La Couronne de Cuivre

Taliesin ne put donc qu'acquiescer aux paroles du jeune garde.
-Guéric, mon vieux, je ne suis pas certain que nous te laisserons repartir... dit-il après avoir dégusté plusieurs bouchées du fameux pâté. Baptiste et toi formez un duo de cuisiniers trop merveilleux pour qu'on puisse sérieusement envisager de vous séparer... Mais pour que la navigation ne te manque pas trop, nous te fabriquerons un radeau pour te permettre de voguer sur les flots de la rivière...

Le halfelin secoua la tête.
" Je suis désolé, Taliesin, mais tu arrives trop tard. Beaucoup trop tard. Ce jeune garçon m'a déjà confié une liste d'ingrédients incroyablement rares qu'il m'a donné pour mission d'aller récupérer aux quatre coins du monde. Comme je suis du genre à relever les défis et que je n'ai qu'une seule parole... Je suis engagé au moins pour les dix prochaines années, vu les choses étranges et merveilleuses que je dois dénicher. Une gigue de chevreuil argenté à quatre pattes de Mullhorande. Des graines de l'arbre à pirli-parli de Maztica. Des oeufs de l'oiseau à sifflettes de Port-Ponant-Royal. Tu vois le genre. Monsieur Baptiste est un gourmet."

Il leva les yeux au ciel.
-Baptiste est un gourmet, j'en conviens, mais ne le prends pas comme alibi pour masquer tes envies de fuite éperdus ! En plus, pardonne-moi de te le dire, mais tu mens très très mal...
Il secoua la tête.
-Enfin, qu'importe : nous t'empêcherons de partir, Voilà tout. Et tu ne peux t'en prendre qu'à toi : contribuer à la préparation d'un si bon repas n'était guère avisé...

Baptiste et Guéric s'entreregardèrent et le gosse rougit.
" Ce n'était pas un mensonge, en fait... dit le gamin, et il paraissait sincère. Enfin, si, j'ai pas demandé des ingrédients aussi bizarres, mais je me suis dit... comme Guéric voyage beaucoup... que s'il pouvait trouver certaines choses particulières que j'avais lues dans les livres... et bien...
- De surcroît, Taliesin, emprisonner un marin à terre, c'est comme... couper les ailes d'un aigle. Ou enfermer un cerf dans une petite cage. Et... je peux te jurer que si tu me contraignais à te servir de marmiton, j'aurais tôt fait de mettre une bonne dose de belladone dans ta soupe."

-Qui sait ? Cela lui donnerait peut-être un goût exquis !
Il sourit largement.
-Mais rassure-toi : je n'ai pas réellement l'intention de t'obliger à rester. Enfin... Peut-être pas. Et Baptiste a pris une excellente initiative en te demandant de nous ramener des ingrédients exotiques. D'ailleurs, je vais rajouter quelque chose sur la liste : du café de Maztica. Beaucoup. Outre avoir bon goût, c'est souverain lorsqu'il faut se lever tôt et être immédiatement efficace... Les Sunites ne s'y trompent pas, d'ailleurs, et je crains qu'ils ne monopolisent absolument toutes les quantités de ce produit miracle importées sur Hélonna.

" Il y avait du café à la commanderie aussi, intervint Baptiste. Pas beaucoup. Mais certains aimaient ça. Les Sunites s'en vantent peut-être, mais les Lathandrites en consomment beaucoup. Vu l'heure à laquelle ils doivent se lever, c'est presque vital... Mais maintenant que j'y pense... c'était peut-être un secret.
- On en trouve de plus en plus facilement sur les marchés, dit Guéric. Surtout dans le nord, évidemment. A Antelucas, notamment. Mais ça reste un breuvage un peu décrié... Certains lui prêtent des effets magiques...
- Il faut dire que ça empêche sérieusement de dormir quand on en boit en fin d'après-midi, murmura Elliot, avant de s'empourprer. Hum. Certains corps de l'armée régulière y ont accès. Pour les missions spéciales."

L'elfe fut subitement tenté de lui demander s'il ne faisait pas partie de ces fameux corps : après tout, il semblait fort bien informé... Il s'en abstint cependant : qu'est-ce que cela changerait, si Elliot n'était pas le simple garde qu'il semblait être ? Rien, car il le voyait mal avoir joué la comédie auprès de Mathilde. Auprès d'eux tous.
-Oui, c'est sûr qu'il vaut mieux s'abstenir d'en boire trop tard, à moins qu'on ait des tâches à accomplir durant la nuit, répondit-il, souriant - son affabilité était le seul moyen dont il disposait pour aider le jeune homme à se détendre.
Il se tourna ensuite vers Baptiste.
-Merci beaucoup de m'avoir révélé cette information. J'ai connu nombre de Lathandrites qui prétendaient que se lever avant l'aube n'avait rien de difficile, que c'était un coup à prendre ou une simple affaire de volonté... A présent, le pot-aux-roses est dévoilé, et je saurai quoi leur répondre !

Baptiste paraissait très embarrassé.
" Heu... C'est surtout en été... Beaucoup de Lathandrites sont tout à fait capables de se lever... Mais quand on fait des journées de seize heures, jour après jour... on fatigue... C'est normal, non ?"
Galathée rit de bon cœur.
" Taliesin, je pense que tu devras emporter ce secret dans la tombe... Sinon Baptiste pourrait, lui aussi, avoir recours à la belladone...
- ça fait quoi, la belladone ?" demanda Mathieu qui, la bouche pleine, peinait à suivre.

-C'est une plante qui peut notamment servir de poison, lui expliqua-t-il.
Puis, à Baptiste :
-Ne fais pas cette tête, mon grand : sincèrement, je ne pense pas que tu nous aies révélé un secret jalousement gardé. Mais promis : je ne vendrai pas la mèche même si je croise un Lathandrite qui se vante sur sa qualité de lève-tôt et me taquine sur mes difficultés à émerger le matin.

" Certains sont vraiment des alouettes, dit Baptiste, toujours mal à l'aise. Ce sont surtout les jeunes qui ont du mal à prendre le pli. Je dois dire que même moi, quand j'étais à la commanderie, on m'en donnait parfois. Juste une goutte dans beaucoup de lait... Je crois que c'était plutôt dans ma tête..."
Il frissonna brusquement et sous la table, Galathée serra le genou de Taliesin.
" Qu'est-ce que tu aimerais nous cuisiner demain soir ? demanda la rôdeuse. Vous en avez peut-être marre du gibier, cela dit...
— Peut-être pourrait-on faire des quiches, pour changer ? proposa Guéric.
— C'est une bonne idée."

Évidemment sensible au trouble du garçon et au geste de sa compagne, il s'empressa de leur emboîter le pas.
-Ça me va aussi, fit-il avec entrain. D'autant que cela fait un bon moment que je n'en ai pas mangé...
Les assiettes étant vides, il entreprit de servir à tout le monde le plat suivant. Il n'y avait plus rien dans les verres, non plus, et il songea à les remplir, mais s'abstint par crainte qu'Elliot ait l'impression qu'il veuille l'enivrer.

Ce fut Guéric qui s'en chargea et le jeune homme ne refusa pas. Le halfelin le regarda, un sourire en coin, mais le garde se contenta de rougir.
" J'ai vu de beaux jambons dans la réserve, continuait Galathée. Avec des oeufs, des légumes du jardin... Il y a de quoi faire."
Baptiste semblait à nouveau plus à l'aise.
" Je ferai ça, dit-il.
— Tu peux aussi passer ton tour, pour une fois.
— Bah... C'est une manière agréable d'éviter la vaisselle.
— Moi je peux faire mon lit." dit Mathieu.

-Et je suis sûr que tu peux faire plein d'autres choses utiles, lui dit l'elfe, réprimant son amusement. Déjà, pour les moissons, tu nous a beaucoup aidés.
Il reporta son attention sur Baptiste.
-On a voulu te recruter pour la vaisselle ? s'enquit-il. Si c'est le cas, je suis scandalisé : j'ai proposé d'y participer, mais on m'a dit non, arguant que les tours étaient bien établis pour cette tâche et qu'il valait mieux ne rien changer.
Mais évidemment, le gamin avait juste voulu user d'un prétexte...

" La vaisselle, c'est pour les enfants, dit Baptiste avec un calme sourire. Toi, c'est normal que tu en sois dispensé. Même pour un elfe, tu es adulte, je suppose.
— Un adulte, lui ? Jamais, s'exclama Guéric, scandalisé.
— Ça dépend du registre." proposa Galathée, tendrement.

Il secoua la tête.
-Être espiègle, aimer plaisanter, ça n'est en rien l'apanage de l'enfance, dit-il d'un ton docte. J'ai connu des gens très âgés, et par ailleurs très sages, qui faisaient montre de ces traits de caractère et n'en étaient que plus attachants.
Il croisa les bras.
-Mais si vous préférez, je peux me faire aussi sérieux que je l'avais envisagé quand nous étions encore sur Helonna...
S'efforçant de ne pas sourire mais, au contraire, de paraître particulièrement sévère, il darda son regard sur le halfelin.
-Savoure bien ton verre de vin, Guéric : c'était le dernier de la soirée. Boire davantage ne serait pas raisonnable et risquerait de nuire à notre productivité, demain matin.

" Sauf que, monsieur le sévère, absolument personne n'a décrété que c'était toi le chef. Donc... si tu veux arrêter de boire, rien ne t'en empêche. Mais il n'est pas né le dictateur coincé qui empêchera Guéric de faire ce qui lui plait."
Son sourire s'élargit.
" Je viens de Manost, Taliesin. J'ai déjà tout vu en matière de censure, d'interdiction, d'austérité, de balais dans le c... cagibi. N'essaie pas de m'impressionner. Je suis de ceux que la contrainte rend de plus en plus téméraires."

-Et après, c'est moi qui ne suis pas adulte ? Non mais je vous jure... soupira le barde.
Il jeta un regard aux autres convives, revint au halfelin.
-Néanmoins, malgré tes dires, j'ai confiance en toi, et je sais que tu ne manifesteras pas, ici, cette facette de ta personnalité. Tu es trop conscient du mauvais exemple que cela donnerait et des cataclysmiques conséquences que cela entraînerait...

" Mais je n'ai jamais nié être encore aux portes de l'enfance ! s'exclama Guéric. J'ai seulement vingt-et-un ans, ce qui me donne le droit de me comporter un peu comme un adulte, un peu comme un môme ! Et ce sont justement les conséquences cataclysmiques qui sont drôles !"
Il sourit.
" Mais ne t'en fais pas, je suis comme la tempête : je passe, je fous le brin, puis je m'en vais et la mer redevient calme.
— Chez nous aussi, les balais sont dans le cagibi." intervint Mathieu.

Surtout, rester sérieux.
Facile à dire !
Allez, tu vas y arriver...
-Je crois que c'est la règle de partout, de les ranger là, commenta-t-il sans sourire.
Puis, à Guéric :
-N'empêche, je savais que Constance avait du mérite, mais je n'aurais pas imaginé que ce soit à ce point... J'espère pour toi qu'elle n'aura pas profité de ton séjour ici pour emmener la Liberté loin, très loin de Luménis, avec un équipage on ne peut plus discipliné...

" Oh, mais je suis extrêmement discipliné, Taliesin. Parce que ce n'est pas imposé de manière arbitraire et autoritaire. Constance est une femme sensée, un capitaine hors pair, elle n'obligerait jamais l'équipage à se plier à de subites marottes du genre "dernier verre car demain, c'est disette !"."
Il en profita pour resservir tout le monde, sauf Galathée, qui s'était arrêtée depuis un moment. A nouveau, le garde ne refusa pas qu'on lui remplisse son verre.
" Elliot, tu triches, non ?
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler...
— Tu utilises le bidule de Kerun. Le machin qui vire l'alcool de l'alcool.
— Le goût reste agréable." se défendit le jeune homme en rougissant.

S'il avait eu un vague doute un peu plus tôt, c'était désormais une quasi certitude qui l'habitait : Elliot faisait partie des services secrets. Ce qui était on ne peut plus logique, d'ailleurs : un simple garde n'aurait pas fait l'affaire, pour surveiller un barde expérimenté... Alors certes, il aurait préféré que le Luménien joue franc jeu, mais il n'entendait pas se mettre martel en tête pour si peu.
-Tant mieux : ce serait dommage que vous ne puissiez pas profiter de ce vin, fit-il avec bonhomie.

Ils en étaient à la fin du repas quand les bébés se mirent à pleurer.
" Bon, je vais aller m'occuper de cette engeance. Mathieu, je pense que c'est l'heure pour toi aussi."
Le petit garçon bâilla.
" De toute façon, je comprends rien à la discussion." remarqua le petit Merlu.
Baptiste paraissait incertain, prêt à se lever, sans être sûr de devoir le faire.

Lui-même se leva sans hésiter.
-Je vais te filer un coup de main, Gal.
Il sourit à Mathieu.
-Ensuite, si ça te dit... j'ai promis à ton papa de te raconter une petite histoire.
Enfin, aux convives encore assis - et ce compris Baptiste ::
-Je n'en aurai pas pour très longtemps.

Galathée et Taliesin emmenèrent donc les jumeaux vers les hauteurs, Mathieu sur leurs talons.
" Tu peux aller lui raconter une histoire tout de suite. De toute façon, je dois encore allaiter nos deux lascars, et Mathieu est sur le point de s'écrouler." dit la rôdeuse une fois qu'ils se furent installés dans la chambre.
Elle s'assit sur le lit et ouvrit sa chemise.
" Je vous rejoindrai ensuite, ne t'en fais pas."

-D'accord, fit-il après une infime hésitation. A tout de suite !
Et il ressortit dans le couloir, réfléchissant déjà à son histoire. Évidemment, il demanderait à Mathieu ce dont il avait envie, mais quelque chose lui disait qu'il réclamerait des pirates, des bateaux, des tempêtes... ou quoi que ce soit d'autre en rapport avec la mer. Et si ce n'était pas forcément le domaine dans lequel il était le plus versé, il connaissait malgré tout un certain nombre de récits, sans compter ses propres expériences maritimes.

Une fois l'histoire terminée et Mathieu endormi, Taliesin put rejoindre les convives demeurés à table. Ils avaient débarrassé et, aux sons que le barde avait entendu tandis qu'il contait son récit, fait la vaisselle. A présent, ils sirotaient un petit verre dans le soir naissant, à la lueur de quelques bougies. Galathée n'était pas encore de retour, mais sans doute ne tarderait-elle plus. Malgré l'heure tardive, Baptiste paraissait encore bien réveillé.

Même si Victor aurait probablement préféré apprendre que Baptiste était allé se coucher tôt, même si cela aurait peut-être évité les éventuelles représailles évoquées par Galathée, le barde était content que le petit garçon s'attarde en leur compagnie : qu'il se soit ou non forcé à demeurer ici, il avait droit, lui aussi, à une soirée sortant un peu de l'ordinaire... Restait à déterminer comment ils l'occuperaient. Peut-être sortiraient-ils un jeu de cartes, peut-être se contenteraient-ils de bavarder paisiblement... En ce qui le concernait, tout lui allait, et c'est avec un sourire tranquille qu'il entreprit de bourrer nonchalamment sa pipe de tabac.

La soirée se poursuivit tranquillement, sans que rien de spécial ne se produise. Ils bavardèrent un moment des jours à venir, de leurs aventures sur Mersant, dont Guéric était curieux de connaître la version officielle, et il s'enquit du devenir de Rumoc, mais Elliot n'en avait pas la moindre idée. Galathée redescendit, puis proposa de leur préparer une infusion. Le jeune garde en profita pour prendre congé. Les étoiles apparurent dans le ciel et pendant un moment, ils se contentèrent de contempler la voûte. Baptiste posa l'une ou l'autre question sur le nom de certaines des étoiles, Guéric lui parla de celles qui servaient de repères aux marins, ils demandèrent à Taliesin de raconter l'une ou l'autre histoire. Puis Galathée monta se coucher à son tour et Baptiste lui emboîta le pas. Quelques minutes plus tard, seulement, le chariot qui ramenait le gros de la famille Merlu surgit en bout de chemin, cahotant sur les cailloux. Guillhem les avait manifestement drillés, car les enfants montèrent silencieusement se coucher, sans passer par le jardin. Seul le fermier dénicha les derniers noceurs sous leur arbre, et s'enquit de leur soirée.

-Aussi paisible qu'agréable, lui répondit le barde avec un franc sourire, tout en lui remplissant un verre de la liqueur qu'ils n'avaient pas manqué de sortir, en manière de digestif. Et de ton côté, tu as pu en profiter un peu ?
Surpris par la discipline de la marmaille, étonné, aussi, qu'ils ne soient pas rentrés plus tard, il se demandait si Guilhem n'avait pas dû, pour une raison ou une autre, leur passer un sacré savon. Mais sans doute se trompait-il.

" Pour tout dire... commença le fermier, qui ne s'était pas encore assis, j'avais l'intention de seller le cheval et de repartir en solitaire. Les enfants se sont bien amusés mais ils ont présumé de leurs forces... Bon, je sais, c'est déjà la mi-nuit, mais... entre fermiers, on célèbre la moisson avec un peu plus d'énergie ! Je vais juste demander à Antoine s'il veut m'accompagner et... je vais vous laisser. Peut-être que je découcherai. ou plutôt que je ne me coucherai pas du tout. Quelque chose comme ça."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins