La Couronne de Cuivre

Albérich se laissa porter par la douce excitation qui flottait dans l'air. Contrairement à ce qu'il avait cru, la perspective de chasser la grenouille ne le rendait pas plus nerveux : il ne pouvait strictement rien y faire. Il ne doutait pas qu'il peinerait à remplir son quota, cependant, mais il était impossible de chasser la grenouille avant d'arriver sur son territoire.
Il ne chercha pas à suivre les conversations, se contenta de répondre aux salutations amicales qui lui étaient destinées, et se retrouva bientôt à marcher, les mains dans les poches, l'esprit libre, en cet instant, de tout nuage chagrin.

Peu à peu, la côte se paraît des signes annonciateurs de leur destination : au-delà de la plage, la terre se faisait plus humide, les herbes plus hautes, on voyait jaillir, de-ci, de-là, des bouquets de roseaux. Et ils dépassèrent au moins deux marres. Plus un petit trou d'eau.
Enfin, le groupe s'engagea sur un étroit sentier s'enfonçant dans les terres. Ils le suivirent sur quelques centaines de mètres, avant de s'immobiliser.
Alors, sans qu'aucun ordre ne fut donné, le branle-bas de combat proprement dit commença, et Albérich put constater que chaque génération avait des approches bien différentes de l'expédition à venir.
Ceux qui semblaient être les véritables chasseurs, avec leurs cuissardes et leurs vestes de cuir, continuèrent à s'éloigner sur le chemin, sans doute désireux de se tenir à l'écart du tumulte de la jeunesse. Rempart protecteur, les plus anciens, dont Elsbeth et Aidan, devisaient calmement, un peu plus près.
Quant aux jeunes générations, celle des trentenaires et surtout de leurs cadets, c'était les concernant un tohu-bohu sans nom. Contrairement à leurs aînés, ils semblaient se moquer du cuir protecteur, privilégier au contraire, pour leur expédition, le voyage léger, le strict nécessaire, abandonnant derrière eux la majeure partie de leurs affaires.
C'était là leur seul point commun et, en dehors de celui-ci, les approches étaient aussi diverses que variées, propres à chacun. Même s'il demeurait possible de discerner certaines tendances.
Les adultes faisaient dans la simplicité, pour la plupart, ayant tout l'air de tranquilles promeneurs, en dehors de leur attirail de chasse. Quelques-uns, plus farfelus, partageaient en revanche l'exubérance des adolescents. Parmi ceux-ci, les partisans d'une école que n'auraient pas reniée des rôdeurs, assurant que le camouflage était leur meilleur atout, entreprenaient de se couvrir de boue. Un clan opposé, s'inspirant, qui sait, des barbares, prisait à l'inverse l'intimidation et, par conséquent, se parait de peintures de guerre.
Les enfants suivaient l'une ou l'autre voie, ou la leur propre, accompagnant parfois les plus vieux de leur fratrie, leurs parents, ou, au contraire, demeurant regroupés entre eux. Une poignée d'adultes, cependant, demeuraient dans les parages, attentifs.
Quant à Thibault, il n'avait pas encore fait le choix de la technique qu'il emploierait. Mais déjà, une meute de gamins, d'adolescents ou de jeunes gens se pressaient autour de lui, réclamant l'honneur de l'accompagner. Il semblait pourtant que, sans exclure les regroupements, la quête des précieuses grenouilles demeurait avant tout affaire personnelle. Sans cela, pas de paris possibles...
-Tenez... dit Meera, surgissant à l'improviste et lui tendant, avec un sourire, panier d'osier et canne de bois.
Pour l'heure, aucun groupuscule ou individu isolé ne semblait s'être décidé à s'attirer la compagnie de l'ancien clerc. Mais on lui jetait de fréquents regards.

Albérich n'avait l'intention de se couvrir de boue ni pour se camoufler, ni pour défier l'ennemi. Il n'avait pas non plus particulièrement envie d'aller s'incruster parmi les nombreux admirateurs de Thibault. Il décida donc de travailler en solo, comme semblaient le faire une bonne partie des pêcheurs présents. Cela lui éviterait d'avoir un public trop fourni lors de ses premiers échecs. Mais Meera avait dit que le marais regorgeait de grenouilles... Il avait donc l'intention de laisser partir les groupes les plus motivés les premiers, puis de se promener à son rythme en arrière.

Lentement mais sûrement, la cohorte se mettait en branle. Les chasseurs aguerris s'étaient déjà volatilisés ; les anciens, tranquilles quoique bien décidés à montrer ce dont ils étaient capables, progressaient doucement ; les autres, enfin, s'égayaient au compte goutte, en solitaires ou, plus rarement, par groupes de deux ou trois.
Thibault avait fini par mettre tout le monde d'accord en déclarant qu'il chasserait seul, comme il se devait. Non sans ajouter, toutefois, qu'il s'arrangerait pour passer un petit moment avec chacun. Avant de partir, il jeta un regard à Albérich, qui pouvait signifier tout autant "bonne chance" qu'être une invitation à l'accompagner, si l'envie l'en prenait.
-Allez, ne traînez pas trop, ou ils auront tout ramassé... dit Meera. Et rassurez-vous : moi et d'autres veillons au grain. Nous ne laisserions pas un invité se perdre... De toute façon, sur votre droite, c'est la mer. En face, à moins d'une demi-lieue, le bras oriental de la Sereine. A gauche... Et bien, on vous remettra sur le droit chemin, si vous allez trop à gauche.

Albérich regrettait le Thibault d'autrefois, direct et décidé, qui lui aurait dit sans détours s'il attendait, ou pas, quelque chose de sa part. La tension sous-jacente à leurs échanges était pour le moins déstabilisante, et le Luménien avait l'impression d'avancer en terrain piégé, la moindre erreur de jugement menaçant de déclencher une spirale infernale. En d'autres temps, il aurait haussé les épaules et abandonné Thibault à ses coups d'oeil et ses sourires en coin. Mais le Sunite avait tous les droits d'être troublé, et c'était à lui, le moins éprouvé des deux, de prendre sur lui. Il décida donc de suivre son ami à une distance moyenne, sans s'imposer ni disparaître, lui laissant toute latitude de ralentir ou d'accélérer, en fonction de ce qu'il désirerait. Le Sunite avait promis de passer du temps avec mille adolescents enthousiastes, nul doute qu'il n'aurait pas vraiment l'opportunité de se soucier de l'ancien Lathandrite, mais au moins ne pourrait-il rien lui reprocher plus tard. De surcroît, Albérich devait surveiller l'endroit où il posait les pieds et attraper des grenouilles. L'après-midi promettait d'être peu propice à la détente.

Thibault, jetant un nouveau regard par dessus son épaule, adressa un sourire encourageant au Luménien. Mais, sans chercher à le distancer, il ne l'attendit pas non plus : comme il l'avait annoncé, il semblait décider à mener sa quête comme il se devait, en solitaire. Pour un temps, au moins.
Et de toute façon, ainsi que l'avait pressenti Albérich, progresser dans le marais et guetter les grenouilles, quand on n'était pas habitué à semblables choses, requerrait une telle attention qu'il était ardu de se concentrer sur les autres chasseurs.
Le chemin semblait marquer une véritable limite : si le terrain présentait des aspects marécageux avant, c'était sans commune mesure avec ce qui se trouvait au-delà. Quelques dizaines de pas, et l'ancien aubemestre eut l'impression de se retrouver, déjà, au cœur du marais.
Autour de lui, ce n'était plus que forêts de roseaux, de joncs, d'herbes hautes d'une hauteur incroyable, bouchant la vue sur les alentours. De-ci, de-là, un arbre lançait ses branches tordues à l'assaut du ciel dégagé, sans doute utiles points de repère, si l'on cherchait à se situer. Cette végétation luxuriante masquait dangereusement le sol de plus en plus traître, inégal, parsemé de ruisselets, de flaques, de trou d'eau ou de petits étangs dont le nombre allait sans cesse croissant.
Comme l'avait dit Meera, nul sentier, nulle piste esquissée n'orientait le promeneur. Et on ne pouvait guère compter sur les autres pour être guidé : ils étaient invisibles, dans ce fouillis de verts et de bruns mêlés. Non, il fallait se frayer son propre chemin, seul, au jugé. Et admettre qu'on n'en sortirait pas indemne : déjà, un faux pas avait trempé Albérich jusqu'aux genoux, la boue avide n'acceptant de le relâcher, lui et ses bottes, qu'avec un regret manifeste.
Un autre phénomène renforçait cet étrange sentiment d'isolement : le concert animé de la faune locale, lequel masquait tout autre son. Les joyeuses clameurs des chasseurs s'étaient tues sitôt l'expédition lancée. Leur avait succédé, peu à peu, le bourdonnement des insectes, le cri des oiseaux.
Le coassement des grenouilles.

Il ne lui restait plus qu'à se plier à la tradition locale en s'appliquant pour en avoir fini au plus vite. Dès qu'il aurait ses dix grenouilles, il regagnerait la plage. En espérant qu'il parvienne à la retrouver.
Presque soulagé d'être seul, avec sa canne ridicule, il essaya de se guider sur le chant des batraciens pour se positionner. Il fallait effectivement de bons yeux, ce qu'il avait encore en dépit de son âge, et il finit par repérer une touffe de joncs boursouflée dans laquelle se déroulait un concert de coassements. Agitant son petit tissu rouge, il se concentra du mieux qu'il put, tentant de ne pas prêter attention aux moustiques qui lui tournaient autour de la tête, affamés et réjouis.

Tandis que, tenant sa canne à bout de bras, Albérich agitait son appât au milieu des joncs, les coassements cessèrent. Puis, tout à coup, il sentit une légère traction, un poids supplémentaire et, relevant le bâton, il découvrit une petite grenouille, suspendue au bout. Elle devait l'aimer, ce morceau de tissus rouge enfermé dans ses mâchoires, car elle refusa de le lâcher, ce qui permit à l'ancien clerc de la saisir puis, prestement, de la mettre dans son panier.
Il avait réussi sa première prise. C'était peut-être un présage heureux... A ce rythme là, il ne lui faudrait pas longtemps avant d'avoir accompli sa tâche.

L'ancien clerc ne prit cependant pas le risque de relâcher son effort. Il sentait déjà les premières démangeaisons essaimer dans son cou et se félicitait, une fois encore, d'avoir les joues couvertes d'un poil dru des plus protecteurs. Il finit par renoncer aux apparences et s'enduisit la nuque et le front d'une fine couche de boue. Bien évidemment, la majeure partie des pêcheurs devait avoir anticipé le festin des insectes en se couvrant d'un baume adéquat moins voyant, mais il était trop tard pour retrouver Meera ou Aidan et quémander du piment des abeilles. Il ne dépareillerait pas parmi les hordes de chasseurs masqués.
Alors qu'il arrachait à nouveau une botte à la fange, il songea qu'il devenait urgent qu'il trouve du travail quelque part. La générosité des gens qu'il avait rencontrés jusqu'ici lui avait permis de vivre plusieurs mois avec une somme ridicule d'argent, mais ça ne pourrait plus durer très longtemps. Il ne tuerait pas un cerf pour se fabriquer des bottes, il faudrait donc qu'il trouve un moyen de pouvoir s'en offrir tôt ou tard. Vivre de la charité des autres était un peu pesant, à la longue.
Il évita une mare d'allure sinistre en marchant sur des sphaignes pour la contourner, puis repiqua vers un minuscule ruisseau chantant, rejeton éphémère du dégel, où coassait avec force une paire de grenouilles en voix. A nouveau, il joua du tissu rouge... Peut-être mordraient-elles de concert ?

Il semblait que les augures soient favorables au Luménien, ce jour-là. Car elles le firent, dans un mouvement étonnamment synchronisé. Et elles ne lâchèrent pas prise, alors même qu'il relevait la canne, que l'une des grenouilles n'avait saisi qu'un minuscule pan du tissu. Quelques secondes plus tard, il y avait trois occupants, dans le panier d'Albérich.
C'est à peu près à ce moment là que retentit, dans les environs, le bruit d'une imposante éclaboussure.
-Et merde... grogna Thibault au milieu d'éclats de rires juvéniles et moqueurs.

Albérich ne put s'empêcher de sourire, même s'il imaginait volontiers que Thibault, avec son orgueil, ne devait pas goûter à la chute. Il se garda cependant bien d'aller voir : il devinait que moins il y aurait de témoins, mieux le Sunite le supporterait. Sans doute quelques adolescentes se rinceraient-elles l'oeil lorsque leur pimpant cousin se retrouverait trempé. C'était de bonne guerre, compte tenu des antécédents du personnage.
De son côté, il bifurqua sous un saule rachitique dont les racines plongeaient loin dans la vase, manqua glisser mais se raccrocha à une branche et parvint de l'autre côté sans encombres. Protégé par sa boue, il commençait à goûter à la promenade et observait les libellules danser dans la lumière. Des tritons pointaient de temps en temps leurs yeux globuleux hors de l'eau, avant de disparaître. Des oiseaux furtifs dansaient dans les roseaux.
A nouveau, il repéra une chanteuse se rengorgeant sur une feuille de nénuphar étalée et s'apprêta à jouer du mouchoir...

Mais, les deux mains serrées sur sa canne, les yeux rivés sur le batracien, Albérich ne fit pas attention à l'endroit où il mettait les pieds et marcha sur une branche morte qui émit un tonitruant craquement de protestation.
La grenouille détala, suivie par un trident qui fendit les airs en sifflant... et la rata de peu avant qu'elle ne disparaisse parmi les joncs.
-Vous me l'avez fait rater ! s'exclama une voix indignée. Vous n'aviez pas vu que je la guettais, ou quoi ? Ou bien espériez-vous me la chiper ?
Une silhouette apparut alors, si couverte de vase et de boue qu'elle était jusqu'ici demeurée complètement invisible.

La surprise manqua envoyer Albérich droit dans la boue, mais il se rattrapa de justesse à un arbrisseau malingre.
" Heu... Non, je ne vous avais pas vu, à vrai dire." répondit-il au chasseur camouflé. " J'imagine que c'était un peu l'idée, non ? J'ai déjà de la peine à repérer les grenouilles, alors... Ça aurait pu être pire, j'aurais pu vous marcher dessus."
Il avait dit cela d'un ton léger, espérant que son interlocuteur prendrait la chose avec humour.

-Me marcher dessus ? Avec le vacarme que vous faites en vous déplaçant ? Je me serais esquivé de votre chemin bien assez tôt...
Le jeune homme - car c'était un jeune homme, la chose paraissait indéniable malgré la couche de camouflage qui le recouvrait tout entier -, secoua la tête.
-Vous avez gâché ma série... J'allais réussir ma dix-huitième prise abattue du premier coup... Et par conséquent, gagner mon pari. Tout est à refaire, à présent...

Albérich esquissa une grimace. Il était tombé sur un enragé qui prenait la chasse très au sérieux. C'était bien sa veine.
" J'imagine que si je vous en donne une des miennes en compensation, ça n'arrangera pas vos affaires ?"
Il faillit ajouter que tout le temps qu'ils passaient à bavarder sur le bord de l'eau était du temps perdu pour les grenouilles, mais le jeune homme n'avait pas l'air de plaisanter.

Celui-ci s'approcha tranquillement, le toisant à son aise, et lorsqu'il fut à deux pas... il sourit, amical.
-Allons, je grogne, mais ça n'est pas bien grave. Et puis, vous n'auriez pas pu me voir, effectivement. Je doute même que les plus aguerris de nos chasseurs l'aient pu...
Il jeta un regard par dessus l'épaule de l'ancien aubemestre.
-Alors, comment vous en tiriez-vous, jusqu'ici ?

Le brusque changement d'attitude du chasseur de grenouilles mit l'ancien clerc vaguement mal à l'aise. Le regard qu'il jeta derrière lui ne le rassura pas davantage. Mais il se retint de l'imiter, soucieux de ne pas succomber à une paranoïa malvenue. En même temps, Meera lui avait dit de se méfier. Mais que risquait-il ? Des blagues de potache, au pire. Il était conscient d'être un victime rêvée et facile. Il n'y aurait pas grand mérite à le faire boire la tasse.
" Si vous dites en avoir attrapé dix-sept jusqu'ici, je pense que je m'en tire lamentablement." fit-il avec un sourire tranquille. " Mais je ne m'attendais pas à autre chose, à vrai dire."

Le jeune homme jeta un nouveau regard derrière Albérich, secoua la tête et fit un signe de la main.
Puis il reporta son attention sur le Luménien.
-Vous en aviez trois, ce qui est un début tout à fait honorable, pour un baptême. Bon, maintenant, il ne vous en reste que deux, mais les gamins sont des gamins, et c'est de bonne guerre : Meera a dû vous dire de surveiller votre panier... Enfin, sans mon intervention, vous n'auriez plus rien du tout.
Il lui tapa sur l'épaule, y laissant une marque humide.
-Courage, vous allez y arriver. Du moins, si vous faites plus attention à vos prises. Et si d'aventure nous nous croisons à nouveau, et si j'ai réussi mon pari... Je vous filerai un coup demain. Ceci dit, vous n'en aurez sans doute pas besoin.
Il lui sourit une dernière fois, puis s'en alla récupérer son trident.
L'instant d'après, il avait disparu.

Albérich soupira et regarda autour de lui. Décidément, ce marais était trop petit pour contenir toute la famille de Thibault, ils grouillaient encore plus que les grenouilles. Il se refusa à constater de ses yeux le larcin dont il avait été victime : les animaux étaient fichus de lui sauter au visage pour s'enfuir. Il aurait pu se sentir vaguement vexé d'avoir été délesté d'une de ses bestioles, mais il n'avait pas l'impression d'avoir vraiment trimé pour les obtenir. Il suffirait de secouer le mouchoir rouge encore quelques fois et le tour serait joué. De toute façon, il ne doutait pas qu'on le laisserait quitter le marais même s'il ne remplissait pas son quota : les villageois seraient trop impatients d'aller festoyer pour se soucier de lui. Dommage que le marais empestait tant. Il se tut pour écouter, par-dessus le coassement des grenouilles, le murmure de la mer et obliqua dans cette direction. Il avait bien envie d'aller respirer un peu d'air frais et si des grenouilles croisaient sa route, ma foi, il essaierait de les attraper.

Des voix, cependant, lui firent stopper son avance.
Elles émergeaient des roseaux, dans la direction qu'il comptait emprunter. Elles murmuraient... Mais pas assez, semblait-il.
-On lui lance un trident ?
-T'es fou, ça l'abîmerait trop.
-Un javelot, alors ?
-Ça serait pareil : il morflerait trop.
-Tu crois ?
-Oui, je crois.
-Mais le bâton, ça marchera pas avec lui...
-On a un filet, aussi.
-Ben... Il va se débattre, et on pourra pas le retenir longtemps... Et là, ça barderait pour nous...

Albérich hésita. Sa curiosité était piquée par l'échange entre les enfants, mais en même temps, avec sa discrétion d'ours patibulaire, il risquait de gâcher leur chasse. Il espérait cependant que l'animal qu'ils avaient repéré n'était pas de nature à les mettre en danger, aussi s'immobilisa-t-il non loin, et resta-t-il aux aguets. Il y avait peu de chances qu'il leur soit utile : les gamins connaissaient le marais comme s'ils y étaient nés, avait dit Meera.

-Y bouge plus.
-Ouais. On dirait même qui r'garde dans notre direction.
-Tu crois qui nous as vus ?
-Non. On est bien cachés.
-Mais alors pourquoi qu'il bouge plus ?
-L'est peut-être fatigué. L'a l'air vieux.
-Ouais.
-Alors c'est peut-être le bon moment pour l'attaquer.
-On attend encore un tout p'tit peu pour voir s'il a pas un truc en tête. Pis on l'attaque.
Avec le filet, donc.
-Ouais.
-On a intérêt à bien viser, sinon... L'a vraiment pas l'air commode.

Albérich eut soudain un mauvais pressentiment. Il scruta les joncs devant lui avec davantage d'attention.
" Vous ne parlez pas de moi, quand même, les gars..." lâcha-t-il à voix haute, ni trop fort, ni trop faiblement.
Il n'avait aucune envie de se retrouver prisonnier du filet de deux apprentis chasseurs qui avaient manifestement de sérieux problèmes de discernement.

-CHUUUUUUUUUT ! firent les deux voix, de concert.
S'ensuivit un silence. Puis les murmures reprennent.
-C'est pas de vous qu'on parle.
-Pourquoi qu'on voudrait vous attraper ?
-On parle de lui !
-Mais restez où qu'vous êtes.
-Ouais, ça vaut mieux.
-Et en plus, maintenant qu'vous êtes dans les parages, on est obligés de l'attraper.
-Sinon, il pourrait vous attaquer.
-Et ça serait dangereux.
-Très dangereux.
-Quand on l'aura, d'ailleurs, on sera les rois de la chasse !
-Ah ça, y s'ront fiers, les autres !
-C'est rare d'en attraper un si gros.
-Très rare.
-Bon, a mon signal, on lui saute dessus.
-Non ! A mon signal !
-Pourquoi à TON signal ?
-Parce que toi, t'as déjà le filet. Tu vas pas tout faire, quand même.
-Hum... Allez, d'accord, à ton signal...

Albérich se fia aux voix des enfants pour essayer de les rejoindre, curieux d'assister à la capture du monstre dont ils parlaient avec crainte et excitation. Il était aussi un peu inquiet, s'attendant à moitié à découvrir un phoque gigantesque ou un serpent venimeux. A moins qu'il s'agisse d'un crapaud tigre, plus simplement.

Mais il fut aussi peu discret qu'à l'ordinaire.
Et ce qui devait arriver arriva.
-ET MERDE ! A cause de vous, il s'est tiré !
-Tu as dit un gros mot !
-Ah bon ? Et ben... Merde, merde et remerde ! T'es content, comme ça ?
-Oh !
-Et si au lieu d'faire la pisseuse outrée, tu m'aidais à le rattraper ?
S'ensuivit un bruit de broussailles piétinée, de cavalcade effreinée, et les gamins avant disparu avant qu'Albérich ne puisse même les entrevoir.

L'ancien clerc demeura immobile, décontenancé, tandis que la marmaille s'égaillait dans les joncs. Autant pour sa curiosité : il ne saurait jamais ce que pourchassaient les graines de chasseur. Et il n'avait toujours que deux grenouilles.
Le cri perçant d'une mouette dans les hauteurs lui rappela quelle direction il avait empruntée et il se remit en marche. Il était cependant urgent qu'il localise l'un ou l'autre amphibien en goguette. Le soleil était encore haut, mais pour combien de temps... Il se guida sur un récital sonore des plus discordants, qui provenait de sa gauche, et finit par découvrir un îlot colonisé par une douzaine de batraciens ventrus. Malheureusement, celui-ci se trouvait au milieu d'une petite rivière boueuse qui coulait entre des rives aux contours mal définis et peut-être mouvants. Il hésita. Il était mouillé jusqu'aux genoux, mais il était probable que le petit cours d'eau soit plus profond. Sans compter qu'il ignorait de quoi était fait son lit. Non. Il était bon nageur mais il n'était pas suicidaire. Ou peut-être si. Il demeura immobile un instant, lorgnant l'eau froide qui s'écoulait entre ses pieds et les grenouilles. N'était-ce pas exactement le genre de choses stupides que l'on faisait quand on pensait n'avoir rien à perdre ?
N'as-tu rien à perdre ?
Je ne sais pas.
Ne pas savoir était une réponse en soi et il fit volte-face, cherchant des proies moins périlleuses.

Durant l'heure qui suivit, Albérich ne croisa quasiment aucun membre de la famille de Thibault. Tout juste entendit-il, parfois, des clameurs joyeuses ou dépitées jaillir des roseaux ; tout juste vit-il quelques silhouettes agiles se faufiler furtivement parmi la végétation. Et, à aucun moment, il ne fut victime de traquenards, de chapardages ou autres mauvais coups.
Cette tranquillité lui permit de poursuivre sa chasse, et il parvint à capturer quatre grenouilles supplémentaires. Mais, que la présence des humains les aient fait fuir ou que la proximité de la mer les dérange, il vint à ne plus en croiser une seule. Excepté celles massées sur des îlots inaccessibles à moins de risquer l'enlisement ou de se résoudre à traverser, à la nage, quelque ruisseau boueux.
S'il voulait remplir son quota, il devait songer à agir, ne serait-ce qu'en changeant de secteur.

Seulement six grenouilles et il avait l'impression de crapahuter dans ce marais depuis des heures, déjà. Il s'immobilisa à proximité de la mer, contempla un instant le roulis éternel des vagues qui venaient lécher le limon, puis repartit en arrière. Il ne put s'empêcher de sourire en songeant aux pêcheurs aguerris, qui devaient déjà avoir attrapé plus de cent, deux cents batraciens. Tout en regagnant des zones plus boueuses, moins côtières, il songea à la saveur particulière de la malheureuse grenouille en question, un peu de beurre, d'ail, de persil, il ne fallait pas grand chose pour transformer la créature visqueuse en un mets des plus goûteux. Il n'en avait plus mangé depuis des années. Peut-être ferait-elle partie du festin prévu pour la soirée... A moins que les Danseduniens n'y soient allergiques à force de la pourchasser et ne la réservent aux palais gourmets d'Erhedun. Il s'arracha à sa rêverie culinaire, réalisant qu'elle le coupait des sons du marécage et de ses proies.

S'il vit peu à peu davantage de signes de la présence - ou du passage - des autres chasseurs, force lui fut de constater que les grenouilles n'étaient pas plus nombreuses qu'au bord de la mer : elles avaient peut-être bel et bien fui vers les profondeurs du marais. A moins qu'elles n'aient été toutes capturées...
Pourtant, un concert de coassements lui redonna bientôt espoir. Se dirigeant vers la source du bruit, il découvrit, dans un bouquet de roseaux, un panier d'osier soigneusement clos. Vu le vacarme qui en émanait, il devait être bien plein.
Et personne n'était en vue, dans les environs.

La Couronne de Cuivre

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