La Couronne de Cuivre

Le rôdeur aurait aimé pouvoir retrouver Sylvia et il pressentait qu’elle l’attendait certainement mais il ne pouvait pas prendre le risque de s’éloigner - un jour durant - du bosquet. De même, il ne se sentait pas de chasser si près de la clairière et d’en bousculer la parfaire harmonie. C’est donc pour la cueillette et la pêche qu’il opta : ces deux activités avaient en outre l’avantage de pouvoir être pratiquées non loin de l’arbre auprès duquel il pourrait veiller fréquemment.

Il lui sembla qu'il y avait plus de fruits sauvages, qu'ils étaient plus gros et plus sucrés. Mais son appétit exacerbé influençait certainement sa perception... Les poissons se laissaient pêcher sans méfiance, et il les fit griller à l'écart de la clairière. Ils lui parurent meilleurs que jamais. Ou peut-être que son goût était devenu plus sensible ?
Il reçut une réponse de Sylvia, quelque part dans l'après-midi, via Vif-Argent.

" Je suis rassurée. Mais tu reviens quand ? Je croyais que tu devais revenir juste après le solstice ? Ça ne se passe pas comme prévu ? Pourtant Vif-Argent m'envoie de belles images..."

Il prit cette fois un peu plus de temps à rédiger sa réponse, quelque peu embarrassé de lui renvoyer à nouveau un message qui pourrait lui faire croire qu'il ne lui donnait pas la pleine priorité. Mais il respectait trop Sylvia pour chercher des excuses aussi se contenta-t-il d'énoncer la vérité :

- J'aimerais être auprès de toi mais il y a des chances pour qu'une dryade naisse aujourd'hui. Je voudrais être près du chêne pour l'accueillir.

Vif-argent s'envola, porteur de la missive. Il ne revint pas. Kasumi put profiter de la fin d'après-midi sereinement, sans que nulle alerte ne vienne troubler la quiétude des lieux. Il trouva un peu de salade sauvage, des tubercules, de nombreux champignons, des oeufs également, et des fruits. Il pouvait renouveler un peu ses réserves, pêcher encore. Rêvasser, prier, se reposer...
Des écureuils curieux vinrent l'observer, les oiseaux semblaient s'habituer à sa présence, un chevreuil vint observer les lieux avec curiosité. L'atmosphère dans la clairière était particulière, et les bêtes le sentaient. C'était un peu comme une zone de trêve, un endroit où les prédateurs oubliaient de chasser les proies, où les humains ou demi-elfe n'étaient plus dangereux. Les animaux demeuraient méfiants, bien sûr, mais moins que d'habitude, et cette sensation était nouvelle en ces lieux.
Mais le soir tomba sans qu'aucune dryade ne fasse son apparition...

Kasumi avait pris garde à ne déranger aucun des animaux venu profiter de la quiétude de la clairière : il sentait, au fond de lui, que cet endroit ne devait pas être souillé par le sang ou le feu. Ce soir là, il décida de s'emmitoufler dans l'une de ses couvertures pour observer la nuit étoilée depuis le pied du chêne. Plus que la déception de n'avoir vu aucune dryade, il redoutait un peu que cette première nuit enchantée ne soit à nouveau interrompue par des mort-vivants en maraude. Si ce n'était pas le cas, il serait rasséréné et envisagerait peut-être d'accomplir un court aller-retour jusqu'au village le lendemain.

La nuit était paisible. La lune, qui n'affichait plus qu'un croissant, lui confirma, s'il en doutait encore, qu'il avait dû s'écouler deux jours peut-être. Ou trois. Les étoiles scintillaient comme des diamants, une légère brise soufflait, et les mille bruits alentours, causés par la vie nocturnes des bois, lui emplissaient l'esprit, apaisant ses vagues angoisses. Tout irait bien, il était en sécurité, il ne risquait rien. Ce lieu était protégé. Il le savait, son âme en était consciente, même s'il ne savait pas d'où lui venait cette certitude.
Un voile de nuage finit par masquer les étoiles, et il s'endormit peu après, dans l'obscurité désormais totale.

Il se réveilla peu après l'aube, l'esprit serein, parfaitement reposé. Un plouf bruyant -sans doute une truite bondissante- lui fit ouvrir les yeux. La clairière était magnifique, avec ces milliers de petites fleurs parsemant l'herbe, qui s'ouvraient sous la lumière du soleil matinal. Les premières abeilles bourdonnaient dans le buisson d'aubépine. Tout était parfait.

Comme chaque matin où il en avait l'occasion, Kasumi s'agenouilla au pied du chêne pour adresser une prière à sa déesse et la remercier pour les merveilles qu'il lui était donné de contempler. Jamais il n'aurait pu penser que la clairière devienne aussi accueillante même si une part de lui l'avait espéré. Cet endroit allait devenir un phare guidant toutes les bonnes volontés et une barrière contre le mal qui sévissait dans la Forêt Maudite. Un endroit digne d'être défendu pour tout ce qu'il représentait.

Il put prier sereinement sans être dérangé, et, lorsqu'il sortit de sa transe, un écureuil timide s'enfuit d'un bond, disparaissant dans le feuillage du sorbier. Les fleurs avaient ouvert leurs corolles multicolores, celles de l'aubépine étaient plus blanches et parfumées que jamais. Tout était paisible. Et rien ne semblait vouloir bouger, à l'exception des oiseaux dans les branches ou d'un chevreuil égaré. Nulle dryade n'était encore apparue.

Le rôdeur n'était plus aussi serein qu'à son retour avec ces heures qui passaient sans que le moindre signe de dryade ne fasse son apparition. Il se repassa en mémoire les paroles qu'il avait échangées dans cet autre monde féérique, cherchant à se souvenir d'un détail qui aurait pu lui échapper. Mais il lui sembla que le chêne se portait bien et qu'il ne pouvait probablement rien accomplir de plus pour favoriser la venue d'un être sylvestre. C'était peut-être le moment pour lui de s'éloigner et aller retrouver Sylvia pour la rassurer. D'autant qu'en partant maintenant, il aurait un peu de temps à passer en sa compagnie et tout de même rentrer avant la nuit.

Il prit donc la route, malgré ses tergiversations, quittant la croisière enchantée pour prendre la direction du sud-ouest. Il franchit le mur de buis qui l'entourait et la préservait des regards -et sans doute des intrusions- pour se retrouver au milieu d'arbres anciens, en partie incendiés des jours plus tôt, qui avaient aujourd'hui retrouvé en grande partie leur vigueur. On devinait quelques traces de l'incendie, au fur et à mesure qu'on s'éloignait de la clairière, et Kasumi sentait s'amoindrir l'influence de celle-ci, peu à peu, alors qu'il s'éloignait. Mais en aucun endroit de son trajet il ne ressentit la souillure de la forêt, qu'il avait pourtant nettement perçue lors de ses passages précédents. L'influence magique de la clairière, même très ténue à cette distance, suffisait à tenir en échec les puissances maléfiques qui étendaient leur emprise sur la forêt. Au moins durant la journée. Et c'est le coeur léger qu'il parvint en vue du village.

Il se retrouva en quelques minutes au cœur de la forêt, sombre et menaçante, envahie de bancs de brumes, comme toujours au cœur de la nuit. Il ressentait son atmosphère délétère, d'une façon très ténue, mais l'impression s'accentuait tandis qu'il avançait dans les profondeurs du bois, plus forte que lorsqu'il traversait cette zone habituellement, en journée. Puis la sensation décrut, insensiblement, quelques centaines de toises avant d'arriver à la clairière, pour disparaître totalement alors qu'il franchissait le rideau de buis qui dissimulait la source. Au-dessus de sa tête, le ciel était maintenant du bleu doré qui annonce l'aube. Et les premiers rayons du soleil jaillirent de l'horizon au moment même où il posait son regard sur la source et son chêne.
Il resta bouche bée, un instant, devant la vision qui s'offrait à lui : celle d'une silhouette féminine d'une beauté parfaite, dont les longs cheveux évoquant le feuillage d'un saule dissimulaient en partie le corps. Accroupie près de la source, en train de boire, elle se redressa dans un mouvement lent et gracieux en l'entendant approcher, et se tourna vers lui avec un sourire interrogateur. Deux oiseaux, perchés dans ses cheveux, s'envolèrent pour se poser non loin.
C'était une dryade, mais infiniment plus jeune que celles que Kasumi avait pu croiser jusque-là. Elle était plus petite, plus fine, et son visage avait quelque chose d'enfantin. Elle semblait incroyablement fragile, et pourtant d'une sérénité totale.

Même le plus habile des combattants et le plus expérimentés des défenseurs de la nature ne pouvait que se sentir pataud et disgracieux face à un être d'une telle pureté, d'une telle délicatesse. Le demi-elfe eut tout d'abord peur d'esquisser le moindre geste qui puisse effrayer la dryade. Puis il se fit la réflexion que rester debout et mutique à l'observer pouvait aboutir au même résultat désastreux.

Alors, plutôt que de chercher à s'approcher, il esquissa une lente révérence et posa un genou en terre et présenta ses mains, paumes ouvertes. Un signe universel de paix qu'il espérait compréhensible. Puis il parla d'une voix douce, préférant employer l'elfique plutôt que le commun :

- Je suis Kasumi. Je viens en ami.

La dryade ne fit pas un geste dans sa direction. Elle faisait songer à un oiseau effarouché, prêt à s'envoler au moindre mouvement brusque. Deux moineaux, pépiant gaiement, vinrent se poser sur ses épaules, et un écureuil se mit à l'escalader. Elle fit un ou deux pas lents et gracieux, sans déranger ses hôtes du moment, en direction du chêne. Kasumi s'aperçut alors que celui-ci avait changé d'aspect. Son tronc était devenu, subitement, celui d'un chêne adulte. Certes, il n'avait pas encore l'aspect impressionnant des chênes vénérables qu'il avait pu admirer par le passé, mais s'il poursuivait sa croissance prodigieuse, il en serait bientôt un.
" Bonjour, Kasumi", finit-elle par articuler en elfique, en se tournant à nouveau vers lui, une main posée sur l'écorce.
Sa peau avait un aspect tellement proche de l'écorce qu'elle semblait se fondre avec le bois. Sa voix avait un timbre sourd et chuchotant, un peu comme le bruit des branchages sous la brise, avec un léger accent, une intonation trop lente et hésitante, comme si sa bouche n'était pas habituée à prononcer des mots. Ses cheveux la couvraient pudiquement, presque comme un vêtement, mais, mi-femme, mi-arbre, elle n'avait en réalité pas besoin de vêtement.
" Es-tu le quêteur qui protège mon arbre ?"

La créature était fascinante à plus d'un titre et le demi-elfe se sentait à peine digne d'entretenir une conversation avec elle. En un mot, elle venait aussi de confirmer ce qu'il attendait depuis des semaines : le chêne qu'il avait planté avait attiré - ou fait naître - une dryade. Cela lui fit prendre un peu plus conscience de la tâche qu'il avait réussi à accomplir malgré toutes les difficultés. Et de la nouvelle responsabilité qui lui incombait. Il répondit avec douceur et spontanéité :

- Oui, si toutefois tu le permets.

Il n'avait pas esquissé le moindre mouvement, de peur de rompre le charme.

Elle inclina doucement la tête.
" Je t'en remercie. Mes aînées m'ont dit que tu serais là..."
Elle se tut un instant, l'observant avec attention.
" Seul un servant de Mielikki, druide ou clerc, peut protéger un bosquet. Et pourtant, ici, c'est toi seul qui a accompli cette tâche, et c'est un miracle pour lequel la Nature t'est infiniment redevable. Mais désormais, le bosquet est mature, et pour continuer ta veille, il te faudrait un lien avec la Dame plus puissant. Sans quoi il restera trop vulnérable, et tout ceci aura été vain."

Recevoir ces remerciements le comblait de joie, surtout venant de la part d'une dryade. Mais la créature abordait un point qui faisait écho à ce qu'il avait pu échangé avec le sylvanien, le druide, Hortense et même ses conversations avec Sylvia : protéger un bosquet était une tâche trop importante pour un simple et unique rôdeur. Et pourtant il avait réussi jusque-là : il avait trouvé l'ancienne source, avait contribué à la purifier avec Thanaën, avait planté le gland qui avait prospéré depuis. Songeur, le demi-elfe se redressa lentement pour s'approcher du chêne, parlant à demi pour lui-même :

- Comment faire ? Il n'y a plus de clercs dans la région et peu de druides. Je peux appeler à l'aide mais il n'y a que moi, ici, pour le moment.

La dryade sourit avec douceur.
" Si tu es seul ici, alors c'est peut-être parce que c'est ton rôle de poursuivre cette œuvre. Mais il faut pour cela que tu acceptes de servir Mielikki de toute ton âme. Ce que tu as déjà fait prouve que tu y es prêt, au fond de ton coeur. La Dame l'avait lu en toi et t'a déjà accordé sa confiance en te choisissant pour faire renaître ce lieu. Elle te l'accordera à nouveau pour poursuivre ta mission, si tu t'engages à la servir. Aie foi en elle, accepte d'être son bras en ce monde, et elle ouvrira alors ton âme aux mystères et aux pouvoirs de la nature, et elle te communiquera la force et la puissance dont tu auras besoin dans ton sacerdoce. Une part de toi y est prête, je le lis dans ton aura. Mais encore faut-il que tu aies la volonté de suivre cette voie. C'est un choix qui ne dépend que de toi..."

Etait-ce aussi simple que cela ? La dryade était-elle dans le vrai ? Avait-il surmonté toutes ces épreuves parce qu'il aspirait à devenir un peu plus qu'un rôdeur ? Se sentait-il prêt à embrasser une autre voie ? Etait-ce renoncer au reste ? Non, ce n'était pas simple mais le choix lui appartenait : il ne pouvait plus se cacher derrière la peur de l'inconnu ou ses autres responsabilités. C'était à lui de les gérer, les assumer, et elles ne devaient pas peser dans son choix. Sans en avoir vraiment conscience, il s'était un peu plus approché de l'arbre qu'il avait contribué à faire naître.

- Que dois-je faire, murmura-t-il enfin. Plus une recherche d'instruction qu'une demande de conseil. La dryade avait raison : au fond de lui, sa décision était déjà prise.

" Que veux-tu faire ?" répliqua la voix végétale, comme en écho.
Une nuée de petits oiseaux vint se percher sur l'arbre et la dryade, indifféremment. Ils semblaient la considérer comme un simple arbuste... ce qu'elle était peut-être, au fond.
" Désires-tu t'engager à servir la Dame des Bois ? Qu'est-ce que cela signifie pour toi ? Comment le ressens-tu, dans le tréfonds de ton âme ?"

Le rôdeur tendit sa paume vers le tronc de l'arbre comme s'il avait besoin d'en éprouver la réalité puis il s'assit en tailleur à son pied tout en faisant face à la jeune dryade. Il chercha quelques instants ses mots mais pressentit que le plus fervent des discours ne serait jamais à la hauteur de son engagement. C'est pourquoi il finit par répondre en toute simplicité :

- Oui, je le désire. J'ai erré trop longtemps sans but. Je me suis peut-être parfois détourné de la voie. Mais je n'ai jamais renié mon héritage, mon apprentissage. J'ai toujours vécu pour servir les buts de la Dame des Forêts. A maintenir l'équilibre, à encourager l'harmonie et les échanges entre les bois et les hommes. Je suis prêt si tel est le désir de Mielikki.

La jeune dryade hocha la tête.
" Alors, puisque tu es prêt, qu'il en soit ainsi."
Elle leva le bras vers une branche du chêne, qui se plia d'elle-même pour venir à sa rencontre. Au bout de cette branche se trouvait un gland. C'était le gland que Kasumi avait vu dans son rêve, mûr, prêt à tomber, il en avait la certitude. Il sembla se détacher de lui-même pour atterrir dans la main brune de la dryade, qui le tendit à Kasumi. Assis, il n'était finalement guère plus bas qu'elle.
" Le premier gland de ce chêne a le pouvoir de faire de toi un clerc, expliqua la dryade. Il n'attendait que ta décision. Il y a cependant un petit rituel à respecter. Pour commencer, tu devras jeûner un jour et une nuit pour purifier ton corps, en priant continûment pour purifier ton âme. Tu ne devras rien manger ni boire à l'exception d'un verre d'eau de cette source à l'aube, à midi et au crépuscule. Le lendemain, avant l'aube, tu prépareras une infusion avec la poudre de ce fruit et de l'eau de la source. Prends garde à allumer ton feu à la lisière de la clairière et non en son cœur, et à l'éteindre aussitôt que tu n'en auras plus l'usage. Tu boiras de cette infusion à l'aube, à midi et juste avant le crépuscule du second jour. Tu prieras une heure le matin, juste après avoir bu l'infusion, et tu consacreras le reste de la matinée à accueillir et soigner les animaux blessés qui viendront à toi. Tu sauras le faire, ne t'inquiète pas. Tu passeras ensuite l'après-midi à t'occuper de chaque végétal de ce bosquet : enlever les feuilles fanées du buis et de l'aubépine, dégager le pied du sorbier du lierre qui tente de l'enserrer, redresser les herbes qui tu auras piétinées, ôter les ronces qui s'approchent du buisson d'aubépine, écarter un peu les branches de saule qui fond de l'ombre aux fleurs nouvelles, arroser chaque végétal avec l'eau de la source... Puis, juste avant que le soleil ne se couche, tu devras faire une dernière prière pour t'offrir à Mielikki, avant de boire la dernière gorgée d'infusion. Au moment où le soleil jettera ses derniers feux, tu te déshabilleras et tu t'immergeras complètement dans la source, pendant quelques instants, sous l'eau. Tu en ressortiras lorsque le soleil aura disparu à l'horizon. Et le rituel sera achevé. Pour toi comme pour le bosquet."
Elle avait beaucoup parlé et semblait fatiguée, ou songeuse peut-être. Il était difficile de lire son expression. Kasumi eût l'impression que la main qu'elle avait reposée contre l'arbre s'y fondait. Ou, étrangement, qu'elle devenait presque immatérielle. Et... plus grande ?
" As-tu compris ce que tu dois faire, si toutefois telle est ta décision ? As-tu d'autres questions ?"

Kasumi avait écouté avec fascination mais aussi une grande attention : cela faisait beaucoup d'informations à retenir mais cela se rapprochait finalement du rituel qu'avait accompli Thanaën. Et il se sentait capable et même enthousiaste à l'idée d'accomplir ces tâches bénéfiques au bosquet sur lequel il avait tant veillé déjà. Il se répéta mentalement les consignes pour ne pas risquer d'en oublier et, au fond, il n'avait qu'une question :

- Est-ce que je peux commencer dès à présent mon jeûne et ma méditation ?

Il n'avait rien mangé ce matin-là et l'aube était toute proche alors il ne voyait plus de raison de tergiverser, de repousser ce cadeau qui lui était destiné.

" L'aube vient d'avoir lieu, donc tu peux effectivement considérer que c'est aujourd'hui ton jour de jeûne, et boire un peu d'eau de la source."
Elle sourit.
" Prie, laisse ta foi s'exprimer et te remplir l'âme... et prie également demain, chaque fois que tu auras un doute sur ce que tu dois faire, chaque fois que tu en ressentiras le besoin, et tes doutes s'envoleront."
Elle tourna le regard vers l'est, où le soleil levant éblouissait le regard. Il sembla à Kasumi qu'elle s'était allongée et que sa peau s'éclaircissait. A demi appuyée contre le chêne, elle semblait presque en faire partie.
" Je vais te laisser accomplir le rituel. Je ne peux rien pour t'aider et n'ai pas le pouvoir de te protéger. Mes forces s'épuisent et il est temps pour moi de regagner l'abri de mon arbre pour y grandir. Mais aie confiance. Après-demain, à la même heure, le rituel sera terminé et je naîtrai à nouveau de cet arbre, pour un peu plus longtemps qu'aujourd'hui. Puis une nouvelle fois à la pleine lune, définitivement cette fois. Une dryade doit naître trois fois avant de pouvoir vivre."
Un vol de papillon orangés s'abattit soudain sur eux, tournoyant autour d'eux, distrayant un instant l'attention de Kasumi. Lorsqu'ils se furent envolés, la dryade avait disparu, retournée à son abri sylvestre.

Le demi-elfe était impressionné mais il sentait aussi que le temps pressait s'il voulait respecter le rituel. Il se dirigea donc aussitôt vers la source pour y puiser de l'eau et la boire. Elle était toujours aussi fraîche et étonnamment désaltérante et il l'apprécia à sa juste valeur. Puis, sans transition, il retourna près du chêne, retira ses bottes et son manteau et s'assit confortablement avant d'enfin fermer les yeux et se mettre à prier comme presque chaque matin depuis sa découverte de ce lieu. Mais peut-être plus intensément encore...

Il était incroyablement facile, en ce lieu, de se retrouver plongé dans une transe profonde. Il avait à peine conscience de ce qui l'entourait, du souffle de l'air sur sa peau, du bruit de l'eau de la source, des pépiements des oiseaux. Il ressentait intensément la présence d'une puissance incommensurable, tout autour de lui, si proche et pourtant inaccessible, juste à portée de ses sens mais encore fermée à sa conscience. Mais il avait la conviction, cette fois-ci, qu'il finirait par entrer en contact avec elle. Demain, sans doute.
Le temps fila sans qu'il s'en rende compte, et il perdit tout contact avec le réel. Il se sentait incroyablement serein, écouté, entendu, accepté. Il se sentait également.... observé. Jaugé par cette puissance bienveillante. Elle était là, il en était certain, et s'intéressait à lui. C'était grisant, quelque part.
Il ouvrit les yeux alors que le soleil était au zénith, sans vraiment savoir si c'était le simple hasard qui l'avait tiré de sa transe. Face à lui, un chevreuil, tout proche, en train de l'observer, sursauta et s'enfuit. Au-dessus de lui, loin dans le ciel, un faucon décrivait des cercles. Celui de Sylvia. Etrangement, il ne semblait pas vouloir s'approcher davantage.

Kasumi s'était senti guidé dès qu'il s'était mis à prier et il savait exactement ce qu'on attendait de lui, ce qu'il avait à faire : c'était une sensation incommensurablement rassurante. Il esquissa un sourire en direction du faucon, signe qu'il n'était pas observé que par sa déesse puis il se leva pour se diriger vers la source et y puiser à nouveau de son eau bienfaisante. Il faisait doux, son corps avait besoin de se désaltérer. Mais de rien d'autre. Il but plusieurs longues gorgées, les appréciant encore davantage qu'à l'aube puis retourna à sa place sous l'arbre et referma les yeux pour prier encore et retrouver son état de transe.

Il replongea sans effort dans sa transe, perdant tout contact avec ce qui l'entourait. Il ne sentait ni la faim ni la soif, ni le froid ni la chaleur. Il ne savait rien de ce qui se passait dans la clairière. Il était dans un autre lieu, un autre temps, au contact de quelque chose qui le dépassait et que tout son être brûlait de connaître, observé et écouté par une entité infiniment douce et bienveillante. Parfaitement bien et confiant. Il avait l'impression qu'un lien s'établissait, plus profond et intime que tout ce qu'il avait connu. C'était encore ténu, il avait besoin de se concentrer, de se donner de toute son âme, pour le ressentir, mais il était là, à portée de ses sens. Il lui fallait prier, encore, toute la nuit, la dryade l'avait dit.
Il rouvrit les yeux juste avant le crépuscule, comme si quelque chose l'avertissait qu'il était temps de se désaltérer à nouveau. Il se découvrit trempé des pieds à la tête par une pluie tiède qu'il n'avait pas sentie. Le chêne, à côté de lui, semblait avoir légèrement grandi pendant la journée, et son écorce se fonçait. Mais peut-être n'était-ce qu'une illusion.

Le demi-elfe se sentait parfaitement bien mais la prudence l'incita à se changer rapidement pour enfiler des vêtements secs et ne pas risquer de s'enrhumer pendant la nuit. Il se dirigea ensuite vers la source pour y puiser à nouveau une ration de son eau vivifiante, la dernière avant le matin. Ceci fait, il était déjà impatient de retrouver l'abri relatif du jeune chêne pour y passer une nuit de veille et de dévotion, se demandant sans oser encore y croire s'il allait pouvoir effleurer cette force si bienfaisante qu'il sentait de plus en plus proche.

Il replongea sans mal dans sa transe, mais ne parvint pas toutefois à retrouver la sérénité complète qu'il avait ressentie. L'entité merveilleuse lui semblait plus lointaine, moins accessible. Pourtant, il sentait son regard sur lui, curieux et bienveillant. Elle l'attendait, l'écoutait, lui tendait la main... Mais lui ne parvenait pas à l'atteindre vraiment. Il finit par réaliser qu'il ne parvenait pas à couper complètement tout contact avec la réalité. Il y avait quelque chose au-dehors qui perturbait sa concentration, qui l'inquiétait peut-être. Un bruit, des grognements peut-être, des branches craquant sons les pas, un danger? Et pourtant il était à deux doigts de renouer le contact, il fallait qu'il tende son esprit vers Elle, qu'il fasse abstraction du monde autour de lui. Il sentait qu'elle était là, toute proche, attendant son contact, sa prière...

Kasumi était tiraillé entre sa volonté de respecter scrupuleusement les consignes de la dryade et s'abandonner complètement à ses prières et son instinct. Un instinct qui ne l'avait jamais trompé et qu'il ne comptait pas abandonner si facilement. Pressentant un danger pour le bosquet, il se redressa à regret pour faire face à ce qui le perturbait, espérant de tout son cœur que sa déesse comprendrait sa démarche : il ne pouvait pas faire montre d'égoïsme en ignorant ses devoirs de protection.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Aubépine