[Lieu] Le Delta de la Sereine

[Taliesin]

Voilà qu'ils se mettaient à mentionner l'époque où ils s'étaient connus, avant guerre... Ils ne l'avaient pas beaucoup fait jusqu'ici, parce que ladite époque était empreinte de mauvais souvenirs, liés aux bêtises que Victor avait commises sous l'impulsion de Baptiste. Mais il y avait aussi des souvenirs plus neutres, sinon bons, et les voir réémerger montrait assez que leurs relations s'étaient considérablement améliorées.
Dommage qu'il leur faille en rester là, du moins dans l'immédiat.
-Peut-être pourrez-vous le faire, un jour : je ne vois pas ce qui s'y opposerait, dit-il doucement.
Après tout, quand Baptiste serait adulte, il pourrait aller où il voudrait.

[Galathée]

" Bah, le temps qu'on y retourne, on aura oublié !" gloussa Victor.
Baptiste acquiesça.
" Je suis sûr qu'il raconte toujours autant d'horreurs. On gagne à oublier."
Victor hocha à son tour la tête, en étouffant en bâillement.
" Bon, dernière couche de baume et dodo. Heureusement que ça marche. On aurait l'air de framboises géantes."

[Taliesin]

Il sourit.
-Ce serait original. Mais je préfère, et de loin, que le baume soit efficace.
Lui-même n'avait rien de prévu pour le reste de la soirée. Ni même pour les petites heures de la nuit : la barge ne lui semblait guère indiquée pour des exercices magiques. Aussi s'abandonnerait-il sans doute au sommeil humain, en espérant émerger après l'aube.

[Galathée]

Il ne se passa rien de bien particulier les deux jours suivants. La barge luttait contre le courant paresseux de la Sereine, les trois chevaux étaient mis à rude épreuve, et sur le bateau, on paressait. Baptiste s'était installé près du capitaine et, en alternance, lisait et bavardait avec elle. Victor avait obtenu d'aller chevaucher sur le chemin de halage et il ne montait plus à bord que lorsqu'ils accostaient un moment. De temps à autre, on apercevait une barge qui les précédait, et parfois une autre qui les suivait, mais les méandres de la Sereine, ses roseaux et ses joncs, les dissimulaient le plus souvent au regard. Ils croisèrent par contre de nombreux bateaux qui venaient dans l'autre sens, portés par le courant, légers et rapides malgré leur chargement.
Au milieu du troisième jour, alors que le soleil se faisait plus rare, poursuivi par les nuages, ils aperçurent Eredhun, lovée autour du fleuve. Un peu avant d'atteindre la cité, la barge s'arrêta à hauteur d'un petit sanctuaire, perché sur une colline, et le capitaine et ses hommes prièrent un moment (sans quitter le bord) avant de repartir.
" Rive nord ou rive sud ?" demanda Anna à Taliesin.

[Taliesin]

-Je ne saurais vous dire. Tout ce que je sais, c'est que l'auberge qu'on nous a recommandée et où nous comptons descendre, le Saule Rieur, se trouve à proximité du Parc des Roseaux. S'il y a possibilité de nous en rapprocher, je ne dirai pas non, mais sinon... Nous nous débrouillerons sans souci.
Ce n'était pas un peu de marche qui allait leur faire peur.

[Galathée]

" Rive nord, dit alors la capitaine avec un sourire. On dirait que vous n'êtes jamais venu à Eredhun, je me trompe ?"
La ville était plus proche, désormais. Taliesin nota qu'elle semblait s'étendre davantage au sud, mais c'était peut-être une illusion et le manque de relief de la plaine empêchait d'en distinguer grand chose au delà des premières maisons. Il y avait des remparts côté Trouée, mais pas côté Vallée, où les maisons mais aussi des édifices plus gros et plus audacieux, s'avançaient dans la campagne d'herbes hautes, jaunies par le soleil. Sur la droite, dans la partie la plus éloignée de la petite ville, on distinguait une butte herbeuse, où trônaient quelques bâtiments gigantesques.

[Taliesin]

-J'y suis passé une fois, il y a quelques années, mais les circonstances étaient telles que je n'en garde guère de souvenirs. Alors oui, on peut dire que je vais découvrir la ville, répondit-il, souriant.
Les édifices imposants qu'il pouvait apercevoir devaient être des temples, si la réputation d'Eredhun était fondée. Nul doute qu'ils devaient valoir le détour, sur le plan architectural.

[Galathée]

Elle acquiesça, songeuse.
" Les deux gamins, vous les amenez pour leur noviciat ? Ou bien c'est un pèlerinage ?"

[Taliesin]

-Ni l'un ni l'autre, répondit-il d'un ton badin. Je conduis Baptiste au temple de Milil, où j'ai un ami, afin qu'on y soigne son bras. Quant à Victor, il a souhaité nous accompagner.
C'était, au fond, la seule raison de leur présence ici : s'il n'y avait eu cette hisotire de guérison, il n'était pas dit, en effet, qu'ils aient fait étape à Eredhun.

[Galathée]

" Alors méfiez-vous des prêtres, quand vous y serez. Ils sont prosélytes par essence et vos gosses ont exactement l'âge qu'il faut pour entrer en noviciat."
Elle pinça les lèvres.
" Enfin... En réalité, c'est une bonne carrière. Et l'exercer à Eredhun sans doute l'idéal. Mais ce n'est pas un endroit où on prend des décisions à tête reposée : il y règne comme... un parfum d'exaltation constant."

[Taliesin]

-Je veux bien le croire, vu la spécialisation de la cité.
Il sourit.
-Mais il n'y a absolument aucune chance pour qu'ils deviennent novices.
Pour Baptiste, il n'avait de toute façon pas le pouvoir de prendre une telle décision, puisqu'il n'était que son tuteur provisoire et le ramenait auprès de son père. Concernant Victor, c'était plus ou moins la même chose : n'étant légalement que son beau-père, seule Galathée aurait pu donner son aval et... elle était à des lieues et des lieues. Par conséquent, les prêtres qui tenteraient de mettre le grapin sur eux en seraient pour leurs frais.

[Galathée]

" Méfiez-vous de ce genre de déclarations. Les voies divines sont impénétrables et parfois plus assertives qu'on ne le croit. Nous sommes bien peu de choses quand les dieux décident de se mêler de nos existences."
Ils s'immobilisèrent un instant contre la berge, tandis qu'on dételait les chevaux. A l'intérieur de la cité, il n'y avait plus de chemin de halage et la barge devait progresser à l'aide de rameurs, lesquels montèrent à bord sans rien dire, manifestement habitués à la procédure. Ils portaient une sorte d'uniforme, s'installèrent aux places prévues, et se mirent en mouvement. La barge s'ébranla plus lentement et ils franchirent les limites d'Eredhun.