La Couronne de Cuivre

Dymphéa lorgna les fourrures d'un air peu convaincu et n'y toucha pas, repartant vers la tente d'intendance avec la jeune humaine. Personne ne s'était vraiment soucié d'elle, mais les centaures paraissaient commenter la disparition de leur shaman. Astrée constata que cette fois, cependant, Neffen n'avait pas cru bon de lui lancer son sort de compréhension des langues : elle ne comprit rien à ce qui s'échangeait.
Comme quelques jours plus tôt, le petit déjeuner consistait en un gruau de céréales agrémenté de fruits, curieusement épicé, mais parfaitement délicieux. Byron leur fit signe quand elles approchèrent et Dymphéa entraîna Astrée vers son fils. Celui-ci accueillit la jeune femme d'un sourire radieux.
" Bonjour. J'espère que tu as bien dormi malgré la défection de Neffen. Personne ne semble l'avoir entendu partir... Mais ce n'est pas rare, c'est le genre de choses qu'il fait. Il nous laisse ses affaires et il disparait quelques jours."
Il haussa les épaules.
" Comprendre le shaman n'est pas donné au commun des mortels. Mais son prédécesseur était pire.
— Bien pire." ajouta sa mère en les rejoignant avec deux écuelles pleines.

Astrée sourit à Byron, heureuse, simplement, de le voir sourire. Elle regrettait le sort de compréhension des langues, mais puisque Neffen n'avait pas jugé utile de lui lancer, elle ne pouvait rien y faire... et surtout pas chercher à comprendre pourquoi.
" Je n'ose pas imaginer ce que ça pouvait être, commenta-t-elle en prenant son écuelle. Hum... je demanderai peut-être à Reynald comment il a survécu... "
Elle doutait que le sorlyn soit très impressionnable en la matière, et sans doute s'était-il montré été aussi curieux qu'elle. Mais peut-être que le shaman, lui, avait été moins coopératif que Neffen.
Ce qui la surprenait le plus, dans ce qu'elle devinait des réactions, ça n'était pas que les centaures acceptent avec philosophie la disparition incompréhensible du shaman, et encore moins le fait que nul ne se soucie d'elle. C'était plutôt que personne ne semble se préoccuper du fait qu'il ne lui restait qu'une veille à vivre, puisque Sheldon allait mourir. La mort de Neffen était dans l'ordre des choses, et nul n'allait s'en émouvoir, apparemment. Il ne faisait pas réellement partie des leurs. Vraiment, la position de shaman n'était pas très confortable. Mais elle préféra ne pas aborder le sujet.
" En tout cas, tu as l'air radieux, Byron. Ça a dû te faire un bien fou, de dormir à nouveau avec les autres... Et de mon côté, je dois bien reconnaître que le couchage de Neffen, même en plein air, est bien plus confortable que la cavité du vieux chêne... J'apprécie d'autant plus que je ne sais pas quand j'aurai à nouveau un peu de confort...

Le centaure sourit.
" Tu es cruelle de mentionner cette horrible nuit dans le tronc d'arbre. Tu m'as sauvé la vie et je t'ai récompensée en te piétinant, fit-il avec une grimace.
— Il ne faut jamais dormir auprès d'un centaure, fit Dymphéa avec une grimace embarrassée. J'en ai fait les frais, moi aussi, dans ma jeunesse.
— Mère m'a dit que tu avais l'intention de retourner à Montequine... Reynald ne le permettrait jamais, Astrée, s'il était là."

Astrée sourit, amusée.
" Sans doute, mais il n'est pas là... Et puis, je n'en suis pas si sûre. Vu son don inné pour se fourrer dans les ennuis, je le vois mal me donner des leçons à ce sujet. Donc je pense plutôt qu'il m'accompagnerait, puisqu'il n'arriverait pas à me convaincre de ne pas y aller..."
S'il était là, il pourrait jouer très facilement le rôle d'un barde aventureux capturé par les centaures, et vu ses dons de persuasion, il serait certainement très utile à Montequine. Restait à espérer que Neffen soit aussi bon comédien.
Elle soupira.
" Il me manque. Il a bien plus que moi l'expérience des situations difficiles, et il aurait certainement des idées utiles, sans compter ses sorts. Et puis, ça fait plusieurs jours qu'il ne m'a pas contactée, il doit être trop occupé là-bas je suppose..."
Ou il avait peur d'interférer avec sa quête, de trop en dire ? Non, il l'aurait contactée pour la prévenir, qu'elle ne s'inquiète pas. Avait-il, comme il l'avait dit, tenté de prévenir les autorités ? Ça ne lui était pas vraiment possible, étant prisonnier de son beau-frère. Et Tybert n'avait pas son aura de célébrité qui aidait tant.
" Tu devais être tout jeune encore, Byron, quand il est venu par ici. Il ne m'a pas raconté, mais il m'a promis une chanson à mon retour..."

" Je n'étais pas si jeune que ça, la dernière fois. C'était il y a quoi ? Six ou sept ans ? "
Il jeta un oeil à Dymphéa qui acquiesça.
" Sans doute, oui."
Elle se tourna vers Astrée.
" Nous sommes adultes à douze ans. Nous mourrons vers cinquante ou soixante, si tout va bien.
— Sauf toi.
— Sauf moi. Mais mon heure viendra, immanquablement. Je regarde déjà le soleil se coucher."

Astrée sourit à la centaure aux cheveux gris.
" Tu auras peut-être le temps de connaître tes petits-enfants encore, lorsque tout ça sera fini et que Byron se trouvera une charmante jeune centaure... Si ce n'est déjà fait ! Ou peut-être que tu en as déjà, d'ailleurs, des petits-enfants ?
Après tout, Neffen la traitait de grand-mère. Ce n'était peut-être pas seulement à cause de son âge.

" J'ai déjà quatre petits-enfants." dit la centaure avec un sourire, qui se teinta aussitôt de chagrin.
Elle passa une main lasse sur son visage, et Byron lui enserra les épaules d'un bras, embarrassé.
" Nous étions près de deux cent cinquante et ne sommes plus qu'une trentaine, murmura-t-il. Tout le monde a perdu des proches."

Astrée prit la main de Dymphéa et la serra fort, profondément embarrassée d'avoir réveillé sa souffrance. Si elle se souvenait bien de ce qu'elle lui avait dit, elle n'avait plus que deux enfants vivants sur les quatre autres. Elle aurait dû y songer et ne pas parler si légèrement...
" Je suis désolée... je n'aurai pas dû parler de ça."
Elle secoua la tête.
" Mais tout ces malheurs seront bientôt finis. Quel que soit le moyen, vous finirez par retrouver la paix, et votre vallée... Et vous reconstruirez votre harde, tu verras. J'en suis certaine... Et si j'arrive à sauver Sheldon, Byron ne sera pas obligé de partir...
Il fallait vraiment qu'elle réussisse, au moins à libérer Sheldon... Qu'elle trouve un moyen. Si seulement Neffen avait eu le pouvoir de le rendre invisible, ça aurait été un jeu d'enfant. Ou si Reynald était là, il le téléporterait. Mais elle, elle ne pouvait rien faire de tel...

Les deux centaures sourirent, mais Astrée devina qu'ils étaient peu convaincus par son discours de réussite. Sans doute en avaient-il déjà entendu mille, prononcés par les uns et les autres, et attendaient-ils de constater qu'un changement réel était survenu. Mais ils demeurèrent affables.
" J'espère que tu réussiras, dit Dymphéa.
— Je ne pense pas qu'ils tueront Sheldon, intervint cependant Byron. Ils le couperont. C'est en tout cas ce dont ils l'ont menacé à plusieurs reprises, devant moi. Je sais qu'ils parlent de l'utiliser comme reproducteur, mais qu'ils se méfient de sa lignée... S'ils ne parviennent à rien d'ici les deux veilles qu'ils se sont fixées, je pense qu'ils commenceront par le couper."

Astrée frissonna.
"Ca ne sera qu'un délai supplémentaire, commenta-t-elle. Il leur résistera encore, je pense. Je les ai entendu dire qu'ils n'étaient arrivés à rien avec son père. Donc ils finiront par le tuer, et le plupart en sont déjà persuadés d'ailleurs..."
Elle soupira.
" Les orques, s'ils viennent, arriveront trop tard pour sauver Sheldon. C'est pour ça qu'il faut que je tente quelque chose avant. Je lui ai promis d'essayer, la dernière fois que je suis passée près de lui..."
Elle ne dit pas qu'elle espérait trouver une autre solution que les orques. Elle l'avait déjà dit à Dymphéa, et Byron n'y croirait pas, de toute façon. Il était convaincu que seuls les orques pouvaient les tirer d'affaire. Et elle devait bien s'avouer, au fond, qu'il n'avait sans doute pas tort. Mais elle essaierait tout de même, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'autre espoir.

" Méfie-toi de lui, dit Dymphéa. Malgré tout ce que tu as fait, Sheldon n'est pas homme à donner sa confiance aisément. Il pourrait penser que tu as agi de la sorte envers nous dans un but inavouable, que tu as besoin de nous pour une raison ou une autre. Il est dangereux et méfiant, mais il a un sens aigu de l'honneur. Fais-le promettre de ne pas te faire du mal avant de prendre le moindre risque."
Byron paraissait scandalisé des paroles de sa mère, mais Astrée nota qu'il ne tenta pas de la contredire.

Astrée soupira.
" Je m'en souviendrai... En même temps, il va prendre ce genre de demande pour un manque de confiance... mais il peut comprendre que je n'aie pas vraiment confiance j'imagine."
Elle adressa un sourire d'excuse à Byron, qui n'appréciait sans doute guère qu'on critique ainsi son chef, même si lui avait laissé une fois échapper certaines paroles.
Elle savait déjà tout ça, quelque part. Il était dangereux, elle était bien placée pour le savoir. Elle savait qu'il n'avait pas confiance en elle puisqu'elle était humaine. Et il lui inspirait encore de la crainte... Bah, Neffen serait là pour la conseiller, également.
" Est-ce qu'il me serait possible d'emmener quelques provisions, et quelques herbes médicinales ? Quoique pour les provisions, je trouverai peut-être le temps de chasser dans la journée. Et puis, je veux bien que l'un de vous m'explique le chemin le plus simple pour se rapprocher du village, je n'ai pas fait attention à la piste suivie à l'aller..."

" J'irai te chercher ça quand nous aurons fini de manger. Dis-moi de quelles herbes tu penses avoir besoin, je dois en avoir suffisamment pour t'en donner un peu. Pour les provisions, je négocierai avec les responsables du garde-manger. Tu n'es pas bien grosse, la quantité nécessaire sera minime, mais par principe... Je les connais."
Elle leva les yeux au ciel et sourit.
" Je t'indiquerai la piste à emprunter quand tu seras prête. Mais ça dépend à quel endroit tu veux te rendre. La Vallée est vaste et il y a plusieurs heures entre ses extrémités."

Astrée réfléchit un instant. Elle voulait se rendre à l'est, mais son rendez-vous avec Neffen devait rester secret. D'un autre côté, elle se souvenait que le shaman avait annoncé qu'il partirait vers l'ouest, donc elle ne risquait rien à donner sa destination réelle : personne ne ferait le rapprochement.
" Je voudrais plutôt me rendre du côté est du village, cette fois-ci. Je commence à bien connaître l'ouest, j'aimerais explorer un peu l'autre coté..."
Elle ne savait pas pourquoi Neffen tenait à ce point de rendez-vous, près des pierres levées dans le bois de châtaigniers. Peut-être celles-ci avaient-elles une signification pour lui. Ou alors, tout simplement, peut-être pouvait-on approcher davantage du village sans être repéré. Il ne restait qu'à espérer que l'accès se révèle assez facile de ce côté-ci. Dans le cas contraire, elle pourrait sans doute longer le mur, discrètement, jusqu'à l'autre extrémité : à la nuit tombée, il y avait peu de risque qu'elle soit repérée.
Elle se tourna vers Dymphéa.
" Et pour ce qui est des herbes médicinales, je suis presque à court de remèdes pour la fièvre, et de dépuratifs également, ou tout autre plante utilisable en cas d'empoisonnement. Il faut dire que j'ai dû faire quelques infusions très fortement dosées ces derniers temps... enfin, bien plus que d'habitude."
Elle adressa à Byron un clin d'oeil taquin, puis ajouta, plus sérieusement.
" Pour être tout à fait honnête, Byron, c'est presque un miracle que mes potions aient été efficaces : je n'avais pas la moindre idée du dosage convenant pour un centaure. Je pense que tu dois être particulièrement résistant... ou moi particulièrement chanceuse."

" Nous sommes des enfants de la nature, dit Byron. Les humains sont davantage sensibles à ses poisons..."
Dymphéa secoua la tête.
" Mais leur herboriste raffine ses mixtures depuis des années. Je ne serais pas surprise qu'elle se serve de ses esclaves pour tester ses concoctions. La guerre mène à ces horreurs.
- Quoi qu'il en soit, ton instinct ne t'a pas trompée. Tu m'as sauvé la vie... déjà deux fois, ajouta Byron. Je ne souhaite pas qu'il arrive un moment où je doive te rendre la pareille, mais s'il advient, je le ferai !"
Dymphéa se leva.
" Je vais aller chercher ce dont tu as besoin. Je ne suis cependant pas certaine de l'usage de toutes ces plantes chez les humains... Comme Byron l'a dit, nous ne fonctionnons pas tout à fait comme vous. Enfin, tu les reconnaîtras et tu feras ton tri."
Elle s'éloigna, laissant son fils et Astrée en tête à tête.
" Je serais bien venu avec toi pour te guider, mais on m'a déferré hier, et mes sabots doivent guérir... Leanne dit qu'il n'est pas prudent d'user de magie, que les résultats ne sont pas assez... fondamentaux, je crois qu'elle a dit... Bref, je dois limiter mes déplacements... d'autant qu'avec ton départ, et celui de Neffen, nous allons immanquablement bouger..."

" C'est dommage, j'aurais bien apprécié ta compagnie", répondit Astrée avec un sourire.
Et puis, s'il avait pu l'accompagner, elle se serait sentie plus en sécurité, certaine qu'aucun centaure ne lui chercherait de noises. Mais effectivement, la harde allait bouger, et mieux valait qu'il s'épargne une marche supplémentaire. Mais pourquoi citait-il aussi le départ de Neffen comme cause du déplacement ?
" Je suis désolée que mon départ vous oblige à partir, même si je comprends votre prudence. Lorsque je reviendrai du village, je pense que j'irai au bord de l'étang que tu m'avais indiqué la première fois pour trouver ta mère. Les oiseaux de Neffen vous préviendront que je suis par là, j'imagine... du moins, s'il est de retour avant moi. Mais j'en ai probablement pour plusieurs jours là-bas. Combien, je n'en sais absolument rien, à vrai dire...
Elle ne savait d'ailleurs pas ce qu'elle espérait réellement de cette exploration. Un hypothétique moyen de rendre leur vallée aux centaures et de mettre fin à leur asservissement tout en évitant la guerre ? Illusoire. Le mieux qu'elle pourrait faire était d'éviter in extremis un massacre complet du village en les poussant à fuir, et il fallait absolument qu'elle y arrive... Une possibilité de libérer Sheldon et les autres ? Peut-être réussirait-elle au moins cela, avec l'aide de Neffen.

Elle termina sa portion de céréales aux pommes, se contraignant à manger encore un peu même si elle n'avait plus vraiment faim. Elle espérait que Dymphéa réussirait à lui négocier quelques provisions. Au pire, elle chasserait et cuirait un peu de viande à l'avance, et glanerait quelques fruits. Si elle devait rester quelques jours cachée en ville, il valait mieux qu'elle ait de quoi se sustenter.
" En tout cas, tu dois être soulagé d'être débarrassé de tes fers. Si tu veux, tu peux me montrer tes sabots, je dois avoir un baume qui pourrait aider à cicatriser. Mais j'imagine que ta mère a ça elle aussi."

" Tu es gentille mais l'art de guérir et préserver les sabots est une branche très ancienne et très perfectionnée de notre médecine. Ne le prends pas pour de l'arrogance, mais nous sommes dépendants de leur bon état pour survivre et donc... si je ne doute pas de l'efficacité de ton baume, je suis néanmoins déjà bien servi..."
Il jeta un oeil par-dessus son épaule et sourit.
" Et ne te blâme pas pour notre départ. Cette cachette est très étriquée, nous nous y sentons prisonniers... Quelques jours sont déjà une torture pour la plupart d'entre nous alors avec la disparition du shaman... Tout le monde sait ce que cela signifie : qu'il est temps de bouger. De plus, Neffen nous a laissé des signes et nous savons donc où aller installer le camp en attendant son retour."

Ainsi, c'était le shaman qui décidait du prochain lieu de campement. Elle avait la sensation qu'il était, en quelque sorte, leur repère. Presque leur guide. Et l'absence de Sheldon l'ancrait dans ce rôle. Ou peut-être que décider des mouvements et destinations de la harde faisait partie des attributions ordinaires du shaman ? Bah, peu importait. L'essentiel était qu'il pourrait lui dire où se trouverait la harde lorsqu'elle aurait à y revenir. Enfin, s'il voulait bien...
" La vallée est vaste, heureusement. Cela vous permet de continuer à bouger un peu d'un campement à un autre. Trop peu, bien sûr. Il faudrait vraiment trouver un moyen de rouvrir ces failles... Est-ce que vous avez pu savoir comment ils s'y sont pris pour les boucher ? J'imagine qu'ils ont fait appel à la force des centaures asservis. Mais s'ils sont parvenus à les fermer, on devrait pouvoir les rouvrir, non ?"
Il fallait sans doute grimper au sommet de l'empilement de rocs, ce que ne pouvaient pas faire les centaures. Mais elle le pouvait, elle. Et avec des cordes, accrochées à des pitons en guise de leviers, tirées par des centaures, peut-être que c'était réalisable... Elle n'en savait rien, à vrai dire, et n'avait pas vraiment d'idée sur la manière la plus efficace de s'y prendre, mais cela valait le coup d'essayer.

" Nous avons déjà essayé mais les humains coulent une substance entre les rochers, qui les lie entre eux... Et ils surveillent les failles. Après quelques jours, il devient pratiquement impossible de débloquer la moindre roche sans user de magie... Neffen a déjà essayé, mais les humains surgissent en cours de procédure et c'est... c'est le massacre, généralement. C'est pour ça que Sheldon voulait que nous enlevions la petite fille. Il avait la certitude que c'était la seule solution... Qu'ils seraient forcés de nous écouter, de céder... C'était un pis aller, car ils auraient certainement refermé la voie derrière nous, mais nous étions coincés du mauvais côté."
Il soupira.
" Nous sommes leurs prisonniers, dans les faits, désormais. Ils peuvent gérer la harde comme si nous n'étions qu'un de leurs troupeaux au hasard. Nous massacrer, nous laisser en paix, prélever ceux d'entre nous dont ils ont besoin... Ils abattent la forêt peu à peu. S'ils décidaient de nous traquer, ils nous trouveraient immanquablement. Nous sommes loin d'être invisibles."

Astrée hocha sombrement la tête, et prit la main de Byron, en un geste spontané de réconfort. Elle se souvenait que Hugo avait parlé de les traquer, d'éradiquer la harde avant qu'elle ne redevienne une menace. Mais ils n'étaient, de fait, plus une menace, maintenant qu'ils étaient pris au piège. Caribert, lui, voulait garder quelques centaures sauvages pour le plaisir de les dompter... Elle frissonna.
" Ca n'arrivera pas, dit-elle d'un ton déterminé. Tu verras, on finira par chasser ces humains de votre vallée. Sans doute avec l'aide des orques... Mais peu importe. Et quand ils ne seront plus là pour guetter et intervenir, on trouvera bien un moyen pour rouvrir toutes ces failles et vous rendre votre liberté... Il faut y croire, Byron. Vous allez réussir. Et je vous aiderai autant que je peux."
Il y a quelques jours, il lui aurait été difficile d'énoncer un souhait pareil. Mais elle comprenait, maintenant, que c'était la seule solution. Il fallait obliger les humains à quitter définitivement la vallée... Quel que soit le moyen ?
Elle grimaça.
" Mais... Dymphéa dit que les orques voudront ne laisser aucun survivant qui puisse témoigner. Il leur suffit d'attaquer par surprise en bloquant l'accès à l'autre côté pour qu'ils ne puissent pas fuir... Et je sais bien que pour toi et ton peuple, ça n'a aucune importance. Que peut-être, même, un certain nombre d'entre vous trouvent normal de tous les tuer. Seulement, moi, ça me fait peur, un tel massacre. J'aurais vraiment voulu pouvoir trouver une autre solution...", soupira-t-elle en baissant la tête.
Il n'y en avait pas... Et pourtant Neffen était prêt à l'accompagner là-bas pour en chercher une. Y croyait-il, ou voulait-il juste qu'elle se rende compte par elle-même qu'il n'y avait rien à faire ?
Certes, la mort de tous les humains solutionnerait le problème des failles puisqu'ils auraient alors celle du village sinistré. Mais... non, elle ne pourrait pas laisser faire sans tenter d'agir, au moins à la dernière minute. Et tant pis si c'était perçu comme une trahison. Byron pourrait-il le comprendre ?

" Il faudrait cependant que tu parviennes à raisonner les humains sans les avertir de ce qui se trame, dit alors le centaure en la regardant droit dans les yeux. S'ils ont le temps d'avertir d'autres humains dans la vallée d'une approche des orques alors, effectivement, il y aura un massacre. Simplement ce ne sera pas ton peuple qui sera massacré, mais le mien, et une des deux seules tribus de peaux vertes demeurant dans ces montagnes."
Il avait dit cela avec grand sérieux, tentant manifestement de la sonder sur ses intentions.
" Mais je sais que tu sais ce qui est juste et que tu agiras en fonction."

" Byron..."
Astrée le fixa droit dans les yeux, et lui prit les deux mains.
" Je ne ferai rien qui mette en danger ton peuple. Je te le promets."
C'était un engagement solennel, et elle avait bien l'intention de le tenir. Elle hésita un instant à en dire davantage sur ses intentions. Mais elle avait confiance en Byron, après tout.
" Je comprends que ça t'inquiète, mais ne t'en fais pas, si je retourne là-bas, ce n'est pas pour avertir les humains de ce qui se prépare. Je ne veux pas risquer qu'ils trouvent de l'aide ou renforcent leurs défenses, je comprends bien que ça gâcherait toutes vos chances. Mais j'ai du temps devant moi, une veille ou deux au moins. Je vais essayer de libérer Sheldon, et aussi chercher un moyen pour les convaincre de partir. Et si je n'en trouve pas... Et bien je verrai. Si vraiment on en vient à cette guerre, lorsque les orques seront là, je... je ne sais pas exactement ce que je ferai... mais je crois... je voudrais simplement faire en sorte qu'ils puissent fuir, au dernier moment, que les enfants et ceux qui ne veulent pas se battre puissent franchir la muraille et se mettre à l'abri. Mais je ne ferai rien qui puisse vous empêcher de gagner la guerre, je te promets. Je veux que vous retrouviez votre vallée et votre liberté."
Il suffirait qu'elle donne l'alerte... deux heures avant l'assaut ? Une demi-journée ? Juste à temps pour qu'ils fuient, mais trop tard pour qu'ils se préparent à mieux combattre. Même ça, ce serait considéré comme une trahison, sans doute. Et s'ils allaient chercher des renforts ? Il fallait espérer que ceux-ci arrivent trop tard... Quelle tristesse d'en arriver à espérer ça.
Elle soupira.
" Mais on n'en est pas encore là. Je trouverai peut-être un autre moyen. Je l'espère de tout mon coeur..."

Byron parut sur le point d'ajouter quelque chose, mais finit par secouer la tête et pousser un soupir. Un sourire reparut sur ses traits.
" Je te souhaite bonne route et bonne chance." dit-il simplement.
Dymphéa revenait dans leur direction et elle se glissa sur le sol. Elle tendit une sacoche à Astrée.
" Voilà... Des herbes, des galettes d'avoine, de la viande séchée et des fruits secs."
Elle sourit doucement tandis que Byron se levait à son tour. Il rassembla leur vaisselle et s'éloigna sans un mot.

Astrée regarda Byron s'éloigner avec une légère pointe d'anxiété. Elle aurait bien voulu savoir ce qu'il avait failli dire. Et ce qu'il pensait, exactement, de ses projets. Enfin, si on pouvait appeler projet cet espoir flou et insensé d'empêcher un massacre. Allait-il en parler aux autres ? Et les autres allaient-ils l'empêcher de partir ? Peut-être pas, tout de même... Mais elle aurait peut-être mieux fait de ne rien dire du tout. En même temps, ne rien dire aurait été lui laisser imaginer le pire. Non, elle devait garder confiance en Byron. Et lui en elle.
Elle sourit à Dymphéa, et fit rapidement l'inventaire des herbes, la plupart d'usage courant, et une ou deux plus rares qu'elle connaissait à peine et n'oserait pas utiliser. Elle pourrait toujours les ramener à Isudë. Elle rangea le tout dans son sac.
- Merci, c'est exactement ce qu'il me fallait. Je vais pouvoir me mettre en route. J'espère qu'ils ne t'ont pas fait trop d'ennuis en cuisine ?

" Je n'ai pas été trop précise sur l'usage que je comptais en faire, je dois dire, fit la centaure avec une grimace. J'espère que tu n'auras pas d'ennuis. Malgré la libération de Byron, nombreux sont ceux qui pensent encore que tu n'es pas digne de confiance. Sheldon ne t'aurait certainement pas fait confiance, sur ça, au moins, ils ont raison..."
Elle pinça les lèvres.
" Plus les choses avancent, plus j'ai la sensation... que tu devrais peut-être abandonner ces projets... retourner à Montequine, je veux dire. Que tu devrais plutôt emprunter la piste nord, toi aussi, et partir. Laisser cette histoire trouver sa conclusion sans toi."

Astrée haussa les épaules.
- Peut-être... J'y ai pensé, tu sais. D'autant que je ne vais certainement pas être utile à grand-chose. Il y a peu de chances que je parvienne à libérer Sheldon ou à réussir quoi que ce soit d'autre. Mais... je me dois d'essayer, au moins.
Bien sûr, elle pouvait partir. Elle y avait songé, avant d'aller libérer Byron, après sa longue discussion avec Neffen. Elle s'était dit, ce soir-là, qu'elle devrait peut-être partir une fois Byron libre, et laisser les centaures mener leur guerre à leur manière. Qu'elle avait déjà fait sa part, et suffisamment interféré avec les événements. Et qu'elle ne pourrait rien faire d'utile de toute façon. Mais... non. Elle avait la sensation que partir serait lâche. Justement parce que, par son action, elle avait précipité les choses. Déclenché la guerre. Quelque part, il était de son devoir, maintenant, de tenter de limiter les conséquences néfastes de ce qu'elle avait volontairement enclenché.
Et puis, de toute façon, les dés étaient désormais jetés : elle avait rendez-vous avec Neffen et il était hors de question qu'elle n'y aille pas. Mais même sans Neffen, elle aurait tenté quelque chose.

- Et puis j'ai promis à Sheldon de revenir, et d'essayer de le libérer si je peux. Je sais qu'il ne me fait pas confiance, bien sûr, mais je dois tenir ma promesse...
Comment aurait-il jamais confiance en un humain si une fois de plus, il se trouvait avoir affaire à quelqu'un qui ne tenait pas ses promesses ? Oh, certes, même si elle libérait, ça ne suffirait pas à lui donner confiance, surtout après les maltraitances qu'il subissait. Mais il n'était pas nécessaire qu'elle lui donne indirectement une raison de plus de se défier des humains.
Et surtout, elle s'était promis, à elle-même, et à la dryade, de tenter d'apporter la paix. Pas la guerre. S'il s'avérait que la paix passait nécessairement par la guerre, elle s'inclinerait. Mais elle devait d'abord épuiser toutes les autres possibilités.
Elle soupira.
- Pourquoi préférerais-tu que je parte ? Qu'est-ce qui te fait si peur ?

" J'ai peur de ce qui pourrait se passer, Astrée. J'ai peur pour toi et pour nous. Des décisions que tu vas prendre. De ce qui pourrait t'arriver là-bas. Honnêtement... Je ne suis même pas certaine que la harde va te laisser partir. Je sais que certains te surveillent. Je ne sais pas ce que tu as raconté à Byron mais il a l'air tendu. Ce sont des signes que tu ne peux pas percevoir, tu es humaine, mais... on lit beaucoup de choses dans le geste, dans notre race... Certains sont convaincus que tu es de notre côté mais... mais tu demeures une énigme. Les gens n'ont pas eu le temps de te connaître, de te rencontrer, comme nous avons pu le faire avec les humains qui nous ont rendu visite avant toi. Tu es venue, partie, revenue... Tu t'apprêtes à repartir. Tu n'as parlé qu'à quelques personnes, tu es restée avec Neffen, qui a brusquement disparu ce matin... Nous avons l'habitude de ne pas le comprendre, mais ça ne veut pas dire que les gens ne cherchent pas, quand même, des raisons... Il semble t'avoir accordé sa confiance... mais en même temps, il t'aurait de toute façon accueillie..."
Elle secoua la tête.
" Ne nous trahis pas, Astrée. Je sais que ces gens sont de ton espèce, mais ton espèce a dévasté Helonna. Ne les laisse pas se faire les exécuteurs de ma harde. Nous ne le méritons pas."

" Je ne vous trahirai pas, Dymphéa. Je te le promets. Je l'ai promis à Byron, aussi... mais il a sûrement peur, comme toi, que je vous cause involontairement du tort. Je t'assure que je vais faire très attention à ne rien faire qui puisse vous porter préjudice. En aucune façon. Je veux que vous retrouviez votre vallée. Je veux... réparer ce que mes semblables ont fait. Aider à sauver votre harde. "
Argument certainement peu convaincant. Elle devinait que la harde ne s'en porterait pas plus mal si elle se contentait de partir vers le nord et de les laisser régler les choses à leur façon. Non, ce n'était pas vraiment pour la harde qu'elle restait : elle ne leur servait à rien. C'était... un peu pour assumer les conséquences de ses actes et pour limiter les dégâts, côté humains, un peu par amitié pour Neffen et Byron. Oui, pour eux, elle devait essayer de sauver Sheldon.
Elle soupira.
" Je voudrais au moins essayer de sauver Sheldon, pour que Byron puisse rester, et pour que Neffen vive, aussi... Et, oui, c'est vrai que je n'ai pas parlé à grand-monde, que je suis beaucoup restée avec Neffen. Mais... Ce n'est pas dans mon caractère, d'aller vers des gens que je ne connais pas, je suis plutôt timide. Et puis je ressentais tellement d'hostilité, de méfiance, chez certains... Et puis, je n'ai pas eu le temps. Il était urgent que je retourne libérer Byron, il n'aurait pas tenu un jour de plus. Et c'est urgent que je tente quelque chose pour Sheldon, parce que je ne sais absolument pas comment je vais pouvoir m'y prendre, il me faudra du temps pour trouver une stratégie, et chaque jour qui passe est une souffrance de plus pour lui.
Elle grimaça.
" Et, oui, c'est vrai que j'ai beaucoup parlé avec Neffen. il m'a aidé à mieux comprendre la situation. Et il me fait confiance, j'en suis sûre. Mais comme tu dis, il est imprévisible... J'aurais vraiment préféré qu'il soit là ce matin, il aurait peut-être pu expliquer. "
Non, certainement pas. Il n'aurait pas voulu paraître la soutenir.

Elle serra ses jambes entre des bras et posa son menton sur ses genoux
" Je sais que ceux de la harde ne me connaissent pas, c'est compréhensible qu'ils se méfient. Mais dis-leur, toi, que je ne veux pas leur causer de tort... Ou alors, je ne sais pas... tu crois qu'il faut que j'aille discuter avec ceux qui se méfient ? Non, je suis sûre que ça ne servirait à rien..."
Elle aurait pu mentir en disant partir vers le nord . Elle aurait dû, peut-être. Mais non, ils se seraient rendus compte qu'elle ne prenait pas la bonne direction et auraient imaginé le pire, certains qu'elle s'apprêtait à les trahir.

" C'est trop tard pour gagner leur confiance. Tu es humaine. Tu es de l'espèce dont il faut se défier. Il te faudrait des mois pour gagner leur confiance, et davantage que des mots, surtout. Moi-même, c'est avant tout parce que Reynald a foi en toi que j'ai confiance. Sinon, comment pourrais-je en juger ? Même quand j'étais elfe, j'ai appris à me méfier des humains. Vos traditions ne sont pas assez fortes et vos âmes trop fragiles."
Elle pinça les lèvres.
" Sans doute est-ce ce qui vous rend capable du meilleur comme du pire."
Elle soupira.
" Mais ne t'attarde plus. Sinon ils prendront leur décision, et elle ne sera certainement pas en ta faveur."

Davantage que des mots... Elle avait libéré Byron, mais ça ne suffisait pas. Et elle avait la sensation que rien ne suffirait jamais, vu la situation. C'était à désespérer... Et même si les paroles de Dymphéa ne faisaient que refléter les sentiments de la harde, c'était blessant d'être considérée juste comme une membre de l'espèce dont il faut se méfier. Surtout quand cette méfiance venait d'elle-même ou de Byron, en qui elle espérait pouvoir se fier. La confiance, ça devait marcher dans les deux sens, comme l'avait dit Neffen.

A son tour, elle poussa un profond soupir.
" C'est un peu frustrant de devoir dépendre seulement de la confiance que toi et quelques autres avez en Reynald, ne put-elle s'empêcher d'observer d'un ton amer. Je ne vous ai causé aucun tort, j'ai tenu ma parole de libérer Byron, mais voilà, parce que je suis humaine, vous vous méfiez de moi... Et je n'ai pas des mois devant moi pour gagner votre confiance."
Elle se leva et sourit tristement.
" Ce n'est pas de ta faute, je sais bien. Vu les circonstances, je ne peux pas vraiment vous reprocher votre défiance... Donc tu as raison, il vaut mieux que je parte tout de suite."
Elle prit son sac sur son dos, chercha le contact de Prince pour lui demander de la rejoindre au bord du bassin. Il allait falloir nager dans le noir, il faudrait qu'il la guide.
Neffen lui avait dit de ne pas se cacher pour ne pas perdre leur confiance. De ne pas se laisser impressionner par la harde, également. Et aussi qu'elle n'était plus en danger. Et bien... Neffen était décidément trop optimiste, lui aussi.
" il suffit que je me dirige au juger vers le sud - sud-est ou bien il y a des endroits à éviter ?"

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine