La Couronne de Cuivre

[Arrivant de l’Antichambre]

Après avoir froidement remercié le fonctionnaire, Sylveneïssa avait parcouru non sans hésitations et quelques détours le trajet conduisant du Havre bourgeois à l’esplanade impériale. Elle avait vu progressivement disparaître les grands domaines et les jardins, les rues s’étaient faites un peu plus étroites, s’étaient bordées de boutiques de moins en moins luxueuses, qui avaient même fini par déborder sur les trottoirs - puis les étals et les passants étaient devenus si nombreux qu’elle avait eu de la peine à progresser au milieu de la foule, et que la cacophonie des vendeurs à la criée l’avait presque assourdie. Pour la première fois, elle avait crispé la main sur son arme, sentant qu’on la bousculait un peu trop, et trop souvent, pour que ses maigres possessions se trouvent tout à fait en sécurité. On l’avait mise en garde contre les humains – voleurs d’espace et de mémoire, avides d’or et de longue vie. Leur jalousie, leur ambition. Ils entrent partout. Ils prennent tout, seule la mort les arrête. Nous devons savoir ce qu’ils préparent, mais ils ne doivent pas nous découvrir. Retrouve ta sœur si tu le peux, essaie de savoir ce qu’il veulent, mais n’oublie pas : ils ne doivent pas nous découvrir.

Par bonheur, l’elfe ne payait pas de mine, avec sa cuirasse usée par les intempéries. Peut-être son épée fit-elle aussi réfléchir les tire-laine… Toujours est-il qu’elle était complètement égarée, ici. L’homme lui avait dit de chercher les toits libres. Elles en trouva plusieurs, et assez rapidement : même des humains ne pouvaient supporter de vivre dans un coffre aveugle, où tous les orifices sont bouchés pour mieux faire obstacle au soleil… Mais où trouver leur propriétaire ? demander aux gens qui vivaient à côté ?

Le soleil, justement, déclinait rapidement. S’enfonçant dans une ruelle latérale, Sylveneïssa frappa à une porte de maison condamnée, qui ne lui renvoya évidemment aucune réponse. Sortant sa lourde épée de son fourreau de cuir, elle enfonça la porte et fit quelques pas prudents sur le plancher. La maison était effectivement déserte, et passablement poussiéreuse. Elle entendit japper, à la cave. Un sourire sur les lèvres, elle referma la porte, puis descendit quatre à quatre les marches de l’escalier, pour se retrouver nez à truffe avec quatre ou cinq molosses faméliques qui lui montraient les crocs. Derrière eux, des odeurs d'urine et d'excréments, de pourriture et de poil mouillé. Cet endroit était devenu leur repaire, le soupirail leur servant d'unique voie d’accès.

Elle s’accroupit. Son regard doré se mit à briller étrangement. Les grognements disparurent tandis que les chiens des rues la reniflaient, surpris. Elle se déshabilla tandis qu'ils continuaient de s'interroger sur son odeur. Mais quand un loup argenté se dressa fièrement au milieu d’eux, en lieu et place de l’elfe, leur chef, un vieux dogue, l’attaqua. Ils roulèrent l’un sur l’autre, les crocs enfoncés dans la fourrure de l’adversaire, cherchant la jugulaire. Le dogue était courageux mais le loup était plus rapide et plus fort. Le combat dura jusqu’à ce que l’ancien meneur, la queue arrachée, sanguinolent, détale sans demander son reste. Les autres couchèrent les oreilles et couinèrent vaguement en signe de soumission. Le loup aux yeux d’or, une estafilade sur la patte avant gauche, une touffe de queue de dogue dans la gueule, gronda brièvement.

« Parfait. Ce sera ma tanière, et vous serez ma meute. »

Le grand loup argenté avait commencé par s’installer dans son nouveau repaire. Il avait mordillé l’oreille de ses nouveaux lieutenants, piétiné longuement leur amour-propre, pour tester leur obéissance. Puis il avait marqué son nouveau territoire. Après avoir déchiqueté tout ce qui appartenait au précédent meneur, il s’était frotté longuement aux murs, aux chiens, et avait semé son urine en tous points de passage. Ces divers exercices l’avaient occupé jusqu’à la nuit et au-delà : ce n’est que lorsqu’il avait deviné la montée de la lune que le loup s’était enfin décidé à sortir par le soupirail, suivi de sa nouvelle meute, pour l’heure composée de trois chiens faméliques et apeurés.

Il entrevit à peine le croissant de la lune derrière les toitures. Les odeurs de la rue, en revanche, décuplées par la métamorphose, assaillirent aussitôt sa truffe.

« Qu’ont-ils fait du désert, grogna-t-il à l’attention des chiens. Ici je sens seulement viande froide, sueur, peur, pourriture. Ils vivent au milieu de leur mort.»

Elle parvenait à communiquer avec les animaux les plus proches de sa propre espèce ; bien sûr, les chiens n’avaient pas la promptitude d’esprit des lycanthropes, mais elle pouvait déchiffrer leurs grognements, leurs attitudes, et les traduire presque inconsciemment en langage articulé.

« Les humains jettent, oublient. Nous nous nourrissons de leurs restes », expliqua de mauvaise grâce un bâtard court sur pattes. « Le désert est bien plus dangereux pour nous… »

Pour toute réponse, le loup argenté s’aventura dans une nouvelle ruelle, l’odorat aux aguets. Il n’y avait que sous cette forme qu’il pouvait espérer repérer l’odeur qui lui importait entre toutes… au milieu de tous ces parasites écœurants.

« Le désert… Tu en viens ? » risqua un autre.

Le loup dodelina lentement de la tête. « Jamais vu mon semblable? Jamais entendu parler d’un autre ? J’ai laissé ma meute au-delà du désert, dans la forêt des Pierres Aînées. Je dois retrouver ma sœur. »

Quatre corniauds peu avenants aboyaient à destination du petit groupe, au bout de la ruelle, leur faisant ainsi savoir qu’ils approchaient des limites de leur territoire et qu’il vaudrait mieux pour eux rebrousser chemin.

Le loup montra les crocs et commença d’esquisser de curieux déplacements latéraux en guise d’avertissements. Les chiens les ignorèrent, décidés à combattre, loup ou pas.

« Je défierai tous vos petits chefs, gronda-t-elle. Les uns après les autres, jusqu’à ce que je la retrouve. Faites-le savoir. »

Et, suivie de ses acolytes, les babines retroussées, elle se jeta dans la bagarre, toutes griffes dehors.

Adossée aux marches poussiéreuses de l'escalier, Sylveneïssa reprenait difficilement son souffle. La bagarre entre chiens des rues avait plus mal tourné cette fois-ci que la première et, malgré la blessure mortelle que le loup argenté avait réussi à infliger à son adversaire, sa petite meute, submergée par le nombre, n'avait dû la vie sauve qu'à une prompte retraite.

Elle gisait à présent dans la pénombre, consciente du jour qui se levait derrière le soupirail. Les chiens la reniflaient avec une défiance inquiète depuis qu'elle avait repris forme humaine, leur esprit lui étant désormais fermé. Tous portaient les stigmates plus ou moins graves du dernier affrontement. Néanmoins, ils n'osaient partir, la reconnaissant malgré tout pour leur chef, qu'ils craignaient...

"Tant pis. Il y aura d'autres nuits. Je trouverai ma soeur!"

L'elfe extirpa de son paquetage un linge malpropre qu'elle déchira afin d'en envelopper son oreille sanguinolente. Avisant une estafilade au bras, elle la nettoya de grands coups de langue appliqués, avant de songer qu'elle n'avait plus de fourrure et qu'il était temps de se rhabiller: l'instinct animal mettait toujours quelque temps à se résorber.

Dehors, la rue s'animait peu à peu. Les animaux avaient laissé la place aux humains, passants, carrioles, marchands, tire-laine, esclaves. La cacophonie prenait de l'ampleur. Sylveneïssa se rappelait son projet de monter un commerce de tanneur, et pour cela d'avoir besoin de louer le bâtiment. Ou plutôt, elle songea: "Une tanière contre du métal. Tous des fous..."

Un peu plus tard, elle quittait la maison abandonnée pour frapper à la porte la plus proche, demandant à qui était le toit voisin. Le propriétaire la renvoya à un autre, qui habitait deux rues plus loin. Elle parvint à conclure un contrat de bail sans rencontrer trop de difficultés, la bicoque étant dans un état de délabrement avancé. Restait à en envisager la restauration...

Toc, toc. Pourquoi frapper aux portes quand il suffisait de les pousser? Qui pouvait bien venir à elle, alors que les humains ne la connaissaient guère et que les chiens passaient par la cave? Rien à voler ici. Même le bois pourri ferait un mauvais feu.

Après un temps de réflexion, Sylveneïssa décida qu'il n'y avait sans doute pas de péril – bruire ou hurler: le prédateur n'avertit pas sa proie. Ayant mentalement vérifié qu'elle avait bien toute l'apparence ordinaire d'une elfe en sueur, l'épée au poing, elle alla entrouvrir la porte, dardant un regard fixe sur ce qu'elle découvrait.

Un elfe se tenait dans l'encadrement de la porte. Jeune et fluet, il était vêtu de vêtements simples mais en bon état ; les tons rappelaient les forêts dont il semblait issu. Il voulut parler, mais toussota auparavant. Sa timidité l'empêchait de prendre aisément la parole.

"Madame. Excusez-moi d'ainsi faire intrusion chez vous, mais l'on m'a dit que je pouvais vous trouver ici... pourrais-je vous entretenir d'une conversation quelque peu délicate ? Euh... rien de personnel, je vous assure" il rougit bêtement, bafouilla, puis tenta de se rattraper. "En fait, je suis ici pour vous demander si vous accepteriez d'effectuer un voyage. Mais je ne puis vous en dire plus ainsi, aux regards de tous... peut-être... puis-je entrer, l'espace de quelques instants ?"

Durant tout ce discours, Sylveneïssa n'avait pas réagi une seule fois, le masque qui lui tenait lieu de visage n'exprimant rien de plus qu'une attention soutenue. En réalité, elle éprouvait beaucoup de difficultés à suivre le raisonnement de son visiteur (surtout quand l'autre disait qu'il ne s'agissait de rien de "personnel", alors qu'ils étaient bien deux personnes se parlant?)...
Elle ressentait cependant un vague soulagement d'avoir affaire à un individu qui se rattachait un tant soit peu à sa race. Des elfes des bois, outre les rares contacts avec ceux qui vivaient non loin de sa meute, elle n'avait jamais rien appris que de bon. Ils comprenaient la terre...

Elle ouvrit la porte davantage, afin de libérer le passage au nouveau venu.

"Venez. Large est mon antre..."

Quand l'inconnu se fut aventuré plus avant dans la pénombre elle referma la porte ainsi que la fenêtre la plus proche, avant de froncer les sourcils dans un effort de remémoration.

Qu'avait-il dit déjà ? Il voulait qu'elle parte... Elle qui arrivait à peine en ville. Pour qui, pour quoi?

"Etonnement. La route était déjà longue jusqu'ici. Mais tout de même, parlez-moi du voyage..."

L'elfe entra, n'osant poser son regard nulle part, de crainte d'être indiscret. Il avait perdu assez bien de sa spontanéité naturelle en vivant à Melandis.

"Voilà. Je me nomme Aëlfidel, et je suis un elfe de la forêt, comme vous avez dû vous en rendre compte. Je vis ici depuis de trop longues années maintenant, et je le regrette... j'ai perdu beaucoup de choses à Melandis, et je ne puis qu'espérer qu'il ne vous arrive la même chose, ma Dame. Mais je ne suis pas venu vous conter ma vie, excusez-moi." Il se tortillait nerveusement les doigts.

"J'ai encore quelques contacts avec mon peuple, et j'ai eu vent de votre venue en ces lieux sordides. C'est pour cela que je vous ai retrouvé facilement, ne craignez pas une tentative d'assassinat. Euh... voilà. Un haut-mage d'Éternelle Rencontre a demandé à ce que soit convoyé une cargaison de minerai depuis Dorrandin jusque là-bas. Le périple est long, il ne peut le réaliser lui-même, et de plus, pour entrer dans la nation, vous savez qu'il faut obligatoirement être un elfe... ce qui limite fortement les possibilités d'envoyer un émissaire..."

Il toussa une nouvelle fois.

"L'idée de vous y envoyer, c'est que... voilà, les lytharis sont connus pour être honnêtes et courageux. Deux conditions indispensables, car la réussite de ce voyage est primordiale pour la survie d'Éternelle Rencontre... ce minerai est vital dans la composition d'un sortilège très important pour la défense de l'île, sans cesse attaquée par les humains et leur soif de richesses...." il grimaça. "Les rapports que nous avons avec les lytharis sont rares mais cordiaux, et nous connaissons votre valeur." Il laissa passer un petit temps, puis, timidement, reprit : "Accepteriez-vous de faire partie de ce voyage ?"

Eternelle Rencontre. Bien plus qu'un simple nom à ses oreilles: un mythe. Le rêve de la Retraite elfique. Fuir. Une solution que son peuple n'envisageait pas encore, et qui mériterait pourtant d'être explorée. La légendaire cité des elfes du soleil... Sylveneïssa n'aurait pas deux occasions en sa vie de visiter un tel endroit, elle le savait bien. Venir à Melandis, aux yeux des siens, était déjà le comble de l'aventure.

Mais justement, se reprit-elle, elle était venue pour la meute et avait des devoirs envers elle. Sa mission. Sa soeur. Comment alors envisager de les laisser en plan, de disparaître à son tour sans laisser de trace...

"Vous saviez que je venais. Peut-être alors savez-vous aussi que je ne suis pas la première... Une autre de ma race: Lindorë. Nous pleurons sur sa perte... cherchant un corps à enfouir dans la terre des aînés."

L'elfe baissa la tête, n'osant plus regarder Sylveneïssa dans les yeux.

"Je... je vois. J'ignorais que vous étiez venue pour cela, précisément. Si je l'avais su, je vous aurais contactée plus tôt afin de vous dissuader d'entrer dans ce trou infect... votre sœur a... est passée du mauvais côté. Elle a été convertie au mal, et a intégré une guilde de trafiquants en ville. Je... n'ai guère plus de détails, mais la nouvelle nous a grandement affectés."

Il était cramoisi.

Un léger frémissement du nez, une crispation des lèvres, un repli des paupières: la colère. La colère et l'incompréhension.

"Cela ne se peut pas. Un elfe peut embrasser le Mal mais l'un des nôtres ne peut pas se détourner de sa Meute. Le sang, l'instinct... Ce serait comme de s'arracher la viande."

Puis, comme elle voyait que l'autre s'abstenait prudemment de répondre, elle finit par hocher la tête, incrédule. Elle connaissait Lindorë depuis son premier hurlement, ce n'était pas possible.

"Je voudrai vérifier. Si vous dites vrai, alors peut-être pourrai-je écouter votre offre. Mon autre mission peut attendre, mais vous devez savoir: c'est un très long voyage ; pour moi, un abandon. Les lytharis sont elfes mais ont leurs propres peines. Qu'y gagner? Dites-moi cela. Dites-moi où je peux la trouver. Dites-moi où je peux vous trouver après."

Il releva la tête, et bredouilla :

"Précisément, j'ignore où elle se trouve. Je sais que sa guilde l'emploie comme voleuse, notamment, dans ce quartier... les riches commerçants ont des bourses qui intéressent les marauds. Je l'ai déjà vue, en plein jour, crapahuter dans les rues non loin d'ici."

Il soupira, puis s'excusa : "Je ne voulais point vous apporter de mauvaise nouvelle, mais la destinée en a décidé autrement... quant à la vôtre, elle vous appartient ; cependant, rien ne vous retient, ici, tandis que ce voyage peut apaiser votre âme, vous apporter réconfort et sagesse. Les hauts-mages d'Éternelle Rencontre ont un savoir incommensurable, même et surtout sur la nature. Je suis certain que vous y passeriez de très longues journées à apprendre, sans cesse... mais, c'est à vous de décider. Si... si vous acceptiez, attachez simplement un tissu rouge à votre fenêtre. Je passe par cette rue tous les jours, je le verrai sans nul doute."

Elle marchait rapidement, pour constater que la bâtisse ne comptait que deux murs donnant vers la rue, et dont toutes les ouvertures étaient fermées de volets ou de barres métalliques impossibles à traverser, même pour un enfant. Force lui était donc de passer par la porte d'entrée, si elle voulait s'assurer que sa sœur était dans ce fouillis indescriptible de bruits et d'odeurs toutes plus déplaisantes les unes que les autres...

Alors qu'elle revenait vers la porte, un homme poussa précipitamment cette dernière, et courut dans la rue comme s'il avait Myrkul à ses trousses. Juste après survinrent deux brutes, dagues au clair, maugréant des injures et regardant le fuyard s'en aller les jambes à son cou. Comprenant qu'ils ne pourraient le rattraper, ils firent demi-tour. L'un d'eux aperçu alors Sylveneïssa, et l'avisa :

"Alors, mignonne, tu veux aussi boire un coup ? Ou tenter, comme l'aut'là, nous voler ? L'a failli repartir avec une main en moins, ha !"

Elle hocha la tête. Boire ne la tentait pas. Ces breuvages étranges dont elle retrouvait des relents jusque dans leur haleine ne valaient pas ce vin elfique que les elfes de cuivre daignaient marchander quelquefois. Et de très loin. Autant comparer du jus de chaussette à de l'ambroisie...

"Non. En fait..."

Ces hommes exsudaient l'agressivité et la frustration. Et ils chassaient presque la même proie... Après un temps d'hésitation, elle décida de tenter quelque chose.

"En fait, j'ai été volée par un de ses frères, mais une femelle, cette fois. Une elfe, comme moi. Petite, les yeux jaunes. Elle s'est réfugiée dans la taverne et je... répugne à la suivre, mais si vous la faites sortir comme l'autre..."

Elle montra son épée.

"...je saurai l'accueillir."

L'autre se para d'un grand sourire et ricana :

"Mouais, je vois qui tu veux dire. Une jolie mignonne, dans ton genre d'ailleurs... quoique moins farouche, hé hé... mais dis-nous, pourquoi qu'on irait te la chercher, ta copine ? On est pas tes larbins, mmh ?"

Pour l'instant, aucun des deux ne montrait de signe d'agressivité. C'était déjà un bon point, étant donné leur apparente capacité à se battre.

Elle n'avait rien de particulier à leur offrir, n'était un bon spectacle. Aussi ajouta-t-elle, en affichant sur ses lèvres un demi-sourire qui n'atteignait pas son coeur.

"Peut-être par curiosité, peut-être par jeu: ce ne sera pas une rencontre d'amies. Et... en retournant là-bas, je ne pense pas que vous aurez envie de garder d'autres de ces voleurs trop près de vous. Si?"

Elle humecta ses lèvres, en un mouvement qui rappelait involontairement le loup au repos se léchant les babines.

L'un des deux videurs grogna, puis se contenta de désigner le bouge du pouce, en maugréant.

"Mouais, bon. Vas-y. Mais pas d'embrouilles, sinon tu r'sors les pieds d'vant. Allez, ouste."

L'elfe ne broncha point, se contentant d'entrer dans la taverne. Ce qu'elle y vit lui souleva le coeur... outre l'odeur suffoquante de tabac, de bière, de sueur et de renfermé, le spectacle qui s'offrait à elle était pour le moins déplaisant... des lutteurs, dans un coin, se bastonnaient sous les cris de parieurs à moitié ivres, tandis qu'à côté de l'entrée, un nain ronflait, la bouche ouverte et un filet de bave lui coulant sur la barbe, alors qu'un autre "client" lui faisait mine de rien les poches.

Plus loin, des filles passablement peu couvertes vendaient leurs charmes vérolés à des manants pour le moins répugnants de crasse.

Sylveneïssa ne pouvait rester là très longtemps sans craindre de s'évanouir ; mais elle aurait été bien en mal de savoir si c'était tant pour la vue dégradante de cet étalage de décadence, que pour les effluves lourds et écoeurants qui lui bouchaient l'odorat surédveloppé dont elle bénéficiait.

Nulle trace de sa soeur, pour l'instant, en revanche, mais le brouillard ambiant y était sans doute pour quelque chose.

Sylveneïssa eut tout le temps de regretter de n'avoir pas réussi à faire sortir celle qu'elle venait voir. Drappée dans sa cape, elle se fraya comme elle put un chemin tortueux au milieu des tables branlantes, des ivrognes et des filles, en s'efforçant de ne pas trop se faire remarquer; l'elfe ne tenait pas à engager à nouveau la conversation, ni à provoquer quelque complication que ce soit.

Impossible de pister l'odeur de Lindorë au sein de cette cacophonie olfactive, et ses yeux ne l'aidaient pas beaucoup plus: un vague brouillard de vapeurs éthyliques et de tabac nimbait l'ensemble. Elle entreprit alors de quadriller méthodiquement la taverne, tout en tentant de repérer d'éventuelles annexes, à l'arrière-salle.

Vous osez mépriser les bêtes? Pourceaux des marécages. Votre "civilisation" ne vaut pas la terre qui l'enfouira.

Elles avaient grandi ensemble. Chassé ensemble. Partagé le secret de leurs premiers mâles. Lindorë était bien la seule personne en cette ville à pouvoir dire d'où provenait la peau de loup argentée que Sylveneïssa gardait toujours dans ses bagages. Sylveneïssa était la seule à savoir l'histoire de la longue cicatrice pour l'heure invisible que Lindorë portait au sein. Elles avaient été inséparables, autrefois. Si proches qu'on les avait dites soeurs. Autrefois: un an plus tôt. Un an à peine.

Autrefois, pour leurs retrouvailles, elles se seraient sauté au cou l'une de l'autre, en riant. Un an plus tard, le destin les remettait face à face, et leurs regards sans complaisance se jugeaient de part et d'autre de la civilisation: elles étaient devenues pis que des étrangères. Car Lindorë en voulait à Sylveneissa de l'avoir retrouvée, de la confronter à ses choix. Et Sylveneïssa, comprenant qu'il n'y avait plus à rien à tenter, rien à sauver de leur vieille amitié, se reprochait déjà d'avoir voulu contempler ce qu'elle voyait.

"La meute n'a pas de nouvelles de toi depuis un an et plus. La meute te croit morte, commença-t-elle d'une voix rauque. "Je t'ai crue morte. Je devais rapporter ton corps..."

Le regard dur de la lythari disait assez le fond de sa pensée: si Lindorë était bien devenue ce qu'elle paraissait, mieux aurait valu qu'elle soit morte.

"Qu'as-tu trouvé ici de plus fort que le sang?"

La jeune femme resta un instant sans mot dire. Ses yeux trahissaient sa nervosité, mais aussi, et plus fortement, sa colère. D'être interrompue dans sa transaction ? D'être hantée par un fantôme du passé ? Des deux à la fois ?

"La meute aurait mieux fait de me ficher la paix. Je n'en veux plus... je pensais que ce serait évident pour toi, en me voyant ici... oh, bien sûr, tu as... non, vous avez toujours été tellement stupides et aveugles face à la réalité des choses ! Mais tu espérais quoi, en venant à Melandis ? Me retrouver, telle un petit chiot perdu, et me ramener auprès de ma maman, hein ? Tu t'imagines que je suis partie sans motifs ? Sans volonté ?"

À mesure qu'elle discourait, son ton haussait, ses yeux pétillaient de colère, et ses babines prenaient une apparence presque canine...

"Ce que j'ai trouvé ? La vérité. Le monde tel que vous l'imaginez n'a rien à voir avec ce qu'il est ! Parcours un peu cette ville, et tu sauras, toi aussi ! Mais... je suis bête, jamais tu n'accepteras de croire tes yeux..."

"Si: mes yeux me disent que la cité t'a volé ton instinct, que tu es devenue comme eux, et je les crois... Tu me demandes si je ne suis venue que pour toi? Non, bien sûr. Tu avais une mission en venant ici - observer, décrire, raconter. C'est aussi à moi de la reprendre.

Et je veux comprendre. Tu parles de vérité, de réalité. Ces mots n'ont pas de sens: Melandis n'est pas plus "réelle" que la vie que tu menais avant. Qu'a-t-elle donné que la meute ne te donnait pas? "

Elle détailla l'accoutrement de la jeune femme, se souvint de la posture dans laquelle elle l'avait surprise. Et se lança dans l'inventaire.

"Des vêtements qui ne tiennent pas chaud, ouverts sur les mamelles: des signaux pour les mâles. De l'alcool fermenté qui tourne la tête... Des rondelles de métal. Et cette substance étrange dans tes mains, qui a détruit ton corps... Tu as vieilli.

Je dois oublier quelque chose?"

A l'écoeurement que Sylveneïssa avait ressenti en voyant ce en quoi Lindorë s'était transformée, succédait à présent l 'incompréhension pure: ici, son ancienne compagne s'empoisonnait, se desséchait plus vite, s'étiolait dans la maladie. S'aigrissait. Seule. Comment pouvait-elle en prime se croire privilégiée?

Lindorë sourit à sa sœur.

"J'étais dubitative, tout comme toi, avant de tenter... comment pouvait-on imaginer se... détruire ? À quelles fins ? Je pourrais t'en parler pendant des heures, mais tu ne comprendrais pas. Je n'ai compris qu'en tentant l'aventure... et depuis, me voici. Je me suis fait un réseau d'amis... un peu comme moi, finalement. Ils cherchaient à découvrir, ils l'ont fait, et maintenant, ils veulent aller plus loin. J'essaierai aussi. Et toi ?"

Sylveneïssa hocha la tête, incrédule.

"Des herbes mauvaises, Lindorë. Du poison et des rêves. Autrefois, nous n'avions besoin que du ciel pour rêver."

Elle hésitait à présent, ne sachant quel comportement adopter. Un instant, quand Lindorë s'était mise à sourire, elle avait presque cru avoir retrouvé sa soeur, espéré même qu'il leur serait possible de... Mais c'était avant que cette dernière ne prononce ces paroles insensées. Elle ne pourrait pas, à elle seule, l'arracher à cela; il était déjà trop tard.

"La meute saura ta décision. Mais tu connais nos Lois..."

Ce qu'elle voulait dire par là, c'est qu'il n'était rien moins que certain que le clan accepterait son départ. Le chef déciderait peut-être de faire rapatrier Lindorë de force, afin de lui apprendre à obéir. Ou tout simplement pour la marier. Vue la façon dont la jeune femme se tuait à petit feu, Sylveneïssa se surprit à songer que ce serait peut-être sa chance...

L'elfe répliqua d'un ton brusque.

"Je connais vos Lois. Je ne fais plus partie de la Meute. Ne l'as-tu pas compris ? Peu m'importe, ce que tu peux raconter aux autres. À tous ces vieux. Je suis ici, maintenant, et j'y resterai à jamais. Car tel est mon désir, entends-tu ? Mon désir."

Elle soupira, et constata que son client s'était dérobé furtivement pendant leur entretien. Haussant les épaules, elle acheva :

"Vas-t'en, maintenant. Tu n'es pas de ce monde, c'est dangereux pour toi, ici. Pars."

Sylveneïssa était choquée de ce qu'elle entendait; cela faisait à peine plus d'un an que Lindorë s'était éloignée des Pierres Aînées. Elle était aussi louve qu'elle-même, à l'époque! Et pour toujours. Le sang peut se renier, mais c'est chose vaine.

"Toi non plus, tu n'es pas de ce monde. Même si tu le nies!"

Néanmoins, elle n'était pas très loin de donner raison à Lindorë; cette dernière n'était pas un exemple à suivre. Lui serait-il possible de s'adapter à ce monde sans renier sa nature et son clan? Elle voulait le croire, mais il n'était pas impossible non plus que Melandis soit trop éloignée de ce qu'elle connaissait pour qu'une plongée immédiate dans son troupeau lui soit possible sans d'importants dommages. Peut-être une étape intermédiaire était-elle nécessaire. Elle resongea alors à la proposition d'Aëlfidel. Cette expédition chez les elfes lui donnerait un peu de temps pour réfléchir et tester ses facultés d'adaptation, et cela tombait bien, finalement.

"Je serai partie, oui. Loin. Longtemps. J'ai payé un toit : tu peux y aller si tu as besoin; les chiens te diront où."

Et, saluant Lindorë d'un vague hochement de tête, elle s'empressa de quitter cet endroit déplaisant, puis se hâta de retrouver ledit toit, non loin de l'esplanade. Elle attacha à la cale d'un volet, en guise de tissu rouge, le linge teinté de sang avec lequel elle s'était essuyée la veille, et poursuivit son ménage, dans l'attente d'une nouvelle visite de l'elfe de cuivre.