La Couronne de Cuivre

" Bien sûr. C'est notre métier, dit le vieil homme avec un clin d'oeil. Je suppose que si vous êtes sortis par un temps pareil, c'est que c'est urgent. Dans l'heure ? Dans la journée ? Est-ce que le pli doit être remis en mains propres ou peut-il être laissé au personnel ? Enfin, le coursier doit-il attendre une réponse ?"

-Dans la journée, ce serait suffisant. Je ne vois aucun inconvénient à ce que la lettre soit remise à un membre du personnel et comme je ne veux en rien presser mon destinataire, il n'est pas nécessaire que le coursier reste jusqu'à ce que celui-ci ait rédigé une réponse.
A présent qu'ils étaient ici, et même si cela ne le réjouissait pas le moins du monde, il préférait que les choses aillent vite. Toutefois, ils n'étaient pas à quelques heures, voire à quelques jours près.

" Très bien, dit le préposé. Ça vous fera trois pièces de cuivre. Vous devez remplir ceci... Juste votre nom et l'endroit où vous résidez, si vous êtes posé à Athrey... et pour combien de temps, aussi : les correspondants aiment bien savoir ce genre de choses."
Victor s'était rapproché du feu ouvert et dégoulinait avec félicité, hypnotisé par les flammes.
" Autre chose pour votre service ?"

-Non, ce sera tout, je vous remercie, répondit l'elfe.
Il remplit ensuite soigneusement le formulaire, précisant "autant que nécessaire" dans la rubrique durée du séjour. Puis il le remit à son interlocuteur et s'apprêta à affronter de nouveau la tourmente en compagnie d'un Victor qui devrait se résoudre à abandonner les flammes... jusqu'au prochain feu qu'il leur serait donné de croiser.

Mais Victor n'avait nulle intention de rentrer directement à l'auberge.
" A présent qu'on est trempés, si on explorait ? On ne peut pas être plus mouillé, de toute façon ! Ce serait bête d'avoir affronté tant d'eau pour retourner se cacher à l'intérieur ! On pourrait se balader ! Profiter de l'orage !"

Taliesin fit la moue.
-Mais... Te rends-tu compte que même les gens du coin n'en reviennent pas de nous voir sortir par pareil temps ? Le préposé, au relais de poste, avait tout bonnement l'air incrédule, quand nous sommes entrés... Alors si nous continuons à nous balader sous ce déluge, sans plus aucune raison valable, on va nous prendre pour des fous. Et moi, pour un père indigne.

" Hum, c'est surtout ça, qui t'inquiète : ta réputation. Mais ça va changer quoi, au juste ? Baptiste, il doit de toute façon retourner vivre chez son père, non ? Que tu sois formidable ou archi-nul." dit-il avec mauvaise humeur, à l'abri du porche du relais.
La pluie tombait, crépitante, dans un millier de flaques.
" Les gens se moquent de nous parce qu'on a des vêtements pas adaptés. Mais c'est normal : on n'est pas d'ici. On peut tromper personne, et c'est pas grave."

-C'est sûr. Mais il vaut quand même mieux que j'apparaisse sous un jour favorable.
Comme il ne voyait aucune raison de cacher ou d'éluder la vérité, il poursuivit :
-Tu sais, Galathée et moi espérons que le père de Baptiste nous autorisera à garder contact avec lui. Par lettres, bien sûr, mais aussi en vrai, par exemple en le laissant séjourner chez nous de temps à autres. Or, il y a plus de chances que cela advienne s'il me trouve formidable plutôt que lamentable.

Victor le regarda pensivement puis finit par acquiescer.
" D'accord, je comprends. Je suppose que ça a du sens. Mais s'il te trouve infréquentable juste parce que tu as marché dans la pluie, il est vraiment un peu coincé, ce gars."
Son regard se fit malicieux.
" Tu n'auras qu'à lui dire que c'est un truc elfique !"
Puis, sans attendre, il s'élança sous la pluie. Ils atteignirent l'auberge quelques minutes plus tard seulement et se glissèrent dans sa chaleur réconfortante par la porte qu'on leur avait indiquée.

Sitôt celle-ci refermée derrière eux, Taliesin reprit la parole :
-Encore un mot, bonhomme... Je voulais te remercier d'être à ce point compréhensif : j'apprécie, vraiment. Mais je crains qu'il ne te faille l'être encore et même faire preuve de patience à mon égard dans les jours à venir : pour les raisons que j'ai évoquées, je vais être un peu plus guindé qu'à l'accoutumée. Mais j'essaierai de faire en sorte que ça ne soit pas trop pénible pour toi. Et sur le chemin du retour, quand je n'aurai plus l'impression que nos moindres faits et gestes pourraient être jugés et jouer contre nous dans cette affaire, je me rattraperai : tu l'auras bien mérité.

" Je vais te faire signer un parchemin !" s'exclama-t-il joyeusement en retirant ses vêtements détrempés.
Puis il redevint sérieux.
" Enfin non... Faut que je sois capable de tenir le coup jusqu'à la fin... C'est pas sûr que je vais y arriver."

-Allez, il ne fera pas si mauvais tous les jours et il n'y aura pas toujours des gens pour nous observer : les chances sont donc élevées pour que je sois en mesure de te ménager des moments où tu pourras te détendre et t'amuser à ta guise.
Jusqu'alors sérieux, il se fendit d'un léger sourire.
-Et au pire du pire, si tu craques, ce ne sera pas bien grave : il suffira que je te gronde et que je te punisse avec sévérité, pour que l'on voie bien que je suis aussi strict qu'on peut l'escompter.

" Sauf qu'il faudra alors que je sois capable de plier sous la menace... Ce n'est pas mon fort. J'ai appris ça de toi !"
Rhabillé, il fit une pile de ses vêtements trempés.
" Je suppose qu'on peut laisser ça là... Ils doivent avoir du personnel pour s'en occuper... Regarde, il y a même un casier pour notre chambre ! Et je vais juste suspendre mon manteau... Tu crois qu'on a de quoi s'en acheter des nouveaux ? Ça va pas être possible, si on doit rester ici plusieurs jours..."

L'elfe acquiesça.
-On a de quoi. Et on le fera probablement : ce sera plus pratique et ça nous évitera de demeurer cloitrés en permanence.
Séché, changé, d'accord avec Victor sur le fait qu'ils pouvaient laisser ici leurs frusques trempées, il proposa qu'ils regagnent leur chambre où Baptiste devait les attendre. A moins, bien sûr, qu'il n'ait déjà trouvé le moyen de s'installer en cuisine...

Baptiste n'était effectivement pas dans la chambre lorsqu'ils la rejoignirent. Victor y musarda une seconde, un peu agité, puis se tourna vers le barde.
" Je peux redescendre ? Je casserai rien, je promets... et je sortirai pas... mais c'est un peu étriqué pour moi... Je préfère aller où il y a du monde !"

-Bien sûr, vas-y. De toute façon, je ne vais sans doute pas tarder à descendre également.
Il n'avait pas spécialement envie de demeurer seul dans sa chambre : les salles communes, chaleureuses et animées, étaient bien plus propices pour se changer les idées. Sans compter qu'au besoin, il était toujours possible d'y trouver un coin relativement tranquille pour lire.

Quand Taliesin redescendit, ni Victor ni Baptiste ne se trouvaient dans la salle de l'auberge. Il y régnait une atmosphère tranquille, avant le coup de feu de la soirée. Ça et là, des personnes buvaient une chope ou une tasse de thé en devisant à mi-voix ou en lisant. Un des serveurs — ils étaient au moins quatre — invita Taliesin à s'asseoir où il le voulait : ce n'était pas la place qui manquait.

Il choisit une place qui n'était pas dans le passage mais d'où il pouvait bien voir, bien entendre.
Une vieille habitude de barde toujours en quête d'histoires intéressantes.
Puis il commanda une bière, afin de se donner contenance mais aussi, et surtout, parce que ça le tentait bien.
Lirait-il le livre qu'il venait de déposer sur la table ? Peut-être. Ou peut-être pas.
Il verrait bien !

Personne ne vint l'importuner et il put lire un bon moment, avec sa bière ambrée au très léger goût de miel (évidemment), avant d'être dérangé par Baptiste. Celui-ci s'installa à ses côtés et jeta un oeil à la couverture de son bouquin.
" C'est intéressant ?" demanda-t-il, comme pour lancer la conversation.

-Assez, oui.
Il sourit au gamin.
-Comment ça va, de ton côté ? As-tu déjà obtenu tes entrées en cuisine ?

Sans doute Baptiste aurait-il aimé en savoir davantage sur ce que lisait le barde, mais il n'insista pas lorsque celui-ci changea de sujet.
" Cuisine ? Ah non. J'ai pas essayé, je dois dire. Je peux deviner, à l'ambiance, que ce n'est pas le genre d'endroit où on laisse un gamin inconnu entrer dans l'arrière-salle."
Il sourit.
" Mais ce n'est pas grave, j'avais d'autres sujets de préoccupation, je dois avouer. Alors j'ai posé des questions... Tous les gens, ici, connaissent le manoir d'Averlande, alors ça a été facile... J'ai dit que tu rassemblais des contes et légendes de la région, pour les traduire en elfique, pour les gens de Loth Imharil. Personne n'a eu l'air de trouver ça bizarre : apparemment ce n'est pas la première fois que des auteurs étrangers s'intéressent au folklore du coin."

-Vu ce que nous a expliqué Kolia, cela ne m'étonne guère.
Pour ne pas désavouer Baptiste, il allait devoir se conformer au moins superficiellement à ce que le garçon avait dit de lui. Mais cela ne l'ennuyait nullement, d'autant qu'il n'y avait là rien d'ardu.
-Alors qu'as-tu découvert sur le manoir ? Sur ses occupants ?

" Des tas de choses... mais en même temps, je n'ai pas pu creuser... ça n'aurait pas été très discret. Je sais que c'est un manoir relativement isolé, assez typique du coin, très exposé au vent. Je sais que la maîtresse de maison est morte il y a environ un an, maintenant, dans un accident de chasse, ce qui a plongé Athrey dans l'affliction. C'était la fille d'un notable... Je crois qu'ils font de la bière ou du miel... ou les deux, mais je n'ai pas posé la question, ça n'avait rien à voir avec le sujet..."
Il haussa les épaules.
" Il y a quelques légendes sur les terres d'Averlande en elles-mêmes et un joli cercle de pierres levées, m'a-t-on dit. Il y a des loups, aussi. Et puis le personnel, c'est huit personnes, si j'ai bien compris, mais on dit que ça va se réduire parce que depuis la mort de la dame d'Averlande, c'est beaucoup de monde pour une seule personne..."

-Effectivement... acquiesça-t-il.
Cela lui semblait beaucoup même pour deux personnes, à dire vrai. Quoique s'occuper d'une grande demeure et d'un vaste domaine réclamât du monde, c'était certain...
Pour le reste, rien de ce que Baptiste lui avait dit jusqu'ici ne semblait particulièrement inquiétant. Certes, il y avait l'accident de chasse mais, à moins d'être paranoïaque, on en pouvait qu'y voir un triste coup du sort comme, malheureusement, il s'en produisait tant.

" Je n'ai pas réussi à en savoir beaucoup plus... Sinon que tout le monde a l'air de considérer que la mort de son épouse est très triste..."
Il se mordilla la lèvre.
" Peut-être qu'il se trompe... que personne pourra jamais accepter que je suis son fils."
Il jeta un coup d'oeil derrière son épaule, pour vérifier que personne ne l'avait entendu.

-Allons, n'envisage pas d'emblée le pire...
Il lui sourit, apaisant.
-Et puis, il vaut mieux que tu prennes les choses les unes après les autres. Dans un premier temps, ce qui importe, c'est que tu t'entendes bien avec ton père. Si c'est le cas, et il n'y a vraiment aucune raison pour qu'il en aille autrement, l'essentiel sera déjà acquis.

" Sans doute." dit-il.
Il soupira.
" Heureusement que j'aime bien le miel. C'est ça, l'essentiel, à mon avis."
Il jeta un oeil dehors.
" Par contre, la pluie... Je ne suis pas certain d'avoir le tempérament pour..."

-Je te comprends. Mais l'automne est déjà bien installé, ici : les autres saisons doivent être plus sèches.
A titre personnel, il n'aurait guère eu, non plus, envie de s'installer dans une telle région, aussi stimulante soit-elle pour l'imagination.
-Et puis, nous espérons bien que ton père sera d'accord pour que tu viennes de temps à autre chez nous. Sans compter que tes études pourraient, avant longtemps, t'amener ailleurs...

" C'est vrai que je pourrais rentrer à Luménis..."
Il acquiesça.
" Je pense... Sans doute qu'il faudra un temps... pour m'acclimater, de toute façon. On verra bien. Je pense qu'il est... conscient... que c'est un bouleversement. Mais je crois aussi qu'il n'imagine pas que ça puisse être autre chose qu'un soulagement pour moi. De trouver ma famille."

-A mon avis, il doit quand même se douter que ce n'est pas évident pour toi de le voir apparaître seulement maintenant et alors que tu vis auprès de gens auxquels tu t'es attaché...
A sa place, lui s'en serait douté, du moins.
-Il y a donc fort à parier qu'il soit compréhensif et fasse tout son possible pour te ménager, pour que tout se passe en douceur...
Il fallait l'espérer. Et si tel était bien le cas, ce serait un bon point pour le sieur d'Averlande.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Route d'Erhedun à Rohan