La Couronne de Cuivre

C'est Neffen qui prit la parole le premier, de sa voix mélodieuse et un peu étrange, sur laquelle les inflexions chantantes du sylvestre roulaient un peu comme le souffle du vent dans les feuilles. Il désigna Byron de la main, son expression se fit grave, et il montra ensuite Astrée. Tous les centaures se tournèrent vers elle. Certains lui adressèrent un signe de la tête, Dymphéa et Leanne lui sourirent, d'autres demeurèrent impassibles, quelques uns paraissaient toujours furieux. Impossible pour elle de reconnaître ses agresseurs dans ce nombre, malheureusement. Puis ils revinrent à Neffen, qui ajouta quelques mots avant de faire un pas en arrière et de se coucher dans l'herbe. Byron prit alors la parole. Il commença par dire quelques mots, reflétant une sérénité qu'Astrée ne lui avait jamais vue, puis soudain sa voix changea. Même si elle l'avait peu entendu parler, Astrée reconnut le timbre de Sheldon, et sa parole se déversa de la bouche de son messager, avec la même virulence et la même autorité, résonnant contre les parois de pierre qui les encerclaient. Les centaures demeurèrent silencieux, immobiles, puis quatre d'entre eux se levèrent, deux hommes et deux femmes. Parmi eux, Astrée reconnut l'imposant Maelwys. Le discours de Byron s'interrompit, il retrouva sa propre voix pour ajouter une dernière phrase, baissa la tête et recula.
Puis, comme Neffen l'avait dit, ce fut le silence. Les quatre centaures demeuraient debout, les autres ne bronchaient pas. Le shaman se releva, murmura quelques mots et frappa le sol de son bâton.
Ceci marqua la fin du conseil.

Astrée s'était sentie rougir sous les nombreux regards tournés vers elle. Elle aurait préféré qu'on oublie sa présence. Mais en même temps, il était logique que Neffen explique son rôle. Si au moins cela pouvait faire taire ceux qui étaient persuadés qu'elle les trahirait... Elle se demandait si le shaman avait, entre-temps, repéré ses agresseurs, et surtout leur commanditaire puisqu'il pensait qu'il y en avait un.
Puis elle assista avec stupéfaction à la suite de la scène. Ainsi, c'était cela, être le messager de Sheldon ? Apporter sa parole... mais réellement, avec sa propre voix, ses propres mots. C'était incroyable... Il y avait sans doute une sorte de lien entre eux, qui se manifestait à distance et à retardement, et qui ne laissait aucune possibilité au messager de travestir d'une quelconque manière le message. Et c'était certainement mieux ainsi, au niveau du fonctionnement de la harde.

Les quatre centaures qui s'étaient levés étaient donc probablement ceux qui allaient devoir négocier avec les orques. Dont les deux qui avaient repéré la piste, sans doute. Tous des guerriers ? Elle ne put s'empêcher de se dire que leur départ affaiblissait la harde, en cas d'attaque humaine. Elle se souvenait que Hugo estimait qu'il valait mieux les éradiquer avant qu'ils ne redeviennent une menace. Il restait à espérer qu'ils attendent encore quelques veilles pour cela...
Elle resta immobile, contre son arbre, observant toujours les expressions des uns et des autres, attendant que la foule des centaures se disperse. Ensuite, sans doute, elle pourrait aller retrouver Neffen, ou Dymphéa, ou Byron... celui des trois qui lui paraîtrait le moins accaparé par ses tâches.

Le rassemblement se défit. Les centaures se levèrent et chacun repartit vers ses tâches. Plusieurs s'inclinèrent en passant non loin d'Astrée, réitérant leurs remerciements distants. Neffen et Byron échangèrent quelques mots, un sourire, puis le messager se dirigea vers sa mère et elle lui passa un bras autour de la taille, posant un moment la tête contre son épaule. Le shaman attendit que tout le monde se soit remis en mouvement avant de faire volte-face et de remonter vers sa tente. Le ciel grisait déjà à l'est, signe que le crépuscule ne tarderait plus.

Astrée observa Byron revenir vers sa mère, et décida qu'il valait mieux les laisser à nouveau en tête à tête. Même s'il ne pouvait s'autoriser à craquer que devant Neffen, elle était persuadé qu'il pouvait aussi trouver un peu de réconfort dans la tendresse de sa mère. Quant à Dymphéa, elle dînerait sans doute avec elle... et d'ici très peu de temps à en juger par la couleur du ciel.
Elle revint donc vers la tente de Neffen, pour y patienter en attendant le repas. Il faisait trop humide aujourd'hui pour avoir envie de traîner dehors trop longuement.
"Je peux entrer ?" demanda-t-elle par acquis de conscience avant de pousser la toile qui en fermait l'entrée. Après tout, il pouvait avoir besoin d'être seul pour une raison quelconque.

" Bien sûr." répondit le shaman depuis les tréfonds de sa petite habitation.
Il était dans l'alcôve qui lui servait de chambre et en émergea avec le sourire.
" La course contre la guerre est lancée ! s'exclama-t-il. Quel sera notre prochain mouvement ?"

Astrée grimaça.
"Ça ne me fait pas vraiment rire..." commença-t-elle.
Mais l'humeur de Neffen était communicative, et elle parvint à ébaucher un sourire.
"Bon sang, il faudra que tu me dises ton secret pour être toujours d'humeur aussi positive. Moi j'ai plutôt la sensation de me trouver devant une tâche impossible avec bien trop peu de temps pour l'accomplir... Ce qui ne m'empêchera bien sûr pas de m'y atteler de toute ma volonté, pour tenter d'éviter un massacre. Mais bref... Notre prochain mouvement, tu dis ? Et bien... C'est d'aller là-bas. Puisqu'ici, il n'y a plus rien à faire... Et mes projets, là-bas, dans l'immédiat... C'est flou. Éclaircir cette histoire de sortilège, espionner tout ce que je pourrai, essayer de savoir s'il y a des humains, là-bas, qui pourraient éventuellement ne pas adhérer à l'idéologie dominante et être plus de notre côté... et libérer Sheldon, je lui ai promis d'essayer, et je le dois pour Byron."
Elle soupira, puis reprit avec beaucoup moins de sérieux.
"Bon, et si je me souviens bien... Il te faut un pantalon, non ? Je vais voir si je peux te bricoler ça ce soir, à partir de mes propres vêtements, si tu veux."

" Ah oui ! Mon pantalon !"
Il sourit.
" Tu ne dois pas sacrifier tes vêtements. J'en ai plein... Bon, rien qui y ressemble... Ça demandera peut-être un peu plus de travail que de retoucher un pantalon... En fait, le mieux, ce serait que je prenne ma forme humaine... Ça te permettrait de voir ma taille... Je peux coudre aussi, en fait. Je ne l'ai plus fait depuis longtemps, mais c'est moi qui me suis bricolé mes vêtements."

"Ah bon ? Puisque tout le monde a un rôle, je pensais qu'il y avait aussi des tailleurs et des couturières... Mais j'imagine que tu es à part pour ça aussi."
Elle sourit.
"J'avoue que je suis curieuse de savoir à quoi tu vas ressembler en être humain... Hum... Imagine, par exemple, que tu sois tellement beau que toutes les femmes du village tombent amoureuse de toi au premier regard... Ce serait comique ! Bon, plus sérieusement, il faut bien qu'on prenne tes mesures, donc ce serait bien si tu pouvais te transformer un moment. Enfin, si ce n'est pas trop compliqué à réaliser..."
Elle songea au rituel complexe qui avait permis à Dymphéa de devenir centaure. Ce n'était pas pareil puisque c'était définitif pour elle.
"Et une fois humain, au fait, tu peux le rester plusieurs jours ?

" Oui, je le pourrai. Ma transformation en humain est similaire à ce que peuvent les druides de ton espèce qui deviennent ours, loup ou panthère. Mais je suis suffisamment expérimenté pour pouvoir conserver cette forme tant que je le désire."
Il eut un sourire qui se teinta d'un peu de tristesse.
" Mais nous en reparlerons. Je vais prendre une potion spéciale qui stabilisera un rien ma forme... et qui me rendra indétectable à une éventuelle scrutation magique. Il serait catastrophique que les humains mettent la main sur le shaman de la harde, j'imagine que tu le comprends. Je ne suis pas un guerrier et je ne sais pas ce que je pourrais raconter sous la torture. Sans doute des choses que je ne devrais pas raconter. Il y a dans le groupe humain des gens qui en savent trop sur les pouvoirs dont je dispose..."
Il secoua la tête.
" Mais je divague. Je suis capable de me défendre, le cas échéant."

Astrée le regarda avec un peu d'inquiétude, et posa une main amicale sur son épaule.
"Je serai là pour t'aider si jamais ça tourne mal. Je ne les laisserai pas te torturer, je te ferai évader. Mais je suis sûre que tu n'auras pas besoin de moi, que tu es de taille à te défendre. Et puis tu pourrais certainement te changer en oiseau ou quelque chose comme ça, pour fuir... Mais ils ne soupçonneront pas que tu es le shaman, enfin, j'espère. Ce serait catastrophique. Peut-être que c'est trop dangereux, peut-être qu'il vaut mieux que j'y aille seule...
Il était certainement apte à se défendre mieux qu'elle. Mais tout de même, elle ne voulait pas le laisser prendre de trop gros risque. Et ce qu'il avait dit la laissait un brin perplexe.
"Pourquoi dis-tu qu'il y a là-bas des humains qui en savent trop sur toi ? Parce que des centaures ont parlé ? On dirait... que tu sais exactement ce que certains d'entre eux savent de toi... mais que savent-ils au juste ?

" Il y a parmi eux des gens qui nous connaissent bien. Dans les anciens notamment. Comme tu le sais, la situation actuelle est relativement récente... Mais de nombreux Montequins ont plus de trente ans. Parmi eux, il y a leur herboriste, Bertille, je pense qu'elle s'appelle. Le shaman qui m'a précédé la rencontrait parfois dans la forêt. Ils échangeaient. Je ne dirais pas qu'ils étaient amis, mais... certains savoirs se sont immanquablement transmis. Et il est certaines choses que les humains et les centaures d'il y a cent ans partageaient. Je doute que ces choses aient été oubliées."
Il eut un calme sourire.
" Mais ils ne me prendront pas. Comme tu l'as si bien dit, au pire, je me ferai pousser des ailes... ou je me ferai pierre... ou torrent. Je ne risque pas grand chose. Et puis tu seras là. Ça me suffit."

Que pensait Bertille de la situation actuelle ? D'instinct, Astrée se méfiait. A cause de ses flèches spéciales dont ils usaient à volonté pour combattre les centaures. Elle mettait son talent au service de la guerre... Mais pourtant, autrefois, elle avait fréquenté les centaures, avait bien connu le shaman. Elle se souvenait, certainement. Et puis, sa flèche n'avait pas tué Byron. Il avait survécu plusieurs heures avant qu'elle le soigne. Etait-il particulièrement résistant, ou n'avait-elle pas suffisamment enduit sa flèche de poison ? Non, elle ne devait pas se perdre en folles hypothèses.
"Je connais Bertille... Et je me demande ce que les anciens comme elle, qui ont connu la situation d'autrefois, pensent réellement de ce qui se passent. Certains d'entre eux en sont responsables. D'autres ont peut-être seulement laissé faire, n'ont pas eu le courage de s'y opposer, ou n'ont pas été entendus. En tout cas, ils ne se sont pas élevé contre..."
Leur témoignage serait important, si un renversement pacifique de la situation était possible. Mais en un sens, ils étaient tous coupables.
"Nous essaierons d'en savoir plus une fois là-bas... Tu crois que tu vas arriver à jouer le rôle d'un humain ? Si tu as des questions, surtout, tu n'hésites pas..."

" Tu es bonne, Astrée. C'est ta principale faiblesse, cette difficulté à voir l'ombre dans le coeur des gens." dit alors Neffen, avec une petite grimace.
Puis il haussa les épaules et ranima son âtre, avant de se coucher.
" Je pense pouvoir faire l'humain sans trop de difficultés. J'ai en moi la mémoire de tous les autres shamans de la harde. Je saurai y puiser pour me rendre convaincant. Et puis ils ne se surprendront pas de mes errances... J'ai été longtemps prisonnier des centaures. Assez longtemps pour avoir un peu perdu la tête."

Elle voulait bien comprendre qu'il considère ça comme une faiblesse, surtout dans la situation actuelle. Mais elle sentait qu'elle évoluait aussi sur ce point, et n'était d'ailleurs pas du tout certaine d'apprécier cette évolution. En y réfléchissant, elle était bien obligée de reconnaître qu'une partie des villageois étaient pleinement coupable de cette situation, et qu'ils n'avaient pas de circonstances atténuantes. D'autres étaient juste complices par leur manque de réaction... et donc coupables également puisqu'ils préféraient protéger leur propre confort plutôt que de s'élever contre ça. Et d'autres étaient nés là-dedans, et avaient sans doute été conditionnés pour trouver tout ça parfaitement normal. Eux étaient, à ses yeux, bien moins coupables... mais en même temps, ils étaient dotés d'intelligence, et certains auraient pu, peut-être, réfléchir à ce qu'était réellement cette situation, et s'élever contre. Et donc... non, on ne pouvait pas dire qu'elle ne voyait pas l'ombre dans leur coeur. Mais elle espérait y trouver aussi une parcelle de lumière... au moins chez certains. Sinon, elle aurait perdu foi en ses semblables, comme le shaman l'avait dit plus tôt...

Mais il était inutile d'y réfléchir davantage. Ça ne changerait rien à leur situation.
"Je ne doute pas de tes connaissances sur les humains. Et tu as raison, suite à une longue captivité, ils ne seront pas surpris que tu aies perdu certains codes sociaux ou que tu te comportes un peu bizarrement. Et comment vas-tu leur expliquer ta fuite, s'ils demandent ? Parce que pour avoir été prisonnière de Sheldon -elle grimaça- je ressens encore fortement combien il est impossible d'échapper à une créature dix fois plus forte que toi, deux ou trois fois plus rapide, capable de suivre ta piste et de te poursuivre à vive allure sur plusieurs lieues pour te fracasser la tête d'un coup de sabot... ou de te briser les os un à un, comme me menaçait Kess.
Elle frissonna à ce souvenir.
"Mais bon, sur une longue durée, tu aurais pu gagner leur confiance... ou au moins, la surveillance aurait pu finir par se relâcher une nuit... peut-être suite à un événement particulier qui aurait mis la harde en émoi. Comme le retour de Byron peut-être. En tout cas il est probable que les centaures t'inspirent encore de la terreur, et tu devras le faire apparaître, sauf si tu veux qu'ils te croient devenu leur allié. Mais remarque, ça dépend peut-être des caractères, il y a des gens qui n'ont peur de rien parait-il.
Elle sourit un instant, puis ajouta avec gravité.
"Il y a certainement des choses qui seront très difficiles à voir, pour toi, là-bas. Ce qu'ils font aux centaures est révoltant. Mais j'imagine que tu sais déjà l'essentiel par tes oiseaux..."

" Je ne pense pas que je serai surpris, non, fit-il avec un petit sourire. Et je peux leur apporter du réconfort à leur insu. Même sans le comprendre, ils percevront un changement dans l'air qu'ils respirent... Pour le reste... Posséder la mémoire d'une race, cela veut dire connaître les joies, les peines, les terreurs et les rages passées. En cela... Toutes les abominations de Montequine, je les connais déjà. Ce n'est pas la première fois que l'on tente d'asservir les centaures, et ce ne sera probablement pas la dernière. C'est le prix de notre force et de notre intelligence."
Le son d'une trompe résonna.
" C'est l'heure pour toi d'aller manger. Nous nous retrouverons ensuite."

Il pouvait leur apporter du réconfort par l'air qu'ils respiraient... C'était fantastique. Il avait vraiment de grands pouvoirs, difficilement compréhensibles pour elle. Et il savait aussi tellement de choses. Elle sourit, admirative.
"Je vais rejoindre Dymphéa et Leanne", fit-elle en se levant et en se dirigeant vers l'entrée de la tente.
Pourquoi était-ce l'heure "pour elle" ? Ne mangeait-il pas, lui ? Pas avec les autres, peut-être...
Il ne lui restait plus qu'à trouver les deux centaures. Peut-être, vu le temps, dînait-on sous l'une des tentes ?

HRP : si ton perso veut discuter avec Leanne et Dymphéa, préviens-moi, sinon j'ellipse le repas

Astrée ne s'était pas trompée : les centaures mangeaient sous l'une des deux grandes tentes, dont on avait relevé certains des pans extérieurs, de manière à ce que la lumière ténue du crépuscule puisse s'y déverser. Elle découvrit ainsi une partie de leur organisation intérieure; qui semblait consister en de nombreux braseros, et des étagères rustiques chargées de matériel, formant un dédale obscur. Evidemment, les centaures voyaient dans les ténèbres, ce qui devait rendre leur tente nettement plus accueillante. La rôdeuse repéra aisément Dymphéa et Leanne, installées parmi les femmes, qui bavardaient en mangeant. Une assiette semblait déjà l'attendre et lorsqu'elle la repéra, peut-être à l'ouïe, peut-être à l'odeur, la centaure grise lui fit signe de les rejoindre.

HRP : pas spécialement, en tout cas Astrée n'a pas de question particulière à leur poser...

Astrée se dirigea vers la tablée des femmes, un peu intimidée de dîner cette fois-ci avec tant de monde. Et bien sûr, tout ce monde s'exprimait en sylvestre...
Il ne faisait pas encore trop sombre et elle parvint sans encombre à destination, s'asseyant avec un sourire amical adressé aux deux vieilles centaures, et un autre, plus intimidé, à destination des autres convives alentours. Elle leur était reconnaissante de lui avoir gardé une place à table.
Elle ne pouvait s'empêcher de guetter les réactions des uns et des autres, essayant encore une fois de deviner qui avait bien pu lui tendre une embuscade. Il faudrait qu'elle demande à Neffen s'il avait élucidé la question. Mais cela pouvait certainement attendre. Et quelque part, maintenant que Byron était de retour, cela n'avait sans doute plus vraiment d'importance. A moins que ceux qui avaient essayé de l'empêcher d'aider Byron veuillent également l'empêcher de secourir Sheldon ? Mais ils ne pouvaient connaître ses projets...
De toute façon, elle savait qu'elle n'en apprendrait pas davantage ce soir, donc mieux valait profiter tranquillement du repas et de leur conversation amicale. D'autant qu'elle ne savait pas quand elle aurait à nouveau l'occasion de dîner sereinement. Il lui faudrait d'ailleurs songer à se munir de provisions pour son périple, et demander à Dymphéa, peut-être, de lui donner quelques herbes pour compléter sa réserve, trop largement entamée par les soins à Byron.

Le repas se déroula sans événements particuliers, bien qu'Astrée put percevoir une certaine nervosité dans le groupe des femmes, reflet, sans doute, de la déclaration de Byron au conseil. La jeune femme nota également l'absence des centaures qui s'étaient levés pendant la réunion et Dymphéa lui apprit qu'ils étaient déjà partis. Maelwys s'était attendu à cette décision, aussi tout avait-il été préparé à l'avance. Les quatre centaures désignés n'avaient eu qu'à ramasser leurs sacs, endosser leurs manteaux, et s'éloigner, sans grande cérémonie. Toutes ces choses, la contrepartie, les risques, les termes de leur marché, avaient été discutés et exposés en détail avant la capture de Sheldon. Personne ne s'était senti le droit d'intervenir pour les détourner de leur mission : le chef, prisonnier et malmené, avait transmis ses ordres.
La nuit tomba tandis qu'elles mangeaient, puis Leanne et Dymphéa souhaitèrent la bonne nuit à la jeune femme et se levèrent. L'herboriste centaure promit de lui donner les herbes qui lui manquaient le lendemain, pour autant que Neffen n'en dispose pas.

Ainsi, ils étaient déjà partis. Elle aurait pu s'y attendre : Maelwys était trop pressé d'aller trouver les orques pour perdre une seule minute. Peut-être devrait-elle partir, elle aussi, dès cette nuit... Mais ce serait absurde : le village était trop loin pour l'atteindre avant la fin de la nuit, elle n'y verrait pas grand-chose et serait épuisée. Mieux valait profiter pleinement d'une bonne nuit de sommeil. Et puis, un départ précipité aurait peut-être paru suspect.
Tout de même, elle aurait bien voulu connaître les termes du contrat. Mais Byron avait dit qu'il ne pouvait les lui révéler, il était donc inutile qu'elle interroge les centaures. Neffen, peut-être ?
Elle se contenta donc d'apprécier le repas, puis salua ses voisines de tablée et leur souhaita à son tour une très bonne nuit. Elle s'en revint vers la tente du shaman, d'un pas un peu hésitant dans l'obscurité.

Neffen fredonnait à la lueur de son brasero, couché devant une casserole d'eau frémissante. Il sourit à Astrée lorsqu'elle entra dans la tente, puis reprit la préparation de sa décoction. Elle nota qu'il était nu et qu'il semblait n'en ressentir aucune honte particulière. Son torse humain était maigre et osseux, décoré d'un tatouage qu'elle devina de couleur verte malgré le manque de lumière. C'était la représentation d'un arbre, à la fois sur l'avant et l'arrière de son corps, comme les deux faces d'un même dessin. Ses racines disparaissaient dans sa robe pie, tandis que le tronc s'élevait sur sa colonne vertébrale et son ventre, puis déployait ses branches sur sa poitrine et ses omoplates, se rejoignant sur ses épaules et sous ses aisselles. La rôdeuse eut l'impression que le tracé était légèrement luminescent, mais c'était peut-être une illusion d'optique.
" Une petite infusion ?" demanda-t-il, tranquille.

"Oui, je veux bien, merci..."
Son absence de gêne tranchait étonnamment avec la pudeur de Byron. Elle se répéta qu'il n'était pas tout à fait un centaure de la harde, qu'il était différent. Et elle songea, en observant le tatouage, que l'image utilisée par Dymphéa, celle du chêne sur lequel on pouvait pleurer, n'était peut-être pas si absurde. Elle n'en détachait pas les yeux, fascinée, et ne pouvait s'empêcher de faire le lien avec l'arbre qu'elle cherchait. Non, il fallait décidément qu'elle cesse un moment de penser à cet arbre de vie. Elle avait bien plus urgent et bien plus important à s'occuper. Mais elle le questionna, pourtant.
"Pourquoi tu as un arbre tatoué sur le corps ? On dirait... qu'il brille. J'imagine que c'est lié à ton statut de shaman. Enfin, je suis peut-être trop indiscrète..."

Neffen baissa les yeux sur l'arbre et le toucha du doigt.
" Je suis venu au monde avec cette marque. Elle doit bien vouloir dire quelque chose..."
Il haussa les épaules, l'air mutin.
" Bien que nous soyons des créatures des plaines et que nous soyons liés à la pierre, l'arbre est un symbole fort pour notre race. Il renvoie au cycle de la vie et de la mort, au lien à la nature, à la longévité... Ces sortes de choses que nous n'explicitons pas forcément avec des mots, cependant."
Il leva ses yeux jaunes vers elle, qui reflétaient la lueur des flammes.
" Tu cherches l'arbre. Je ne suis pas cet arbre. Mais je sais le trouver. Peut-être le verras-tu. Peut-être pas. De toute façon, ce n'est pas le moment."

" Je sais, répondit Astrée avec un sourire tranquille. On a de toute façon du pain sur la planche avant que j'aie le loisir de m'en préoccuper à nouveau..."
Elle savait bien que les centaures, et sans doute plus spécialement Neffen, étaient probablement les gardiens de l'arbre, ou quelque chose comme ça. Ou, en tout cas, qu'ils avaient un lien avec lui. Elle appréciait qu'il le lui confirme. Et elle savait parfaitement que le moment n'était pas à sa quête. Mais elle continuait à regarder son tatouage avec curiosité.
" Est-ce que tous les shamans naissent avec le même genre de tatouage ? "
Ou peut-être chacun avait-il un tatouage différent, reflétant une signification quelconque ?
"Et d'ailleurs... Comment naît un shaman ? Enfin, je veux dire... Pour Sheldon ou Byron, tout vient de leur lignée, ils ont pris la succession de leur père, et avant même leur conception on savait qu'ils seraient potentiellement chef ou messager. Mais il n'y a pas de lignée de shaman... Il peut naître de n'importe quels parents ? Et il n'y arrive jamais qu'il n'y en ait aucun qui naisse ?
Qui pouvaient bien être les parents de Neffen ?
"J'espère que je ne t'ennuie pas avec toutes mes questions...", s'excusa-t-elle avec une grimace.

Le shaman s'interrompit dans sa préparation puis la regarda avec un sourire embarrassé.
" Je ne suis pas né au sens habituel du terme, dit-il. Je n'ai pas de parents. Je suis sorti des entrailles du shaman précédent, au moment de sa mort. Je suis passé de nourrisson à adulte en une seule nuit. Et j'ai à peine plus de deux ans."
Il sourit de l'expression de la jeune femme.
" Je suis né le jour où Sheldon est devenu chef. Et je mourrai le jour où un nouveau chef prendra sa place. Ainsi va la vie du shaman. Mais ce n'est pas grave, car je ne meurs jamais vraiment. Je suis né avec la pierre et je mourrai le jour où la harde sera annihilée."

Astrée était stupéfaite. En réalité... il était immortel, ou presque. Son corps changeait, et l'espérance de vie de son enveloppe corporelle était plus réduite que celle des autres centaures, mais il gardait la mémoire de tous ses prédécesseurs. Et effectivement, il ne faisait pas réellement partie de la harde, comme on le lui avait dit. Mais il en était l'âme... Elle avait un peu de mal à concevoir tout ça, en fait. Une sorte de cycle de réincarnation infini. Il était presque plus proche d'un dieu à la vie infinie que d'un être vivant... C'était difficilement accessible à sa compréhension humaine, mais c'était ainsi.
Elle secoua la tête, cherchant à reprendre ses esprits.
" Alors il ne faudrait surtout pas que tu meures, je veux dire, que ton enveloppe physique actuelle meure, avant que tu aies donné naissance au prochain shaman. Mais peut-être n'est-ce pas possible, en fait, que tu meures ainsi..."
Elle l'espérait, sinon il prendrait un risque vraiment trop important en l'accompagnant.
" Et... La pierre, comment est-elle apparue ? Il y a bien eu un début à l'existence de la harde ?"
Mais ce début lui était peut-être inaccessible, par son essence même. Cette pierre aux étranges pouvoirs l'intriguait...

" Pour répondre à cette question, je devrais ingurgiter une potion particulièrement infâme, et particulièrement complexe à préparer, afin d'avoir accès à la toute première mémoire de la harde. Même si je suis directement issu de mon prédécesseur, et lui du précédent, et ainsi de suite, nous sommes chaque fois un tout nouvel individu, vois-tu ? J'ai accès facilement aux souvenirs du shaman qui venait juste avant moi, et j'ai fait miens les souvenirs que j'ai déjà évoqués... mais sinon... La légende veut que les pierres centaures proviennent d'éclats de sabot de Skerrit, notre dieu. Elles seraient tombées du ciel au tout début du monde, quand les centaures sont apparus sur Toril."
Il jeta une poignée de feuilles séchées dans l'eau bouillante, dégageant une vapeur odorante, plutôt agréable.
" Quant à ta première inquiétude... Je suis lié à Sheldon. En cela, je suis déjà à moitié mort. Autant profiter de l'existence, dès lors, non ?"

Astrée sourit, amusée.
- Oui, bien sûr. C'est juste qu'il ne faudrait pas, pour la harde, que tu meures sans successeur... Mais vu le fonctionnement des choses, je pense qu'il doit être impossible que tu meures avant Sheldon. Ce serait un trop grand risque, pour une harde, que le shaman puisse mourir avant le chef... Mais quand même, dans le doute, je vais veiller de près sur toi ! Enfin, autant que je le pourrai... Bon, je sais, c'est un peu ridicule que je m'inquiète, tu es bien plus puissant que moi. Mais... non, rien à faire, je vais essayer de ne jamais être trop loin. Je peux me cacher sur les toits par exemple... Même si c'est pas forcément pratique lorsqu'on doit traverser une rue. Je verrai.
Ainsi, le shaman comme le messager étaient liées au chef. Il fallait vraiment, absolument, qu'elle sauve Sheldon. Peut-être que pour la harde, c'était dans l'ordre des choses, mais pour elle, non : elle ne pouvait se résoudre à voir Byron chassé et Neffen mort. Quoiqu'il ne mourrait pas totalement, en un sens : sa mémoire demeurait... C'était tellement bizarre.
Mais pour l'heure, elle se sentait bien, et presque confiante pour la suite des événements, oubliant à demi qu'elle s'était fixée une mission impossible. La tisane sentait bon, et la conversation de Neffen était passionnante. Elle était soulagée qu'il ait renoncé à lui poser une question à chaque fois qu'elle-même en posait une : ses réponses à lui étaient bien plus intéressantes que tout ce qu'elle aurait pu elle-même raconter.

Neffen la dévisagea d'un air mutin.
" Tu deviens horriblement pragmatique ! Moi qui pensais que tu voudrais empêcher ma mort parce que... je ne sais pas... ma compagnie est agréable ! Mais non, tu es comme n'importe quel centaure, in fine ! La harde ceci, la harde cela, pffff... Tous les mêmes !" s'exclama-t-il, faussement outré.
Il se leva, alla chercher une bolée et servit la jeune femme d'infusion. Il demeura ensuite debout, puis claqua deux fois des mains, doucement, et une très forte odeur d'humus envahit la tente. Astrée eut à peine le temps de cligner les yeux qu'il avait disparu dans une légère brume grise, qui se dissipa pour révéler un jeune homme parfaitement nu. Il avait gardé ses cheveux blonds, une certaine finesse des traits et de la stature, mais il paraissait parfaitement humain. Un humain de 17 ou 18 ans. Et il écarta les bras avant de pirouetter sur lui-même.
" Comment me trouves-tu ?"

La rôdeuse avait assisté, fascinée, à la transformation, et se sentit rougir légèrement devant la nudité du jeune homme qui apparaissait. Lui, bien sûr, ne semblait pas ressentir la moindre gêne. Elle détourna un instant les yeux, avant de se morigéner intérieurement et de les lever à nouveau vers lui. Elle n'était pas obligée de regarder ce qu'elle n'était pas sensée reluquer, après tout. Et puis, même : pourquoi faire plus d'histoire lorsqu'il était sous forme humaine ?
- Tu es magnifique ! répondit-elle avec sincérité. Un très beau jeune homme. Et c'est incroyable de te voir autant à l'aise dans ce corps !
Elle sourit.
- D'ailleurs, méfie-toi, toutes les jeunes demoiselles du village vont te courir après ! Remarque, toi qui veut profiter de l'existence... Mais non, je doute qu'elles présentent le moindre attrait pour toi."
Elle imagina un instant la tête d'une jeune adolescente de Montequine, craquant pour le beau jeune homme et apprenant sa véritable nature.
" Ah, et je tiens à préciser, au cas où tu aies le moindre doute à ce sujet, que ta compagnie, sous quelque forme que tu sois, est extrêmement agréable, et ta conversation passionnante, sinon je n'aurais pas accepté que tu m'accompagnes là-bas... Mais trêve de plaisanteries, tu ne t'es pas transformé juste pour te faire admirer, il faut qu'on prenne tes mensurations... Attends, je dois avoir un bout de ficelle quelque part dans mon sac pour mesurer la longueur de tes jambes..."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine