La Couronne de Cuivre

" Pas forcément, dit doucement le shaman. Tu peux aussi laisser faire les choses..."
Il la dévisagea puis grimaça.
" Mais que dirais-tu d'y aller avec moi ? J'aimerais bien voir le village de l'intérieur. Le temps que Maelwys et Farro franchissent le col et atteignent les orques, nous en avons pour une veille, au moins. C'est une veille que nous pouvons passer à nous morfondre, ou une veille que nous pouvons mettre à profit. A partir du moment où les guerriers obéissent aux ordres de Sheldon, nous ne les enfreindrions pas en cherchant une autre solution."

Astrée le dévisagea un instant, stupéfaite. Comment ça, y aller avec lui ? Il ne pouvait pas... sauf s'il se transformait, peut-être, en un animal quelconque ? Et pourquoi n'y était-il pas allé avant dans ce cas ?
Elle sourit, le coeur subitement rempli d'un espoir nouveau. Elle n'était donc pas la seule à vouloir rechercher une autre solution ?
"Je ne comptais pas passer mon temps à me morfondre ici, dit-elle doucement. Je pensais me rendre là-bas, de toute façon, et voir si je peux faire quoi que ce soit... Je sais que le temps nous est compté. D'ici une veille ou guère plus, les orques seront prévenus, et Sheldon sera mort. Mais d'ici là, je compte bien explorer toutes les pistes qui peuvent s'offrir. Et ce serait vraiment un honneur de faire équipe avec toi là-bas. J'en serais très heureuse."
Et ce serait un soulagement de ne pas être seule. Elle était consciente que seul Sheldon pouvait donner l'ordre de cesser la guerre. Et peut-être que s'il faisait assez vite, Byron pourrait le transmettre aux guerriers avant qu'il ne soit trop tard... Mais elle ne devait pas s'emballer. Il était extrêmement peu probable qu'ils réussissent. Simplement, il fallait le tenter.
"Mais... Comment comptes-tu faire ?" demanda-t-elle, curieuse.

Neffen eut un sourire malicieux.
" Je me suis toujours demandé ce que ça faisait d'avoir des jambes. Je pourrais essayer, qu'en dis-tu ? Bon... Ça ferait scandale, alors sans doute devrais-je prétendre... que je vais méditer dans la broussaille. Mais ils le croiront. Ils n'oseraient jamais remettre mes décisions en question. Et de toute façon, ils ont l'habitude de ne pas me comprendre. Mais je crois que je devrais arriver par l'autre côté. Sinon, je devrai rester tapi dans l'ombre, ça ne sera pas comique."

Astrée resta bouche bée. Ça n'était décidément pas clair du tout... Enfin, la partie concernant la réaction de la harde était limpide : oui, ils le laisseraient disparaître quelques jours sans s'en inquiéter outre mesure. On lui avait dit et rabâché que le shaman était quelqu'un d'incompréhensible, et elle était prête à parier que Neffen cultivait soigneusement cette réputation. Qui n'était pas vraiment usurpée d'ailleurs...
Mais avait-elle bien compris ce qu'il disait ? Parlait-il de passer de l'autre côté de la muraille ? Qu'est-ce que cela changerait ?
"Passer par l'autre côté ? Mais... comment ? Et puis, pourquoi ? Ils ne te laisseront pas passer de ce côté ensuite..."

" Et bien... Je pourrais être un grand chasseur de centaures ! Il me suffirait de le clamer et de prétendre que j'en ai chassé des mille et des cents ! Je peux être très convaincant, tu sais, si j'en ai envie. Alors je suis certain que les Montequins finiraient par me laisser passer de ce côté-ci... Parce que si j'arrive directement par ce côté... Hum... C'est jouable aussi. Mais alors je les informerai qu'il existe encore des voies de passage vers un ailleurs... Ce qu'ils ignorent, puisqu'ils pensent avoir scellé toutes les failles... Oh mais je sais... je pourrais prétendre que j'ai été réduit en esclavage par les centaures pendant des années... et que je viens seulement de réussir à m'échapper ! Oui, ça pourrait marcher ! Un peu de boue, un peu de sang, et le tour serait joué... Les Montequins m'ouvriraient certainement leurs portes... et je pourrais tout voir ! Toi... et bien toi... Il faudra que tu te caches... Je ne peux pas te transformer."

Astrée le fixa avec un rien d'incrédulité.
"Tu te sens capable de jouer une telle comédie ? Ce n'est pas évident... En tout cas, je pense que la comédie du chasseur de centaure ne suffira pas. On peut aimer chasser sans pour autant approuver l'esclavagisme, donc ils hésiteront peut-être à dévoiler ce qu'ils font à un simple chasseur."
Elle songea à Hugo, qu'elle avait senti mal à l'aise devant le traitement infligé à Sheldon.
"L'idée de l'esclave échappé me semble bien plus convaincante. L'inconvénient est que ça va en conforter certains dans leur haine des centaures, peut-être même en convaincre d'autre qui à l'origine n'avaient pas de haine... Mais on pourra remettre les choses au point par la suite, enfin, j'espère. Et ça t'évite de devoir passer de l'autre côté... Il va falloir que tu sois convaincant dans ton renversement des rôles, mais je n'en doute pas une seule seconde."
Y aurait-il des villageois pour mettre cette version des faits en doute? Si certains doutaient que des centaures puissent faire cela, c'était peut-êtrebon signe quand à leur mentalité. Sauf s'ils étaient juste surpris que de simples bêtes puissent réduire un humain en esclavage.
Elle sourit.
"Je serais curieuse de voir les réactions que ça suscitera... Moi, je devrais pouvoir rester cachée, même en journée, dans des entrepôts ou des granges, et te retrouver la nuit."

Le shaman parut enchanté de l'enthousiasme, même modéré, même assorti d'interrogations, de la jeune femme.
" Il faut que je me trouve un chouette nom, dit-il avec un sourire, comme si c'était la chose la plus importante. Et que je me bricole un pantalon. Où diable vais-je me trouver un pantalon ?"
Son expression redevint plus sérieuse.
" Je ne dois pas dire que j'ai été asservi. Je peux dire que j'ai été fait prisonnier. Je ne veux pas charger la harde, mais je pense que les humains comprendront qu'elle ait agi comme elle a agi."
Il se releva.
" Je suis impatient !"
Puis il alla vers l'entrée de la tente et en ouvrit le pan. Byron approchait et ne parut pas surpris que le shaman ait anticipé son arrivée. Le centaure souris s'immobilisa cependant à bonne distance, et Neffen revêtit une expression solennelle, avant de sortir.

Astrée eut du mal à ne pas rire en voyant l'expression solennelle de Neffen, qui tranchait si fort avec son enthousiasme presque juvénile de l'instant précédent. Son rôle de shaman lui imposait-il toujours une telle comédie ? Ou était-ce simplement pour gagner leur respect malgré son jeune âge ?
Bon, si son principal souci était de trouver un pantalon, elle pourrait sûrement lui en bricoler un s'il lui trouvait du tissu, ou bien elle irait en voler un au village. N'empêche... C'était à peine croyable qu'il puisse se transformer en humain.
Elle sortit à la suite de Neffen, sourit amicalement à Byron, et retrouva instantanément son sérieux. Si le centaure était là, c'était parce qu'il se sentait prêt à parler aux autres, certainement. Et à déclencher la guerre. Elle frissonna. Avaient-ils la moindre chance d'en sortir autrement que par un massacre ? Peut-être pas. Mais l'appui de Neffen lui redonnait confiance.

Mais les choses ne se passèrent pas tout à fait comme ça.
Byron et Neffen se firent face un moment, Byron sourit douloureusement, Neffen lui dit quelque chose, en sylvestre, qu'Astrée ne comprit pas, et posa une main sur son épaule, et puis le centaure souris s'effondra en sanglots lourds dans les bras du shaman. Ce dernier ne bougea pas d'un pouce, l'étreignant doucement, le laissant pleurer de tout son saoul contre lui, puis quand le jeune messager se fut un peu apaisé, il l'entraîna à l'écart, non sans décocher un clin d'oeil tranquille à Astrée, avant de s'éloigner hors de vue.

Astrée les observa s'éloigner, le coeur serré, regrettant plus que jamais de ne pas comprendre le sylvestre. Qu'avait-il pu advenir pour que Byron soit dans cet état ? Il allait plutôt bien lorsqu'elle l'avait laissé un peu plus tôt. Ce n'était certainement pas l'annonce qu'il devait faire qui l'inquiétait : après sa discussion nocturne avec lui, elle savait qu'il était intimement convaincu que la guerre était la meilleure solution. Alors était-ce encore le contre-coup de sa captivité qui le faisait s'effondrer ainsi ? Ou alors... avait-il été mal accueilli par certains des siens ? Par ceux qui ne voulaient pas que la parole de Sheldon parvienne à la harde ?
Elle aurait voulu pouvoir lui parler, le réconforter. Mais Neffen s'en chargeait, et il saurait sûrement mieux qu'elle trouver les mots, mieux comprendre la situation aussi. Elle les regarda s'éloigner un instant, puis elle se mit en quête de Dymphéa. Sans doute saurait-elle ce qui s'était passé.

Dymphéa cueillait des plantes sur les bords du bassin de la cascade, des pouces humides qui poussaient dans ce terrain à la fois humide et rocailleux, des mousses aux couleurs fantastiques, quelques algues. Elle se redressa en entendant Astrée approcher, sourit et vint à sa rencontre. Elle l'étreignit avec chaleur avant que la jeune femme ne put murmurer quoi que ce soit.
" Merci, Astrée. Merci de m'avoir rendu mon fils vivant et en un seul morceau, souffla-t-elle, la voix altérée par l'émotion. Nous ne t'étions rien et tu as pris tant de risques pour me le ramener. Je n'oublierai jamais tout ce que je te dois."

Astrée se sentit rougir, un peu embarrassée. Elle était touchée par l'émotion de la mère de Byron, qu'elle comprenait pleinement en tant que mère. Mais elle n'avait pas l'impression de mériter tant de gratitude. Elle avait juste fait... son devoir.
Un peu gauchement, elle rendit son étreinte à la centaure.
"Ça n'a rien d'exceptionnel, tu sais. C'était en partie de ma faute s'il était là-bas, je ne pouvais pas le laisser comme ça, il n'aurait pas tenu le coup. Et puis, c'est lui qui a pris tous les risques... Ne va pas imaginer, en tout cas, que tu me dois quoi que ce soit. J'ai juste fait ce que je devais faire. Mais je suis vraiment heureuse d'avoir réussi à le ramener sain et sauf. Je ne me le serais pas pardonné sinon...", conclut-elle avec un sourire.
La centaure ne semblait pas savoir que Byron n'allait pas bien. Et la rôdeuse se demandait comment le lui dire, et même si elle devait. Elle préféra rester un peu évasive.
"Je viens juste de le croiser, il n'avait pas l'air tout à fait dans son assiette... Enfin, je ne sais pas si cette expression existe chez vous. Je veux dire qu'il semblait un peu perturbé... mais peut-être que c'est juste le contre-coup de ce qu'il a vécu."
Elle était quasiment certaine qu'il y avait autre chose. Mais si Dymphéa ne savait rien, elle ne voulait pas trop l'inquiéter.

Dymphéa eut un sourire calme.
" Je sais. C'est normal. Il est allé voir Neffen."
Elle haussa les épaules, manifestement émue.
" Les codes... sont relativement rigides. Tu l'auras compris. Byron est bouleversé. Mais il ne peut pas le montrer. A personne. Même pas à moi. Ce serait indigne. Sauf à Neffen. Neffen est l'âme de la harde. Il peut accueillir la souffrance de Byron. Grâce à cela, Byron s'en remettra, petit à petit. Garder trop de souffrance en soi, ça n'est jamais bon, sur le long terme. Ici, il a toute la latitude de craquer, sans crainte de rien. Sans se déshonorer et perdre son statut. Car Neffen n'est pas vraiment comme nous. Pleurer sur son épaule, c'est comme pleurer contre le tronc d'un chêne. C'est comme pleurer sur le monde."

Astrée hocha lentement la tête, songeuse.
"Vos codes sont complexes... Difficiles à comprendre pour moi. Et pas toujours simples à vivre, parfois, j'imagine..."
N'empêche... Comparer Neffen à un tronc d'arbre, c'était bien étrange. Il était à la fois l'âme de la harde, le réceptacle des souffrances de chacun, donc avait un rôle capital... et en même temps on le considérait comme un arbre, et parfois presque comme un pestiféré. La place de shaman était vraiment très particulière, et elle ne lui apparaissait pas très confortable. Et pourtant, vu la façon dont leur société fonctionnait, nul ne devait songer un seul instant à remettre en cause le rôle, la fonction que sa naissance lui avait attribué.
Mais la veille au soir, le shaman n'était pas venu soutenir Byron. Il lui avait laissé jouer ce rôle, en un sens. Elle le pouvait, après tout, puisqu'elle n'était pas centaure. Byron pouvait s'autoriser à montrer un peu de faiblesse devant elle. Certes, c'était différent : il n'avait pas pleuré. Il n'était juste plus lui-même... Et elle comprenait bien qu'il lui aurait été impossible de revenir dans la harde dans cet état-là.

"Et Neffen, qui le soutient lorsqu'il souffre ?" murmura-t-elle, davantage pour elle-même que pour Dymphéa. Personne, certainement. Ou peut-être avait-il un dieu qu'il priait ?
Elle secoua la tête. Tout cela ne lui disait pas ce qui bouleversait Byron à ce point. Mais peut-être était-ce juste, encore, le contre-coup de sa captivité.
"J'espère, en tout cas, que Byron se remettra. C'est compliqué de l'aider, avec vos règles... Tu sais qu'il va mal, et tu vas vouloir le soutenir, mais tu ne pourras pas lui montrer trop ouvertement, j'imagine. Ça doit être difficile pour une mère..."
Un peu comme lorsqu'elle était captive, et que Sheldon ralentissait pour attendre Byron, mais sans le moindre geste de soutien.
Seul Neffen pourrait aider Byron. Mais il allait s'absenter, plusieurs jours sans doute...

" C'est d'autant plus difficile pour moi que..."
Dymphéa sourit et prit Astrée par la main, puis s'écarta des bords de la cascade.
" Je vais te raconter un secret que très peu de personnes connaissent dans la harde."
Elle l'entraîna vers un coin d'herbe puis l'invita à s'asseoir. La pluie mouilla immédiatement les chausses de la rôdeuse, mais Dymphéa ne s'en souciait pas. Elle avait le regard perdu dans le vague.
" Autrefois... autrefois, j'étais comme toi. Une étrangère. Je n'étais pas humaine, cependant. J'étais elfe. J'appartenais à une tribu de la Lorien. J'ai fait mon apprentissage d'herboriste avec Isudë. Elle était déjà âgée à l'époque... Un puits de savoir. Un jour, je suis partie en expédition dans les montagnes, comme toi, pour ramasser des plantes. Et j'ai rencontré les centaures. C'était il y a environ quarante ans. C'était un peuple sauvage, complexe, intriguant. Ils m'ont accueillie, à la fois curieux et un peu effrayés, mais je n'étais pas la première elfe qu'ils voyaient, et j'ai pu procéder à mes récoltes sans problèmes, avec leur aide, même. Je suis restée à leurs côtés pendant deux ans, ce qui ne représente rien pour un elfe, et... il est arrivé l'imprévisible, à savoir que je suis tombée amoureuse de l'un des leurs. Burrhus. C'était un homme absolument merveilleux. Il était intelligent, doux, drôle... Bref, tu connais la chanson. Mais bon, c'était un centaure, et j'étais une elfe... Notre amour ne pouvait aller que jusqu'à un certain point, et nous étions épris... et nous étions misérables. Et puis le shaman de l'époque a eu pitié de nous. Ou alors il était simplement curieux. Je ne sais pas. Les shamans sont toujours des êtres à part. Et il nous a appris qu'il existait un rituel qui me permettrait de devenir centaure, si je le désirais. C'était une décision terrible. La harde était hésitante, ils craignaient que je sois incapable de me faire à leurs voies, à leurs rites, à leurs codes, justement. J'ai revu mes parents qui étaient horrifiés. Devenir centaure, pour moi, ce n'était pas seulement perdre mes jambes, et donc les arbres, qui sont si importants pour les elfes. C'était aussi sacrifier ma longévité, car les centaures vivent moins que les elfes, et moins que les hommes. C'était devenir autre, complètement, et je savais que je souffrirais souvent de cette transformation. Que je devrais brider certains élans, certains comportements, certaines émotions, même. Mais l'amour pur et vrai... Il nous fait faire des choses incroyables et terribles. Et donc je l'ai fait. Et, Astrée, je ne l'ai jamais regretté. Même aujourd'hui, que Burrhus a rejoint les grands prés, sous l'oeil bienveillant de Skerrit, je ne le regrette pas. J'ai vécu pleinement, absolument, totalement. J'ai perdu des choses, mais j'en ai gagné d'autres. On ne peut pas tout avoir et j'ai la conviction d'avoir eu ma part, et ce qui était le plus important. Aujourd'hui, je ressens ma différence parce que... une mère elfe aurait accueilli son fils autrement. Mais en même temps... Je suis une centaure, aujourd'hui. Je sais qu'il trouvera l'apaisement avec Neffen, comme il le désire lui, comme il en a besoin, et c'est aussi ce qui fait la résilience de notre race. Byron va guérir, c'est une certitude. Et ça me console immensément."

Astrée était abasourdie. Heureusement que Dymphéa avait pris la précaution de la faire asseoir...
"Et bien... Je comprends mieux pourquoi Byron disait que tu avais beaucoup vécu avant de rejoindre la harde, que tu avais des amis un peu partout. Je m'étais demandé quel âge tu pouvais avoir pour avoir fait tant de choses..."
C'était une histoire absolument incroyable.
"Et ça doit être d'autant plus dur que tu as vécu bien plus longtemps comme elfe que comme centaure. J'imagine bien que dans les situations comme celles-ci, ça doit te peser de ne pas pouvoir réagir en elfe, comme ça te vient naturellement..."
Elle sourit.
"N'empêche... Cet amour devait être incroyablement fort pour que tu fasses un choix pareil. Quitter ton peuple, et tout ce qui faisait ta vie, renoncer aux siècles qui te restaient à vivre... C'est... magnifique. Cela dit, je peux parfaitement comprendre qu'on puisse tomber éperdument amoureuse d'un centaure, et aimer ce peuple fascinant, suffisamment fort pour vouloir lui appartenir. D'ailleurs il me semble bien que Reynald m'avait dit, en plaisantant, de ne pas me laisser séduire par l'un d'eux..."
Sauf qu'il parlait des gardiens de l'arbre.
"Mais tout de même, le choix a dû être terrible pour toi. Surtout vis-à-vis de ta famille peut-être. Et je me dis que Burrhus doit te manquer parfois. Quoique, si je me souviens du nom donné par Neffen, ce n'était pas le père de Byron, donc ça fait maintenant pas mal d'années... Et je suppose que seul les plus anciens de la harde, comme Leanne, savent ? Neffen aussi, bien sûr... Et Byron ?"

Dymphéa sourit.
" Il ne reste pas grand chose de l'elfe en moi. En changeant d'apparence, j'ai aussi changé d'essence. Quarante ans sont peu de choses pour un elfe, mais ils sont presque toute une vie, pour un centaure. A partir du moment où le grand-père de Sheldon, le chef d'alors, a donné son accord à ma transformation, la harde m'a accueillie comme si j'avais été toujours des leurs. Et mon attitude, et mon être, s'est peu à peu... adapté, je dirais. Je ne ressens pas de colère, ni même de réelle tristesse, à l'idée de ne pas pouvoir réconforter Byron comme ma mère m'aurait peut-être réconfortée. Mais c'est un homme, aujourd'hui, c'est l'ombre de Sheldon, il occupe une place primordiale dans la harde, et... il doit se comporter en fonction. Ce n'est pas un déchirement, pour lui, c'est l'ordre des choses. Et Neffen va faire exactement ce qu'il faut."
Elle haussa doucement les épaules.
" Je sais que ça parait incroyable, quand on a d'autres valeurs. Par exemple..."
Elle rit doucement.
" Je vais te choquer, ça me fait rire d'avance... Burrhus est mort il y a deux ans seulement. Et ce n'était pas le père de sang de Byron, mais c'était son père néanmoins. Taro était le messager de Snowvern, le père de Sheldon. Mais Taro s'était choisi une épouse, selon le coeur, et son droit, qui, malgré un bon modèle, avait accouché de deux enfants lourds. La harde s'est réunie, car le messager du chef doit être léger, et a désigné deux autres femmes pour tenter de produire le rejeton nécessaire. Une des deux a été moi. L'autre, Marill. Aucune de nous deux ne s'est sentie avilie par une telle décision. Nos maris n'ont pas fait de scandale. Et Byron a été choisi car l'autre enfant était une fille. Voilà tout."

Astrée ouvrit de grands yeux, puis resta un moment songeuse.
"Non, finalement ça ne me choque pas tant que ça. Pas plus, en fait, que de savoir que le chef de la harde doit tuer ses frères. C'est quelque chose de difficilement concevable, bien sûr, de choquant selon une échelle de valeur humaine ou elfe. Mais vous n'êtes pas des humains ni des elfes. Autre race, autres mœurs... Je comprends que les valeurs des centaures, leur mode de fonctionnement, ne sont pas les miens, c'est tout. C'est très déstabilisant, parfois incompréhensible... et je ne peux pas m'imaginer, moi, vivre ainsi. Mais je peux parfaitement comprendre que ce soit la normalité pour vous.
Elle eut un petit rire.
"Et en tout cas, le fait que tu n'aies eu aucun problème à accepter prouve que tu es bien devenue une centaure à part entière ! Une elfe ou une humaine n'aurait effectivement jamais pu faire ça ! Brrrr... "
Puis elle redevint sérieuse.
"Mais donc, les rôles de chacun se transmettent de père en fils ? Il ne pouvait pas y avoir un messager issu d'une autre lignée, d'un autre père, il fallait absolument que ce soit le fils de Taro ? Et ça veut dire aussi... que si Sheldon meurt, il ne pourrait plus y avoir de chef "naturel", en quelque sorte ? Pourtant, l'autre jour, quelqu'un parlait de faire choisir un chef par la pierre..."

" Tant que la lignée existe, la lignée doit perdurer. Si la lignée disparaît, alors la pierre de la harde choisira un nouveau chef. Pour le reste... Taro était de loin le centaure le plus rapide d'entre nous. Il était normal que nous attendions de lui qu'il nous apporte le suivant. Ensuite... chaque fils du chef est lié à un messager différent... C'est complexe à expliquer. En fait..."
Elle eut un sourire embarrassé.
" En fait, j'ai porté deux autres fils de Taro. Mais ils sont partis quand Sheldon a tué ses frères. Et j'ai de la chance, car dans certaines hardes, ils auraient été mis à mort. Ici, ils sont simplement partis vers d'autres hardes. Du moins c'est ce que j'espère."

Astrée ouvrit de grands yeux.
"Misère... C'est cruel, la vie de centaure. Et donc il fallait un messager par fils du chef, donc il fallait que tu en portes autant que le chef avait de fils... En sachant qu'au final il ne t'en resterait qu'un parmi eux..."
Elle soupira.
"J'espère qu'ils sont partis vers d'autres hardes... Pour un centaure, c'est peut-être dans l'ordre des choses de se débarrasser des autres messagers potentiels, mais pour moi qui suis humaine, pas vraiment... et vu la situation actuelle je trouve plutôt dommage que vous ayez ainsi perdu d'autres mâles. Mais peut-être, pour des questions de lignée, n'était-il pas utile qu'ils restent... quoique... si Byron meurt ou n'a pas de fils, la lignée s'éteint, alors que si un des ses frères était resté, elle ne s'éteindrait pas... Comme pour Sheldon finalement. En fait, pour certaines lignées, vous n'acceptez, de fait, qu'un seul descendant mâle."
Elle secoua la tête.
"Et... pour les filles, c'est aussi le même principe ? Et d'ailleurs, as-tu eu d'autres enfants ? De Burrhus ?"

Dymphéa rit doucement.
" J'ai eu d'autres enfants de Burrhus, oui. Quatre. Dont deux sont encore vivants et parmi nous. Et je n'ai pas porté tous les fils de Taro, non. Les filles sont davantage épargnées par tous ces tracas. Et il faut penser que sur une harde de deux cents individus, nous parlons d'un nombre très réduit de personnes. Le chef, le messager, le shaman, ce sont les trois piliers de notre organisation. Mes fils seront allés faire les messagers ailleurs. Nous avons nous-mêmes accueillis plusieurs nouveaux membres au fil des années. Ce n'est pas très différent d'un humain qui quitte son foyer pour gagner la ville voisine ou un continent lointain. Et si nous étions moins... assiégés, sans doute pourrais-je retrouver mes garçons, voir ce qu'ils sont devenus. Simplement... Nous avons été accaparés par notre lutte, ces dernières années."

Astrée grimaça.
"Je comprends bien..."
Elle prit la main de la centaure, la serra doucement.
"On va trouver un moyen de mettre fin à tout ça... Je vais retourner au village, essayer de voir ce que je peux faire là-bas. Essayer, peut-être, de libérer Sheldon, d'autres centaures aussi. Je sais que ce serait un miracle maintenant de parvenir à éviter l'alliance avec les orques, mais peut-être que je trouverai une piste quelconque... Et au pire, je ramènerai sans doute des informations utiles."
Dymphéa avait dit, l'autre jour, qu'il y avait d'autres options... Était-ce juste un vœu pieux de sa part ?
Elle aurait bien voulu savoir, par pure curiosité, quel était ce paiement qu'ils promettaient aux orques et dont Byron ne pouvait lui parler. Qu'est-ce qui leur permettait d'être certain que les orques partiraient réellement ? Est-ce que ça avait quelque chose à voir avec l'arbre de vie ? Non, voyons : elle ne devait pas tout ramener à ça. C'était certainement tout autre chose...

" Peut-être. J'espère évidemment que Byron ne devra pas quitter la harde. Mais l'avoir vivant, ma foi... c'est déjà quelque chose d'inestimable. C'est le premier d'entre nous qui parvient à s'enfuir depuis Moran, il y a trente ans. Il parlera à la harde lorsqu'il aura fini avec Neffen. Nous sommes loin de notre pierre sacrée, mais ce n'est pas grave, les centaures écouteront la parole de Sheldon. Ensuite... ensuite, effectivement, nous dépendrons des orques... ou de tout bouleversement qui pourrait survenir par ailleurs... Mais personne dans la harde ne pourra t'aider. Ce serait s'exposer à un courroux qui dépasse nos vies terrestres."

Astrée hocha la tête.
"Je sais... Et de toute façon vous ne pourriez rien faire pour m'aider là-bas..."
Personne ne l'aiderait. Sauf Neffen. Parce qu'il ne faisait pas réellement partie de la harde, peut-être... Et aussi, comme il l'avait dit, parce que Sheldon n'interdisait pas expressément de rechercher une autre solution. Elle avança l'argument, juste pour voir si Dymphéa partageait cet avis.
"En même temps, Sheldon ordonne l'alliance avec les orques... mais il n'interdit pas forcément de faire autre chose en attendant que cette alliance soit conclue? Il n'interdirait pas, par exemple, qu'on cherche à le libérer... Enfin je suppose. Mais je m'avance peut-être, après tout : on ne sait pas encore ce que Byron va dire, exactement. En tout cas, quoiqu'il dise, moi je ne suis pas tenue d'obéir à ses ordres, donc je serai libre d'agir. Et s'il y a un moyen de mettre fin à cette situation sans l'aide des orques, je le trouverai. Enfin, j'essaierai..."
Pourquoi donc parlait-elle d'un courroux dépassant leur vie terrestre ? Était-ce lié à leur dieu ?

Dymphéa acquiesça, souriante.
" Tu es une bonne âme, Astrée. J'aimerais te suggérer de ne pas t'impliquer à outrance dans quelque chose qui te concerne peu, mais en même temps, je te souhaite de réussir... Je n'ai nul désir de voir les Montequins se faire massacrer, en dépit de toute l'horreur qu'ils ont amenée sur les épaules de la harde. Je ne crains pas les orques, cependant. Pas pour moi, pas pour mon espèce, en tout cas."
Elle haussa les épaules.
" Je n'arrive juste plus à imaginer que les humains se montrent raisonnables. Et je sais que le passif qui existe entre nous et eux fera que la harde ne se satisfera pas d'intentions. Ils doivent quitter la vallée. C'est le prix à payer pour leurs méfaits."

Astrée soupira.
"Je sais... J'ai eu largement le temps d'y réfléchir, j'en ai discuté avec Neffen aussi. Vous êtes arrivé à un point où c'est la seule solution viable. Il y a des années, peut-être était-il encore possible d'envisager une cohabitation s'ils avaient accepté de libérer les centaures. Mais maintenant... trop de mal a été fait, je pense que vous ne pourrez plus avoir confiance."
Elle baissa la tête avec une grimace.
"Et je ne sais pas, moi non plus, s'ils peuvent encore être raisonnés. Les mentalités, en trente ans, se sont figées. Ils considèrent les centaures comme de simples bêtes sauvages et estiment certainement que cette vallée est à eux. Pourtant les plus anciens devraient se souvenir. Et certains devraient pouvoir comprendre la gravité de ce qu'ils ont fait, et peut-être souhaiter revenir en arrière. Mais dans tous les cas, ce sera certainement très difficile de les convaincre de quitter la vallée. Il faudrait probablement les y obliger... Et peut-être que l'aide des orques est effectivement la seule possibilité. Mais par principe, trois races à se battre pour le même morceau de terrain au lieu de deux races, je doute que ça simplifie les choses... et surtout, je crains le massacre qui aura lieu au village, les innocents qui périront. Je déteste la guerre. Et je voudrais pouvoir l'éviter. Aussi, peut-être, parce que je suis humaine et que je ne veux pas voir massacrer mes semblables. Et puis je ne vois pas pourquoi les orques, s'ils gagnent, ne décideraient pas de s'installer à leur tour dans cette vallée merveilleuse. Avec le risque de nouvelles tensions avec les autres villages humains peut-être, mais surtout avec vous. Byron dit que vous avez les moyens de négocier avec eux, mais moi, je n'ai pas confiance, je ne vois pas pourquoi ils ne se retourneraient pas contre vous ensuite.
Elle lâcha un profond soupir.
"Enfin... Je verrai bien, en espionnant là-bas, comment sont les choses, où en sont les mentalités, s'il y a une issue. Mais j'ai tellement peu de temps pour y parvenir que ce serait un miracle. Dans tous les cas, je tenterai au moins de libérer Sheldon et les autres.

Dymphéa eut un sourire calme.
" Tu ne peux pas comprendre les liens qui unissent orques et centaures. Nous fréquentons les mêmes lieux depuis des lustres. Ce que tu appelles une vallée merveilleuse ne l'est que dans tes yeux d'humaine. Nous autres, centaures, sommes nomades en partie. Nous aimons notre vallée et nous devons y revenir car ici se trouve notre pierre, mais en réalité, nous nous sentons enfermés. Les orques n'y verraient pas davantage de paradis... Ils sont accoutumés des climats plus froids, plus difficiles, et ils ont besoin des grottes et des rochers où ils vénèrent leurs dieux. De plus, ils seraient ici bien trop près des villages et de la vallée, et donc, un jour ou l'autre, de l'annihilation. Mais ce n'est pas important. Je comprends ta volonté d'épargner les humains. Il est clair que si les orques viennent, ils auront sans doute à coeur de ne laisser aucun humain vivant, afin qu'il n'y ait nulle connaissance du massacre. Il n'est pas dit qu'ils accepteront. Nous verrons. Tu as donc un peu de temps devant toi."

Astrée frissonna. Ils ne laisseraient aucun survivant... Même si les villageois se réfugiaient de l'autre côté de la muraille, les orques rouvriraient les failles et les attaqueraient là-bas aussi. Ou peut-être qu'ils veilleraient à les prendre suffisamment par surprise pour qu'ils n'aient pas le temps de fuir de l'autre côté.
Elle ferma les yeux, un instant. Une chose était sûre, si on en arrivait là, elle ne les laisserait pas massacrer tout le village. Elle essaierait au moins d'intervenir pour convaincre les montequins de fuir avant qu'il ne soit trop tard. Peut-être que les centaures considéraient cela comme une trahison... mais après tout, l'essentiel était que les villageois partent, non ? Et en attendant... Oui, elle avait encore un peu de temps. Une veille ou un peu plus pour sauver Sheldon. Et peut-être le double avant que la guerre soit réellement déclenchée. Ça faisait tout de même très peu de temps, surtout quand la situation apparaissait aussi désespérée.
Elle soupira et leva vers Dymphéa un regard un peu triste.
"Je ferai ce que je peux..." fit-elle simplement.

Elles entendirent alors le son d'une trompe et Dymphéa se leva.
" C'est l'heure du conseil. Il n'est pas certain que tu puisses y assister, cependant... Enfin, de toute façon, tout s'échangera en sylvestre... Je suis désolée."
Les centaures commençaient à se rassembler, formant un cercle dans un des rares espaces libres de la petite clairière cachée. Astrée reconnut les quelques hommes et les nombreuses femmes qu'elle avait déjà vus, robes noires, grises, blanches, brunes jusqu'à la taille, vêtements couleur terre, eau, roche ou feuille dissimulant les torses humains, cheveux longs ou courts, visages glabres ou hirsutes, yeux clairs, yeux sombres ; les centaures s'installèrent dans l'herbe et la poussière. La rôdeuse vit que Neffen était de retour, vêtu de pourpre, sa robe pie tranchant sur les couleurs plus classiques de ses congénères. Byron était à sa droite, mais il y avait un espace vide entre eux, à l'endroit où manquait la tête de leur triade. Dymphéa chemina vers le groupe, prit place entre deux des siens, désormais appelée à siéger comme les autres. Neffen décocha un clin d'oeil à Astrée, puis reprit une mine sérieuse. Byron était à nouveau stoïque, les épaules droites, l'expression sereine. Nul ne fit un geste pour accueillir la rôdeuse mais nul ne la chassa pour autant. Tous demeurèrent tournés vers le messager et le shaman, seuls restés debout.

Astrée regretta, pour la troisième fois au moins, que Neffen ne lui ait pas lancé son sort lui permettant de comprendre le sylvestre... Il aurait pu le faire, juste avant de parler à Byron. Mais c'était trop tard désormais, le conseil allait commencer. Elle se souvenait de ce qu'il lui avait dit l'autre jour : que les décisions prises allaient peut-être la révolter. Peut-être était-il plus sage, de son point de vue, qu'elle ne les entende pas ? Elle aurait tant voulu savoir, pourtant... Mais, au fond, elle savait.
Elle ne répondit à son clin d’œil que par un regard un peu sombre, triste mais tout de même résolu. Tristesse et angoisse. Peur de ce qui allait se décider. Sensation de ne rien pouvoir faire pour enrayer ce qui se dessinait. Mais elle était déterminée à tenter l'impossible. Et avoir le soutien de Neffen, dans cette tentative désespérée, lui redonnait un peu d'espoir. Un tout petit peu...
Elle s'installa un peu à l'écart, adossée à un arbre, cherchant à deviner ce qui s'échangeait à l'expression des visages. Mais elle pressentait que ce serait bref. Neffen l'avait dit : lorsque la parole de Sheldon serait exprimée, ce serait le silence. Ils n'auraient plus qu'à suivre ses ordres.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine