La Couronne de Cuivre

Enfin, ils touchaient au but. Les arbres de la forêt s’était brusquement éclaircis, révélant un vaste espace dégagé, à l’endroit précis indiqué par la vieille carte. Là, au milieu de l’immense clairière, se dressaient d’antiques constructions : elles étaient rongées par le temps et la végétation mais n’avaient rien perdu de leur ancienne solennité. Au contraire même : l’atmosphère de désolation qui régnait en ces lieux ne les rendait que plus imposants.

Victor sentit soudain la présence de Tigre à ses côtés. Il ne l’avait pas entendu approcher, comme à chaque fois : pas la moindre feuille morte de l'épais tapis recouvrant le sol de la forêt n’avait craqué sous le pas souple et assuré du félin.

-Nous voilà rendus ! déclara joyeusement l’animal.
-Oui, on dirait bien. Espérons juste que les anciennes bibliothèques n’ont pas disparu…
-Pourquoi faut-il que tu sois toujours si pessimiste ?

Victor ne répondit pas et garda le regard braqué sur les ruines. L’expérience lui avait appris à maîtriser son enthousiasme : bien des fois, alors qu’il pensait être sur le point de découvrir ce qu’il cherchait et qu’il jubilait déjà, il n’avait trouvé que poussières ou, pire, de pénibles complications. Désormais, il ne se réjouissait que lorsqu’il avait entre les mains ce qu’il convoitaitou, mieux encore, qu’il l’avait ramené à sa forteresse.

Mais pour l’heure ils n’en étaient pas là, et il s’en fallait de beaucoup. L’aventure requerrait beaucoup de prudence et c’est avec maintes précautions que Victor quitta le couvert des arbres et s’approcha lentement de l’objectif de son voyage.

Au moment où il posait le pied sur la roche lézardée, Victor sentit le sol s’affaisser quelque peu, et une secousse ébranla l’ensemble de la clairière. Les vieilles pierres crachèrent un flot de poussière blanche et un oiseau s’envola. Tigre secouait la queue, subitement nerveux.

" Nous ne risquons rien... " fit néanmoins le félin, et Victor se fia à lui.

Ensemble, ils gravirent les marches qui menaient sous un porche couvert de lierre. A nouveau, les ruines frémirent, libérant une pluie de gravats.

" Elles ne t’aiment pas... " commenta Tigre, un peu amusé, en se glissant à l’intérieur.

L’entrée débouchait sur une salle circulaire, dont le plafond s’élevait jusqu’à une ouverture en forme d’étoile sur le ciel bleu. Les murs de marbre vert strié de blanc étaient couverts d’une épaisse couche de grisaille, poussière, mousse, ruissellement de l’eau calcareuse ; le temps avait fait son oeuvre, réduisant la splendeur à néant. Mais Victor n’eut pas l’opportunité de s’intéresser davantage aux ornements de la salle, car un bloc entier de la voûte se décrocha pour venir percuter avec bruit le sol dallé, s’éparpillant en mille morceaux minuscules.

" Finalement, nous replier me semble tout indiqué... " fit le Tigre, inquiet.

Victor sentait une étrange oppression lui accabler la poitrine, et des sons étranges lui bourdonner aux oreilles. L’image de la Marelle s’imposa plusieurs fois devant ses yeux, comme si le Pouvoir dont il était investi tentait d’intervenir. Un nouveau bloc vint claquer sur le sol, cette fois beaucoup plus près des deux amis, et des éclats ricochèrent jusqu’à leurs pieds.

Victor était décontenancé : c’était la première fois que la marelle s’imposait d’une telle façon, sans qu’il n’ait fait volontairement appel à elle. Il ne savait pas vraiment ce que cela pouvait bien vouloir dire : essayait-elle de le protéger ? Voulait-elle qu’il s’en remette à son pouvoir ? Perplexe, il observa la porte qui s’ouvrait de l’autre côté de la grande salle, à demie dissimulée par les nuages de poussière qui s’élevaient en tourbillonnant, puis il se tourna vers l’ouverture qu’il venait d’emprunter et qui menait loin du danger. Renoncer si près du but lui était presque insupportable, mais poursuivre dans de telles conditions n’était pas très raisonnable. Décidément, il avait bien fait de ne pas se réjouir trop tôt !

La marelle apparut une nouvelle fois et Victor décida de tenter quelque chose avant de rebrousser chemin. Après avoir demandé à Tigre de le prévenir si un bloc menaçait de les écraser, il ferma les yeux et se concentra sur la brillante image qui flottait toujours devant lui, même dans l’obscurité de ses paupières closes. Il tendit son esprit vers elle et la laissa l’investir. Si tu veux me montrer quelque chose, je suis tout à toi ! songea-t-il. Mais il ne faudrait tout de même pas trop tarder…

Il y eut soudain une importante décharge d’énergie, comme une onde de choc, et Victor se sentit reculer sous la pression. Tigre poussa un feulement grave, quelque part dans son dos, mais ne donna pas de signal d’alerte. Victor maintint sa concentration. Toute la pièce se matérialisait à l’intérieur de ses yeux fermés, comme luisant d’une substance poisseuse et verdâtre, il en discernait les angles et les arêtes, les recoins, les fissures... Puis soudain, une silhouette se matérialisa juste en face de lui, à hauteur de la porte qu'il avait aperçue.

" Il y a quelqu’un... " dit Tigre, dans son dos.

Victor ouvrit les yeux pour découvrir une jeune femme, qui tentait de se frayer un passage au travers des éboulis de plus en plus nombreux. Elle évita de justesse un énorme rocher qui se fracassa à ses pieds, et s’immobilisa, victime d’une quinte de toux.

Ces ruines étaient encore plus intéressantes que ce que Victor aurait pu pensait. Certes, il savait qu'elles avaient jadis été le centre d’un grand pouvoir qu’il espérait bien retrouver en fouillant les anciennes bibliothèques, si elles avaient survécu. Mais à voir la manière dont la Marelle réagissait à ce lieu, il semblait bien qu’il ait quelque peu sous-estimé sa découverte. Tout cela attisait sa curiosité et il n’imaginait pas partir sans en apprendre d’avantage. Il ne pouvait cependant demeurer à l’intérieur, et la jeune femme arrivait à point nommé : pour peu qu’elle survive à l’éboulement, elle pourrait sans doute se révéler une bonne informatrice… Mais Victor savait qu’il ne devait pas agir inconsidérément. Plus que jamais, la prudence était de rigueur.

Il s’avança précautionneusement de quelques pas, surveillant tout autant la voûte en décomposition accélérée que d’éventuelles réactions hostiles de la jeune femme. Lorsqu’il jugea être assez près pour se faire entendre, il s'écria pour dominer le vacarme :

-Cet endroit devient quelque peu invivable ! Il serait plus prudent de sortir tout de suite !

La jeune femme leva les yeux sur Victor et lui lança un regard noir, avant de courir vers la sortie en sa compagnie. Derrière eux, le restant du toit plongea vers le sol dans un fracas épouvantable, envoyant des nuages de gravats dans toutes les directions et ils furent couvert d’une brume épaisse qui leur piqua les yeux et les fit tousser. Quand le nuage retomba, Victor se retrouva nez à nez avec une jeune femme brune, les prunelles bleues perçantes sous une couche de poussière blanche, et l’air passablement furieux. Elle esquissa un geste de mauvaise humeur, mais se retint d’aller jusqu’au bout quand Tigre s’interposa entre eux, grondant.

" Maudit Ambrien ! Tu n’as pas senti que tu étais malvenu ! Je rêve ! " s’exclama-t-elle, rayonnant de rage. " Tous ces siècles de savoir ensevelis parce que monsieur s’immisce au mauvais endroit ! Je ne peux pas le croire ! "

Elle donna un coup de pied à la première roche venue, ce qui lui arracha une grimace de douleur. Très grande, elle portait une tenue de voyage bleu sombre, rehaussée de broderies argentées, et ses cheveux sombres étaient retenus en queue de cheval, dégageant un minois qui sous la poussière était certes des plus avenants.

Victor garda un visage impassible, malgré la stupeur qui s’était emparé de lui aux mots de la jeune femme. Elle connaissait sa nature… Cela fit immédiatement monter en lui une vague de méfiance, quasiment par réflexe. Elle devait posséder un grand pouvoir ou au moins de vastes connaissances, ce qui la rendait potentiellement très dangereuse. Heureusement, elle paraissait ne rien faire pour dissimuler ses émotions, ce qui pouvait lui donner un grand avantage s’il parvenait à jouer finement. Il se composa donc un visage affable et esquissa une révérence.

-Madame, je suis désolé que ma venue vous ait causé un si grand désagrément ! Je puis vous assurer que telle n’était pas mon intention. Ce lieu m’intriguait et je n’ai pu m’empêcher d’y mener quelques investigations… malheureusement fort brèves, vu la réaction qui s’en est suivie !

Les excuses pourtant polies de Victor ne semblèrent pas la toucher outre mesure.

" Et bien, j’espère que tu as une pelle, maintenant, parce qu’honnêtement, tu ne vas plus rien trouver du tout ! ! ! "

Elle soupira, passa une main vive sur son visage, puis reporta son attention sur les ruines, qui terminaient de s’effondrer.

" Bon, ce n’est pas que je m’ennuie, mais je vais y aller. Et je te conseille de passer ton chemin. Même si en miettes, ces vieilles pierres ne risquent pas d’apprécier ta présence. "

Tigre se mit soudain à gronder, hérissant le poil. Il se tourna vers l’orée du bois, ramassé, comme prêt à bondir.

" Pas que les vieilles pierres, en fait... " ajouta la jeune femme avec une moue, comme le craquement caractéristique de pas dans les feuilles mortes se fit entendre dans les sous-bois.

Elle s'avança à la rencontre de ce qui ne tarderait pas à apparaître, d'un pas assuré.

Victor garda le regard braqué dans la direction d’où provenaient les craquement, surveillant tout à la fois l’orée de la forêt et l’avance de la jeune femme. Sa main droite s’était posée sur la garde de sa rapière, tandis que la gauche s’était rapprochée de la poche dans laquelle attendait son mince paquet d’atouts.
-Si nos nouveaux amis se montrent trop agressifs, je compte sur toi pour leur lancer un petit quelque chose, histoire de me donner le temps de nous ménager une porte de sortie… murmura-t-il à l’intention de Tigre.

(HRP: je viens de réaliser que je jouais Tigre comme s'il avait le sens du danger, une compétence qu'il ne possède pas du tout... Bye bye les petites infos supplémentaires... )

Un homme surgit alors du sous-bois, en pourpoint violet, la mine sévère. Le cheveu très noir, les yeux verts brillants, il balaya la clairière d’un regard circulaire, une moue pincée sur le visage. Puis il en arriva à la jeune femme brune.

" Et bien c’est du propre, je te laisse une heure toute seule, et voilà le résultat... " annonça-t-il, manifestement furieux.
" Oh, j’ai tiré sur un livre et tout s’est écroulé... " répondit-elle en haussant les épaules.
" Je ne plaisante pas, Kira, il y avait un certain nombre de choses dont j’avais besoin, dans ce temple, bon sang !

L’homme tourna alors les yeux vers Victor et fronça les sourcils.
" Qu’est-ce qu’il fait là, celui-là... "
Il sourit, un sourire qui ne présageait rien de bon.
" Comme c’est intéressant... "
Le nouveau venu fit quelques pas dans l’herbe, jusqu’à venir se camper à quelques mètres de Victor, lequel se sentit brusquement mal à l’aise. Un picotement désagréable s’éveilla dans son front, un peu comme une migraine en gestation.
" Et vous êtes ? "

Bien qu’il n’en laissât rien paraître, Victor était aux aguets, les sens en alerte, prêt à agir au moindre signe d’hostilité. Sans détourner le regard, il savait que Tigre faisait de même, à son côté. Lorsque l’étrange sensation naquit dans son front, il songea à une tentative d’intrusion psychique et tenta immédiatement de dresser une barrière mentale pour l’empêcher. Espérant être parvenu à contenir l’assaut, il esquissa un salut poli à l’adresse de l’homme qui lui faisait face et lui répondit d’un ton qu’il voulait amical
-Oh, je ne suis qu’un simple voyageur amateur de vieilles pierres…

L’homme croisa les bras.
" Un simple voyageur, donc? "
Il se tourna vers Kira, qui haussa les épaules, lorgnant déjà vers la forêt.
" J’adore les simples voyageurs. Ils ont toujours de merveilleuses histoires à raconter... Vous vous joindrez bien à nous pour une petite collation... "
" S’il te plait, Da... " commença la jeune femme.
" Ma chère, taisez-vous. Je crois que notre ami meurt d’envie de faire notre connaissance. "
Il s’approcha de Victor, le dévisageant.
" Vous devriez apprendre, cher ami, à sentir les endroits qui réagissant négativement à la Marelle. Nous avons tous... nos prérogatives, comprenez-vous. Evidemment, vous êtes un peu jeune... Ces choses viendront, si vous vivez jusque là... "
" Allons-y. Mère nous attend, et tu sais comme elle est... " répéta Kira, agacée.
" Bon." Il se redressa, comme à contre-coeur et lança un regard acéré à la demoiselle. "Quel dommage, j'aurais pu bien m'amuser..."

Soudain, Victor sentit le frisson caractéristique d’un contact d’atout, puissant, impérieux, et sans qu’il puisse rien y faire, il se sentit entrer en communication avec son interlocuteur. A la périphérie de son champ de vision, il nota que Kira et l’inconnu s’étaient immobilisés, curieux. Face à lui, se superposant à la clairière dévastée, tremblant dans une nuit noire étoilée, Samuel Maeldwynn, aussi roux que par le passé, contemplait avec un regard incrédule l’Atout qu’il venait de sortir de sa poche, comme s'il y voyait quelque chose qu'il n'aurait jamais imaginé y trouver.
" Mais c’est pas vrai ! " lâcha-t-il, abasourdi, en croisant le regard de Victor. " Heu... Cousin ? Quelle... surprise!"

Cette soudaine apparition prit Victor totalement au dépourvu. Il demeura pétrifié, fixant presque sans comprendre un Samuel à peine moins abasourdi. Un Samuel tenant un atout à la main, dans une posture douloureusement semblable à celle de la vision qui le hantait depuis des années… Soudain, Victor se sentit tout entier parcouru par une onde de chaleur, comme une vague de haine pure menaçait de le submerger. Une lueur fauve s’était allumée dans son regard et sa main s’était crispée sur la garde de sa rapière : une seconde, il se vit tirer l’épée et frapper sans retenue l’être honni. Une seconde seulement, car si Victor avait appris une chose, c’était bien qu’il n’était jamais bon de se laisser dicter sa conduite par ses sentiments.

C’était par pur hasard que Samuel l’avait contacté : peut-être avait-il tiré de sa poche le premier atout venu et s’était-il immédiatement concentré sans prendre garde à celui que le hasard avait désigné… Quelle que fut la raison de cet agissement apparemment précipité, elle donnait à Victor une occasion inespérée d’assouvir sa vengeance. Mais s’il attaquait d’emblée, rien ne serait plus aisé pour Samuel que de rompre le contact. Non, il fallait exploiter cette situation et s’assurer que ce traître ne pût plus lui échapper… Jouer finement, encore un peu. Juste un peu.

Victor, par un énorme effort de volonté, parvint à contenir sa colère. Il se contraignit à éloigner la main du pommeau de son arme et à détendre ses muscles contractés. Il adopta une physionomie neutre, ou moins la plus neutre possible, et lorsqu’il parla, sa voix était calme mais non exempte toutefois d’un sarcasme mordant.

-Tiens donc, Samuel. C’est gentil de venir prendre des nouvelles ! Comment va la santé ?
-Hum, Victor… Est-ce qu’on pourrait remettre la discussion à dans quelques secondes ? Je suis un peu pressé et…
-Pressé ? Pourquoi donc ? Moi, j’ai tout mon temps !
Samuel jeta en arrièreun regard inquiet
-Non, ça presse vraiment ! Est-ce que tu…
-Ho ho, mais dis-moi, est-ce que tu ne te serai pas encore fourré dans les ennuis ?
-Victor ! Remettons ça, tu veux ? Fais-moi passer, vite !
-Quoi ? Te faire passer ? Tu rêves !
-Bon sang, fais pas l’imbécile !

Victor hésita. Samuel semblait dans une fâcheuse posture. L’y laisser était une solution des plus attrayante, mais elle présentait le risque qu’il pût contacter quelqu’un d’autre et s’en tirer. Non, il ne pouvait pas gâcher cette chance que le destin lui offrait si gentiment…
-Soit ! Viens donc !
Il tendit la main et, quand l’autre l’eut saisie, il le tira sans ménagement dans la clairière.

HRP : faisons nous des amis... :notme:

Mais tout à son échange, Victor ne vit pas le manège de l’homme en pourpoint, qui s’était sensiblement rapproché de lui alors qu’il conversait avec son cousin tant honni, jusqu’à se placer juste dans son dos. Les grondements de Tigre s’étaient intensifiés, mais la rage qui avait étreint Victor réduisait considérablement son attention. Au moment où il prit la main de Sam, plutôt que de le tirer vers la clairière, Victor se sentit basculer en avant. Il eut juste le temps de prendre conscience qu’on venait de le pousser avant que le contact ne se rompe et qu’il ne se retrouve assis sous la pluie, face à Sam, dans un endroit qu’il ne connaissait pas. Derrière lui, la clairière et ses ruines avaient bien évidemment disparu.
Il faisait nuit noire, et ils étaient entre deux bâtiments sombres, éclairés par la lueur sinistre d’une lampe à sodium orangée et de quelques néons frémissants. Victor avait déjà visité des ombres dites " modernes ", et il n’avait pas d’affection particulière pour ses dernières, mais cela lui permit de ne pas se sentir trop décontenancé face à son nouvel environnement, au bruit distant des voitures roulant sur une autoroute voisine, au costume bien coupé de son interlocuteur. Il fut aussi soulagé de constater que Tigre avait pu se glisser dans le passage avant qu’il ne se referme et que le grand félin, de mauvaise humeur, faisait à présent reculer Sam.
" C’était pas ça l’idée... " fit ce dernier, à voix basse, décontenancé. " Ecoute, je sais que tu veux m’arracher la tête... "

Un bleu. Il s’était fait avoir comme un bleu. Occupé à museler sa rage, il n’avait rien vu venir et, une nouvelle fois, il avait perdu le contrôle des choses. Au dépit se mêla bientôt le cooère, insidieuse, et c’est un regard flamboyant qu’il jeta à Samuel.

-T’arracher la tête ? Mais que vas-tu imaginer là ! Non non, je t’assure… j’ai des choses bien plus douloureuses à l’esprit !

Samul aurait fait un parfait exutoire : en un bref déchaînement de violence, Victor aurait pu se vider de la haine qu’il lui vouait et de la colère qu’il ressentait envers lui-même. Mais, encore une fois, il se retint. Il venait d’avoir la preuve flagrante des erreurs que faisaient commettre les sentiments lorsqu’ils menaçaient de vous dominer. Attaquer son cousin maintenant était stupide : ce dernier était en train de fuir quelque chose lorsqu’il l’avait contacté. Et ce devait être quelque chose de dangereux, puisqu’il n’était pas le premier venu et qu’il savait parfaitement se défendre. Il fallait donc avant tout se préoccuper de ce danger.

-Mais avant de pouvoir songer à la détente, j’ai quelques questions à te poser. En premier lieu : à quoi essayais-tu d’échapper ? J’aime bien savoir ce qui risque de me tomber sur le coin de la figure. Ah oui, et puis, accessoirement, est-ce qu’on a un moyen de se tirer avant que ça n’arrive ?

Prononçant ses mots, il observait les alentours, guettant la moindre menace. Il pouvait détourner de temps à autre son attention de Samuel : Tigre montait la garde. Pour s’échapper, il aurait très bien pu utiliser ses atouts. Mais il ne souhaitait pas amener Samuel en sa forteresse ou en un autre de ses lieux familiers. De plus, il n’avait pas très envie de lui apprendre qu’il possédait de telles cartes…

La pluie redoubla d’intensité, Tigre s’ébroua avec humeur. Victor nota la présence d’un petit insecte, bourdonnant autour de la tête de Sam. C’était Alvéole, son frelon de compagnie, et il songea qu’il s’agissait là d’un compagnon qui correspondait bien à sa pourriture de cousin.
" Ne parle pas si fort, bon sang ! Tu vas nous faire tuer ! Il y a un cinglé avec je ne sais quel fusil d’assaut qui me court derrière... J’espérais... j’espérais me tirer d’ici, et j’avais l’Atout parfait, mais je ne sais pas pourquoi, c’est tombé sur toi ! "
Il jette un coup d’oeil inquiet derrière lui.
" Mais je suis vraiment content de te voir, Victor, c’est pas ça... Vraiment... Heu... "
Il sourit, comme si une idée venait de lui traverser l’esprit.
" En fait, maintenant que j’y pense... Tu es peut-être exactement la personne qu’il me faut ! Tu vois, ce gars, il n’est pas normal... Il a une cervelle... une cervelle pas humaine, quoi. Toi qui as toujours été versé dans les arts de l’esprit... Tu pourrais peut-être le neutraliser le temps que je... "
" On vient... " feula Tigre.

Victor eut un rire désabusé :
-Pendant que tu quoi, Sam ? Que tu files à l’anglaise ? Pas question ! Ce sont tes ennuis et pour une fois tu vas les affronter. Je vais te filer un coup de main parce que ça m’arrange, mais ce sera juste un coup de main. Bon, d’abord, de quoi nous protéger…

Victor s’avança vers une série de caisses entassées le long du mur.
-Avec un peu de chance, on pourrait trouver des trucs utiles à l’intérieur…
Il se concentra sur la Marelle. De quoi pouvaient-ils avoir besoin ? Ah oui, tiens. Il n’avait pas une énorme connaissance des mondes modernes, mais ce genre de choses pouvait toujours servir… Il s’avança et ouvrit la caisse la plus proche : elle contenait des gilets pare-balles. La deuxième renfermait des masques à gaz, La dernière, des fusils. Il n’avait aucune idée de leur modèle mais vu leur taille, ils devaient faire mal.

Victor revint sur ses pas et lança une partie de l’équipement à Sam. Puis, avec son aide, il plaça les caisses en travers du passage. Une belle barricade ! Tous deux s’accroupirent derrière, l’arme au poing, et attendirent de pied ferme leurs visiteurs. Tigre guettait également leur arrivée, mais il il surveillais aussi l'attitude de Samuel. Mieux valait être prudent.

Personne n’apparut mais une voix amplifiée par un appareil quelconque retentit dans la nuit noire.
" Vous êtes cernés. Rendez-vous sans opposer de résistance et tout ira bien. Nous n’hésiterons pas à tirer dans le cas contraire... "
La voix fit une pause.
" Allez les gars, faites pas les cons. Sortez, les mains sur la tête, et prenez la bestiole avec vous. "
Derrière sa caisse, Tigre grommela.
" C’est moi la bestiole ? "
" Oh bon sang, Victor, qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire ? J’essaierais bien encore un Atout, mais j’ai un peu peur d’où je vais tomber... Je veux dire, ce n’était pas du tout toi que j’essayais... Enfin, pas que ce soit grave, je veux dire... Je suis content de te voir, mais... " dit-il en relevant son masque.
Le regard noir de Victor fit mourir les mots dans la gorge de son cousin, même au travers des oeilletons du masque à gaz.
" J’ai ma voiture... Si on arrive à aller jusqu’à elle, ensuite, on pourra changer d’Ombre... "
Mais comme le regard de Victor ne s’adoucissait pas, il reporta son attention sur la ruelle, puis, pris d’une subite inspiration, hurla.
" Allez vous faire foutre ! "
Toujours diplomate, ce Sam. Il rabaissa son masque comme un objet heurtait le sol, rebondissant dans l'allée noire. Puis un sifflement emplit l'air et du gaz s'en dégagea, en un épais nuage opaque. Au travers de la brume, les deux hommes virent d'un groupe d'environ cinq ou six individus venait à leur rencontre.

Victor se glissa discrètement vers son cousin et lui murmura :
-On fait les morts : ils ne s’attendent pas à ce qu’on ait des masques. Quand ils sont tout près, on les arrose, on charge et on file jusqu’à ta voiture. Et gare, pas de mauvaise surprise, sinon…
Il reprit silencieusement sa position. Les assaillants avançaient prudemment, l’arme au poing, guettant le moindre signe provenant de la barricade. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques pas, Victor et Samuel se levèrent dans un même mouvement et lachèrent une rafale de leurs fusils. Sans attendre de voir s'ils avaient fait mouche, ils bondirent par dessus les caisses, bousculèrent les soldats encore debout, les envoyant valdinguer à terre. Puis ils poursuivirent leur course, espérant pouvoir atteindre l'automobile attendant devant l’entrepôt.

Sam courut droit à sa voiture, sans regarder derrière lui. Alvéole, zigzaguant comme un dément, se rua au visage du dernier soldat debout, le fameux agent d'élite. Un coup de feu claqua quelque part, un tireur embusqué, sans doute.
" Tigre! Invisibilité!" s'exclama alors Victor, changeant de trajectoire.
L'animal ne se le fit pas répéter deux fois, et une seconde plus tard, Victor avait disparu. Lui-même réalisa que l'illusion n'était pas parfaite, son ombre était encore visible sur le sol, dispersée par la lumière des réverbères, mais pour un adversaire qui n'avait aucune notion de ce type de prodige, l'effet était parfait!
Le tigre se rua sur les pas de Sam, alors que ce dernier gagnait l'habitacle de son bolide. Le rouquin le contempla avec une mine contrariée, mais le laissa rentrer dans la voiture, puis mit le contact.
Pendant ce temps, Victor était passé derrière Angellus, aux prises avec le frelon. Mais l'insecte avait repris son envol et l'agent spécial était en train de viser la décapotable. Une seconde, Victor imagina le laisser tirer. Exploser Sam. Le réduire en miettes, en particules, le carboniser dans sa bagnole prétentieuse... Puis il se ravisa, posa une main glacée sur le cou de son adversaire et envoya toute la force de son esprit dans celui du soldat. Sam avait raison, l'homme était plus résistant qu'un être humain normal. Mais Victor était autrement plus doué que lui et bandant sa volonté, il força l'autre à perdre conscience. Sam revenait vers lui, le moteur emballé. Victor était plutôt satisfait du tour que venaient de prendre les événements. Ils étaient vivants, et Sam était... à sa disposition.

HRP: Je sais que ce n'est pas le bon jaune, j'éditerai!