La Couronne de Cuivre

-Gentes dames, gentils seigneurs, vous avez pu constater que la valeur n'attendait pas le nombre des années ! lança le demi-elfe, revenu avec ses confrères au centre de la lice. En voici d'ailleurs une nouvelle preuve ! Nous avons en effet le plaisir d'accueillir à présent deux des plus brillants représentants de la classe biberon de nos combattants !
-Gentes dames, gentils seigneurs, veuillez applaudir Alban, le Jeune Loup, écuyer de sire Robert qu'il aura, n'en doutons pas, à cœur de venger...
Le gamin fit timidement son entrée, salué par le public et, en particulier, par ses homologues.
-...et Ruth la Terrible, écuyer de sire Hubert dont la seule ombre suffit à faire fuir tous les garçons de notre communauté !
Les intéressés protestèrent avec véhémence, tandis que toutes les filles - et même les femmes - de l'assistance acclamaient leur championne.
Imitant scrupuleusement leurs prédécesseurs, les enfants échangèrent le salut réglementaire. Débuta alors une étrange phase d'observation : Ruth tournait autour d'Alban en se fendant d'attaques à demi retenues que son adversaire, complètement tétanisé, peinait à parer. Ce spectacle pénible se prolongea quelques minutes, sans que les encouragements bienveillants des spectateurs n'y changent rien.
La petite fille finit par adresser un regard et un haussement d'épaules à Hubert, l'air de dire "Vous voyez, j'ai essayé, mais ça n'a pas marché" puis, adoptant sa technique habituelle, elle se mit à attaquer à tous crins.
La scène qui s'ensuivit rappelait étrangement celles qui avaient ouvert et conclu le duel entre Hubert et le Loup blanc, et le pauvre Alban faisait tellement peine à voir qu'on souhaitait que son calvaire prenne rapidement fin. Toutefois, digne disciple de son maître, ce dernier s'efforça de résister. Il fit même mieux que résister : à force de voir qu'il réussissait à bloquer les assauts furieux de la gamine déchaînée, il se hasarda à lancer quelques contre-offensives et, encouragé par leur succès relatif, puisque Ruth dut user de son bouclier, il s'enhardit encore davantage.
De pénible, le spectacle devint passionnant : malgré leur jeune âge, les combattants n'avaient pas grand chose à envier à leurs aînés, ni en matière d'adresse, ni en matière de vaillance. Le public, ne s'y trompant pas, passa de la mansuétude à l'enthousiasme, se manifestant de plus en plus bruyamment.
Attaques, ripostes.
Claquement du bois contre le bois.
Attaques, ripostes.
Puis... Le silence tombant brusquement.
Une épée s'était envolée, avait chu.
Celle de Ruth qui, l'instant précédent, s'était fendue d'un assaut digne d'une grande guerrière.[/I]
-J'ai... J'ai gagné ? entendit-on distinctement demander Alban, totalement stupéfait.
-Dans tes rêves ! rugit la fillette.
L'instant suivant, elle le chargeait, le déséquilibrait et se mettait à le rouer de coups.
Ainsi le superbe duel d'escrime vira-t-il au pugilat sauvage, car le petit garçon, à force d'être frappé, se décida à riposter.
Les spectateurs, eux, hésitaient entre stupéfaction, indignation et hilarité.

Hubert ne laissa pas faire longtemps. Il avait suivi l'échange des coups avec intérêt, plutôt positivement impressionné par la qualité de leur duel, une fois Alban remis de sa tétanie initiale. Le gosse était doué et Ruth se défendait bien elle aussi. Le dénouement ne le surprit pas outre mesure, mais il se demanda si, avec la guidance plus régulière d'un aîné, Ruth n'aurait pas pu triompher. Elle avait assurément du potentiel.
Lorsque le duel vira au pugilat, le paladin resta un moment paralysé de stupeur avant d'entrer dans la lice et de ceinturer la petite fille en essayant de ne pas se prendre des coups au passage.
" Ça suffit, siffla-t-il à mi-voix, arrachant Ruth à sa colère. On avait parlé de lancer des cailloux contre un arbre !"

Débraillée, transpirante, couverte de terre et de brins d'herbe, la fillette, incarnation de la fureur sauvage, illustrait parfaitement son surnoom de Ruth la Terrible. Elle se débattit d'ailleurs quelques instants, avant de s'immobiliser tout à coup et de rougir comme une pivoine.
-Pardon... souffla-t-elle. Je sais que j'aurais pas dû... Mais... Mais...
Elle grimaça.
-Mais j'ai pas utilisé ma botte secrète, comme promis. C'est bien, non ?
Robert, lui aussi accouru sur les lieux de l'affrontement, était penché sur Alban, lequel, dans un état aussi lamentable que son adversaire, se redressait péniblement.

Hubert ne put s'empêcher de lui sourire, mais le dissimula rapidement sous une expression plus sévère.
" Ruth, il faut que tu ailles t'excuser et lui serrer la main."
Il devinait qu'elle serait mortifiée, ajoutant à la déception de sa défaite. Mais elle avait perdu son sang-froid et il n'y avait pas d'échappatoire.
" Je vais venir avec toi. Ensuite, nous aurons une petite conversation, tous les deux."
Il lui sourit pour lui indiquer qu'il ne s'agirait pas d'un cortège de réprimandes. Il était bien placé pour savoir qu'il n'était pas toujours possible de contenir sa colère et elle n'avait que dix ans. Il la poussa doucement vers Robert et Alban, espérant que le gosse n'était pas trop amoché.

Celui-ci grimaçait, signe qu'il se ressentait des coups reçus. Mais son visage ne portait aucun stigmate du pugilat : au moins Ruth, même furieuse, s'était-elle abstenue de le frapper à la tête.
La fillette s'était immobilisée. Elle dévisagea un instant Robert, se tourna à nouveau vers Hubert, puis refit face à son adversaire, désormais debout, et poussa un profond soupir.
-J'te demande pardon, Alban. J'aurais pas dû t'attaquer comme ça, c'était pas bien.
Le gamin haussa les épaules.
-C'est pas grave. J'aurais fait pareil, je crois, si c'est toi qui avais gagné.
Ruth bomba le torse.
-Sauf que t'aurais pas réussi à me faire tomber, toi !
Il acquiesça.
-C'est sûr. Tu m'as battu aux poings à plate couture, et j'ai gagné à l'épée. C'est équilibré, comme ça.
Elle parut apprécier sa manière de présenter les choses.
-Ouais. Mais la prochaine fois, je gagnerai les deux.
-Dans tes rêves.
-Ah ouais ?
-Ouais !
Les deux adultes se tenaient déjà prêts à intervenir mais, au lieu de se précipiter l'un contre l'autre, les deux enfants se sourirent et se serrèrent la main. Le geste de réconciliation suscita les vivats du public : l'incident était clos et bientôt, tout le monde s'accorderait pour le considérer comme une amusante péripétie.

Hubert entraîna ensuite Ruth vers l'extérieur de la lice.
" Tu t'es battue comme une championne et je suis certain que la prochaine fois, tu le vaincras, lui dit-il à voix basse. C'était très serré, de toute façon."
Il jeta un coup d'oeil au terrain d'entraînement derrière eux. Les instructeurs et leurs meilleurs éléments allaient à présent faire leur entrée. De son côté, il commençait à avoir un peu faim, et il ne put s'empêcher de bâiller. Il était moulu. Il n'aurait pas craché sur un bain chaud, mais il doutait que cette bienheureuse initiative démarre le soir même. Il était tenté de se requinquer d'une petite imposition des mains, mais c'était un usage honteux du pouvoir de Lathandre, auquel il renonça au moment même où il prit forme dans son esprit.
Il baissa les yeux sur la gamine. Sans doute le moment était-il venu de mettre fin à leur association. Elle l'avait bien servi, toute la journée, en dépit des insinuations et autres froncements de sourcils. Elle était sauvage mais courageuse, une future combattante de qualité, il en était persuadé. Il avait l'impression de lui devoir quelque chose, cependant. En même temps, il ne voulait pas prendre une initiative malvenue, qui entrerait en conflit avec les idéaux d'égalité de la communauté. Il faudrait qu'il s'en ouvre à Robert... mais le moment paraissait mal choisi.
" Merci pour ton aide tout au long de la journée, Ruth. Je n'aurais pas pu rêver meilleure écuyère."

-Ben si, une écuyère qu'aurait gagné contre Alban ou qui l'aurait pas attaqué parce qu'elle avait perdu... murmura-t-elle, yeux baissés.
La fillette soupira puis, relevant la tête, s'arracha un sourire.
-Et c'est moi qui vous dis merci, m'sire. C'était super chouette, aujourd'hui. Pis les conseils, l'entraînement et tout, ça me sera très très utile. Et... ben... Si une autre fois, vous avez encore besoin d'un coup d'main, vous pouvez compter sur moi !
Sur leur droite, Robert et son élève avaient réintégré leur place, tandis que, devant eux, Edgar et Ted faisaient leur entrée sur la lice, après avoir été dument annoncés par les bardes. Quelques instants plus tard, ils se lançaient dans un duel acharné.

Hubert aurait aimé ajouter quelque chose à l'intention de la petite fille, nuancer les paroles dures qu'elle avait eues envers elle-même, ou lui dire qu'il avait l'intention de voir avec Robert s'il pouvait l'entraîner individuellement, mais il ne voulait pas s'avancer avant d'en avoir parlé au chevalier. Peut-être cela apparaîtrait-il comme du favoritisme, puisqu'il ne pouvait pas la prendre officiellement pour écuyer. L'un dans l'autre, le début des duels entre instructeurs l'empêcha de poursuivre. Il aurait été peu poli de bavarder pendant qu'ils se heurtaient.

On avait à présent allumé les flambeaux, et c'est à leur lueur dansante que s'affrontèrent les combattants qui, désireux de ne pas souffrir de la comparaison avec ceux qui les avaient précédés, se livrèrent à des duels épiques, à la plus grande joie du public, lequel semblait ne pas se lasser le moins du monde du spectacle. Après qu'Edgar eut défait Ted, Roland, dont l'apparente douceur se révéla trompeuse, vainquit Poil de Carotte. Puis, quand tous les instructeurs eurent défilé dans la lice, les élèves prirent la suite. On comptait parmi eux quatre représentantes de la gente féminine, et trois d'entre elles, dont l'adolescente qui s'exerçait désormais sous la supervision d'Hubert, triomphèrent de leurs adversaires masculins.
Et pendant tout ce temps, on n'oublia pas ceux qui s'étaient démenés : assisté de plusieurs volontaires, Ignace distribua à boire et à manger à tous les valeureux duellistes redevenus spectateurs.

Détonnant probablement dans l'ensemble, Albérich commençait à trouver le temps un peu long. Il reconnaissait que certains des combattants étaient particulièrement doués, il avait regardé les enfants s'affronter mi-horrifié, mi-épaté et il comprenait que cette démonstration pouvait renforcer les liens de la communauté tout en rassurant les plus inquiets sur leurs capacités à affronter les Landes, mais dans le fond... Ce n'était pas sa tasse de thé, voilà tout. Il essayait de ne pas le montrer, cependant, se souvenant malgré lui des paroles d'Hubert, à Solarcis, lorsqu'il lui avait appris que les gardes du Rayon le prenaient pour "un intellectuel luménien coincé et poussiéreux". Ou quelque chose du même acabit. Il n'avait pas envie de se mettre en porte-à-faux avec l'élan populaire à peine débarqué. Et il n'avait pas non plus passé un mauvais moment. Mais le choc entre les deux jeunes nobles l'avait tétanisé, le duel entre Robert et Hubert secoué et maintenant, il avait simplement... envie de bavarder autour d'un verre avec des interlocuteurs sympathiques plutôt que de contempler des guerriers en train de se marteler. Ce n'était quand même pas scandaleux, si ?
Mais les choses touchaient doucement à leur fin... Il ne devrait plus patienter trop longtemps.

Albérich constata cependant qu'il n'était pas tout à fait le seul à trouver le temps long. Autour de lui, les enseignants s'agitaient et il surprit même Marthe, assise à quelque distance, étouffer discrètement un bâillement. Du côté des combattants, c'était la fatigue qui se faisait sentir : outre leurs exploits dans la lice, nombre d'entre eux avaient passé leur matinée à superviser des exercices et leur après-midi à s'entraîner. A côté d'Hubert, Ruth dodelinait doucement de la tête. Tout près, Alban venait même de tomber de son banc, sans que personne ou presque ne s'en aperçoive, hormis Robert qui, surpris, se penchait déjà sur lui.

Si Hubert ne vit pas Alban tomber, il vit par contre Robert se pencher sur lui une fois qu'il était déjà à terre. Il nota la surprise du chevalier, puis comprit seulement que l'enfant avait chuté du banc. En une seconde, un sentiment d'horreur l'envahit. Alban avait eu l'air indemne, ou presque, suite à sa bagarre avec Ruth, mais cela ne signifiait pas qu'il n'avait pas souffert de blessures invisibles... Mais si c'était le cas, il avait dû y avoir des symptômes...
Sans vraiment l'avoir pensé, il se retrouva penché à côté du chevalier.
" Que se passe-t-il ?" demanda-t-il.

-Rien de grave, dit le chevalier d'un ton rassurant, même si on le sentait légèrement inquiet. Il me semble que ce jeune homme est juste épuisé, et qu'il est littéralement tombé de sommeil.
Le petit garçon était en train de se redresser en grimaçant et en se massant l'arrière du crâne.
-Ouais, je crois aussi... marmonna-t-il. Pardon.
Il était pâle et avait l'air agard, mais sans doute s'agissait-il d'une conséquence de la fatigue... et de sa mésaventure.

" Je pense que par sécurité... je vais te requinquer un peu, jeune homme, si tu le permets..." dit alors Hubert.
Il écarta les mains devant lui.
" L'énergie que je vais utiliser provient de Lathandre, c'est donc une énergie saine. Si tu n'as rien, rien ne se produira. Si tu as été un peu plus bousculé que tu n'aurais dû l'être, et bien... Cela préviendra d'éventuels désagréments. Qu'en dis-tu ?"
Le paladin jeta un oeil vers Robert, pour être certain que le chevalier n'y voyait pas non plus d'inconvénient. La magie divine n'était jamais mauvaise, mais elle ne remplaçait pas non plus une bonne nuit de sommeil. Mais à son lit, le petit garçon y aurait droit de toute façon.

Robert hocha la tête, mais le gamin ne l'entendait pas de cette oreille.
-Non merci, messire, dit-il, un peu froidement.
Puis, se tournant vers le chevalier, il ajouta, avant que celui-ci n'ait pu dire quoi que ce soit :
-Je vous assure que tout va très bien ! Je me suis juste endormi sans m'en rendre compte !
Il jeta enfin un regard à Ruth, qui ne perdait rien de la scène. Outre une certaine hostilité envers le paladin, liée à la défaite que celui-ci avait infligée à son maître, peut-être craignit-il également de passer pour une mauviette devant la petite fille.

" Très bien. A ta guise."
Hubert se releva sans insister. Il pouvait comprendre que la rancune et la gêne du petit garçon aient raison du bon sens, mais il ne voulait pas non plus prendre de risques. Aussi, plutôt que de retourner vers sa place, il entreprit de contourner le terrain pour se rendre auprès des clercs. Sans doute Alban accepterait-il que l'un d'entre eux vienne s'enquérir de sa santé, une fois le tournoi terminé. Il serait alors plus facile et plus discret de procéder à des soins sans le contrarier.

Les trois clercs, qui semblaient soulagés que l'événement touche bientôt à son terme, saluèrent aimablement le paladin et écoutèrent avec attention ce qu'il avait à dire.
-Merci de m'en avoir informée, déclara finalement Agnès. J'irai l'examiner tout à l'heure. Et si j'ai le moindre doute, je le garderai quelques temps en observation au dispensaire.
Elle parut sur le point d'ajouter quelque chose, peut-être de s'enquérir de sa santé, mais se ravisa, craignant sans doute que la question ne soit déplacée, adressée à quelqu'un capable de se guérir lui-même.
Dans la lice, la dernière paire de combattants venait de débuter son duel.

Hubert demeura dans l'ombre des clercs le temps que le dernier combat se termine. Il ne voulait pas qu'Alban ait l'impression qu'il avait fait un aller-retour jusqu'aux guérisseurs dans le but unique de leur relater l'épisode. Cette place était aussi bonne qu'une autre pour assister à l'ultime duel de la soirée. Il songea qu'il faudrait qu'il prenne garde à ne pas boire d'alcool après les hostilités. Pas trop en tout cas. Et il se demanda s'il serait attendu à l'aube sur le terrain, le lendemain matin, ou s'il aurait l'opportunité de paresser un moment.

Le combat s'acheva quelques minutes plus tard, et le public se fendit d'applaudissements qui n'avaient en rien faibli par rapport aux précédents. Pour la dernière fois, les bardes se montrèrent, remerciant tous les participants et vantant leurs prouesses, puis annonçant qu'un buffet froid attendait tous les ventre creux à la cantine - annonce qui suscita, évidemment, maints vivats. La foule commença alors à se disperser, certains demeurant sur place à discuter, d'autres répondant à l'appel de leur estomac et se ruant donc vers le campement, d'autres encore s'attelant à ranger tout ce qui avait été installé pour le tournoi. Agnès, elle, s'était déjà volatilisé, se rendant sans doute auprès de son patient potentiel.

C’était enfin terminé.
Albérich se leva en s’étirant puis chercha Hubert du regard, dans la direction des clercs, le dernier endroit où il l’avait vu. A sa grande surprise, il vit que le paladin avait entrepris de traverser la lice et venait droit dans sa direction. Il devina son sourire avant de réellement le distinguer et ne put s’empêcher de sourire en retour. Hubert était manifestement crevé, défraîchi et satisfait. Le Luménien se porta à sa rencontre et ils échangèrent une accolade.
« Je pense que des félicitations sont de rigueur, dit ensuite l’ancien clerc. C’était… un beau combat, j’imagine.
— Je suis heureux d’avoir pu te démontrer que je ferais un garde du corps acceptable, rétorqua le paladin.
— Mais je n’en ai jamais douté. »
Albérich ne put s’empêcher de se demander si son compagnon était sérieux. Hubert s’était déjà tourné vers l’autre côté de la lice.
« Je vais aller chercher Ruth, voir ce qu’elle manigance. Je te retrouve à la cantine ?
— Bien sûr. »
Hubert lui tapa sur l’épaule.
« A tout de suite, alors. »
Puis il s’esquiva aussi vite qu’il était arrivé, laissant Albérich un peu décontenancé. Sur un haussement d'épaules amusé, il se mit donc en route pour le buffet.

Ruth était en pleine discussion avec sa mère et les autres membres du gang des couturières, mais cela ne l'empêcha pas de se ruer vers Hubert sitôt qu'elle l'aperçut.
-Ouah, vous vu la tête d'Alban quand dame Agnès lui a dit que vous l'aviez prévenu de ce qui lui était arrivé, qu'elle allait donc devoir l'examiner et qu'il faudrait peut-être qu'il reste un moment au dispensaire ! s'exclama-t-elle, radieuse. Il était... Ouah ! Vous avez fait ça pour me venger, pas vrai ? Alors que je vous ai mis la honte en me bagarrant avec lui ? Ben vous êtes pas seulement le meilleur chevalier du monde, vous êtes aussi le plus gentil !
Elle était à deux doigts de lui sauter au cou.

Hubert se redressa pour éviter qu'elle puisse atteindre autre chose que sa taille puis grimaça.
" Non, Ruth, ce n'était pas mon intention. J'ai peur que tu n'aies tapé un peu fort tout à l'heure et je veux m'assurer qu'Alban n'a rien, c'est tout. Je regrette que Dame Agnès n'ait pas été plus discrète dans son intervention et je voudrais que tu fasses un effort pour ne pas en remettre une couche... J'espère qu'elle ne le privera pas de venir célébrer sa victoire avec nous tous, à la cantine."
Il lui ébouriffa les cheveux.
" Entends-moi bien, Ruth. Je suis fier de toi, mais je ne vois pas pourquoi je devrais te venger. Tu as perdu un combat loyal et équilibré. Il ne serait pas honorable d'en vouloir à celui qui t'a vaincu. Comme Robert ne t'en voudrait pas si tu avais vaincu Alban. Il n'a rien fait de mal. Au contraire, il t'a combattu en y mettant toutes ses capacités. Toi qui voulais être traitée d'égal à égal par les garçons, tu as eu exactement ce que tu voulais."

Ruth l'écouta avec grande attention, comme elle l'avait fait à chaque fois qu'il avait parlé au cours de la journée, et finit par hocher la tête.
-C'est vrai. Je vous présente mes excuses pour avoir dit des bêtises.
Elle eut un sourire en coin.
-Mais c'était quand même trop rigolo, sa tête ! C'est... C'est comme quand quelqu'un glisse : c'est pas bien de rire, mais on a du mal à s'en empêcher. Et là, en plus, c'est pour son bien !
Son sourire s'élargit, puis elle changea de sujet sans crier gare.
-Dites, vous croyez que, ce soir, je pourrai boire un peu de bière ? Pour fêter votre victoire ?

Hubert ne pouvait qu'être amusé par la tornade ambulante qu'était cette gamine. Il devinait cependant que les choses ne devaient pas être de tout repos au quotidien : ni pour sa mère, ni pour ses enseignants, qu'ils soient instructeurs militaires ou instituteurs... Mais elle semblait l'écouter avec une certaine attention, comme s'il avait un ascendant particulier sur elle, renforcé peut-être par sa victoire... C'était le genre de gosses, il le craignait, qui sont minés par leur réputation et qui gâchent, sans le faire exprès, des opportunités à cause de leur comportement incontrôlable... Cela le confortait dans l'idée d'aller sonder Robert à son sujet. Demain. Pour l'heure, il lui sourit.
" Ruth, ce n'est pas à moi de prendre une telle décision, c'est à ta mère !" s'exclama-t-il.
Il n'osait imaginer l'effet de l'alcool sur ce petit morceau de foudre.

-J'vais lui demander !
Elle se tourna vers sa mère, qui approcha aussitôt, ainsi que ses amies.
-Messire Hubert, je sais que vous allez l'entendre mille fois ce soir, mais je tenais à vous féliciter pour votre victoire. C'était... Époustouflant, vraiment. Je pense que je ne suis pas la seule à être ravie, et rassurée, de savoir que notre communauté compte des hommes tels que vous dans ses rangs, à l'heure où elle s'apprête à faire un si périlleux voyage.
Les autres femmes acquiescèrent et, tour à tour, congratulèrent le paladin.

Hubert s'empourpra d'embarras mais aussi de plaisir. Certes, il avait espéré ternir un rien sa popularité, et c'était mal parti, mais il ne pouvait pas nier que ces félicitations étaient bien agréables, et qu'il n'était pas mécontent de sa prestation. Il essaya, évidemment, humblement, d'impliquer la chance, sa relative jeunesse comparée au chevalier, et de vanter la prouesse tout aussi remarquable de Robert.

Dans le fond, il était immensément soulagé de s'être montré à la hauteur. Pas seulement parce qu'il aurait mal supporté d'être écrasé devant tous ces gens qu'il connaissait à peine et qu'il s'était engagé à fréquenter pendant les veilles à venir, mais aussi parce qu'exactement comme la mère de Ruth venait de le dire, il avait besoin de croire qu'il serait à même d'affronter les Landes et ce qui s'y dissimulait. Il avait toujours prétendu qu'il en était capable, mais il était resté un doute, insidieux, au fond de lui, peut-être sans qu'il parvienne parfaitement à l'identifier. Maintenant il avait la sensation de s'être prouvé quelque chose. Qu'il était digne. Qu'il pouvait y arriver. Qu'il avait pourri à Solarcis dix ans mais que ces années de poussière étaient révolues. Il avait étouffé le paladin en lui trop longtemps, quoi qu'en dise Albérich. Il le sentait prêt à resurgir. Et c'était un sentiment qui l'emplissait d'une confiance à toute épreuve. C'était certainement un contrecoup des émotions de la journée, de cette fatigue extrême qui le sapait peu à peu, mais ça lui était complètement égal. Il était prêt à en profiter sans arrière-pensée.

Il proposa à la cohorte des couturières de rejoindre le buffet et le reste des la communauté...

Elles acceptèrent et lui emboîtèrent le pas, de même que Ruth qui se tenait auprès de sa mère sans oser encore lui poser la question cruciale...

***

Albérich, lui, se trouvait déjà sur les lieux, où l'affluence ne cessait de croître. Puisque la cantine, aussi vaste soit-elle, ne pouvait contenir en même temps l'ensemble des membres de l'expédition, on avait colonisé une partie du pré, installant des tables près d'un grand feu. A l'intérieur de la tente comme à l'extérieur, des volontaires, dont Ignace et Marthe, s'assuraient que chacun ait sa part des mets servis ce soir. Au menu, pain, charcuterie, viande séchée, fruits secs ou non, viennoiseries... On avait également mis en perce plusieurs tonneaux de bière, d'hydromel et de vin, et l'on remplissait des coupes que d'autres s'empressaient de vider avec entrain.
Aucun de ceux qui s'étaient illustrés dans la lice n'était encore arrivé, pas davantage que les bardes ou les enseignants. Ainsi l'ancien clerc ne voyait-il que peu de personnes avec lesquelles il avait déjà lié connaissance, hormis les deux conseillers et quelques élèves en compagnie desquels il s'était entraîné. Cela n'empêcha pas, cependant, que tous ceux qu'il venait à croiser le saluent amicalement.

Albérich ne supportait pas bien cette impression d'être un étranger en marge, qui ne connaissait pas grand monde et n'avait pas sa place désignée. C'était pourtant une sensation qui le poursuivait depuis un an, cyclique, depuis qu'il avait quitté le temple. En étant clerc, même novice, il avait été toujours doté d'une identité forte et définitoire, d'une identité qui balisait très clairement qui il était, ce dont il était capable, ce qu'il avait à faire, à dire, à proposer. En n'étant plus que cette ombre d'autrefois, malgré ses compétences et son savoir intacts, il lui manquait le sens et la direction. Même dans des petites occasions comme cette fête, il le percevait avec acuité, angoisse et un poil de désespoir. Aussi se porta-t-il rapidement vers Ignace pour lui proposer ses services...

Bien que ni lui ni les autres ne soient débordés de travail, Ignace accepta immédiatement. Peut-être avait-il envie de discuter un peu ? En tout cas, il ne tarda pas à lancer la conversation.
-J'ai eu une pensée terrifiante, lui confia-t-il. Que le tournoi devienne un événement annuel et que, dès la prochaine édition, on demande à tous les élèves de participer.
Il grimaça.
-Je crois que je vais faire des cauchemars, cette nuit !
Les premiers volontaires chargés de tabourets et de bancs ramenés du terrain d'exercice apparurent. Nul doute que ce serait bientôt le tour des combattants, et donc d'Hubert.

Albérich sourit.
" Allons, une telle chose ne se produira jamais... D'abord, cela durerait plusieurs jours entiers au cours desquels le public s'endormirait sur les bancs, à force d'assister à des affrontements passablement médiocres... De plus, on ne peut paralyser l'économie d'une ville pendant une si longue période, ce serait extrêmement stupide et dangereux !"
Il se redressa pour observer la foule autour d'eux.
" Je pense que vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, Ignace."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil