La Couronne de Cuivre

[Quête : le prophète gris]

Le jour était levé depuis peu lorsqu’une mince silhouette apparut aux abords du stade. Passant presque inaperçue au milieu de l’activité naissante, elle observa longuement, de droite et de gauche, cherchant à comprendre comment fonctionnait ce petit monde voué aux jeux, essayant de déterminer qui commandait et qui obéissait, qui était susceptible de détenir d’intéressantes informations et, plus encore, de les transmettre. Sous son capuchon rabattu, Taliesin ne savait trop que guetter : il était en quête d’esclaves, et il pensait pouvoir en trouver ici. Pour le reste… Il saisirait la première opportunité d’en apprendre plus à leur sujet. Mais encore fallait-il qu’elle se présente.

[Quête : le prophète gris]

Les gardes postés autour du stade n'avaient pas vu la silhouette grise se mouvoir furtivement en direction de la place, mais lorsqu'il fut suffisamment proche, l'un d'entre eux remarqua un mouvement, et déclara, avec une voix forte :

"Halte, qui va là ?"

Le garde porta la main au manche de son épée, et se tint prêt à dégainer à tout moment.

Son camarade était sur le qui-vive, lui aussi. Des tentatives d'intrusion, ils en avaient tous vécus, mais elles furent toutes repoussées avec succès.

Aucune raison que cela soit différent aujourd'hui.

[Quête : le prophète gris]

Le barde savait qu’à fureter de la sorte dans les parages, il serait repéré tôt ou tard et il ne s’étonna donc pas outre mesure lorsque l’un des gardes l’interpella. Abandonnant toute discrétion, il s’avança avec assurance et salua courtoisement le soldat.

-Salutations, messire. Me suis-je aventuré en un lieu où je n’aurais pas du ? Si c’est le cas, veuillez accepter mes excuses : je suis nouveau en ville et, ayant entendu vanter les mérites du stade et des spectacles qui y sont donné, je n’ai eu d’autre envie que de venir les découvrir par moi-même, d'où ma présence ici.

[Quête : le prophète gris]

Le garde toisa l'étranger et lui répondit :

"Suis pas le bureau des renseignements. Mais bon, vous pouvez entrer, si vous voulez. Les gladiateurs ont commencé à s'entraîner. Les dérangez pas. Restez dans les gradins, sinon vous vous retrouverez avec eux..."

Il indiqua l'entrée d'un mouvement de la main, avec le pouce levé.

[Quête : le prophète gris]

Le barde remercia son interlocuteur et s’empressa de pénétrer dans le stade : il avait observé tout ce qu’il avait pu à l’extérieur et s’attarder d’avantage n’aurait servi à rien, sinon à le faire encore plus remarquer.

Taliesin s’installa dans un coin discret des gradins et reprit ses observations. Dans l’arène, des gladiateurs s’adonnaient à leurs exercices martiaux, mais il s’en détourna bien vite, focalisant son attention sur les individus qui s’activaient à proximité, et notamment sur les entraîneurs qui criaient ordres et conseils à leurs combattants respectifs. L’elfe espérait trouver une occasion d’aller parler à l’en d’entre eux : ils pourraient sans doute lui en apprendre beaucoup sur la manière dont étaient recrutés leurs "protégés".

[Quête : le prophète gris]

L'un des entraîneurs remarqua la présence du spectateur, mais avait du travail à accomplir avant de lui parler. Il aimait assez que des citoyens viennent se distraire en assistant aux rudes entraînements des gladiateurs, aussi, dès qu'une pause eut lieu, il s'approcha de l'individu.

"Salut, m'sieur. Venu voir comment ça se bat, un vrai gladiateur ? Peut-être que l'arène vous tente, de l'intérieur ? Ah ah ah ! Vous aimez les combats, alors ?"

L'homme était assez guilleret, mais d'une intelligence plutôt limitée, comme le constata rapidement le barde.

[Quête : le prophête gris]

Taliesin sourit affablement à son interlocuteur.

-Oh, j’aime ce genre de combats, pour sûr, mais je préfère mon rôle d’observateur à celui de participant ! C’est une distraction édifiante à bien des titres, et je lui porte un intérêt tout particulier. Je travaille moi-même dans le domaine du spectacle, voyez-vous, et je connais des lieux où les jeux de l’arène pourraient fort bien marcher… Je suis certain qu’intéresser les spectateurs ne serait vraiment pas un souci : le bruit des armes et l’odeur du sang ont un effet indémodable. Oh, j’imagine déjà les files d’attente ! Non, pas de soucis de ce côté-là. Le seul problème concernerait les moyens de se procurer des gladiateurs. Oserais-je… Oserais-je vous demander la manière dont vous recrutez les vôtres ? Sont-ce des hommes libres ou bien des esclaves ?

[Quête : le prophète gris]

L'entraîneur écoutait le spectateur, puis réfléchit un moment. Ce n'était pas lui qui s'occupait du "recrutement" des gladiateurs, mais il avait quelques informations, qui n'avaient rien de secret, ici, à Melandis. Un secret de polichinelle, pour ainsi dire, même si personne ne connaissait tous les détails inhérents à ces recrues.

"Bah... libres ou pas, quelle importance ? Ils sont là pour combattre, un point c'est tout ! Mais je sais que certains sont volontaires. Souvent les plus résistants. Les autres servent de mannequins d'entraînement, arh arh arh !"

Il partit d'un gros rire sadique, qui résonna lugubrement dans les gradins vides du stade.

[Quête : le prophète gris]

Taliesin, cachant ce que lui inspirait la plaisanterie de l’entraîneur, afficha au contraire un sourire entendu. Lorsque l’autre eut retrouvé un peu de sérieux, il continua à l’interroger.

-Et pensez-vous qu’il serait possible de discuter avec certains de vos gladiateurs ? OU bien avec la personne chargée de les recruter ou de les acheter ? Je dois dire qu’en apprendre d’avantage sur le type d’homme susceptible de combattre dans les arènes pourrait m’être fort utile pour mes projets !

[Quête : le prophète gris]

L'homme se gratta la mâchoire inférieure et réfléchit intensément avant de souffler :

"Mouais. Je sais pas trop. C'est "possible" mais faudra voir à pas leur pourrir la vie, hein ? Je veux qu'ils soient en forme, mes hommes. Pas les faire devenir mous. Alors si c'est pour leur dire qu'ils devraient changer de boulot, hein... passez vot'chemin."

Il rota sans vergogne devant le barde, puis lâcha :

"Mais c'est possible, ouais. Quand ils en auront fini, pas avant."

[Quête : Le prophète gris]

Le barde hocha la tête sans se départir de son sourire.

-Leur dire de changer de métier ? Les dieux m’en préservent ! Je ne tiens pas à instiller de telles idées parmi mon futur gagne-pain… Il y a déjà trop d’imbéciles bien pensants qui tentent par tous les moyens d’empêcher les braves gens de s’amuser…Heureusement, ce genre d’individu ne semble pas courir les rues à Mélandis, et ça fait du bien !

Son interlocuteur acquiesça bruyamment puis tous deux retombèrent dans le silence, contemplant les gladiateurs qui poursuivaient leurs exercices. Lorsqu’ils en eurent terminé, l’entraîneur se leva, imité par Taliesin, et ils se dirigèrent vers l’arène où les combattants épuisés étaient en train de ranger armes et armures.

[Quête : le prophète gris]

La petite dizaine de gladiateurs se reposait maintenant sur les abords de l'arène, mangeant quelque pain rassis et buvant l'eau croupie que leur statut leur imposait. Une mauvaise nourriture conservait mieux la rage qu'ils déployaient au combat.

Ils étaient tous humains, à l'exception d'un elfe plus menu, mais vif et agile. La plupart portait une armure légère, pour ne pas entraver leurs mouvements au combat. Les différences régnaient principalement sur les armes employées. L'un d'entre eux disposait d'une énorme hache double, en bois pour l'entraînement, mais qui devait certainement permettre au mastodonte qui la maniait de couper sa cible en deux dans le sens de la hauteur...

Un autre maniait une longue râpière, tandis que l'elfe provilégiait le bâton de frêne classique. Etrange pour un gladiateur, mais chacun avait sa spécialité.

Taliesin les observait, ne sachant trop par lequel commencer.

[Quête : le prophète gris]

Le barde arrêta finalement son choix sur son congénère elfe. C’était peut-être stupide, trop évident sans doute, mais il fallait bien commencer quelque part, et cet étrange personnage maniant le bâton l’inspirait d’avantage que les autres gladiateurs. Il s’avança donc dans sa direction.

-Il est plutôt rare de découvrir un représentant de notre race combattant dans une arène, dit il à voix basse lorsqu’il fut parvenu à sa hauteur. Le grand air doit vous manquer terriblement… Serait-il indiscret de ma part de vous demander les raisons qui vous ont conduit en un tel lieu ?

[Quête : le prophète gris]

L'elfe toisa son congénère avec un regard étonné, puis jeta un coup d'oeil autour de lui. Seuls ses camarades de combat étaient proches de lui, les maîtres des esclaves étaient occupés à manger ensemble, plus loin.

"C'est très simple. J'avais le choix entre combattre ici toute ma vie, ou m'occuper des désirs charnels des déviés bourgeois de cette ville pourrie jusqu'à la moelle."

Il cracha par terre, avec un air dégoûté. Peut-être avait-il mal choisi, au fond ?

[Quête : le prophète gris]

L’information laissa le barde sans voix. Il avait beau être prévenu, l’abjection qui régnait dans cette cité et dont il découvrait un peu plus l’ampleur à chaque instant le décontenançait. Le seul point positif (enfin, il fallait le dire vite) auquel il se raccrocha immédiatement pour se ressaisir et masquer son trouble, concernait le statut de son interlocuteur : c’était un esclave, et son hostilité à l’égard de ses maîtres était flagrante. Il pouvait donc constituer un premier contact dans le monde des malheureux asservis où Taliesin voulait mener ses recherches. Mais il devait agir avec prudence et s’attirer la confiance de son congénère sans trop se dévoiler. Cela n’allait pas être facile… Il pouvait toujours tenter de jouer sur le terrain de la solidarité entre individus de la même espèce. Pas évident, mais il ne voyait pour l'heure rien de mieux.

-Croyez bien que je compatis à votre situation, mumura-t-il en langage elfique. Il n’est pas séant qu’un elfe se retrouve dans une si fâcheuse situation… Peut-être y a-t-il moyen d’y remédier… Il faudrait que nous puissions discuter plus librement… Si toutefois vous acceptez de me rencontrer à nouveau.

Puis il ajouta, plus fort et en langue commune.

-Votre technique martiale est des plus originales, et l’originalité, c’est ce qui attire les spectateurs ! J’aimerais que vous m’en montriez davantage, lorsque vous serez reposé… Pensez-vous que vos maîtres m’autoriseraient à venir vous voir ultérieurement ?

[Quête : le prophète gris]

L'elfe toisa curieusement l'étranger. Il comprenait évidemment le sens de ses paroles, mais sa méfiance était grande. Qui était-il, pour venir ainsi lui adresser la parole, et lui demander de se revoir ? Peut-être l'un de ces odieux esclavagistes qui souhaitait recruter de la chair fraîche pour une quelconque orgie mélandienne dont le détails des activités ferait trembler le plus dur des gladiateurs ici présents ?

Il répondit en langue commune :

"Je ne sais pas. Nous sommes assez occupés, et il faudra que vous reveniez ici de vous-même."

Il ajouta en elfique :

"Je ne suis pas autorisé à sortir. Personne ici ne l'est."

[Quête : le prophète gris]

Taliesin hocha la tête. Visiblement, l’autre ne lui faisait pas confiance et n’avait guère envie de le revoir. C’était plus que compréhensible d’ailleurs, vu les circonstances. Mais il ne pouvait quitter bredouille l’arène : c’était une chance qu’on lui aie permis de converser avec les gladiateurs, et qui sait si elle se présenterait à nouveau. Il n’avait pas le choix : il devait en révéler davantage. C’était un grand risque, mais le jeu en vallait la chandelle.

-Ecoutez… dit-il en elfique après s’être assuré qu'ils étaient toujours hors de portée des oreilles indiscrètes. Je sais que vous vous méfiez de moi, que vous vous demandez ce que je vous veux… Tout ce que je peux vous assurer, c’est que mes intentions ne sont pas mauvaises. Cependant, à Mélandis, il faut s’entourer de certaines apparences, si l’on ne veut pas s’attirer des ennuis. Alors il y a ce que je dois raconter aux autorités, que je désire promouvoir les spectacles de gladiateurs dans d’autres villes, que je suis à la recherche d’esclave pour alimenter mes projets… Et puis, il y a ce que je ne leur dis pas. Son ton se fit pressent comme il sentait que ces messes basses, si elle s’éternisaient, finiraient par devenir suspectes. J’ai des… connaissances qui ont jadis été réduites en esclavages, et il se peut qu’elles soient retenues ici… Pour les retrouver, j’ai besoin d’informations, de contacts dans ce milieu. Je puis vous jurer que je ne serai pas ingrat pour ceux qui m’auront prêté leur concours…

Il laissa sa phrase en suspens. Il avait usé, dans sa voix, dans son attitude, de toute la persuasion dont il était capable, afin de convaincre son interlocuteur de sa bonne foi. Mais, pour l’instant du moins, il ne pouvait pas lui en dire plus.

-Très bien, lança-t-il en utilisant à nouveau la langue commune. Indiquez-moi le nom de votre maître. Je m’arrangerai avec lui.

[Quête : le prophète gris]

Le gladiateur était indécis. Que croire de cet inconnu ? Peut-être voulait-il tester la "loyauté" des combattants présents ici, afin de savoir lesquels devaient bénéficier d'un "traitement de faveur". Mais après tout, qu'avait-il à perdre ? La vie ? Pouvait-on appeler sa misérable existence une vie ? Sans doute serait-il plus heureux mort que vif, même s'il devait pour cela subir maintes et maintes souffrances. Il en avait déjà enduré de bien affreuses, plus rien ne l'effrayait. Peut-être cela causerait-il sa perte, d'ailleurs...

Il se décida enfin à répondre, toujours en elfique :

"Je pense que je vais vous écouter. Je vous aiderai si je le peux. Mais j'aurai aussi besoin de votre aide, pour sortir d'ici. Mon maître.. j'en ai plusieurs. Celui qui m'a envoyé ici est une crapule du Conseil. Il est à la tête de la cité, vous ne le verrez sans doute jamais. Il se nomme Mornagest."

Puis il reprit plus haut, en commun :

"Je pense que je ne peux pas vous aider davantage. Si vous avez autre chose ? L'entraînement va reprendre."

[Quête : le prophète gris]

Taliesin lui adressa un sourire amical et murmura :

[Elfique]-Je vous remercie. En ce qui concerne ce Mornagest… Et bien, de par mon métier, je suis parfois amené à rencontrer les puissants, il n’est donc pas impossible que je fasse sa connaissance. En tout cas, comptez sur moi pour intercéder en votre faveur. Nous nous reverrons lorsque je serai parvenu à vous faire libérer.

Le barde fit un pas en arrière et le salua brièvement.

[Langue commune]-Non, vous avez apaisé ma curiosité. Je vous laisse à vos exercices.

Il se détourna et s’apprêta à avancer en direction des entrâineurs qui achevaient leur repas. Cependant, il ne put s’empêcher de murmurer par-dessus son épaule quelques mots qui parvinrent dans un souffle aux oreilles du gladiateur.

[Elfique]-Ne perdez pas courage, mon ami. Il y a encore de l’espoir, même au cœur de la cité du Chaos…

Puis il s’éloigna, se traitant silencieusement d’imbécile. A quoi rimaient ces derniers propos ? C’était bien joli de parler d’espoir, mais y en avait-il vraiment ? C’était plus un vœu pieu qu’autre chose… Toutefois, devant la peur de l’elfe prisonnier, devant son terrible abattement, il n’avait pu faire autrement que de tenter de lui remonter le moral. Et tant pis si cela ressemblait à la déclaration enflammée de l'un de ces prêcheurs itinérants qui promettaient une vie meilleure pour peu qu’on rejoigne leur dieu. Lui ne prêchait pour aucune divinité. Il espérait simplement pouvoir tenir sa parole et sauver ce malheureux.

Taliesin, parvenu à la hauteur de l’homme qui lui avait autorisé l’accès à l’arène, le remercia et, discrètement, lui glissa une pièce d’or dans la main.

-Vous boirez à la réussite de mes futures écoles de gladiateurs ! lança-t-il en lui adressant un clin d’œil.

Il quitta ensuite le Stade, sans savoir vraiment ce qu'il devait faire à présent. Manger un morceau à la Mélandienne d'Argent était ce qu’il voyait de mieux : il pourrait y réfléchir à l’aise à la suite de son programme.

Le duo venait tout droit de l'Esplanade Impériale et se dirigeait vers le stade. Le garde de faction reconnut immédiatement le Chancelier, et le salua vivement.

"Repos. Accompagnez-nous, mon ami et moi. Nous avons une petite visite à effectuer."

Le garde acquiesça et s'empressa de montrer le chemin aux deux visiteurs.

"Je vais en profiter pour vous montrer une petite partie des geôles. Le réseau souterrain est immense, comme vous pourrez le constater. Néanmoins, on s'habitue vite."

Il marchait par grandes enjambées, tandis que l'elfe devait faire trois pas pour deux du grand guerrier. Ils descendirent plusieurs volées d'escaliers, parcourant ensuite de longs couloirs éclairés de loin en loin par une petite torche, scellée dans les murs couverts, aux alentours de la lumière, d'une épaisse couche de mousse qui dégoulinait d'eau croupie.

L'odeur moite et renfermée prenait à la gorge, mais ni le garde, ni Mornagest ne semblaient affectés, comme s'ils étaient immunisés, depuis le temps, alors que les sens délicats du barde étaient assaillis de toutes parts, non seulement par les effluves répugnants, mais également par les cris rauques émanant d'une cellule devant laquelle ils passèrent. Le Chancelier expliqua :

"Certains gladiateurs sont récalcitrants..."

Ils marchèrent encore quelques instants, puis arrivèrent devant une cellule munie d'une grille.

"Ouvrez", demanda Mornagest au garde. Celui-ci s'exécuta promptement. "Restez ici, nous n'en aurons pas pour longtemps."

Ils entrèrent, Taliesin et lui, dans la geôle, pour enfin voir le gladiateur de Mornagest. Le barde reconnut aussitôt le prisonnier : l'elfe avec lequel il s'était entretenu quelques jours plus tôt, dans l'arêne...

Taliesin toisa le malheureux elfe avec l’air de quelqu’un qui jauge un cheval avant de l’acheter. Le gladiateur avait levé les yeux et, lorsque son regard croisa celui du barde, ce dernier lui adressa un imperceptible clin d’œil, en espérant que ce signe pousserait l’autre à garder le silence sur leur précédente rencontre.

-Etonnant gladiateur ! dit finalement Taliesin en se tournant vers Mornagest. Il est rare de découvrir un elfe dans une arène, mais cet originalité n’a rien d’un problème : au contraire, elle pourrait susciter la curiosité et l’engouement des spectateurs !

Il reporta son regard sur le combattant et hocha la tête.

-Sans hésiter, je réitère mon acceptation, Conseiller, et vous remercie encore pour votre offre !

Mornagest sourit, mais plus de cette façon agréable comme ce matin, à l'Antichambre. Avec, cette fois, une touche de cruauté, de sadisme au coin des lèvres, comme s'il allait brusquement éclater d'un fou rire dément et inextingible.

"Je crains que vous ne m'ayiez tout à fait compris, mon cher. Je désirerais que vous me débarrassiez de cet esclave, mais pas que vous en preniez possession..."

Il interrompit sa phrase, et s'approcha de l'elfe gladiateur en lui tapotant affectueusement la tête.

"Voyez-vous, je suis connu en ville, mais pas par les esclaves. Aucun ne me connaît, sauf celui-ci, dont j'ai hérité alors que je n'en ai que faire. Mais il me connaît ! Dangereux, dans ma position... j'aimerais que vous l'éliminiez maintenant, mon cher Taliesin."

Il avait durci son ton tout au long de son petit discours, et il brandit un doigt accusateur vers le barde, lorsqu'il lui intima l'ordre de le tuer. Avait-il le choix ?

Le barde, médusé, ne put réprimer un mouvement de recul, tandis que l’effroi le traversait en une vague glacée. Il s’était fait proprement berner. Mais qu’avait-il attendu de la part d’un dirigeant mélandien ? Il s’était laissé endormir par l’attitude sympathique et parfois mélancolique du chancelier, et la réalité se rappelait maintenant à lui avec une douloureuse brutalité.

Mais s’il ne voulait pas que cette désagréable situation se transforme en désastre, ce qui ne manquerait pas d’arriver s’il se laissait aller, Taliesin devait se ressaisir. C’est ce qu’il fit, au prix d’un énorme effort de volonté : les traits de son visage n’exprimèrent non pas la peur, mais une surprise mêlée de déception et, lorsqu’il parla, ce fut sur un ton quelque peu chagrin.

-Et bien, je vois à présent l’ampleur de mon fourvoiement, moi qui m’imaginais déjà à la tête d’une célèbre écurie de gladiateurs, parcourant les cités du monde pour attirer les foules…

Il jeta à nouveau un regard vers l’esclave – n’osant cependant pas croiser le regard terrifié que braquait sur lui le malheureux – et hocha la tête, tel un marchand déplorant la perte d’une précieuse cargaison.

-Je ne puis m’empêcher de tenter, humblement, de vous faire changer d’avis. Ce gladiateur, s’il vous connaît certes, ne me semble pourtant pas représenter un grand danger… Et il pourrait rapporter beaucoup d’argent, adéquatement utilisé. Toutefois, si votre décision est sans appel…

Il s’interrompit, poussa un soupir résigné, et ajouta :

-Je ferai ce que vous demandez, bien que je ne doute pas que vous ayez nombre de gens dévoués pour effectuer ce type de mission… Mais enfin, s’il s’agit de vous être agréable… Il faudra toutefois que vous me fournissiez une arme : je n’en ai pas emporté.

Sa voix n’avait pas tremblé alors qu’il prononçait ses paroles. Néanmoins, au fond de lui, Taliesin se sentait horriblement déchiré. Il savait que ceci était un test, une épreuve que Mornagest lui imposait pour déterminer sa nature profonde. Il savait aussi que s’il ne s’y pliait pas, son sort risquait fort d’être scellé, et sa quête vouée à l’échec. Mais ne vaudrait-ce pas mieux, en fait ? Pour sauver les siens, avait il le droit de se compromettre, de devenir un meurtrier ?

[Quête : le prophète gris]

A nouveau, le même rictus vicieux se peignit sur le visage de Mornagest. Il prenait un malin plaisir à voir le barde ainsi dépité ; nul doute qu'il ne s'était guère attendu à pareille vilénie. Pensait-il que Melandis était nommée à tort la Cité du Chaos ?

La réaction de Taliesin était intéressante. Il semblait si demandeur d'activités obscures, une fois placé au pied du mur, il se dégonflait bien vite... Le Chancelier doutait de l'honnêteté du barde, tout à coup.

"Pas d'arme ? Qu'importe. Notre garde va vous prêter sa dague."

Il appela le soldat et lui emprunta son arme, engainée à la taille. Puis il la tendit avec un sourire plus grand au barde.

"A vous de jouer. Et, j'insiste moi aussi. Ne m'obligez pas à vous l'ordonner."

Son ton était redevenu dur, froid comme la pierre. Cet homme était réellement fou, ou simplement totalement insensible et peu soucieux de la vie des autres.

Le barde prit la dague dans des mains qu’il devait empêcher de trembler et, pendant quelques secondes, il ne put détacher son regard de la lame soigneusement aiguisée. Une folle pensée lui traversa fugacement l’esprit : pourquoi ne la planterait-il pas dans le ventre de ce maudit chancelier ? S’il visait juste, il n’aurait plus alors, avec l’aide du galdiateur, qu’à se débarrasser du garde, à la porte, avant de pouvoir s’évanouir dans le labyrinthe oppressant des souterrains… Idée stupide, espoir insensé ; et pourtant Taliesin faillit s’y raccrocher.

Mais il renonça. Même si tout se passait au mieux, ils seraient aussitôt pris en chasse par la soldatesque qui, en terrain connu, ne manquerait pas de les rattraper. Et puis, si malgré tout ils parvenaient à quitter la ville, le barde ne pourrait plus jamais revenir à Mélandis, et s’en serait fini, définitivement, de sa quête. Les siens, s’ils étaient encore vivants, ne connaîtraient jamais la liberté.

Le cerveau du barde était un champ de bataille où s’affrontaient de violentes pensées contradictoires. Mais Taliesin n’avait pas le loisir d’attendre l’issue de la mêlée : Mornagest se faisait menaçant, et s’il n’agissait pas immédiatement…

Alors, dans un geste vif et précis, il plongea la dague dans la gorge du gladiateur. Celui-ci s’effondra sur sa paillasse dans un gargouillement qui révulsa son meurtrier. Mais celui-ci fit tout pour n’en rien montrer : il essuya sa lame sur la tunique crasseuse de l’esclave encore parcouru de soubresauts, et la tendit à Mornagest en esquissant une révérence.

-Vous voilà exaucé, messire.

Il arborait un étrange sourire, où l’on pouvait lire, derrière l’affabilité, un soupçon de défi et de résignation. L’horreur de ce qu’il venait d’accomplir n’avait pas encore submergé Taliesin mais, déjà, quelque chose s’était brisé en lui. Les illusions qu’il nourrissait sur lui-même, sur la pureté de sa mission, sans doute. Ou peut-être quelque chose de plus profond.

Satisfait de l'acte du barde, le Chancelier hocha lentement et silencieusement la tête. Certes, tuer n'était pas le fort de Taliesin, mais il avait malgré tout accompli sa tâche avec aplomb. Néanmoins, Mornagest se méfiait quelque peu de l'elfe. Il affichait une nette tendance à rechigner devant un acte si simple, pour l'être mauvais qu'il prétendait être.

A surveiller, ce barde. Les voyageurs avaient souvent le don de masquer presque parfaitement leurs vraies intentions, et, même après ce petit test, le guerrier émettait quelques réserves à son égard. Il ne pouvait évidemment lui faire assassiner une foule d'esclaves, d'autant qu'il n'avait aucun réel motif pour qu'il en soit ainsi, eut-il besoin d'un motif.

D'autres éléments permettraient sans doute, à l'avenir, de faire pencher la balance en faveur, ou en défaveur du barde. Cependant, Mornagest avait d'autres chats à fouetter en ce moment, et il devait tout d'abord "remercier" Taliesin pour son meurtre.

"Bravo, mon cher. Je vois que vous n'avez pas froid aux yeux." Il saisit la dague que lui tendait l'artiste. "N'ayez crainte, vous aurez tout le loisir d'embaucher des véritables esclaves capables d'évoluer sur une scène, dans une arène, ou pour toute autre utilisation que vous voudriez en faire."

Il rendit la dague au garde, et, silencieusement, tous trois firent le chemin inverse, pour sortir, au bout de dix minutes de marche dans le sombre dédale que constituaient les geôles du stade, à l'air libre et à la clarté zénithale.

"Vous semblez bien taiseux, Taliesin. Vous n'aviez jamais tué auparavant ? Il faut s'adapter à Melandis, sans quoi, vous ne ferez pas de vieux os en ses murs."

Avertissement précis, ou qui valait pour tout un chacun ? Le barde ne savait trop qu'en penser.

Taliesin garda le silence un instant, le temps de chasser les sinistres images qui se bousculaient dans son esprit, puis répondit d’un ton un peu blasé :

-Oh, non point, messire, j’ai déjà occis maintes créatures, au cours de mes voyages… Mais, comme je vous l’ai dit, j’ai des réticences à supprimer des personnes susceptibles de m’être utile d’une quelconque manière…

Il soupira puis reprit d’un ton joyeux.

-Mais ce qui est fait est fait, et si vous êtes content de ma prestation, alors je n’ai aucun regret !

Il sourit au conseiller. Rarement faire bonne figure lui avait paru aussi difficile.

Le Chancelier dissimulait son amusement. Le barde avait hésité à tuer le gladiateur, et visiblement, cette tâche l'avait répugné. Mornagest venait de trouver là une bonne piste pour se divertir, la mine déconfite de Taliesin l'avait réjoui au plus haut point.

"Je vois. Content de savoir que vous n'avez pas froid aux yeux. Mais, je vais malheureusement devoir vous laisser. Je regrette de me débarasser de vous après que vous m'ayez rendu ce menu service, mais une foule de tâches m'attend encore ce matin. Sans doute avez-vous des occupations au Mélandinopole, vous aussi ? Sans quoi je peux vous donner quelques idées pour agrémenter votre journée."

Taliesin s’inclina.

-Oh, j’ai beaucoup à faire, en effet. Un concert aujourd’hui, et d’autres à venir. Je vous remercie pour cette petite promenade, et vous souhaite bon courage pour vos multiples tâches. J'espère que nous aurons l'occasion de nous croiser à nouveau !

Il sourit à Mornagest, réitéra sa révérence, puis s’éloigna à pas rapides en direction de la Mélandienne d'Argent. Il était heureux de quitter le Chancelier dont la présence lui était devenue insupportable. Le poids du meurtre qu’il l’avait forcé à commettre se faisait à chaque instant plus lourd sur les épaules du barde, et il désirait se retrouver seul. Qu’allait-il faire à présent ? Il n’en avait aucune idée. S’il cédait à son impulsion présente, il bouclerait ses bagages et quitterait au plus vite la cité maudite. Mais il savait qu’il n’agirait pas ainsi : il ne pouvait pas, son crime n’en serait que plus odieux. Il devait réfléchir, et trouver une nouvelle piste, maintenant que celle du gladiateur était réduite à néant. Par sa propre main.