La Couronne de Cuivre

-Hors de question que je spolie mon garçon à son insu. Si ça se trouve, une fois en bas, je culpabiliserai même tellement que je ramènerai du vinaigre ou de l'eau fraîche. A moins que je ne décide de tout goûter, par conscience professionnelle, et que je m'avère incapable de remonter ? Cela, seul l'avenir le dira !
Sur un clin d’œil, il se dirigea vers la cave.

La cave était étroite et sombre, mais bien sèche. Taliesin nota que Guillhem l'avait déjà largement remplie de tout ce qui pouvait se conserver dans l'obscurité. Il dénicha le vin dans le fond. Il y avait une cinquantaine de bouteilles, soigneusement disposées sur leurs rayonnages, par année et cépage. Malheureusement, tous étaient des vins hélonniens dont Taliesin savait peu de choses : un blanc du nord, un rouge du sud, un rosé de l'est... ou bien le contraire. Il allait falloir qu'il se fie à l'étiquette. La plupart avaient plus de dix ans.

HRP : tu peux vraiment improviser sur ce genre de choses...

Comme il l'avait annoncé à son ami, Taliesin se retrouva fort embarrassé. Par l'âge de la majorité de ces crus, certes, mais plus encore par le choix difficile devant lequel il se trouver. Comment opter pour la bonne bouteille, alors qu'il n'était pas Hélonnien et qu'il ne savait même pas quel serait le menu ? En désespoir de cause, il finit par trancher pour un rosé parmi les plus jeunes : ainsi n'aurait-il pas l'impression de piller l'héritage de Victor, sans compter que cela lui semblait bien convenir à une chaude soirée estivale... Et dans le pire des cas, si sa décision s'avérait mauvaise, il pourrait toujours revenir. Bref, le vin en main, il regagna le rez-de-chaussée, prêt à aider sa compagne avec les jumeaux.

Galathée était à nouveau en train d'allaiter, Héloïse, cette fois, et de bonnes odeurs continuaient à s'échapper de la cuisine, d'où filtrait une conversation étouffée. Dans le jardin, Elliot s'était installé sous un arbre, d'où il parvenait à observer Mathieu qui jouait avec un des chiens de la ferme. La rôdeuse tendit sa fille à Taliesin.
" Je vais nous sortir une table : on sera mieux dehors pour manger, non ?"

-C'est une excellente idée, répondit-il d'un ton léger.
Il faisait toujours chaud, la nuit n'était pas encore tombée : ils auraient donc eu tort de se priver.
Sitôt qu'il aurait pu remettre sa fille dans son berceau, il prêterait main forte pour les préparatifs. Ensuite débuterait une soirée qui promettait d'être des plus agréables. Certes, Elliot serait à coup sûr embarrassé par la situation, par ce petit comité, mais l'on trouverait bien moyen de l'aider à se détendre.

Galathée revint avec une table et, après quelques hésitations, Elliot se porta à son secours, gêné et maladroit. De son côté, Mathieu s'était approché de Taliesin avec la mine revêche. Ils ne s'étaient pas réellement parlé depuis leur accrochage maritime de quelques jours plus tôt...
" Tes bébés, ils sont bizarres." lâcha-t-il de but en blanc.

Hum, il fallait espérer que le gamin ait retrouvé la flotte qu'il avait lui-même mise à l'abri : sinon, il risquait fort de penser qu'on lui l'avait confisquée, ce qui expliquerait son expression. A moins qu'il ne soit rancunier, contrairement à ce qu'avait affirmé son père ?
-Oh ? Qu'est-ce qui te paraît bizarre, chez eux ? demanda-t-il, amical.

" Ils sont bizarres, c'est tout. Tu vois bien, quand même... Ils sont pas comme nous."
Il regarda le barde, soupçonneux.
" Mais toi aussi, tu es bizarre, en fait."

Taliesin se sentit décontenancé, pour le coup : Mathieu le connaissait depuis plus d'un an, ce qui rendait ses remarques étranges... S'était-il montré particulièrement distrait, jusqu'ici ? Avait-il été trop jeune, simplement, pour s'en rendre compte ? Ou bien tout ceci ressortait-il à cause de son animosité ? Dans tous les cas, ça n'avait rien de méchant et il n'y vit nulle malice.
-Et bien, c'est normal : je suis un elfe. J'ai donc des différences avec les humains, comme les oreilles pointues, par exemple. Quant aux jumeaux, ce sont des demi-elfes : ils ont aussi des différences, même si elles sont plus légères.

Mathieu le regarda avec une grimace, puis ricana.
" Mais je parle pas de leurs oreilles ! s'exclama-t-il. Je suis quand même pas si débile. Tout le monde croit que parce que je suis petit, je suis bête, mais c'est pas vrai. Je sais quand même ce que c'est un elfe. Valaellyn aussi c'était une elfe."
Il se pencha sur le barde et lui souffla, sur un ton de conspirateur :
" Je parle de leurs pouvoirs magiques."

Le barde en resta quelques secondes bouche-bée - au sens propre du terme -, puis son regard alla de Mathieu à Héloïse, d'Héloïse à Mathieu...
-Leurs pouvoirs magiques ? demanda-t-il à mi-voix. Tu les as vu faire des choses étonnantes ?
Il frissonna en songeant aux expérience dont leur mère avait été l'objet. Mais lui-même n'avait jamais rien constaté qui sortait de l'ordinaire. Le gosse avait peut-être beaucoup d'imagination...

Mathieu hocha la tête, très concentré.
" Ils savent faire voler leur doudou." annonça-t-il avec un grand sérieux.
Il leva la main au-dessus du berceau.
" Jusqu'ici, au moins. Je l'ai vu."

-Oh.
Si Galathée n'avait pas été un temps prisonnière de l’École du Necronomicon, et s'il n'avait pas eu peur de vexer l'enfant, il lui aurait sans doute dit qu'il avait dû rêver...
-As-tu vu d'autres choses de ce genre ? s'enquit-il plutôt.
Et de repenser à cette luciole immobile au-dessus du berceau, au Domaine des Crocus...

Mathieu fronça les sourcils.
" Tu trouves pas ça assez bizarre, de faire voler un doudou ? Moi je trouve ça drôlement bizarre, je dois dire. Voler un doudou ! Mais j'ai pas vu autre chose, non. J'ai été chercher Victor, mais quand on est revenus, c'était fini, alors il m'a accusé de mentir."
Le petit garçon prit un air buté.
" Je mens pas."

-Je te crois, affirma-t-il.
Et pourquoi non ? Bien des êtres possédaient des pouvoirs innés, à l'instar des ensorceleurs ou des élus divins - Baptiste étant l'un de ces derniers, il ne l'oubliait pas. Bien sûr, dans le cas des jumeaux, cela pouvait être lié à ce qu'on leur avait infligé alors qu'ils se trouvaient encore dans le ventre de leur mère, ce qui ne manquait pas d'être effrayant. Toutefois, s'alarmer d'emblée ne servirait à rien, tout comme balayer avec désinvolture les affirmations du petit garçon.
-C'est sûr que c'est bizarre, reprit-il, tranquille. Mais tu sais, ça arrive, ces choses là, nous ne devons pas en avoir peur. Et je te remercie de m'en avoir parlé.
Il lui sourit.
-Écoute... Je vais être vigilant, pour voir si ça se reproduit. De ton côté, si tu assistes par hasard à ce phénomène, ou à un autre... Viens me trouver, d'accord ?

Mathieu acquiesça gravement.
" Je vais bien regarder. Mais... est-ce que je peux le raconter ? Et que tu me crois ? Je suis sûr que si je disais que tu me crois, ben les autres, ils seraient forcés de me croire aussi, parce que toi, évidemment, ils vont te croire, tandis que moi, ils disent que je suis juste un menteur."
Il sourit.
" Je peux leur dire ?"

Il réfléchit quelques instants puis secoua la tête.
-Pour l'instant, je crois qu'il vaut mieux ne pas en parler. Sinon, tu comprends, tout le monde passerait son temps à les surveiller, à guetter un événement... Ce ne serait pas très agréable, pour eux. Alors, si tu es d'accord, j'aimerais que ça reste un secret entre nous. Mais quand le moment sera venu, tu pourras en parler, et je te promets que je dirai que tu es le premier a avoir remarqué leurs pouvoirs.
En ce qui le concernait, il attendrait d'en avoir le cœur net avant d'en toucher un mot à Galathée. Il était inutile de l'inquiéter pour quelque chose qui ne se vérifierait peut-être pas...

Le gosse parut déçu mais opina du chef.
" D'accord. Notre secret. Ensuite, je pourrai l'annoncer aux autres. Moi. Toi tu pourras le dire aux adultes, mais c'est moi qui le dit aux autres enfants, d'accord ?"
Galathée revenait dans leur direction, un sourire intrigué sur les traits. Mathieu, lui, semblait ne pas plaisanter le moins du monde.

Et c'est donc avec le plus grand des sérieux qu'il lui répondit :
-D'accord. Tu as ma parole d'honneur.
Il fut tenté de lui ébouriffer les cheveux mais s'en abstint : ce ne devait pas être facile d'être le plus jeune du groupe et il avait bien mérité qu'une fois n'est pas coutume, on le traite en grand.
-Tu crois qu'on m'autorisera à entrer dans la cuisine pour y prendre assiettes et couverts ? demanda-t-il à sa compagne, comme si de rien n'était.

Les yeux de la rôdeuse allèrent de Mathieu à Taliesin, revinrent à Mathieu, puis au barde.
" Elliot est allé les prendre. Elles ne sont pas en cuisine mais dans la salle à manger. Nous sommes peu nombreux, il s'en sortira seul."
Elle les observait toujours, soupçonneuse.
" Mais tu peux déboucher la bouteille. Est-ce que ça dort, ici ?"

Il baissa les yeux sur les jumeaux.
-Oui, ça dort profondément, paisiblement... et sans doute jusqu'à l'aube !
Il étira ses muscles endoloris.
-Bon, je file déboucher cette bouteille : le vin doit s'aérer, c'est important...
Et il s'en fut, pas mécontent de pouvoir échapper à d'éventuelles questions.

Mathieu s'éclipsa tout aussi rapidement et Galathée fut forcée de se pencher sur le berceau pour constater par elle-même que Taliesin disait vrai. Ce dernier pouvait néanmoins deviner qu'il ne s'en sortirait sans doute pas aussi aisément qu'il l'espérait... mais la jeune femme, le rejoignant près de la table, ne revint pas à la charge. En effet, Elliot avait paru et elle l'aida à disposer les assiettes et distribuer les couverts, tandis que le barde s'échinait sur la bouteille. Le bouchon finit par capituler et l'elfe put humer le parfum du vin qu'il avait choisi. La rôdeuse lui conseilla de le tester, ce genre de breuvage ancestral pouvait aisément être bouchonné, mais il était frais et piquant, parfait pour une soirée estivale, en somme.

Ravi - et soulagé - que son choix en matière de boisson se soit finalement avéré payant, guère inquiet au sujet des questions que finirait par lui poser sa compagne - il aurait bien trouvé une explication, d'ici là ! -, Taliesin laissa le vin s'aérer et, souriant, attendit que les cuisiniers les rejoignent avec leur œuvre du jour. Il espérait que la décrontaction ambiante, la sienne en particulier, aiderait le jeune garde à se sentir plus à l'aise : ce serait tout de même triste qu'il ne profite pas, lui aussi, de la belle soirée qui s'annonçait.

Baptiste et Guéric finirent par pointer leur nez avec le repas qu'ils leur avaient préparé. Le petit garçon déposa des galettes de pommes de terre et légumes sur la table, ainsi qu'une énorme salade mélangée, avant de repartir en cuisine. Guéric leur apporta du pain, du beurre, un plat de haricots verts.
" C'est ça, "fristouiller" ? demanda Galathée, incrédule, tandis que le halfelin filait. [color="#EEB4B"]On va bientôt pouvoir ouvrir un restaurant..."[/color]
Baptiste était revenu avec une sorte de pâté en croûte fumant et Guéric le suivait avec un grand plat sur lequel étaient disposées six belles truites. Ils s'assirent enfin.
" Tu me dis si je me trompe... Alors... Truites grillées et pain d'écrevisses en croûte, salade folle, galettes estivales au piment d'Antelucas, haricots à l'émincé d'échalotes.
— C'est pas grand chose. Il y a du pain, aussi." dit le gosse.

-Plutôt qu'un restaurant... Je ne sais pas si je t'ai parlé de ma vieille idée d'ouvrir une auberge, souffla-t-il à sa compagne. Plus j'y pense, plus je me dis qu'on a l'équipe parfaite pour ça...
Puis, à voix haute :
-Tout cela m'a l'air fameux ! Baptiste, Guéric, je suis désolé que vous vous soyez donné tant de mal mais je ne vais pas bouder mon plaisir et vous remercie donc comme il es doit !
Tout sourire, il entreprit de remplir de vin les verres des adultes.

" Une auberge ?! dit Galathée. Et qui va nettoyer les sols ? Faire les lits ? La vaisselle ? Tu penses aux aspects sympathiques, et moins à tout l'aspect ingrat de l'intendance ! Mais peut-être avais-tu l'intention d'embaucher du personnel..."
Baptiste avait entrepris de servir les assiettes et de les distribuer.
" Moi je peux faire mon lit." dit Mathieu, sérieusement.

-Je n'en doute pas, lui répondit l'elfe, tout aussi sérieusement.
Puis il jeta un regard circulaire sur la ferme, s'amusant à imaginer les modifications qu'il faudrait apporter pour la transformer en auberge. Pas tant que cela, en réalité... Mais bien sûr, il n'infligerait jamais pareille chose aux Merlus, sans compter que le domaine n'occupait sans doute pas un emplacement idéal... Et puis, de toute façon, ce n'était pas un réel projet.

" Moi je peux m'occuper de l'approvisionnement en viande, proposa la rôdeuse. Même si chasser n'est pas exactement mon activité favorite, je dois dire. Mais bon... Si c'est ça ou balayer des chambres.
— Hum. J'amènerai le client jusque chez toi. Par la rivière.
— Je... m'occuperai de la sécurité ?" dit timidement Elliot.

Surpris de l'entendre, le barde ne lui en sourit pas moins avec chaleur. Il devait bien l'admettre, il s'était habitué à sa présence, ce qui n'était pas dur vu sa bonne nature. Et puis, indéniablement, ses liens avec Mathilde, la probabilité qu'il appartiennent sous peu à leur petit clan facilitait grandement les choses.
-Pourquoi pas ? répondit-il, amical. A moins qu'une autre occupation ne vous tente davantage : c'est mieux si chacun fait ce qui lui plait le plus.
Il se tourna ensuite vers Baptiste.
-Toi, tu as déjà tout d'un grand chef cuisinier, mais comme je sais que tu as bien des cordes à ton arc, il est possible que tu portes plusieurs casquettes.
Il prit un air pensif.
-Quant à moi... Je crois que je me chargerai d'une tâche aussi pénible que cruciale : tester absolument tous les vins, toutes les bières, toutes les liqueurs que nous serviront à nos clients. On ne peut courir le risque qu'ils soient mécontents, à ce niveau...
Et de s'emparer de son verre.

" Mais voilà une excellente idée, dit Guéric. Rouleur sous les tables. Nécessaire à toute bonne auberge.
— Pourquoi il veut goûter tous ces trucs ? C'est pas bon. Moi je le ferais pas même si on me payait, remarqua Mathieu, interloqué.
— Les adultes sont parfois bizarres, dit Baptiste, apaisant.
— Délicieux, ce pâté d'écrevisses." murmura Elliot.
C'était peu de le dire : le duo de cuisiniers s'était surpassé.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins