La Couronne de Cuivre

Un instant, Albérich eut l’impression qu’il allait vendre la mèche, révéler qui il était, ce que la situation signifiait pour lui, à cet instant, en ce lieu. Mais il s’abstint. Il se contenta d’esquisser une grimace, un semblant de sourire. César, comme Ada, l’invitait à se retirer quand les choses sentiraient le roussi. Pourtant, il aurait voulu lui expliquer qu’il était, d’entre tous, celui qui avait le moins à perdre. Il restait si peu à préserver.
« Je ne vous laisserai pas seul, César. Je n’oublie pas que c’est par ma faute que votre petit-fils s’est retrouvé dehors en cette nuit funeste. Je lui dois, et à vous, de faire ce que je peux. »

Il secoua la tête.
-Non, vous ne lui devez rien. Je n'aurais pas agi autrement que vous, dans la même situation. Ada non plus. Aucun des habitants de Combeloup n'aurait fait différemment. Ce qui s'était produit était impossible à prévoir. Vous n'en êtes pas responsable.
Il lui sourit.
-Et quand bien même auriez vous eu une dette, vous l'avez déjà largement payée en le sauvant, alors qu'il gisait dans la grotte. Vous avez fait ce qu'il fallait, au moment où il fallait. Sans vous, il serait mort.
Il jeta un regard à l'enfant inerte.
-Mais... Je ne refuse pas votre aide. Les gens auxquels je peux me fier sont trop rares, par les temps qui courent, pour que je me prive du soutien volontaire de quelqu'un tel que vous.

« Vous ne me connaissez pas. » laissa-t-il alors échapper, comme par mégarde, à la fois interdit et impressionné.
Pourquoi s’était-il retrouvé dans cette position ? En quoi son statut d’étranger, recommandé par un Ours qui n’avait jamais vécu à Combeloup, lui avait-il permis de s’arroger une telle place ? Il fallait croire qu’il émanait encore quelque chose de lui, une vague rémanence de ce qu’il avait été autrefois, lorsque sa vocation rayonnait autour de lui sous la forme d’une aura d’énergie positive impalpable mais bien réelle. Il secoua la tête.
« Peu importe. Je ferai en sorte de ne pas vous décevoir. »
Il sourit avec un peu plus de force et baissa les yeux sur son assiette.

-Excusez-moi... soupira le vieil homme. J'essaie de... de vous libérer de la pression que vous pourriez ressentir, des obligations que vous croyez avoir, mais je fais tout de travers et voilà que c'est l'inverse qui se produit...
Il soupira à nouveau.
-Disons simplement qu'ià Combeloup, nous faisons confiance aux gens qui s'installent parmi nous, même si nous ne connaissons rien de leur passé. Nous nous fions juste à leurs actes, ici. Et puis... Je me suis fié des années durant à des gens qui se révéleront peut-être être des traîtres. Dont je redoute, aujourd'hui, qu'ils s'en prennent à mon petit-fils. Alors, pourquoi ne me fierais-je pas à vous ?
Il joua un instant avec sa fourchette.
-Enfin, et surtout, Ada a confiance a vous. Cela me suffit.
César sourit.
-Mais voilà que j'empire encore les choses. Ne vous préoccupez pas de ce que je pense, Albérich. Ni de ce que pensent les autres. Cela n'a pas d'importance. Agissez juste comme vous estimes devoir agir, et tout ira très bien.

Le Luménien sourit plus franchement.
« Je ne pourrais pas faire autrement. » murmura-t-il.
Albérich se sentait déjà fatigué, malgré ses longues heures de repos. Il était conscient d’une certaine nervosité latente, qui l’usait sans qu’il puisse la museler efficacement. La révélation abrupte de son lien avec César et Bastien n’améliorait pas les choses et il battit assez rapidement en retraite vers son lit. En assistant aux derniers « échanges » entre l’enfant et son grand-père, il se sentit envahi d’une émotion cruelle, un rappel de ce qu’il n’avait jamais connu, et il ne put s’empêcher de se demander ce que ça aurait été d’avoir eu un père tel que César, capable d’amour et de tendresse… Sa vie en aurait évidemment été complètement métamorphosée. S’interroger était en cela ridicule. César était son géniteur, mais pas son père. Il se retourna, face au mur, et se laissa glisser dans le sommeil, qui cette fois, se montra moins élusif.

Il y fut brutalement arraché par une voix qui le hélait.
En ouvrant les yeux, il constata qu'il faisait grand jour. Un plateau de petit déjeuner était déposé sur le lit voisin, et Bastien occupait son habituel fauteuil.
Il ne vit César nulle part : ce n'était pas lui qui l'avait appelé, mais bien Blanche, la jeune servante, qui se tenait sur le seuil, rougissante.
-Pardonnez-moi, messire... bafouilla-t-elle. Je ne savais pas que vous dormiez encore... Mais Ada vous fait mander : la vieille Ruth a fait une chute dans les escaliers, elle a besoin de votre aide pour la soigner...

Albérich demeura paralysé quelques secondes. Comment se faisait-il qu’il ait paressé si tard ? Un peu gêné, il se leva rapidement. Tout le monde était sur le pied de guerre et il dormait. Bel exemple. Il se retourna ensuite vers Blanche, son regard s’attarda une seconde sur Bastien. Hésitation. Décision.
« Je vais emmener Bastien avec moi. » s’entendit-il déclarer. « Un peu d’animation l’aidera peut-être à sortir de sa catatonie. »
Il se dirigea vers ses affaires.
« Juste le temps de laisser un message à César, et je vous suis. »

La jeune femme ouvrit de grands yeux.
-Vous voulez l'emmener ? fit-elle, pantoise. Mais... Ce n'est pas un spectacle très agréable et... Il n'y aura personne pour s'occuper de lui, là-bas. Ne préféreriez-vous pas que je reste à le surveiller, le temps que vous reveniez ?
Elle baissa les yeux.
-Sauf, bien sûr, si mes services ne vous ont pas apporté satisfaction, à vous et à César. Auquel cas, j'en ferait rapport à monsieur le baron, afin qu'il trouve quelqu'un plus susceptible de vous satisfaire.

Albérich se sentait coincé, et il avait la certitude qu’il regretterait de s’incliner. On lui avait décrit Blanche comme une jeune femme ambitieuse et elle se présentait à lui pétrie d’une humilité qui lui semblait factice. Comment savoir ?
« Pas du tout. » fit-il, embarrassé. « C’était juste… Il est tout seul toute la journée, dans un environnement sans stimulations. Je pensais qu’il pourrait profiter d’un changement de décor… Mais si vous me dites que le spectacle est peu reluisant et que vous avez le temps de veiller sur lui… »
Il jura intérieurement.
« Bon, je ferais mieux de filer. Je ne serai pas long. »
Il sourit à la jeune femme. Il ne restait plus qu’à espérer que la Nature se montre vigilante quant à ses interventions. Attrapant son pourpoint, il le passa en hâte au-dessus de sa tunique, au diable l’élégance, et partit à la recherche de la vieille Ruth. César allait le trucider.

Ses recherches furent vaines. Albérich eut beau arpenter à vive allure le donjon, il ne trouva pas le lieu de l'accident, n'entrevit pas même les vestiges d'un attroupement susceptible de l'aider à le localiser. Pire : lorsqu'il interrogea une paire de résidents croisés au hasard, on lui répondit qu'il n'y avait eu nul incident de ce genre, qu'il n'existait aucune Ruth parmi les habitants de Combeloup et, pour autant qu'on le sahce, qu'Ada était toujours dans ses quartiers. On lui demanda même, la mine un peu inquiète, s'il avait bien dormi, s'il n'était pas toujours malade... La rumeur de son alitement avait apparemment fait le tour de la petite forteresse.

Albérich n’attendit pas d’avoir la cinquantième confirmation qu’on s’était joué de lui pour remonter quatre à quatre vers la chambre où il avait, stupidement, abandonné le gamin. Il sentit la brusque montée d’adrénaline secouer son organisme, sueur froide, souffle court et cœur tambourinant. Il l’avait su. Il l’avait su et il avait quand même préféré préserver les apparences. Et maintenant il était trop tard. Il n’espérait pas arriver à temps, il n’espérait plus rien depuis longtemps. Toutes ces précautions pour rien. Pour échouer à nouveau. Il avait la sensation d’être un porteur de misère. Il avait promis à César de veiller sur l’enfant. Et il avait failli. Encore.

Lorsqu'il pénétra en trombe dans la chambre, Blanche ne s'y trouvait plus. Bastien était toujours installé sur son fauteuil, mais il suffit d'un regard à l'ancien clerc pour savoir que quelque chose s'était bien produit. Le petit garçon suait à grosses gouttes, sa poitrine se soulevait, irrégulière, au rythme saccadé de sa respiration sifflante. De la commissure de ses lèvres entrouvertes, trace sombre et irrégulière, dégoutait une substance aqueuse qui maculait déjà le col de sa chemise.

Elle l’avait empoisonné. Albérich se rua sur le gosse, scrutant ses symptômes pour identifier la substance qu’il avait prise. De toute façon, le plus urgent était de le faire vomir, quoi qu’il ait ingurgité. L’ancien clerc le saisit à bras le corps et lui plongea deux doigts au fond de la gorge. Ça ne suffirait pas : il subissait déjà les effets du poison de plein fouet. Mais la pharmacopée était dans les appartements d’Eloi… Le sortilège pour juguler ce genre de situations était si simple et pourtant inaccessible. Il jura à voix haute, ce qui n’eut, bien sûr, pas le moindre effet.

-Vite, attrapez-le, il essaie de l'étouffer ! cria une voix, dans son dos.
Au moment où Bastient régurgitait un infâme magma sombre, où ses yeux papillonnaient, dévisageant l'ancien aubemestre, des bras puissants saisirent ce dernier, le faisant basculer en arrière. On lui arracha l'enfant des bras, tandis que Blanche hurlait, comme hystérique.
-Je vous l'avais dit ! Je vous l'avais dit et vous n'avez pas voulu me croire ! Je l'ai surpris en train de l'empoisonner ! Il a tenté de dissimuler son acte quand je suis arrivée, mais je l'ai bien vu ! Si je ne l'avais pas éloigné sous un faux prétexte, Bastien serait mort ! Si vous m'aviez suivi plus vite, il n'aurait pas pu revenir avant nous ! Si...
-Tais-toi ! intima quelqu'un, impérieux. Rilk, amène le gosse à Ada. Grouille-toi, bons dieux !
Bruits de course.
On le maintenait au sol, fermement, sans lui laisser l'espoir d'esquisser le moindre mouvement.
Jurons. Nouveau cri.
-A la fenêtre ! Regardez !
-Saloperie !
Un soldat se précipita vers l'ouverture, lame au clair, et ouvrit violemment la fenêtre, alors que retentissait un battement d'ailes.
-Traître ! rugit Blanche. Tu as introduit le mal dans nos murs !

Albérich ne lutta pas contre ceux qui l’avaient maîtrisé. Il n’était pas de taille et cela ne ferait qu’aggraver son cas. Il n’était pas véritablement surpris de la tournure que prenaient subitement les événements. Depuis l’instant où Elisa l’avait accusé d’être à la solde de Shar, il avait senti que le vent pouvait tourner à tout instant. Le principal était que Bastien ait régurgité une bonne partie de ce qu’on lui avait administré et qu’Ada puisse le prendre en charge. Pour le reste, il se défendrait quand on lui en laisserait l’occasion. Il savait que même si les Combelupins se targuaient d’être accueillants et ouverts, ils feraient d’abord confiance à l’une des leurs avant de croire un étranger. Ce serait sa parole contre la sienne, rien de plus. Cette garce de Blanche. Il avait été stupide et il en faisait les frais. Malgré la violence des derniers instants, il se sentait curieusement calme, curieusement détaché. Le sursis avait été plus long que prévu.
Faites que le gosse s’en tire, je ne demande rien d’autre, songea-t-il, à l’attention du ciel, de personne en particulier.

-Salaud de piaf : il s'est tiré, évidemment... Il faudra dire aux gardes des murs d'ouvrir l'œil et de l'abattre s'il revient dans les parages...
-Qu'est-ce qu'on fait de lui ?
-On l'amène au baron, évidemment.
On le fouilla, pour s'assurer qu'il ne portait pas d'armes, puis on le releva sans ménagement avant de le pousser hors de la pièce. Entouré par les gardes, suivi d'une Blanche qui se tordait les mains, en larmes, on lui fit suivre des couloirs, gravir des escaliers. Sur son passage, des gens se massaient, la mine incrédule, certains hostiles. Ceux qui venaient d'apprendre la nouvelle et qui s'empressaient de la transmettre aux autres.
Enfin, le petit groupe s'immobilisa devant la porte des appartements de sire Eudes. L'un des soldats - leur chef, apparemment - frappa à l'huis avant de pénétrer à l'intérieur, suivi de la servante. Le battant se referma derrière eux, dans un claquement sinistre.
Alentours, le château paraissait résonner de murmures indignés, vengeurs.

Albérich s’était muré en lui-même. C’était la seule chose qu’il pouvait faire, compte tenu des circonstances. La colère des Combelupins était palpable dans l’air, venimeuse, il sentait qu’on ne lui avait pas laissé le bénéfice du doute, que le récit avait circulé dans les couloirs, pur, brut, acceptable. Ada avait parlé de tension ambiante, elle se cristallisait en ce moment même, autour de lui. Il avait été stupide, mais en même temps, qu’aurait-il réellement pu faire ? L’étranger était immanquablement une proie facile, en tous temps, en tous lieux. Il portait la marque de Shar, qu’il avait été contraint d’exhiber pour réchauffer l’enfant mourrant, et nombreux étaient ceux qui l’avaient vue. Il se défendrait. Il n’était pas à ce point résigné, pas encore. Il se souvint de son désarroi, quelques jours plus tôt, de ce qui l’avait poussé à brûler son journal dans le temple, de la certitude qu’il allait tomber, victime d’un malentendu.
Presque devin, songea-t-il, amer.
Mais il avait si peu à perdre, désormais. César veillerait sur Bastien. Eudes défendrait, ou pas, son nom. Quelle importance.

De longues minutes plus tard, la porte s'ouvrit à nouveau, offrant le passage à Blanche et à l'homme qui l'avait accompagnée. Sur un signe de celui-ci, on poussa Albérich dans le petit salon du baron, avant de clore le battant, sans douceur. Un soldat se tenait derrière lui, vigilant, lame tirée. Et, en face, sire Eudes le dévisageait, mine fermée, pâle, ses longs doigts tambourinant nerveusement sur la table basse où étaient étalés un monceau de parchemins.
-Vous connaissez les crimes dont on vous accuse, lâcha le seigneur de Combeloup, sans ambages, glacial. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?

Il ne le croirait pas. Il le savait avant même d’ouvrir la bouche. Eudes l’avait déjà condamné. Il se souvint qu’il avait eu l’intention de ne pas se défendre. Il se sentait las, incroyablement las. Trop de lutte, trop de fracas, il avait presque envie de faire un mouvement brusque pour provoquer le soldat en faction et mettre fin à tout ce poids qui l’accablait.
« Elle ment. » dit-il simplement, par principe, sans conviction. « J’ai essayé de faire vomir Bastien quand j’ai réalisé qu’il avait été empoisonné. Et c’est elle qui l’a empoisonné, je suppose, après m’avoir détourné de lui sous un prétexte fallacieux. »

-Prétexte salvateur, selon sa version... répartit le comte, imperturbable. Et pourquoi douterais-je de ses dires ? Pourquoi voudrait-elle tuer cet enfant ? Et vous en faire porter la responsabilité, alors qu'elle ne vous connaît pas ? Avez-vous, au moins, des preuves pour étayer vos assertions ? Les apparences jouent en sa faveur. Les preuves aussi, d'ailleurs. Du moins, si tant est que l'homme que j'ai envoyé trouve dans vos affaires certains produits suspects dont vous auriez pu user...

Il soupira. Vu qu’il était encore dans sa tenue de nuit, l’homme du baron trouverait sans nul doute le poison qu’il se réservait à lui-même, quelque part dans ses affaires. Un instant, il se sentit ulcéré d’être ainsi accusé alors qu’il avait fait de son mieux pour venir en aide à des gens qu’il ne connaissait pas, auxquels il ne devait rien, et ce depuis le jour de son arrivée. Mais sa flambée de colère retomba aussi vite qu’elle était montée. Vestiges d’une bouffée d’adrénaline. Il en subissait le contrecoup, épuisé. Autrefois, il avait été doué pour s’exprimer et convaincre. Mais autrefois, il avait aussi été bon juge de caractères. Tout cela était révolu. A quoi bon se battre pour du vide ? Le baron attendait une réponse, il aurait préféré se taire.
« Je n’ai aucune raison de vouloir tuer cet enfant, moi non plus. Et j’aurais eu mille occasions de le faire, si ça avait été mon intention, mille occasions moins risquées que celle-ci. Il aurait suffi que je le laisse dans sa grotte, que je relâche mon étreinte quand il crevait de froid. Personne n’en aurait rien su. Personne n’aurait pu me blâmer. Mais je suis le coupable idéal, et j’étais seul avec Bastien avant son arrivée. Qui d’autre Blanche aurait-elle pu accuser ? César ? Ada ? Ça aurait été si peu crédible. »
Il secoua la tête.
« Mais je n’ai pas de preuves. Et votre homme trouvera dans mes affaires ce qu’il cherche. Ce qu’il y mettra, peut-être. J’imagine qu’une jolie fille comme Blanche doit avoir plus d’un soupirant susceptible de l’aider dans ses basses œuvres. »

Un éclair de colère fusa dans le regard du baron.
-Vous accusez Blanche : passe encore, elle vous accuse, il est logique que vous ripostiez. Mais voilà que vous mettez en doute l'honnêteté de mes soldats ! C'est un peu fort, vous ne trouvez pas ?
Il se leva.
-Et si, vous auriez eu une très bonne raison de vouloir tuer Bastien : vous êtes le dernier à l'avoir vu conscient, lorsqu'il est venu vous prévenir, ce fameux soir, alors que la tempête grondait au dehors. Vous l'avez laissez repartir, dites-vous ? Encore une fois, on ne peut se fier qu'à votre seule parole : aucun témoin. Qui nous dit que vous n'êtes pas responsable de son accident ? Que vous espériez le voir mourir pour qu'il ne témoigne pas de ce que vous lui avez fait ?
Il grimaça.
-Vous lui avez sauvé la vie, dans la grotte, c'est indubitable. Mais... Si Elisa ne vous avez pas indiqué ce renfoncement, pourtant relativement visible, vous seriez passé devant sans le voir. Ou... sans vouloir le voir. De surcroît, vous n'êtes resté seul que très peu de temps avec le garçon. Elisa était avec vous, au début, est vite revenue, accompagnée d'Ada. Vous l'avez sauvé, oui, je ne l'oublie pas : ce qui pouvait vous servir à paraître insoupçonnable par la suite.

Albérich se tut.
« Vous avez raison. C’est ma parole contre celle de tous ceux qui voudront m’impliquer dans vos affaires, que je connais à peine, qui ne me concernaient en rien jusqu’à ce que je vienne me fourvoyer dans votre maudit village. »
Il prit une profonde inspiration, musela sa colère. Mais ne venait-on pas de l’accuser à demi-mots d’avoir molesté le gamin ?
« Je ne vais pas perdre mon temps à me justifier. Vous ne me croyez pas, vous ne me faites pas confiance, et c’est bien normal : je ne vous suis rien, nous n'avons pas eu le temps d'apprendre à nous connaître. J’espère que votre fils s’en sortira, sincèrement, et qu’il se remettra de ce qu’il a vécu. Pour le reste, coupez les têtes qui essaient de s’opposer au désastre qui menace Combeloup. C’est exactement ce qu’espèrent ceux qui ont tué vos fils et qui vous ont précipité dans ce conflit. »

-Je vous ai fait confiance, Ferwyn. Je vous ai accueilli sous mon toit, à ma table ; je vous ai confié ma fille, malgré la marque que vous portez, dont je n'ai pas voulu tenir compte, préférant vous juger sur vos seuls actes. Et, jusqu'ici, je n'ai eu qu'à m'en féliciter. Cependant, à la lumière des récents événements, je me demande si je n'ai pas été par trop naïf.
Il soupira.
-Si je n'attachais aucune importance à ce que vous avez à dire, si, d'emblée, j'avais pris le parti de ne pas vous croire, vous ne seriez pas là, devant moi : vous croupiriez dans les bas-fonds du donjon, attendant la venue du bourreau. Mais vous êtes ici. Et vous n'avez rien de solide à m'apporter, aucune preuve de votre bonne foi. Juste des accusations, de plus en plus invraisemblables. Ceux qui essaient de s'opposer au désastre ? Qu'avez-vous fait, Ferwyn, qui va dans ce sens ? Ceux qui ont tué mes fils et m'ont précipité dans ce conflit ? Selon toute apparence, c'est la Nature qui campe à nos frontières, ses forces massées, prêtes à fondre sur nous. Et dont un émissaire était sur l'appui de votre fenêtre tandis que vous étiez penché sur mon fils.

La colère était mauvaise conseillère, il l’avait toujours su, et il était de plus en plus fatigué. Si seulement il avait pu s’asseoir… Il soupira doucement, tenta de remettre ses pensées dans l’ordre.
« Et j’ai tenté de me montrer digne de la confiance que vous m’avez témoignée. » souffla-t-il.
Mais l’ombre me poursuit, inlassablement. Qu’y puis-je ?
« J’ai pensé, comme vous, que la Nature s’était attaquée à Bastien sans provocation, mais mes échanges avec… certaines personnes… m’ont amené à penser que ce conflit pouvait avoir été orchestré par des gens, humains, parmi vos ouailles, qui cherchaient à vous nuire. Pour quelle raison, je n’en sais rien. Je ne sais rien des enjeux qui existent à Combeloup, des ennemis que vous avez pu vous faire, des dettes imaginaires ou réelles de votre famille. Mais Bastien, d’après ce que j’ai compris, était le lien privilégié entre Combeloup et la Nature, le futur rôdeur. Pourquoi s’en serait-elle prise à lui ? Les circonstances… l’anniversaire tragique d’un autre événement… dont je ne puis être responsable, vous en conviendrez… Beaucoup de personnes doutaient de l’existence de coïncidences en la matière… Etant étranger, certains ont pensé que j’aurais un œil plus neuf, moins aveugle, peut-être, sur ce qui se tramait dans le village. Mais j’ai échoué. Je n’ai pas découvert le coupable, s’il existe. Blanche faisait partie de mes suspects, je n’avais cependant aucune preuve pour l’incriminer. Désormais, j’en ai une, mais elle a été plus retorse que moi, puisqu’elle m’a piégé par la même occasion. »
Il eut un sourire las, lorgna le soldat qui le toisait d’un air mauvais. Il ne pouvait pas en dire plus en sa présence.
« Interrogez César et Ada. Ils vous diront ce qu’ils pensent de la situation. J’imagine que vous ne les soupçonnerez pas de vouloir intenter à la vie de Bastien. »

-Non. Même si les ecchymoses constatées par Blanche, il y a peu, avaient de quoi surprendre. Contrairement à l'excuse avancée, ce n'est pas le genre de César de laisser tomber le garçon. Il a les bras solides, quoi qu'il ait prétendu ces derniers temps. Je ne le vois pas en être la cause, cependant. Ni avoir accepté de cohabiter avec vous si vous en étiez responsable.
Sire Eudes se laissa choir sur son fauteuil. Passa une main sur son visage fatigué.
-Si Eloi était là, il lui suffirait d'un sort pour démêler toute cette affaire. Pour démasquer les traîtres, innocenter les justes. Mais il n'est plus là... Et, pour votre gouverne, je connais très bien l'avis d'Ada sur la situation : c'est bien pour en tenir compte que j'ai maintenu le conseil, et n'ai pas encore attaqué. Même si je n'ai aucun ennemi, aucune dette dont j'ai connaissance. Même si je ne vois pas qui, parmi les miens, serait assez vil pour fomenter si odieuse machination.
Il secoua la tête, se fendit d'un sourire triste.
-Je vais vous faire conduite à une chambre, où vous serez consigné, sous bonne garde, jusqu'à ce que j'ai pu interroger certaines personnes, comparer les preuves. Et pu juger avec autant d'équ...
On frappa à la porte.
La mine soudain tendue, le baron invita le nouveau venu à entrer. C'était le soldat qui, bien des jours plus tôt, avait soigné Albérich des blessures récoltées au cercle de pierres.
-Alors ?
-Il y avait ceci, dans ces vêtements. Cela semble prêt à l'emploi. Et j'ai trouvé des herbes, dans son sac. De celles dont on se sert pour divers poisons.
Le baron jeta un regard indéchiffrable à l'ancien aubemestre.
-Merci, vous pouvez disposer.
-Il y a autre chose, messire.
Le baron serra brièvement les poings.
-Quoi ?
-Messire... L'enfant est mort.

« Oh Lathandre… » lâcha Albérich.
Les larmes lui montèrent aux yeux sans qu’il puisse les réprimer et il se sentit au bord du malaise, des papillons de lumière lui dansèrent devant les yeux, il perdit son contact avec le réel. Bastien était mort. Il avait doublement échoué. Quoi qu’il ne fût pas coupable d’avoir empoisonné le gosse, il avait trahi César, qui s’était reposé sur lui. Son père. Il n’oserait jamais rien lui révéler désormais. Il n’en aurait probablement jamais l’opportunité. Comme il l’avait craint, on avait retrouvé de quoi l’incriminer dans ses affaires. Ça n’avait plus la moindre importance. Mourir serait une délivrance. L’ombre s’étendait. Il ne pouvait pas y faire face, plus maintenant. Il avait promis à Alaric de se donner la chance de rebondir. Il l’avait fait avec toute l’énergie dont il était capable. Mais désormais, les ténèbres étaient trop denses. Il se raccrocha au dossier d’une chaise pour ne pas tomber. Il regretta de ne pas avoir anticipé le désastre. Désormais, sa vie appartenait à ceux qui en disposeraient. Il ne pouvait qu’attendre leur sentence, qu’il espérait définitive et rapide. Espérer. Même dans ce registre, il devinait que rien n’irait comme il le désirait.

-Serais-je superstitieux que j'y verrais un signe...
Le baron s'était raidit, ses doigts crispés sur le rebord de la table basse. Un voile était passé dans son regard, et les rides qui creusèrent son visage crispé lui donnèrent l'air d'avoir, en un instant, vieilli de dix ans. Le regard vide, comme coupé du monde qui l'entourait, il demeura figé comme un roc.
-"Il se verra privé de tous ceux qu'il aime, un à un, arrachés à lui de douloureuse manière" murmura-t-il d'une voix presque inaudible. "Alors, il devra faire face, se montrer digne de son héritage..."
Son expression se durcit, devint plus glacée que l'hiver.
-"S'il subit sans flancher, s'il se bat sans faillir, s'il sait débusquer l'infamie auprès de lui cachée..."
Son regard se posa sur Albérich, luisant d'un feu sauvage.
-"Les toiles patiemment tissées par ceux, dévoyés, à la marque perverse"
Il se leva, pointa sur l'ancien clerc un doigt accusateur.
-Du poison. Prêt à l'emploi. Pourquoi, par les dieux, pourquoi auriez-vous eu cela sur vous, si vois dessins n'avaient pas été aussi noirs que l'âme de votre maîtresse impie ?
Il déglutit péniblement. Se redressa, impressionnants;
-Emmenez-le.
-Où, messire ? murmura le soldat, qui n'en menait pas large.
-En bas. Il sera exécuté demain, à l'aube. Veillez cependant à ce qu'il ne se suicide pas : cette engeance n'a aucun respect pour la vie, pas même la sienne. Et je tiens à le tuer de ma main.
Le garde acquiesça, fit pivoter le clerc et, le soutenant à demi, le fit sortir des appartement du seigneur et maître de Combeloup, l'entraînant dans les profondeurs du donjon, vers une geôle inusitée depuis des décennies, où l'attendaient des chaînes rouillées, grinçantes.
Et l'obscurité.

Les ténèbres.
Il lui fallait lutter contre la terreur, de toutes ses forces, et son âme entière était concentrée sur ce seul but, chasser ce qui suintait en bordure de sa conscience, prêt à le ravager à nouveau, vestige d’un hier sombre et sans espoir, relent d’une tour, d’un trauma encore vif, qui n’avait pas prononcé sa dernière sentence. Respirer, doucement, le plus doucement possible, pour conserver un semblant de contrôle. Ne penser à rien d’autre. Tenir bon. Semblant… Le vernis d’une guérison. Il le sentit s’effriter, se morceler, se répandre en poussière, chargeant un air déjà lourd d’oubli, presque irrespirable. Il avait suffi de quelques minutes d’ombre et de silence, la lame glacée de l’abandon, de la solitude, d’une haine dirigée contre lui, à nouveau, dans toute son injuste violence. Il fit sous lui et lâcha un gémissement, lequel résonna, indifférent, sur les parois de pierre aveugle de sa cellule. D’un mouvement brusque, dicté par l’angoisse qui le secouait, il éprouva ses liens, cherchant à s’en défaire alors même qu’une part de lui-même savait la chose inutile. Il se perdait. C’était trop tard. L’obscurité était reine, comme le lui avaient promis les Sharites, et il s’était montré incapable de lui échapper. Qu’avait-il cru ? Il n’était qu’un homme et elle était en tout lieu. Son souffle s’était accéléré, insidieusement, le sang battait à ses tempes, à sa gorge, dans ses poignets meurtris. Il perdit brièvement connaissance, sans doute une minute, peut-être une heure. Il s’éveilla en nage, endolori, le bras gauche complètement ankylosé. L’odeur d’urine avait envahi la petite pièce, dont il ne devinait pas même les contours. Urine et poussière. Il se mit à tousser, se redressa tant bien que mal. Il avait envie de toucher son visage, juste pour s’assurer qu’il était bien là, mais c’était chose impossible. Il se sentait comme saoul, assommé. Il n’était pas certain de savoir où il se trouvait. Il lui fallut un certain temps pour rassembler ses idées. Le souvenir des derniers événements lui donna envie de rire, avant qu’il ne se mette à pleurer. Il sanglota comme un enfant pendant de longues minutes, sur Bastien qu’il avait livré à sa meurtrière, sur César qui se retrouvait sans plus personne, sur sa propre stupidité. Il n’y avait pourtant aucune révolte en lui, et cela le rasséréna petit à petit. L’imminence du trépas semblait avoir repoussé Shar plus efficacement que tout autre sentiment. Il ne voulait pas survivre, il regrettait qu’Eudes ne l’ait pas occis immédiatement. La perte de l’enfant, qu’il avait à peine connu, était la goutte de trop. Encore un cadavre, tant de cadavres, s’amoncelant autour de lui, tu pervertis tout ce que tu touches, comme un ange de la mort, à contre cœur, certes, mais tellement efficace.
S’il avait ne fut-ce qu’imaginé pouvoir à nouveau se retrouver dans une telle situation, il se serait supprimé sans une hésitation. Mais il avait tergiversé. Il avait promis de lutter. Pour quoi ? Pour rassurer et plaire. Pas pour lui. Pour d’autres. D’autres qui ne pouvaient pas l’aider, qui se trouvaient à des lieues de là, ignorants, tranquilles, pétris d’indifférence. Ravis d’avoir posé leur bonne action creuse. Merci. Tellement facile de soutenir à petites doses quand on ne doit pas faire le chemin ensuite. A nouveau, une vague de terreur l’engloutit, le laissant suffoquant d’angoisse. Toutes ces ténèbres qui l’enserraient, il avait l’impression de sentir leur venin sur sa peau, leur haine brûlante, et une démangeaison naquit dans son épaule, qui s’étendit, éclata en picotements puis en douleur aigue, qui le fit hurler. Il entendit son cri se perdre à nouveau, tira sur ses chaînes à s’en déchirer les muscles, puis s’immobilisa, pantelant. Personne ne l’entendrait et il était impuissant à agir d’une quelconque manière. La bile lui remonta dans la gorge comme des spasmes lui tordaient le ventre. Il était vaguement conscient de n’avoir rien bu ni mangé depuis des heures. Il ne lui restait qu’à attendre l’aube. Car l’aube viendrait pour mettre fin à cette farce. Jamais il n’aurait dû survivre à la tour. L’existence n’avait eu aucun sens depuis. Juste une fuite en avant, sans saveur, sans valeur. Il avait offert son flanc à plus de souffrance encore. Le jeu n’en valait pas la chandelle. Il n’avait pas mérité ça. Et si l’univers voulait jouer selon les règles de l’injustice, il n’était pas forcé de l’admettre et de s’y plier. Bien sûr, il ne pouvait pas être certain que la mort lui apporterait l’apaisement souhaité. Peut-être serait-il condamné à errer et saigner encore, pour l’éternité, ailleurs. Mais il en avait assez de ce fragment de vie, de ce corps, de cette âme, du fardeau des souvenirs et des cicatrices qui encombraient tout son être. Mourir. Il se demanda si Eudes le torturerait avait de l’exécuter. Peut-être. Il avait perdu un enfant, son dernier fils, il devait déborder de haine. Albérich ne pouvait pas le blâmer. Il sentait une pression douloureuse dans son crâne, une de ses nombreuses migraines, le signe, aussi, que sa raison était assiégée. Il avait la sensation qu’au lever du soleil, il ne serait plus là pour s’observer mourir. Quelque chose vibrait en son sein, la violence de ce qu’il réprimait depuis des veilles entières, qu’il s’était avoué, qu’il avait écrit, qui n’était en rien diminué pour autant. Tout ce vide allait pouvoir rejoindre le néant, enfin. Se dissoudre. Perdre à jamais conscience de soi. C’était terriblement tentant, une promesse de sérénité. S’il n’y avait pas eu l’ombre autour de lui, l’ombre d’un prédateur, d’un bourreau, d’un rire goguenard se repaissant de son calvaire. Mais Eudes ne le torturerait pas. Ou peut-être le ferait-il. Peut-être rien de ce qui s’était produit à Combeloup n’était réel. César ne pouvait pas être son père, la coïncidence était trop énorme. Alaric l’avait envoyé sciemment à sa perte, car il était de mèche avec Noir Dessein. Albérich avait été terriblement crédule, terriblement confiant. C’était une tare qui méritait la peine capitale. Un réel handicap pour survivre. Un miracle qu’il ait tenu si longtemps. Ou au contraire, c’était plutôt désolant. A bien y réfléchir, pourquoi s’était-il accroché tout ce temps ? A cause d’un mensonge appelé Lathandre, sans doute. Mais il avait ouvert les yeux.
Il était en sueur, ses vêtements le démangeaient. Il ne sentait plus son bras gauche, peut-être s’était-il déjà évaporé dans le rien. Prisonnier, condamné, il connaissait l’air par cœur. Il aurait pu être blasé s’il n’avait pas eu si peur. Il n’y avait pas de raison d’avoir peur, pourtant. Eudes allait le tuer. Eudes devait le tuer. Il ne pouvait pas lui faire défaut, pas cette fois. C’était la conclusion à laquelle il aspirait, profondément. Il ne serait pas forcé de poser le geste lui-même. C’était déculpabilisant. Bastien mort, de toute façon, il ne méritait pas de vivre. Même si Bastien était peut-être vivant depuis le début, qu’il avait joué un rôle pour mieux le tromper, le ferrer, le perdre. Mais pourquoi auraient-ils fait une chose pareille ?
Simplement parce que certaines entités se repaissent de la souffrance. Rien de plus. Il n’y a pas de véritable raison, pas d’explication profonde. Juste un goût pour les larmes. Les tiennes, par hasard. Parce que tu souffres mieux que quiconque, parce que tu te résignes et que tu geins. Ça a quelque chose d’excitant.
Il eut un haut le cœur. Noir Dessein lui avait tenu ce genre de propos plus d’une fois au sommet de la tour. Albérich ne s’était jamais défendu, c’était inutile. A présent, la délivrance viendrait. Car la mort était la seule manière d’échapper à l’éternelle répétition des choses. Survivre signifiait inexorablement souffrir à nouveau, tôt ou tard, et il ne restait rien dans son existence pour le justifier. Il avait eu tort d’espérer. Il n’avait pas espéré. Il s’était efforcé de traduire en actes les espoirs des autres. Intimement, il avait su que tout était voué à l’échec. Les brumes l’avaient appelé et il avait ignoré leurs signes. Il était puni pour avoir refusé l’évidence. C’était de leur faute. De leur faute. Il serait parti depuis longtemps s’ils lui en avaient laissé la liberté.
Sa tension était telle qu’il avait l’impression qu’il allait exploser. Il sentait le sang pulser à sa gorge et sous la peau fine de son front. Son cœur battait la chamade, emballé, comme un cheval fou, jusqu’au bord du précipice, qui se cabre in extremis. Vertige. Il sombra à nouveau.
Eveil plus tard. Ou peut-être pas. Difficile de savoir quand l’obscurité est telle qu’on peut garder les yeux fermés sans percevoir de différence. Un petit grattement résonnait quelque part sur sa gauche, sans doute un rat en maraude. Il se demanda ce que cela ferait d’être dévoré vivant par un rongeur affamé. Un sourire se dessina sur ses lèvres, malgré lui. Au moins, il aurait une mort propre, un coup de hache ou d’épée, peut-être une pendaison. Au moins, il ne serait pas bouffé par un loup ou éventré par un ours. C’était réconfortant, en fait. Que les Combelupins mènent leur combat perdu d’avance, puisqu’ils en avaient envie. Ils réaliseraient tôt ou tard qu’occire un Luménien de passage ne résolvait pas leurs problèmes. Mais il fallait un premier sang. Et Bastien n’avait même pas eu la décence de saigner. Ada avait dû le laisser crever en haussant les épaules. Retorse vielle bonne femme. Il l’avait crainte dès leur premier contact et il l’avait laissée endormir sa méfiance. Il n’était décidément pas capable d’apprendre de ses erreurs. Les êtres naïfs étaient voués aux ténèbres.
Il sursauta mais il n’y avait rien. Un frisson l’ébranla, un second, et il sentit qu’il allait vomir les reliefs d’un ragoût de mouton. Ce qu’il fit. L’odeur amplifia sa nausée. Il était physiquement épuisé. La promesse du néant était alléchante mais son corps protestait néanmoins, exigeant du court terme. Il ne pouvait de toute façon rien faire pour le soulager. Bouger était à peine possible, le soldat avait scrupuleusement suivi les instructions de son maître. L’empêcher de se suicider. Il avait eu raison. Si Albérich en avait eu la latitude, il aurait tenté de faire taire ce qui tournoyait dans son crâne en le fracassant contre le mur. Mais c’était aussi impossible. Il ne pouvait qu’attendre. Dans ses instants de lucidité, il réalisait qu’il était en train de sombrer dans une démence protectrice, un repli de son esprit où il était à l’abri du réel, protégé par ses chimères. Il serait submergé avant l’aube, et c’était mieux. La brutalité de son trépas lui serait épargné : partir sans honte, sans désespoir, sans regrets. Le spectacle promettait d’être édifiant, les Combelupins en auraient pour leur argent, de quoi assouvir, momentanément, leur inquiétude et leur haine. Mais il ne serait pas là pour contempler leurs regards revanchards au moment où Eudes mettrait la dernière touche à sa pathétique destinée.
Un sursaut encore. Si seulement il avait pu leur parler… Thibault, à Eredhùn, pourrait certainement ramener Bastien. Il était haut placé dans le culte de Sunie, disposait sans nul doute d’un pouvoir suffisant pour relever les morts, si on lui apportait le gosse endéans la veille. Mais personne ne lui ferait confiance en la matière. Et pourquoi les aurait-il aidés, alors qu’ils avaient été si prompts à l’envoyer au bûcher ? Parce que le gamin n’y pouvait rien. Mais c’était tant mieux pour lui. La vie ne promettait rien de bon, de toute façon. Il avait déjà perdu sa mère, son chien adoré, ne tarderait pas à voir mourir son grand-père. Il avait de la chance d’être parti. Albérich l’enviait. La neige lui manquait. Son ballet aérien, sa promesse de sommeil, de silence, cette danse aérienne, immuable, éternelle. Il espéra qu’il neigerait sur son exécution. Peut-être donnerait-on son corps aux loups et s’en iraient-ils ensuite, repus et satisfaits.
Il avait désormais mal de la tête aux pieds. Il faisait froid mais il continuait à transpirer, pris d’une fièvre personnelle, symptôme d’une individualité qui se délitait pour laisser place au délire. Il se mit à gémir d’une voix sourde, comme une litanie, un son grave, irrégulier, qui aurait pu passer pour une incantation ancienne. Un instant, il eut l’impression d’avoir quitté son corps et de planer quelque part dans les hauteurs, délivré de son enveloppe percluse. Il la réintégra cependant dans un spasme, s’arc-bouta pour reprendre son souffle. Il avait les poignets à vif à force d’avoir trop tiré, sans le vouloir, sur les maillons qui l’emprisonnaient. Il louvoyait entre deux eaux, ni éveillé, ni endormi, se demanda s’il ne pourrait pas à son tour sombrer dans la catatonie que Bastien avait utilisée comme bouclier. Mais l’état de choc d’Albérich était plus expressif, moins glacé, moins digne. Plus il se débattait et plus il perdait pied. Il n'y aurait pas de répit.
Trop de ténèbres, trop de chaînes, trop de solitude. Il avait suffi de quelques heures et il avait replongé dans le plus noir des gouffres.

Un frôlement contre sa jambe. Doux, infime, presque imperceptible. Mais qui le rapproche, un instant, du réel.
Le rat, sans doute.
Qui le frôle à nouveau puis s'éloigne. Sans l'avoir mordu.
Un éclair. Des éclats d'éclair, plutôt. Infimes rais de lumières vive, qui filtrent, le temps d'un battement de cils, à travers les barreaux de la petite lucarne ménagée sur la porte.
Un choc sourd.
Des voix.
Cliquetis métalliques. Grincements de gonds. Silhouette, une chandelle à la main. Qui l'éblouit.
Cliquetis métalliques. Grincements. On détache ses chaînes.
Le froid du verre contre ses lèvres. Un goulot qu'on tente d'y glisser.
Des mots, bas. Qui se veulent rassurants. Un timbre familier.
-Buvez, Albérich : ça va vous faire du bien.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Combeloup

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