Je ne trouve pas du tout ridicule le don de votre fils : au contraire, c'est particulièrement utile...
Il sourit.
-Vous ne devez pas vous fier aux apparences, Mona. J'ai beau être un elfe et j'ai beau avoir un métier qui sonne aventureux... Je suis quelqu'un de très simple. Mes parents adoptifs étaient des forestiers humains et dans le cadre de ma profession, j'ai surtout joué dans des auberges et des tavernes de village ou le long des routes... Certes, j'ai vécu pas mal de péripéties, surtout ces dernières années, mais la vie de fermier me plait assez et sans l'intervention de mon épouse et de Tim, je ne serai pas reparti en voyage avant longtemps ! Bref, en toute honnêté... Comme je le disais, le talent de Yann ne me parait pas ridicule, loin s'en faut.

" Vous êtes gentil de dire ça... et dans le fond, je m'en satisfais très bien. C'est son père qui lui a appris... Lui aussi avait un don avec les bêtes. Et son père avant lui... Un secret qui se transmet de père en fils. Vous devez connaître ça, vous aussi. Le plus jeune de vos garçons est un sacré bavard, en tout cas. Mais j'espère que vous nous ferez un petit récital, à l'occasion... Je suis sûr qu'Adeline, à la taverne, sera ravie de vous avoir, aussi... Le seul souci c'est que... nous n'utilisons pas d'argent entre nous et elle aurait du mal à vous payer... Mais vous auriez la bière gratuite pour les trois prochains mois !"

-Hum, je ne sais pas si ce serait très raisonnable, tant votre bière est... irrésistible. Mais justement à cause de cela, je ne sais pas si je serais capable de résister à une telle offre.
Il reposa son verre.
-Et plus sérieusement, je jouerai volontiers pour vous et, si cela se met, à la taverne. Puisque Tim a financé mon séjour, je n'ai pas vraiment besoin d'argent et de toute façon, le point qui m'a toujours paru le plus important et le plus intéressant dans mon métier, c'est essayer de faire plaisir aux autres.

" Attention, avec ce type de discours, vous allez être sollicité de partout. Nous voyons peu de monde... du coup, tout étranger, surtout aussi prometteur que vous, est une merveille potentielle !"
Elle rit.
" Mais vous êtes chez moi ! Je demande priorité !"

Il sourit.
-N'ayez crainte : vous l'aurez. Du moins si le désherbage ne m'abîme pas irrémédiablement les mains et si crier sur les garçons pour les faire tenir tranquilles ne ruine pas définitivement ma voix...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile