La Couronne de Cuivre

Au bout du port de Luménis se dresse un bien étrange bosquet. Incongru au milieu des entrepôts et entreprises de constructions navales, de quelques dizaines de mètres de longueur seulement, il semble se rebeller contre l'urbanisation galopante alentour. Certains le disent hanté, ou maudit. D'autres en font un sanctuaire divin. Certains -plus téméraires ou moins superstitieux- se contentent de profiter pleinement de ce petit bout de verdure et de la plage qui le jouxte à son extrémité.
On dit qu'un rôdeur, héros de la résistance luménienne face à l'oppression du tyran Morphéa, le dédia à Mielikki. On dit surtout que ce bosquet a poussé en une seule nuit, au plus fort de la guerre civile. Tout cela ressemblerait à d'antiques légendes si les témoins n'étaient pas si nombreux. Même si les faits sont récents, ils commencent déjà à être déformés ou enjolivés dans bien des mémoires...

Les premiers posts ci-dessous racontent l'étrange histoire de la création de ce bosquet...

*****

Quête : l'invasion des ombres

Ils avaient donc émergé à l'air libre. Althéa avait une fois de plus cligné des yeux sous la lumière vive. Tout dans les égouts baignait dans une semi obscurité baignée par l'humidité et les matières organiques en putréfaction. Chaque évasion était une parenthèse bénie. Elle inspira à grandes goulées l'air marin. La grande bleu s'irisait imperceptiblement sous les bateaux à quai.

Althéa se tourna vers le gnome avec un léger sourire. Il lui offrait le sésame pour une fugitive évasion.

"Et maintenant ?" demanda-t-elle.

Les deux compères avaient débouché à l'intérieur du grand chantier naval de Lumenis. Il s'agissait d'un vaste espace à ciel ouvert où s'alignaient les cales sèches destinées à la construction ou à la réparation des navires. A cette heure encore matinale, le chantier était désert ; seules les silhouettes lugubres des squelettes des coques de vaisseaux surplombées de hautes grues témoignaient de l'activité intense qui animaient ce lieu dans la journée.

Le gnome farfouilla quelques instants dans son sac et en tira une longue fiole fermée par un bouchon de métal au lieu du liège habituel. Elle contenait un liquide d'un vert éclatant presque brillant, le vert d'une jeune pousse à peine sortie du sol évoquant la jeunesse et la vie de la nature. Il l'agita quelques instants, troublant l'étrange mixture par des volutes de particules en suspension dont la teinte verte bien plus profonde faisait naître l'image d'immenses forêts de conifères millénaires et de la force imperturbable du sapin ne craignant ni hiver, ni automne.

" Cette potion, dit le gnome, est un savant mélange de sèves et d'extraits d'écorces de différentes essences de bois. Elle stimule formidablement la croissance des plantes, vivantes ou mortes. Si nous trouvons les réserves de bois du chantier, il nous suffira d'en verser dessus pour que les ouvriers se retrouvent en quelques heures avec une petite forêt. Vous qui êtes grande, voyez-vous un hangar potentiel ? "

Quête : l'invasion des ombres

Une petite forêt. L'idée était amusante. Décidément, elle ne regrettait pas son escapade avec le gnome. Des surprises tirées du sac. Elle se souvint de son père venant lui rendre visite après ses longs voyages. Il avait toujours un petit quelque chose pour elle. Une flûte, un appeau, un bateau en bouteille ... Et chaque fois accompagnée d'histoires. Elle l'attendait fébrile qu'il l'emmène de l'autre coté du miroir. Alors, l'enfance n'était pas si loin. Son enfance ?

Ses yeux parcoururent l'espace. Des hangars, oui, il y en avait. Le soucis était d'en trouver un à l'écart et qui abrite du bois. En se promenant, elle en avait vu un presque au bout des quais, où il y avait peu de passage. Elle en fit vite part à son compère.

[Quête : L'Invasion des Ombres]

" - Bien vu Mademoiselle, vous feriez une bonne vigie ! Allons donc voir ce hangar. "

Comme deux larrons en campagne, ils se glissèrent dans la brume matinale qui envahissaient le port dès l'aube. Guère plus visibles que deux ombres, ils traversèrent silencieusement le chantier naval jusqu'à l'imposant bâtiment que la jeune fille avait repéré.

Arrivés à ses abords, ils se dissimulèrent à l'ombre d'une grue pour observer prudemment l'entrée : était-elle fermée ? Gardée ? Il fallait être fixés avant de se risquer à découvert.

[Quête : l’invasion des ombres]
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L’entrepôt et ses abords étaient absolument déserts. Certes, le bâtiment ne recelait pas de marchandises stratégiques – le bois n’était pas à proprement parler une denrée rare à Luménis – mais l’on pouvait s’étonner de l’absence totale de gardes patrouillant dans le secteur. Peut-être n'avaient-ils tout simplement pas encore pris leur service, ou bien avaient-ils été appelés ailleurs pour régler un quelconque problème. Quoi qu’il en soit, les deux résistants avaient le champ libre pour agir à leur guise.

[Quête : L'Invasion des Ombres]

La voie était donc libre. Althéa et Dubnium progressèrent jusqu'à la porte du hangar et constatèrent qu'elle n'était pas verrouillée mais simplement bloquée par une barre de métal. Unissant leurs forces, ils la firent basculer et la déposèrent sur le sol. Les deux battants s'entrouvrirent légèrement et ils purent se glisser dans l'entrepôt.

Un étonnant spectacle les attendaient : des planches, des planches et des rondins à perte de vue. Ordonnées par tailles, épaisseurs, essences, du sapin au frêne, du chêne au bouleau, toutes les réserves de bois du chantier naval de Lumenis se trouvaient là. L'humaine et le gnome restèrent quelques instants comme hébétés par cet imposant monument de bois formés de colonnes, de murailles et même de portes. Puis Dubnium se tourna vers sa compagne et lui tendit la fiole :

" - Mademoiselle Althéa, à vous l'honneur ! "

Quête : l'invasion des ombres

Qui du chêne, du frêne ou du sapin ? Choix plutôt difficile. Une porte ou peut être ce chambranle de fenêtre ? S'il y avait eu un morceau de bateau, elle n'aurait eu aucun mal à se décider. Voir le mat redevenir arbre, la mer devenir terre et le marin devenir aventurier. L'aventurier ... Ou plutôt l'aventurière. Où avait elle donc échoué ? Elle s'était perdue.

Le sapin correspondrait le mieux à son humeur. L'odeur enivrante des forêts de sapins. Quelques goûtes versées, et Althéa attendit de voir la réaction du bois.

[Quête : L'Invasion des Ombres]

Il n'y avait qu'un moyen d'obtenir la réponse et la jeune fille en usa sans vergogne. Elle versa encore un peu de potion sur les planches autour du sapin puis parcourut le hangar en semant de part et d'autre de petites gouttes de vie végétale. Le résultat ne se fit, cette fois-ci, guère attendre : partout où le bois avait absorbé un peu de la mixture, de petits bourgeons naissaient et éclosaient ensemble, donnant naissance à des branches qui se couvraient dans le même temps de feuilles, d'aiguilles ou d'épines.

Quand la fiole fut vide, près de la moitié du hangar était déjà retourné à la "vie" sauvage et le phénomène continuait à s'étendre rapidement autour des zones boisées. Les racines avaient défoncé le sol recherchant toujours plus profondément la terre dont elles avaient été extraites et certains grands arbres frôlaient le plafond que le sapin avait quant à lui transpercé allégrement. De plus petits buissons, issus du buis ou de l'acacia recomposaient un semblant de sous-bois et le chiendent engendré par les mauvaises herbes qui traînaient dans l'entrepos couvrait le sol.

Dubnium regarda sa compagne et lui fit un clin d'oeil :


" - J'espère que cela vous a plu ! "

Quête : l'invasion des ombres

Pour lui avoir plu, cela lui avoir plu. Elle se souvint avoir assisté à un spectacle de magie alors qu'elle était tout enfant. Le mage - un baladin itinérant - avait juste eu le temps d'effectuer quelques tours avant d'être rossé et jeté hors d'eau profonde sous prétexte qu'on aimait pas les mendiants. Mais le peu qu'elle avait vu l'avait enchantée. Elle avait écarquillé de grands yeux écarquillés, riant et tapant des mains ...

L'espace de quelques instants, elle se crût revenue en arrière. Les pieds nus, les joues rougies par le vent marin, ses cheveux défaits. Enfuie, partie, disparue sans laisser aucune trace. Perdue en mer alors qu'elle s'attendait elle même sur la jetée. Femme de légende ...

Au lieu de hocher la tête et de répondre avec enthousiasme comme elle s'y attendait, elle éclata en sanglots.

[Quête : L'Invasion des Ombres]

Le gnome sursauta devant cette avalanche de larmes que rien ne laissait prévoir. Il regarda éberlué Althéa, secoua la tête, chaussa de petites lunettes aux verres étrangement taillés, secoua à nouveau la tête, nettoya ses petites lunettes et les rangea après avoir regardé une dernière fois au travers. L'instant d'après, il sortit un mouchoir de sa poche et le tendit à la jeune fille en demandant inquiet :

" - Mais que vous arrive-t-il donc Mademoiselle Althéa ? Il y a un problème ? J'ai fait quelque chose de mal ? Si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider, n'hésitez surtout pas. " Je suis gnome il est vrai mais aux âmes bien nées, l'amitié n'attend pas le nombre des années. " Ca ne veut rien dire, c'est de la poésie mais je suis sûr que vous comprenez ! "

Quête : l'invasion des ombres

Ses yeux étaient passés du mouchoir au gnome puis du gnome au mouchoir avant de revenir sur le gnome. Que lui était il donc arrivé ? Cela faisait quelques temps qu'elle ne contrôlait plus ses émotions. Elle s'était laissée submerger. Gênée, elle sourit tant bien que mal.

"Ne vous en faites pas, ça va aller. Un moment de faiblesse passager"

[Quête : L'Invasion des Ombres]

" - Vous savez, reprit le gnome, on dit chez moi que rien ne peut sortir de rien... Si vous pleurez, ce n'est donc pas sans raison : vous avez quelque problème. Libre à vous de ne pas en parler Mademoiselle Althéa, je veux dire : je ne voudrais pas me montrer indiscret ! Mais si vous avez besoin de quelqu'un à qui vous confiez, n'hésitez pas. C'est comme une bulle de gaz dans une solution : si elle remonte tant qu'elle est petite, elle atteint la surface sans causer de dommages. Si on la laisse grossir, elle projettera des produits chimiques en explosant à l'air libre et le résultat n'est pas toujours joli joli ! "

Dubnium avait mis tout son enthousiasme, à défaut de son éloquence, dans ce petit discours, sincèrement peiné par les pleurs de la jeune femme.

Quête : l'invasion des ombres

Elle avait hoché la tête et avait parlé, les yeux dans le vague.

"Je ... je crois que je me suis perdue. La personne que vous voyez là, ce n'est pas moi. Ce que je suis vraiment n'est pas là. C'est une coquille vide. Depuis que je suis ici, je joue un rôle. J'ai l'air déterminé, de savoir ce que je fais. Mais je suis morte de frousse"

Et, l'espace d'un instant, le gnome crût voir, une bulle de tristesse autour de la jeune femme.

[Quête : L'Invasion des Ombres]

Dubnium réfléchit un instant puis répondit :

" - Perdue ? Vide ? Un rôle ? J'avoue que je ne suis pas le plus compétent pour vous aider... Mais je doute qu'il s'agisse d'un problème matériel ou que la frousse que vous évoquez soit liée à votre activité de résistante. Vous avez des problèmes personnels, non ? Mignonne comme vous êtes, je parie ma blouse neuve que les garçons ne cessent de vous poursuivre. Ne vous laissez pas faire ; si vous êtes là, c'est que vous êtes forte. Montrez-le leur ! Soyez vive, les ennuis ne vous sont d'aucune utilité : jetez-les sur le bord de la route ! "

Les yeux du gnome pétillaient, comme pour transmettre le seul conseil qu'il pouvait donner : la force de vie doit écarter d'elle-même les soucis.

Quête : l'invasion des ombres

Voila maintenant qu'il la faisait rougir jusqu'aux oreilles. Un peu honteuse d'avoir pleuré, de s'être montrée vulnérable. Mais aussi touchée par cette leçon de vie. Elle se surprit à sourire à ce gnome si sympathique. Elle ne dit pas "merci" explicitement mais ses yeux parlèrent pour elle.

Il lui vint une idée pour saboter les bateaux. Et si ...

"Agrippa d'Orgeval, commença-t-elle, et le fait de prononcer ce nom aimé lui fit mal, m'a confié la mission de saboter les bateaux luméniens sans les détruire pour autant. Et je me disais que votre produit ..."

Elle dansait maintenant d'un pied sur l'autre, attendant de voir ce que le scientifique allait lui dire

[Quête : L'Invasion des Ombres]

Le visage du gnome s'éclaira à l'idée de cette belle facétie :

" - Vous souhaiteriez ? Nom d'un écrou biface à carène octogonal, en voilà une idée qu'elle est bonne ! Mais je n'ai plus de produit malheureusement... et il me faut plusieurs jours pour en fabriquer. Cependant, s'il faut saboter les vaisseaux lumeniens, nous pouvons sans doute trouver une autre solution. Sortons sur l'esplanade du port et voyons ce qu'il y a à faire. "

Et Dubnium se prépara à emboîter le pas à la bretteuse.

Dans cette direction

[Quête : l’invasion des ombres]

En sortant de la Capitainerie du port, Kasumi se hâta vers un lieu qui l’avait intrigué quelques jours plus tôt. Au milieu des entrepôts du port et de scories laissées par l’activité humaine se dressait fièrement un bosquet. Les plantes y étaient de toutes tailles et de toutes sortes: depuis des pousses de chanvre s’épanouissant chaotiquement ici et là jusqu’à des pins démesurés dominant tout le front de mer par leur démesure. Les racines avaient délogé des pavés sur plusieurs toises à la ronde, témoins involontaires de la brutalité qui avait présidé à leur croissance. Le demi-elfe pouvait percevoir la jeunesse de ces arbres malgré ce que lui dictait ses yeux : une telle épaisseur de tronc devait supposer des siècles d’existence. Une énigme qu’il entendait bien résoudre si la chance lui en était donnée. Quoi qu’il en soit, l’endroit était idéal pour faire renaître l’espoir, un endroit symbolique que cette nature extravagante prenant le pas sur les horreurs qui s’étaient commises à seulement quelques pas de là.

Des citoyens, isolés ou par petits groupes se promenaient dans l’ombre du bosquet luxuriant alors que le rôdeur s’approchait d’un petit espace dégagé entre trois arbres particulièrement massifs. Leurs feuillages s’entremêlant rendaient la petite clairière ombragée même en plein jour. L’endroit serait particulièrement agréable et tempéré lors des plus rudes saisons. Un certain nombre de regards le suivirent alors qu’il s’agenouillait et posait son sac de côté. Des gens s’approchèrent pour observer de plus près alors qu’il commençait à retourner un peu de terre avec ses mains. Sa voix s’éleva, claire et grave, une voix que nul ne lui avait entendu depuis bien des années :

Dame des forêts, ton humble servant t’implore,

D’une bénédiction à celle qui en est digne
Pas pour lui mais pour celle qu’il te désigne.
Guide-la des sentes ombragées vers la lumière,
Réchauffe son corps jusqu’à l’ultime lisière.

Tout en récitant sa litanie, il avait tiré de ses fontes une très petite boîte en bois qu’il ouvrit. Une graine se trouvait là, enveloppée dans du coton. Il la nettoya avec dévotion avant de la placer au fond du trou qu’il venait de creuser. La foule des badauds grossissaient derrière le rôdeur alors qu’il entama le second couplet :

Dame protectrice, contre tout ce qui dévore,

Protège son repos en ton sanctuaire,
Garde-la hors du chemin de ses adversaires.
Guide-la en sûreté hors des fondrières,
Réchauffe son âme jusqu’en tes clairières.

Le rôdeur se contenta cette fois-ci de vider sur la graine le contenu d’un petit sac en toile de jute contenant une terre noire. Les murmures de la foule s’étaient tues, écoutant ses paroles avec recueillement :

Dame de l’Automne, du manteau que tu arbores,

Consume son chagrin parmi ses mille couleurs,
Bannis toute trace de haine ou de douleur.
Guide-la vers le repos d’où renaîtra la vie,
Réchauffe son cœur jusqu’en ton paradis fleuri.

Tassant de ses paumes la terre recouvrant maintenant la graine, il se tourna vers le premier rang formé par les curieux :

- Peuple de Luménis, ceci est votre espoir, entretenez-le et il croîtra pour accompagner vos plus beaux jours, chérissez-le et il prospérera au cœur de votre patrie, partagez-le et jamais il ne mourra tant que l’un de vous y croira. Les temps ont été rudes pour les vôtres mais le temps vient pour une nouvelle saison. Que tous ceux qui le souhaitent apportent de l’eau à ce jeune plant tour à tour. Un d’entre vous chaque matin suffira à l’entretenir.

Lorsqu’il eut fini, les murmures reprirent de plus belle de rangs en rangs, une femme sans âge se précipita vers un puits proche d’où elle revint avec un seau d’eau qu’elle déversa autour de la terre retournée. Le rôdeur lui adressa un chaud sourire avant d'englober le petit attroupement de son regard.

- Manost a planté cette graine dans le terreau de la résistance Luménienne mais vous seuls, citoyens légitimes, avaient le pouvoir de la faire vivre dorénavant.

Kasumi se redressa finalement et épousseta ses mains sur ses chausses avant de s’en retourner vers la Capitainerie et l’ultime bataille qui déciderait si cet espoir avait une chance de perdurer.

A l'instar de tous les corps des valeureux tombés lors de l'infiltration du Palais Présidentiel qui avait débouché sur la disparition de Nwalk et l'extermination de son conseil, la dépouille de Kasumi avait été rapportée au port pour y être honorée comme il se devait.
Toutefois, en l'examinant, l'un des clercs chargés de la toilette des morts avait noté de curieux signes. De prime abord, tout semblait indiquer le trépas du rôdeur - rien qu'à voir la blessure béante dont l'avait gratifié traîtreusement un Garde Rouge, l'on n'avait guère de doutes à ce sujet. Et pourtant... Et pourtant, à bien y regarder, on remarquait que ses pupilles restaient réactives. Que la putréfaction ne gagnait pas ses chairs ou ses tissus. Et que son cœur battait encore. Il fallut plusieurs examens pour être catégorique quant à ce dernier point, mais la réalité était là : une pulsation infime, quasiment inaudible, bien réelle, toutefois, animait sa poitrine.
Dès lors, les clercs de Lathandre mirent tout en œuvre pour soigner le rôdeur, nettoyant et pansant ses plaies, ne ménageant ni leurs efforts ni leurs sorts pour essayer de le ranimer. Sans succès, néanmoins. Ils se trouvèrent donc devant un dilemme épineux : que faire de lui ? Il était plongé dans une sorte de coma si profond que l'on désespérait de jamais l'en voir sortir. Dans le coma, certes, mais apparemment pas décidé à mourir...
Après maintes tergiversations, les prêtres se rangèrent tous à la proposition de l'un des leurs : Kasumi n'avait-il pas consacré l'étrange bosquet surgi, sans trop qu'on sache ni comment ni pourquoi, en plein milieu du chantier naval ? Alors, pourquoi ne pas l'y transporter, le remettant ainsi à la protection de sa déesse ?
C'est ce qui fut fait, Le demi-elfe fut transporté jusqu'au milieu des arbres et déposé avec soin parmi les buissons odorants qui avaient, avec une rapidité incroyable, peuplé le minuscule sous bois. Chaque jour, un clerc venait l'examiner, lui prodiguer des soins, en espérant que quelque chose se produise.
Malheureusement, l'état du rôdeur demeura stationnaire. Si la Dame de l'Aube veillait bien sur ce sanctuaire improbable qu'on lui avait dédié, elle ne semblait pas, pour l'heure, décidée à se pencher sur le sort du loyal serviteur qui y reposait.

Lorsque Kasumi revint une nouvelle fois à lui, la première chose qu'il perçut fut un bruissement diffus, léger. Il demeura longtemps immobile à l'écouter et, peu à peu, crut identifier le doux frôlement de feuilles bercées par la brise. Et lorsqu'il ouvrit enfin les yeux, il les vit : de hautes et épaisses ramures d'un vert profond se balançant loin au dessus de lui. A en croire la lumière mordorée qui les baignait, ce devait être l'aube. Ou le crépuscule.
Lentement, tandis que ses sens s'aiguisaient, que sa conscience s'arrachait peu à peu à la brume qui l'engluait, le rôdeur entendit d'autres sons. La mer, peut-être. Oui, la mer. Son lent va et vient, le bruit des vagues venant lécher la terre... Puis, ce furent des voix, lointaines mais distinctes. Des conversations animées d'hommes vacant à leurs occupations...
Enfin, il y eut un froissement, beaucoup plus proche. Le son de pas dans l'herbe, un mouvement à travers les branches basses de buissons touffus... Et, soudain, apparut dans son champ de vision un homme vêtu d'une soutane d'un jaune solaire.

Le clerc ne remarqua pas tout de suite que son patient avait émergé du coma. A vrai dire, il s'attendait à ne trouver qu'un cadavre. La fièvre qui s'était emparée de Kasumi avait laissé peu d'espoir aux guérisseurs de le voir jamais revenir à la vie. Pour eux, c'était le signe que son agonie touchait à sa fin..
Pourtant, ce cadavre-ci avait les yeux ouvert - le clerc était persuadé de les avoir vus fermés la veille - et, chose plus étrange encore, il venait d'esquisser un léger mouvement des doigts...
-Lathandre m'en soit témoin, balbutia finalement le jeune homme, stupéfait. Vous êtes éveillé !
Il demeura un moment immobile, doutant fortement de ce qu'il voyait. Mais, finalement, la réalité le rattrapa, de même que ses réflexes professionnels, et il se pencha sur le rôdeur.
-Comment vous sentez-vous ? Vous pouvez parler ? N'essayez pas de bouger. Répondez-moi simplement... Ou clignez des yeux...

La voix qui s’adressait à lui chassa ses dernières bribes d’inconscience. Le rôdeur ouvrit les yeux et tourna la tête vers son interlocuteur. Il ne fut pas pour autant capable de lever la tête et la main posée délicatement sur sa poitrine aurait pu être le poids du monde. Les pensées du demi-elfe étaient pourtant aussi claires qu’elles pouvaient l’être après des mois de coma profond.

- Vous êtes un Lathandrite, commença le rôdeur. Après le hochement affirmatif du clerc, il poursuivit sur un ton plus empressé :

- Cela signifie-t-il que nous avons gagné, que Morféa a été renversé ? Où sommes-nous ? Je devrais le savoir, je pense et pourtant…

-Ne vous inquiétez pas. Il est normal d'avoir de semblables troubles de la mémoire après une si longue inconscience... Oui, le Tyran a été vaincu et, après des mois de reconstruction, un nouveau gouvernement vient d'être élu. Une nouvelle aube commence pour Luménis. Lathandre fasse qu'elle augure des jours fastes !
Le clerc fourragea dans sa sacoche et en tira une petite fiole, puis il se pencha sur le rôdeur.
-Si vous vous sentez d'avaler quelque chose, ceci pourrait vous requinquer...

Kasumi tendit la main vers la fiole. Puis adressa un regard au clerc :

- Pouvez-vous m’aider ?

De bonne grâce, ce dernier aida le demi-elfe à se redresser à demi-elfe tandis qu’il calait des coussins sous ses épaules. En meilleure position, le rôdeur but lentement le breuvage. Celui-ci avait un goût sucré et distillait une sensation de chaleur et de bien être. Recouvrant quelque force, le convalescent interrogea à nouveau le clerc :

- Combien de temps, suis-je resté… endormi ? Qu’est-il arrivé aux autres ? Mon familier…

Les questions pressantes, lui firent tourner la tête et il dut appuyer sa nuque contre les coussins et fermer les yeux pour ne pas sombrer à nouveau dans l’inconscience.

Le clerc réfléchit un instant.
-Six mois. Cela fait six mois que vous êtes dans le coma et que nous désespérions de jamais vous revoir éveillé... Quant à vos compagnons... Il y a eu beaucoup de morts dans votre commando, je ne vous le cacherai pas. Le conseiller Ravestha à survécu, cependant... Hum, sir Iluvatar également, si je ne m'abuse. D'autres, aussi, mais je ne connais pas tous leurs noms, il faudrait que vous en discutiez avec mes supérieurs. Et pour votre familier... Je suis désolé, je ne sais pas ce qu'il est advenu de lui. Vos compagnons le sauront certainement, ne vous faites pas de souci à ce sujet.

Kasumi eut l’air incrédule. La potion faisait ses effets, lui redonnant des forces de minute en minute. A mesure que ses forces revenaient, une sensation d’urgence se fit jour en lui, pour tous les jours perdus alités. Il avait vaguement conscience de d’être éveillé d’un cauchemar. Pourtant, il ne pouvait pas se débarrasser d’une étrange impression que ce fut plus qu’un songe. Pris d’une inspiration subite, il ouvrit sa main et observa sa paume. Elle révélait une peau nue, l’inscription qu’il y avait d’inscrite avait disparue. Surprenant un peu plus le clerc, le rôdeur s’adressa au prêtre avec insistance :

- Mes yeux ? Comment sont-ils ?

Le clerc s'écarquilla et, pantois, demeura un instant silencieux.
-Heu... Vos yeux... Verts. Ils sont verts...
Il fronça les sourcils, puis se détendit. Le rôdeur avait été inconscient six mois. Rien d'étonnant alors qu'il pose des questions qui, d'emblée, paraissaient étranges.
Restait cependant à décider de ce qu'il convenait de faire. Il fallait examiner le demi-elfe, c'était une certitude, mais lui-même ne se croyait pas les compétences nécessaires pour établir un diagnostic fiable face à un cas si atypique. Aller quérir des guérisseurs plus chevronnés impliquait cependant de laisser seul le convalescent, ce qui n'était pas sans risques. Que se passerait-il s'il avait un malaise ? Si un passant survenait à l'improviste ? Cruel dilemme;
-Hum, évitez de bouger... fit le clerc après une longue pause. La potion que vous avez prise vous a sans doute fait du bien, mais vous êtes très faible... Depuis qu'on vous a remis entre nos mains, vous ne sommes parvenus à vous faire ingurgiter, chaque jour, qu'un peu de gruau... et d'eau... Il vaut mieux que vous demeuriez immobile... Hum... Si vous vous croyez capable de restez seul quelques instants, je peux courir aller chercher d'autres clercs de mon ordre... Mais si vous préférez, je peux aller demander à quelque docker de s'en charger...

Kasumi eut un instant l’air paniqué. Un effet que le clerc attribua à tort à son départ annoncé jusqu’à ce que le demi-elfe alité reprenne la parole, d’une voix incrédule :

- Il est donc vraiment parti.

Ce n’était pas une question et il poursuivit sur un ton distrait :

- Oh, et… N’ayez crainte : si j’en crois ce que vous venez de m’annoncer, j’ai passé bien davantage de temps sans surveillance, je ne vais pas m’effondrer maintenant que je suis redevenu conscient. Je me sens un peu faible c’est vrai, mais un peu d’air frais et peut-être un petit en-cas devraient me remettre sur pied avant que vous ne vous en rendiez compte. Il y a temps de choses à faire mais ceci devra passer avant je pense.

Alors que le clerc s’apprêtait à s’en aller quérir de l’aide, le demi-elfe ajouta :

- Pourriez-vous me renseigner sur ce qu’il est advenu de Galathée et du petit Victor ? J’imagine que le Conseiller Ravestha s’en est retourné avec son contingent à Manost mais transmettez mes amitiés à Sire Artwin si vous le croisez.

Le clerc décida de ne pas relever la première phrase du rôdeur - qui était parti, il n'en savait goutte, n'en voulait rien savoir - et se concentra sur ses questions. Au moins, avaient-elles l'air sensées...
-Et bien... Le conseiller Ravestha est reparti avec son contingent, oui... Et le seigneur Artwin... J'imagine que si vous le connaissez, il vous recevra lui-même bien volontiers... Il a transformé sa maison en orphelinat et consacre tout son temps et toute son énergie à ses petits protégés... Quant aux autres personnes dont vous avez mentionné le nom, je suis malheureusement dans l'impossibilité de vous répondre. Mais s'il s'agit de réfugiés... Sir Artwin sera sans doute à même de vous donner des informations.
Sur ces mots, il recommanda à Kasumi de se tenir tranquille et s'en fut quérir ses collègues. Une demie-heure plus tard, il était de retour avec trois prêtres un peu plus âgés qui soumirent Kasumi à toute une série d'examens méticuleux.
-Alors... fit celui qui semblait être le chef du petit groupe. Sous-alimentation, déshydratation, manque flagrant d'exercice ayant entraîné une diminution de la masse musculaire... Tout ça flagrant. Mais pour le reste, tout m'a l'air on ne peut plus normal. Je préconise donc une semaine de repos complet, des quantités de bouillon de légumes et de viande et une petite ballade quotidiene. Ce sera un bon début de remise en forme...
Les autres acquiescèrent.
-Bon... Mais vous ne pouvez pas rester ici... Hum, vous avez un lieu ou vous préféreriez aller, peut-être ?

Le rôdeur se laissa examiner avec toute la patience nécessaire pour satisfaire la curiosité des trois clercs face à une guérison pour le moins miraculeuse. Kasumi eut une moue gênée lorsque le plus âgé des Lathandrites eut fini de lui poser ses questions. Ne sachant pas trop quoi répondre, le demi-elfe se risqua presque timidement :

- Eh bien, je serais bien resté ici si cela était permis. Je sens que ce bosquet a quelque chose de particulier, comme si j’y étais lié d’une façon quelconque mais je ne parviens pas à me souvenir pourquoi. Mais si ce n’est pas possible, vous serait-il possible de chercher à retrouver mes affaires, je pense pouvoir me payer le gîte et le couvert dans une auberge en ville pour cette semaine de convalescence.

Le demi-elfe cherchait déjà à se lever.