La Couronne de Cuivre

Tar’Ael et Frisquette regardaient la Houleuse charrier son habituel ramassis de détritus, poissons crevés, excréments, parfois le cadavre gonflé d’un chien ou d’un elfe, débris de bois flotté, sacs d’immondices, vêtements tâchés, paille salie, bouteilles jetées à la rivière transportant d’improbables messages, sans doute désespérés, hurlants, tristes, mortels.
« Je devrais te parler de mes projets » dit alors le fey’ri, suivant des yeux le ballet aquatique élégant de ce qui ressemblait à un gant surdimensionné à six doigts.
« Mmm ? » répondit simplement la gamine en le dévisageant en diagonale.
Elle avait les mains enfouies dans le poil soyeux du chat roux. Incroyable comme même à l’endroit le plus crasseux de Mélandis, un matou restait toujours propre. Et chaud.
« Mes projets. » répéta le fey’ri.
Les grands yeux gris de la fillette se posèrent sur lui, attentifs.
« Je ne suis pas venu jusqu'ici par hasard... Et pour arriver à mes fins, je dois rassembler puis sacrifier un certain nombre de créatures... » commença-t-il.
« Scarifier ? »
« Sacrifier. Les tuer rituellement, si tu préfères. »
« Oh. »
« Oui. Ensuite, seulement, le vortex... »
« C’est quoi ton rituel ? » l’interrompit-elle.
« Mon rituel ? »
« Je pense que tu devrais y réfléchir. A comment tu vas les tuer. »
« Je comptais, je ne sais pas. Leur trancher la gorge ? »
« C’est un peu facile. »
« Facile ? »
« Tu devrais d’abord les torturer. Leur arracher les ongles. Faire couler de la cire brûlante dans leurs yeux ouverts. Brûler leurs cheveux jusqu’à ce que leur crâne se cloque. Casser leurs dents à coup de masse. Trancher leur langue et la donner au chat. Couper leurs doigts phalange par phalange. Briser leurs côtes une par une. Les ouvrir de la gorge au nombril et tirer toutes leurs entrailles dehors. Enfoncer des aiguilles dans leurs jambes. Arracher leur coeur à main nue et manger leur foie à pleines dents ! Et si ce sont des hommes, tu peux toujours... »
« Oui, c’est bon, c’est bon ! Je vois! »
« Trancher la gorge, c’est nul. » conclut-elle avec autorité.
« C’est nul, d’accord. »
Le fey’ri jeta un coup d’oeil en coin à la gamine, laquelle avait repris, distraite, sa contemplation de la Houleuse. Il ne put s’empêcher d’être traversé par un frisson.
« Tu as beaucoup d’imagination, pour une fille de ton âge. » fit-il.
« Je suis mélandienne. Je n’invente rien. » répondit-elle avec un rictus joyeux.
Il dissimula un sourire nerveux.
« Et pourquoi tu veux faire ça, en fait ? Ton scafirice? »
« Pour avoir le pouvoir absolu. Etre le maître du monde ! »
« A quoi ça sert ? »
« Ben... Je pourrais avoir tout ce que je veux, quand je le veux ! »
Elle avait l’air manifestement sceptique.
« Et maintenant, par exemple, qu’est-ce que tu veux ? »
« Et bien... Un bon verre de cidre bouché me tenterait bien. »
« Ah ! Je sais où ils en servent un délicieux ! »
Leste, elle se leva et lui tendit la main, chassant le chat roux qui s’éloigna en maugréant. Il accepta son invitation et ensemble, ils partirent vers la ville.

Le fond de l’air avait une vague odeur de pourri. Ce remugle ancestral, essentiel à la qualité de l’atmosphère mélandienne, avait prit naissance sur le cadavre d’un rat, deux siècles plus tôt, à la faveur de la conjonction malheureuse d’une averse torrentielle (avec pluie de grenouilles) et d’une demi-journée de canicule humide et harassante. Depuis, la puanteur s’était promenée, de ruelle en toiture, de caniveau en vide-ordures, tantôt ténue, tantôt puissante, se nourrissant et s’abreuvant dès que possible, des habitudes détestables des créatures qui hantaient le quartier. Pisse de chat, crotte de kobold, la délicate senteur printanière des aisselles d’un ogre en maraude, un fromage avarié jeté sur la voie publique, le vent sauvage d’un elfe qui a mangé trop de flageolets, les bottes d’un hobgobelin qui ne s’est jamais lavé les pieds et qui approche de l’âge vénérable (pour un hobgobelin) d’une quinzaine d’années… Le fumet exquis mais létal du ragoût que l’on sert à la Chimacienne, les draps de lit au Luménien Noyé, l’haleine de bouc d’un bouc, justement, qui sert de poubelle de table à la Taverne de la Gorgée d’Orge, les effluves délicatement écoeurantes des savons parfumés des Thermes de la rose fanée…
L’odeur primale de la cité du chaos flotte, se renforce, se partage, personne ne peut l’ignorer, personne ne peut passer son tour, mais quelque part, tout le monde y participe, même à son corps défendant… Chaque Mélandien met quelque chose de lui-même dans la fragrance unique de sa cité. Un bel exemple de communauté, vraiment.
On ouvre les fenêtres dans les ambassades cossues des cités étrangères, et le parfum est là. Il s’offre aux narines des conseillers et des mendiants, se glisse dans les villas de la haute, dans le lit des ouvriers, la cachette des mercenaires, trouve le nez de chacun, du chien, du gnoll, du vampire. Il embaume dans les temples sinistres des divinités sanguinaires. Il s’invite dans les rues commerçantes, forcissant à chaque échoppe, se ressource au cimetière, explose dans les égouts.
Généreux, il se livre, s’impose, s’accepte.
A une exception près.

« Brisquette, j’crois qu’j’ai attrabé un birus. »
« Un quoi ? »
« Un birus. »
« Oh. »
« Je bais boir au temble. S'ils ont un rebède. »
« Un conseil : profite. »
« Brofite ? »
« Du fond de l’air. »
« J’sens blus rien. »
« Justement. »
Tar’Ael Velluthra secoua la tête, interdit, puis haussa les épaules, et se mit en route.

Quête : Les Squelettes du Placard
Chapitre 12. Les pots cassés (suite).

Le trio quitta les quais en empruntant un escalier glissant et couvert de mousse qui descendait vers une plateforme vaseuse en contrebas, sur laquelle Taliesin n'aperçut que des loques, de vieilles caisses vermoulues, ce qui ressemblait à un cadavre de rat géant, et autres détritus de toutes sortes. Il y avait peut-être là une sorte de hutte... mais c'était sans doute une illusion.
" Je suis désolé, c'est pas très ragoûtant..." dit Baptiste avec une grimace.
Il y eut un mouvement en contrebas et Aaron porta la main à son arme, par réflexe. Puis une longue silhouette s'extirpa de l'ombre et les regarda approcher. Taliesin reconnut un elfe passablement crasseux, les cheveux filasses cascadant sur ses épaules, et les vêtements en lambeaux. Sous la couche pestilentielle qui le recouvrait, il était plutôt beau, pour ne pas dire vraiment bien de sa personne. Mais il fallait chercher loin. Et il y avait une lueur rougeâtre dans ses prunelles qui indiquait qu'il n'était probablement pas aussi elfique qu'il n'y paraissait. Son expression se modifia du tout au tout quand il aperçut le barde. Un sourire éclatant anima son visage et il fit trois petits bonds sur place.
" Un elfe du soleil ! glapit-il joyeusement. Un elfe du soleil ! Pour moi ! Merci ! Enfin ! Bravo ! Un elfe du soleil ! Par ici, par ici !"

Taliesin dut faire un violent effort pour ne pas ralentir, pour ne pas aussitôt serrer la poignée de sa dague.
-Que lui as-tu promis pour qu'il veille sur Guéric ? murmura-t-il à Baptiste. Ne te méprends pas : je ne te reproche absolument rien, tu as agi au mieux, vraiment. Mais il faut juste que je sache ce qui m'attend... et que je me prépare a réagir en fonction.
L'être dont ils s'approchaient ne lui disait en tout cas rien qui vaille.

" Je n'ai rien promis du tout ! se défendit Baptiste. Mais il n'a pas toute sa tête... Je ne crois pas qu'il soit dangereux. Il raconte beaucoup de choses incompréhensibles... La dernière fois, il y avait une fille avec lui, elle avait l'air moins... frappée. Mais je la vois pas. Elle est sans doute aller voler une bourse ou dénicher de la nourriture."
L'être dépenaillé leur faisait des signes de bienvenue, tout en trépignant de bonheur.
" Mais approche donc, voyons ! finit-il par dire avec une certaine impatience. Je ne vais pas te manger ! Ce serait... du gâchis ! Je vais juste palper un peu.
— Je n'ose pas imaginer le million de miasmes qu'il y a sous chacun de ses ongles." souffla Aaron.

Ne pas grimacer, paraître affable...
-On ve essayer la voie de la diplomatie, souffla-t-il au clerc. Après tout, j'ai passa la soirée à me faire peloter par cette démone de Meloenn, alors ça peut difficilement être pire... Tu en seras juste quitte pour me préparer un bain à moi aussi. Mais au cas où ça dégénère, on se tient prêts à... l'éliminer.
Et, rassemblant son courage, il se rapprocha.

Taliesin franchit donc les derniers mètres le séparant de la créature. Celle-ci avait plus ou moins la même taille que lui et elle posa les mains sur ses épaules, comme le font les vieux amis. Puis, se penchant, elle le gratifia d'un baiser sonore sur son front. Trop tard pour se dégager.
" Que tu es beau ! Que tu es magnifique ! Inespéré ! Et ce sang puissant qui coule dans tes veines exquises ! Chaud, et rouge, et magique, et formidable ! Et ce regard ! Et ces cheveux ! J'ai presque les mêmes, tu sais, mais... heu... L'air mélandien n'est pas très bon pour les cheveux. Ni la Houleuse. Chaque fois que je les lave, ils sont encore plus sales après, c'est quand même bizarre. Je croyais que c'était de l'eau, moi, dans les rivières. Enfin. Je vais t'appeler Soleil de Lumière Eblouissante. C'est un beau nom. Ça fait Solueb, si je raccourcis. Bon, Solueb. Je suis ravi que tu sois venu pour le sacri... enfin le... la fête. Ce sera une super fête. Il y aura même un feu d'artifice ! Mais je crois que tu ne... seras plus là pour le voir. Mais je te raconterai. Avant."
Il lui toucha la gorge, passant un doigt un peu visqueux sous son menton.
" Formidable. Mais, heu... Ma vierge est partie en promenade. Avec le chat. Et je sais où trouver des dindes. Il va me falloir un jour ou deux pour tout rassembler."
Un pli creusa son front.
" Ecoute. Tu ne pars pas de Mélandis, d'accord ? Tu me donnes une adresse ? Je viens te chercher quand tout est organisé. Ça marche ? Super ? Tu signes ? Tu as une tête honnête. Je sais que je peux te faire confiance. Ça va être spectaculaire. Merci. Vraiment. D'avance et de tout coeur."

Baptiste avait raison : cette... créature... était totalement folle, ce qui la rendait inoffensive. Enfin, presque...
Par conséquent, il choisit de cacher son dégoût, de supporter les attentions dont il était l'objet, d'afficher une mine radieuse.
[color=#FFFFF66]-Oh, soyez assuré que je ne quitterai pas Melandis : je ne voudrais surtout pas manquer cette fête. Pour rien au monde ! C'est tellement difficile de participer à des réjouissances dignes de ce nom dans cette ville, tellement difficile de trouver des convives à la hauteur ! Alors bien sûr, je vais vais vous dire où j'habite...[/color]
Et de lui donner une adresse immédiatement voisine des Thermes de la Rose Fanée : peut-être comprendrait-il que prendre un vrai bain lui ferait du bien ? Quoiqu'il en soit, il espérait que son interlocuteur ne s'opposerait pas à ce qu'ils embarquent le malheureux Guéric...

" Merveilleux. Tu es un frère."
Le pouilleux étreignit Taliesin avec chaleur, en lui transmettant au passage une couche généreuse de ce qui le recouvrait.
" Enfin, pas vraiment un frère. Plutôt un frère ennemi. Ou maudit. Enfin, maudit, c'est moi. Mais bon, on s'en fiche."
Il sourit puis son regard alla vers Baptiste.
" On se connait, non ? Mais je suis pas sûr que j'ai encore envie de te connaître. Maintenant que j'ai un nouvel ami, tout ça, tu sers plus à rien. Puis t'es pas une vierge, t'es pas un elfe du soleil, ni une dinde, ni un chat roux. Alors quoi ? Pourquoi t'es encore là ?"
Le petit garçon eut un sourire. Aaron s'était détourné, soit pour cacher son rire, soit pour boucher son nez.
" Je sais. J'allais partir. Mais mon ami le halfelin non plus, c'est pas une dinde.
— Le... halfelin... Aaaah !"
Il fit un pas en arrière.
" Emmène-le vite. Si mon ami..."
Il observa Taliesin comme s'il le découvrait.
" Tu as une tête à t'appeler Rayon Mordoré du Matin, on te l'a déjà dit ?"
Il revint à Baptiste.
" Si mon ami Ramoma voit ton halfelin tout pourri, il va partir. Prends-le vite !"
Il paraissait clair que l'habitant du pont ne supporterait pas que Taliesin s'approche de sa hutte putrescente sans faire une crise cardiaque, aussi Baptiste fut-il forcé de tirer sur la cape d'Aaron. Le clerc de Sunie vira au pourpre, c'était manifestement trop pour lui...

Les yeux de l'étranger papillonnèrent de plaisir et il demeura un instant la bouche entrouverte, avant de s'avancer d'un pas, pour glisser quelques mots à l'oreille du barde.
" Il y aura des vierges. Et du miel. Et des dindes. Et toi et moi, et le vortex. Oups. Je n'ai rien dit."
Ensuite, il recula et se dirigea vers la petite hutte, dans laquelle il entra à quatre pattes, avant d'en ressortir, Guéric entre les bras. Pendant un moment, il l'observa avec une mine presque angélique, puis sembla se reprendre et vint l'apporter au barde.
" Attention, ça ne se mange pas, ça mord, et ça transporte plein de maladies."
Malade, Guéric le paraissait bien. Taliesin vit tout de suite qu'il avait de la fièvre et son ventre bandé semblait étrangement gonflé. Il était vivant, cependant, comme Baptiste l'avait dit.
" Je me réjouis ! Je me réjouis ! répéta la créature en trépignant.
— On ferait mieux d'y aller, proposa Aaron d'une voix étrangement nasillarde.
— Rabat-joie d'humain moche ! Tu ne peux pas comprendre !" glapit le fey'ri (si c'en était un), tandis que Baptiste et le clerc battaient déjà en retraite.
Il baissa ses yeux rouges sur Taliesin.
" Ne m'oublie pas. Je t'aime déjà. Nous ferons de grandes choses. Surtout moi. Mais avec toi. Surveille bien ton sang et ta gorge, à Mélandis, on ne sait jamais. Lui, tu peux le jeter dans la Houleuse, c'est rien qu'un halfelin. Mais pas sous mon pont. Y'a déjà trop de crasses."

Il acquiesça, affichant toujours son sourire béat.
-Je suivrai scrupuleusement vos conseils et, sitôt débarrassé de ces trois gêneurs, j'irai vous attendre dans mon appartement.
Il poussa un soupir déchirant.
-Ah, vous laisser me brise le cœur ! Je me languis déjà de vous ! Mais je dois veiller à ce que personne ne puisse perturber les réjouissances. Veiller à être prêt, pour ne pas vous décevoir...
Il recula de quelques pas.
-A très bientôt. Je vous aime déjà, moi aussi...
Et de tourner les talons, pour emporter Guéric loin de cet endroit, loin de cet être...

La créature du pont ne tenta pas de les retenir et ils purent, au prix de quelques glissades, rejoindre la rue, plus haut. Ils s'éloignèrent rapidement, histoire de s'assurer qu'ils ne seraient pas suivis, mais rien ne devait émerger des abords de la Houleuse.
" Je vais requinquer ce jeune homme avant que nous ne regagnions le Temple, dit Aaron en écartant les linges qui enrubannaient Guéric. C'est un miracle qu'il soit encore vivant. Je n'ai pas de quoi soigner ce qui l'afflige, cela dit, mais un peu d'énergie vitale suffira à le faire tenir."
Il incanta aussitôt et ses mains s'emplirent d'une énergie rose et rouge, qui battait comme un coeur entre ses mains. Il l'insuffla ensuite au halfelin, lequel bougea dans les bras du barde, mais sans s'éveiller. Il était toujours brûlant et dégageait une odeur infâme qui n'était pas due qu'à ses nippes. Baptiste semblait embarrassé, mais il ne dit rien. Quelques minutes plus tard, ils repartaient dans les rues, sous un ciel désormais gris sombre. L'aurore était proche.
" On va aller à quel Temple ? demanda Baptiste, d'un ton un peu soupçonneux.
— Au Temple de Moandre, bien sûr !" rétorqua le clerc.
Le gamin fit la grimace, mais devant la mine apaisante de Taliesin, il n'osa pas protester.