La Couronne de Cuivre

A quatre lieues au nord-est de Luménis, au creux de la verte vallée bordant le détroit, on trouve une belle ferme qui, à n'en pas douter, fut autrefois le domicile d'une famille de paysans nombreuse et aisée.
Après avoir quitté la grand route et suivi un chemin de terre bordés de bois et de collines herbeuses,, l'on débouche dans une vaste cour au milieu de laquelle trône un vieux puits. Au-delà, haut d'un étage, se dresse le logis, grande bâtisse à murs de pierres grises et toit d'ardoises . Se faisant face à face de part et d'autre de la cour, les dépendances en constituent deux manières d'ailes : sur la gauche,, une belle grange. Sur la gauche, de petites écuries, une étable de taille respectable et un poulailler complètent le décor.
Derrière la maison s'étend un potager aux parterres soigneusement délimités par des rangées de pierres. Plus loin s'alignent sagement les pommiers, poiriers et cerisiers du verger. Puis c'est une prairie descendant en pente douce jusqu'aux berges d'une rivière paresseuse.
Enfin, longeant le chemin, il y a les quatre champs que compte l'exploitation. De tailles diverses, ils sont enclos de haies touffues et généralement plantés d'orge, de froment ou de seigle, principales productions agricoles de cette partie de la Côte de la Lumière.

Le voyage leur avait pris une bonne partie de l’après-midi. Ils avaient laisse Tempérance chez le seigneur Artwin afin que Galathée et Victor puissent les rejoindre au plus vite, s’étaient chargés de leurs quelques bagages, avaient rassemblé leur maigre bétail, puis avaient pris la route. Heureusement, celle-ci était bien entretenue, ce qui permit même aux plus petits d’allonger le pas sans trop se fatiguer. Leur progression n’en fut pas moins lente, émaillée d’une erreur d’itinéraire qui les contraignit à rebrousser chemin sur près d’une demi lieue… Mais qu’importe. A présent, ils étaient arrivés.
Ils demeurèrent un moment immobiles dans la cour, observant attentivement la ferme, et Taliesin n’eut aucun mal à comprendre pourquoi le père de Victor avait dû la vendre : sa solde de sergent ne lui aurait jamais permis d’entretenir un tel domaine. Entretenu, il l’avait d’ailleurs été avec soin : que soit par les premiers acquéreurs ou bien par ceux qui l’avaient racheté pour le compte de Victor. On n’avait pas laissé au temps l’opportunité de faire des ravages, et la maison semblait ne pas être inoccupée depuis plus d’un été.
Comme les Merlus n’osaient toujours pas bouger, timides et gênés, l’elfe décida de prendre les devants. Sortant la clef de sa poche, il gravit les marches du perron et déverrouilla la porte. Puis il fit signe aux autres de le suivre et pénétra à l’intérieur. En dehors d’une prégnante odeur de renfermé et d’une épaisse couche de poussière, les lieux étaient en aussi bon état que possible, mobilier inclus. Que l’on aère un bon coup, que l’on passe le balai, et il n’y paraîtrait plus.
Se reposer après leur trajet n’aurait pas été injustifié, mais l'ancien barde sentait que la gêne des Merlus n’en serait que plus forte. Il donna alors quelques consignes, bientôt relayé par Mathieu puis par Guilhem, et tous se mirent au travail.
Tous sauf le chat. Celui-ci ne tarda guère à se sentir à son aise. Image même de la tranquillité au cœur de l’affairement, il s‘étendit de tout son long sur les marches de l’entrée et s’endormit, paisible, baigné par les rayons obliques du soleil automnal.

Galathée et Victor arrivèrent à la ferme Desmoulins en fin d’après-midi, alors qu’un petit crachin désagréable tombait depuis une heure, les détrempant sans entamer leur douce bonne humeur. Ils semblaient étrangement immunisés contre les tracas de la saison, réchauffés par un sentiment viscéral qui les emplissait de chaleur. Et ils ne doutaient pas de trouver un refuge auprès de leurs amis. Tempérance cheminait tranquillement, car elle devait porter une petite cargaison de victuailles en plus de ses cavaliers, qui leur avait été remisé par le seigneur Artwin malgré leurs protestations. Sa contribution à la petite fête de la soirée.

Lorsqu’ils débouchèrent dans la cour de la ferme, Galathée sentit la tension renaître dans la carcasse de l’enfant, comme des souvenirs affluaient sans doute par vagues, d’étés joyeux dans la broussaille, autour d’une famille intacte et heureuse, à mille lieues des tourments luméniens. Elle lui serra l’épaule et il tourna vers elle un visage détrempé par le ciel mais bravement souriant. Elle lui retourna sa marque d’affection, et ils démontèrent à l’abri du porche de ce qui ressemblait à des écuries, tandis que la porte d’entrée du corps de logis s’ouvrait sur une silhouette, qui cavala jusqu’à eux.

Taliesin s'engouffra dans l'écurie à leur suite. Les Merlus et lui n'avaient pas encore pu la nettoyer, mais en dehors de la poussière et d'antiques brins de paille épars sur le sol, il ne s'y trouvait pas grand chose susceptible de déranger Tempérance.
-Je vais m'occuper de la jument, fit-il joyeusement. Rentrez plutôt vous réchauffer.. Nous n'avons pas pu faire le ménage de partout, mais il y a un bon feu dans la cheminée. Vous nous direz comment ça c'est passé une fois secs...
Il dévisagea la jeune femme et l'enfant et leur sourit.
-Bien, on dirait. Je suis content pour vous. Vraiment.

Lâchant les rênes de Tempérance, Galathée se porta à la hauteur de Taliesin, Victor à ses côtés, et soudain, sans prévenir, elle les étreignit tous les deux dans la pénombre, les guidant dans un bref cercle, tête contre tête, corps contre corps.
« Je vous aime. » murmura-t-elle avec une fièvre subite, avant de les relâcher.
Puis, leur décochant, un léger sourire, elle fila sous l’averse.
Victor dévisagea Taliesin avec une grimace.
« Jusqu’ici, elle avait l’air d’aller plutôt bien, je te promets. » fit-il. « C’est la pluie, à mon avis. »
Puis il leva les yeux au ciel, haussa les épaules, et cavala à sa suite.

Trempés et dégoulinant, Galathée et Victor pénétrèrent dans le vestibule et auraient poursuivi sans ralentir, attirés par la lueur des flammes dans une pièce voisine, si Antoine ne leur avait barré le passage.
-Vos bottes ! lança-t-il, goguenard. Vous allez pas salir tout ce que je viens de nettoyer, quand même ?
Peine perdue : même sans bottes, l'eau qui dégouttait de leurs frusques eut le temps de faire son office, marquant leur sillage aussi nettement que l'aurait fait leurs pas dans la boue, et l'adolescent les maudit, mi plaisantant, mi dépité.
Comme l'avait annoncé Taliesin, un grand feu brûlait dans l'âtre de la salle à manger. C'était la première pièce qu'ils avaient remise en état : tables, chaises, buffet, tout avait été dépouillé de sa gangue de poussière.
Pour l'heure, la pièce était vide, mais des bruits, à l'étage, signalaient que les Merlus étaient encore au travail. Et personne ne semblait encore afféré aux fourneaux. Ils avaient donc échappé aux possibles anguilles de Taliesin. Lequel ne tarda d'ailleurs pas à reparaître, chargé des victuailles offertes par Artwin, et suffisamment mouillé pour s'attirer les récriminations outrées d'Antoine.

Galathée se laissa tomber sur un banc et retira sa veste en poussant un soupir de satisfaction.
« Je me sens déjà chez moi. » fit-elle avec un grand sourire. « Rien de tel qu’un bon feu et que les personnes qu’on aime… »
« Ah non, hein ! » s’exclama Victor, l’interrompant.
« Quoi non ? »
« Tu es toute bizarre. Moi je voulais bien qu’on fasse les papiers et tout ça, mais pas si tu commences à dire des choses comme ça tout le temps. »
« Pardonne-moi. »
Il vint près d’elle et lui ébouriffa les cheveux, un peu comme elle le faisait avec lui.
« Je veux que tu sois comme avant. »
« D’accord. » répondit-elle avec un sérieux feint.
« Et je veux que Taliesin… Tu veux bien faire du canard aux poires, dis ?! Bon, les poires sont pas très sauvages, elles viennent du verger de Sire Artwin, je crois qu’elles sont domestiques. Mais ça ira quand même, hein ? Et on a ramené du miel aussi, du miel d’épissia, même, que ça s’appelle, qu’il a dit Bertram, et aussi, du pain encore chaud. Enfin, il était chaud, et maintenant il est mouillé, je crois. Mais bon, si on le met dans le feu, il va être plus chaud de nouveau, non ? Il va sécher. »
Il se tourna vers Galathée qui l’écoutait avec le sourire, et l’encouragea d’un signe de tête.
« On a aussi ramené des bouteilles de cidre et même du poiré. Bon, normalement, c’est que pour les adultes, Galathée m’a dit ça, mais elle aussi dit que je pouvais en avoir un verre, et même tous les autres aussi, si Guillhem est d’accord. Mais si Guillhem n’est pas d’accord, alors tu me donneras quand même un verre discrètement, et je dirai que c’est de l’eau. Et je le boirai vite pour que personne s’en rende compte. »

Taliesin, amusé, opina du chef.
-Mais dites-moi, c'est un vrai festin qui se prépare ! Va pour le verre, Victor, on fera comme ça. Et va aussi pour le canard aux poires domestiques. Et de gagner aussitôt la cuisine, chargé des victuailles.

Une heure plus tard, ils étaient tous autour de la table. Le repas fut animé, chaleureux. Les Merlus étaient contents du travail accompli, contents, aussi, d'avoir retrouvé un toit sur leur tête, et ils firent honneur aux mets offerts par le seigneur Artwin. Même Mathieu paraissait plus détendu qu'il ne l'avait jamais été jusqu'ici, ainsi que Valaellyn qui semblait pour un temps avoir oublié son chagrin. Quant à Galathée et Victor, ils n'étaient pas en reste. Ils avaient des choses à fêter, de belles choses, et les souvenirs des disparus n'entachaient en rien, du moins pour le moment, la joie du petit garçon.
Taliesin, pour sa part, savourait l'instant. Oh, bien sûr, il faudrait repartir avant peu. Ils n'avaient jamais prévu de s'imposer aux Merlus et l'elfe avait veillé à ce que Guilhem ne leur ménage pas trop de place. Il avait dû batailler pour que l'ancien éleveur accepte de prendre la chambre du maître des lieux mais, à force de persuasion, il y était parvenu. Les enfants, eux, n'avaient guère tardé à se répartir les pièces, reformant spontanément les mêmes groupes que dans leur ancienne maison. La ferme avait, par le passé, accueilli semblable population et il restait au final deux chambres de libres : l'une pour Mathieu, même si cela n'avait pas été dit explicitement, et l'autre pour les invités. Celle qu'occuperaient Galathée, Victor et Taliesin ce soir, et à chaque fois qu'il leur plairait de revenir. Guilhem avait bien insisté sur ce point.
Repartir, donc. Et pour Luménis, probablement. Cette perspective n'arrivait cependant pas à assombrir Taliesin. Leur bref séjour dans la cité de Lathandre s'était bien mieux passé qu'il ne l'aurait cru. Y revenir lui semblait moins insurmontable. Pas insurmontable du tout,, d'ailleurs, vu qu'il n'y serait pas seul. Alors, pourquoi s'en faire ?

On avait bien vite ouvert les bouteilles de cidre et de poiré, et Victor n'eut pas à vider son verre en cachette : Guilhem permit à tous ses enfants d'en boire, le petit Mathieu y compris. Le goût ne lui plût guère, mais il se fit un devoir - et une fierté - d'en avaler jusqu'à la dernière goutte.
Le dîner terminé, la table débarrassée, ils s'installèrent autour de la cheminée et continuèrent à deviser un moment. Peu à peu, toutefois, les conversations se firent moins nourries, les paupières s'alourdirent, et plus d'un enfant étouffa vaille que vaille de longs bâillements. L'heure du coucher approchait. Demain, il y aurait encore du travail. Mais personne ne le redoutait. Pour chacun, c'était un nouveau départ, et ils en avaient conscience.
Les ténèbres étaient derrière eux.

Galathée, Taliesin et Victor demeurèrent cependant plusieurs jours à la ferme, histoire d’aider les Merlus à l’installer. La question du ravitaillement se posait, bien sûr, mais les bois alentours et le potager à l’abandon recelaient des trésors intouchés, qu’ils commencèrent à amasser dans l’imposant garde-manger de la demeure.

Galathée et Mathieu retournèrent courir les bois, une activité à laquelle la jeune femme goûta avec d’autant plus d’abandon qu’elle était consciente qu’il lui faudrait bientôt regagner la cité. Le rôdeur était un homme taciturne, mais petit à petit, une camaraderie bien naturelle était née entre eux, comme ils partageaient leur science de la nature et leur goût pour la solitude au creux des grands arbres. Cette amitié avait pris forme loin dans le nord, elle avait résisté à la mer, elle survivrait dans les campagnes luméniennes. La jeune femme espérait qu’il resterait avec son frère et ses enfants : ils avaient besoin de lui, et Mathieu pouvait vivre avec un poil plus de civilisation. Leurs cavalcades lui manqueraient, à coup sûr, mais la certitude de pouvoir le retrouver lorsqu’ils reviendraient se ressourcer à la ferme, était un réconfort suffisant. Ils débusquèrent des chevreuils dodus, assistèrent au brame du cerf, observèrent des castors en plein chantier et suivirent religieusement un ours jusqu’à la grotte où il prévoyait d’hiberner. La forêt était menue mais peuplée, et les sapins combattaient les chênes pour atteindre le ciel. Il pleuvait souvent, ils se sentaient vivre, et quand ils rentraient crottés à la ferme et récoltaient les commentaires outrés du maître de maison (lequel était parfois Guillhem, parfois Antoine, parfois Mathilde), ils ne pouvaient s’empêcher de rougir comme des enfants penauds, surpris en flagrant délit de bêtise. Ils avaient toujours du gibier à offrir pour se faire pardonner.

Si les enfants s’adaptèrent rapidement à leur nouvel environnement, reprenant leurs jeux là où ils les avaient laissés, la situation de Valaellyn était plus critique. Elle hantait la ferme sans savoir si elle allait y rester, plus perdue qu’elle ne l’avait imaginé sans ses repères familiers, Gérold, le sanctuaire de Chauntéa, toutes les personnes qu’elle avait vues naître, grandir et vieillir à Hautépine. Elle savait qu’un village situé à deux lieues, Blanchelune, accueillait un temple de sa déesse, mais elle ne s’était pas encore résolue à s’y rendre. Guillhem lui avait proposé de rester, argumentant maladroitement que quelques bénédictions ne feraient pas de mal à ses récoltes, mais elle était restée évasive, à la fois touchée et désespérée. Finalement, elle s’était tournée vers Taliesin. Ils avaient parlé toute une nuit, à la lueur déclinante du feu ouvert, tandis que le reste de la maisonnée dormait dans les étages. L’elfe était monté se coucher quelques heures seulement avant que la rôdeuse ne se lève, elle l’avait laissé là, tranquille et épuisé, avant de retourner à ses sentiers sylvestres. Personne ne sut ce qu’ils s’étaient dit, mais la prêtresse était changée au petit matin, et elle accepta finalement de rester avec les Merlus jusqu’au printemps, moment auquel elle aviserait du futur. Bien qu’aucune déclaration ne fut prononcée, il était manifeste que tout le monde était satisfait de cette décision.

Vint le jour du départ pour les trois compagnons. Chacun avait des raisons de redouter le retour à Luménis, mais ils avaient aussi commencé à percevoir la nécessité pour leur cellule familiale de retrouver un peu d’intimité. Ils promirent de revenir rapidement, peut-être à la fin du mois pour la Fête de la Lune. De toute façon, la route entre Luménis et la ferme n’était pas assez longue et accidentée pour que l’hiver les empêche de l’emprunter. Ils s’étreignirent, le saluèrent, se promirent parfois de menues choses, et Victor prit rendez-vous avec les jeunes Merlus pour une bataille de boules de neige aux proportions épiques. Galathée leur fit jurer de les appeler en cas de besoin. Taliesin se contenta de sourire. Puis ils prirent la route de la capitale, déterminés plus que légers. Mais Lathandre les attendait derrière ses remparts, c’était quelque part rassurant.

Quête : Les squelettes du placard, chapitre 1 : Respiration.

Taliesin s'immobilisa sur le chemin.
Devant lui, dans la lumière étincelante de la mi-journée, sous le soleil brillant qui se reflétait, aveuglant, sur la neige immaculée, il voyait enfin la petite ferme qui avait jadis appartenu au grand-père de Victor.
Il n'avait presque pas vu passer le trajet depuis Luménis. Pourtant, il aurait dû le trouver interminable, tant il lui tardait de retrouver les siens... Mais sa tête débordait de pensées confuses, contradictoires. Sur les retrouvailles à venir, les événements des derniers jours.. Belenn, surtout.
IL y avait songé presque à chaque instant, voyant à peine le paysage qui l'entourait. C'était miracle qu'il ne se soit pas fait renverser par un cavalier, ou égaré sur quelque chemin de traverse, dans quelque recoin inconnu de campagne hivernale...
Mais la vision de la ferme chassa toute autre pensée de sa tête. Enfin, il était arrivé. Ce n'était plus une question de semaines, de jours, d'heures... Dans quelques instants, enfin, il serait de retour parmi eux.
Le cœur battant, la gorge nouée par une émotion qu'il fit effort pour museler, il se remit en marche.
Il n'y avait jamais vraiment cru... Espéré, oui, qu'il les reverrait. S'en était persuadé à demi. Mais toujours le doute était là, poignant. La vieille certitude qu'il les avait perdus, qu'il allait trépasser... Et pourtant, il n'en avait rien été. Nulle catastrophe, nul échec : il revenait sain et sauf, victorieux...
Il avait atteint la porte, à présent. Puis les marches du perron... La porte se dressait devant lui, close...
Après avoir pris une profonde inspiration, Taliesin leva la main. Frappa au battant.
Il était revenu.

Avant qu’on ne vienne lui ouvrir, Taliesin entendit un brouhaha de bonne augure derrière la porte. Il était près de midi, la maisonnée s’était probablement attablée pour partager un bon repas. Il entendit finalement des pas, puis l’huis s’entrouvrit sur Mathilde, l’aînée des Merlu, qui lui décocha un regard curieux avant qu’un sourire ne se dessine sur son visage. Abandonnant l’entrée sans l’inviter à l’intérieur, elle fit volte-face et cria :
« C’est Taliesin ! »
Aussitôt, il y eut une espèce de vacarme de chaises et d’exclamations, et une seconde plus tard, avant que l’elfe n’ait pu ouvrir la bouche, il fut percuté par une boule d’énergie qui vint lui étreindre la taille. Derrière l’enfant apparut Galathée, les yeux brillants, les bras croisés, qui s’approcha plus posément, tandis que Mathilde s’esquivait vers l’intérieur.
« T’es même pas blessé ! » fit Victor, avant toute chose.
La rôdeuse se pencha par-dessus le petit garçon, attrapa Taliesin par la nuque et l’embrassa sur les lèvres, longuement, avant de s’en détacher.
« Mmm… A la grimace, je dirais fracture de la clavicule, pour ma part. » murmura-t-elle avec légèreté, sans pouvoir pour autant dissimuler son émotion.

Le barde demeura un moment immobile, sans rien pouvoir dire, une main légère posée sur la tête de Victor, une autre étreignant la main de Galathée dont il s'était saisi sans même s'en rendre compte.
Combien ils lui avaient manqués, il n'en prenait véritablement conscience qu'à l'instant même. bien sûr, il s'était imaginé des dizaines de fois leurs retrouvailles, les jours qui s'ensuivraient... Mais ses rêveries étaient sans commune mesure avec la réalité, avec le bonheur de les sentir près de lui.
-Oh... c'est presque guéri... parvint-il enfin à murmurer.
Il déglutit, sourit puis, se moquant pas mal de la douleur, il se pencha pour embrasser à nouveau la rôdeuse, tandis qu'il serrait, un peu plus fort, Victor contre lui.

La rôdeuse ne se fit pas prier et profita de l’instant, jusqu’au moment où Victor décida qu’il en avait eu assez et se dégagea, les séparant du même coup.
« Allez, vous ferez ça ce soir. » déclara-t-il. « Il fait froid ici, puis les autres nous attendent, et moi d’abord, j’ai jamais cru qu’il allait t’arriver quelque chose ! Y’a que Galathée qui était inquiète, mais elle s’inquiète toujours pour tout. »
Il décocha un grand sourire à Taliesin. Galathée le laissa filer puis prit le bras de l’elfe et l’attira dans le couloir, avant de refermer la porte. A nouveau, elle le regarda droit dans les yeux, posa une main douce sur sa joue, sans rien dire, juste souriante, puis secoua la tête.
« Mais j’ai quand même toujours eu confiance en toi. » murmura-t-elle à voix basse.
Elle se tourna ensuite vers la chouette.
« Tu étais sensée me prévenir, traîtresse. »
Plume s’ébouriffa et poussa un petit gloussement satisfait avant de changer d’épaule, rejoignant celle de sa maîtresse.
« On dit ça. » grommela la rôdeuse.
L’oiseau hulula à nouveau, puis se rendormit.
« Mais c’est vrai que c’est une belle surprise. »
« Alors vous venez ou quoi ? » hurla Victor depuis la salle à manger voisine.

Le sourire de Taliesin s'agrandit.
-Ne la gronde pas trop, on avait fait un pacte;.. dit-il en adressant un clin d'œil à la chouette. Clin d'œil inutile, puisqu'elle dormait. Et qu'il n'y avait jamais eu de pacte, de toute façon. Mais il se sentait tellement heureux que, plus encore qu'à l'ordinaire, il avait envie de raconter des âneries.
L'appel de Victor était pressant, toutefois, et il était temps de faire leur apparition dans la salle à manger... Il serait bien resté seul de longues minutes avec Galathée, pour lui parler, l'étreindre, mais ce n'était pas le moment. Le soir viendrait bien vite.
-Ne faisons pas attendre nos hôtes...
Il déposa son sac dans l'entrée puis, accompagné par la rôdeuse, ganga la pièce où les autres les attendaient. Ils étaient tous là : les enfants Merlus, de l'aînée au plus petit, ainsi que leur oncle et Valaellyn. Ils lui sourirent, tandis que l'un d'entre eux se levait pour aller quérir des couverts à son intention, et le barde eut beau protesté, on ne voulut rien entendre.
En s'asseyant parmi eux, près de Galathée et de Victor, il songea aux jours derniers, à la mission, là-bas, si loin, dans le vallon... Si loin, oui. Il avait le sentiment que ces jours sombres, ces combats, ce sang étaient déjà relégués au rang des vieux souvenirs. Il n'allait pas s'en plaindre.

L’atmosphère simple et bon enfant qui régnait autour de la table suffit à ramener Taliesin dans une réalité à mille lieues de ce qu’il avait connu ces dernières semaines. Les Merlus était toujours aussi bavards et remuants, les enfants échangeaient sur leurs aventures enneigées avec enthousiasme, planifiant déjà les constructions de fort et les batailles de boules de neige de l’après-midi. Il y avait aussi un lac gelé à proximité et de belles collines rondes pour faire des descentes en traîneau (apparemment, Matthieu leur avait bricolé deux planches à patins acceptables). Bref, l’énergie des plus jeunes avait quelque chose de déstabilisant pour les adultes, qui les observaient avec le sourire, un peu dépassés. Ils engloutirent leur repas, demandèrent la permission de filer, l’obtinrent, et détalèrent vers l’extérieur. Victor s’arrêta cependant dans son élan pour étreindre Taliesin au passage. Puis, rouge comme une tomate, et sans un mot, il rejoignit ses compères d’escapade et le tourbillon d’enfants disparut, ne laissant que les cinq adultes et Mathilde, qui l’était pratiquement, elle aussi, autour de la table. La jeune fille s’apprêtait à débarrasser lorsque Matthieu lui demanda de se rasseoir, car il avait une déclaration à leur faire. Avec son franc parler et un embarras grandissant au fur et à mesure qu’il avançait dans ses explications, il leur annonça que Valaellyn et lui-même avaient décidé de se marier lors de l’équinoxe de printemps, au cours du mois de Ches. Cette annonce fut accueillie par un silence abasourdi, puis les félicitations de rigueur, tandis que les deux futurs époux rougissaient de concert. Guillhem se leva pour aller leur chercher une bonne bouteille : la journée était apparemment propice aux bonnes nouvelles.

Taliesin se joignit de bon cœur aux félicitations collectives, et il accepta bien volontiers le verre qu'on lui offrit, portant, avec les autres, un toast en l'honneur des jeunes promis. La tête lui tournait légèrement, mais l'alcool n'en était pas seul responsable. La bonne chère, l'atmosphère chaleureuse et l'âtre crépitant étaient si différents de ce qu'il avait connu au cours des dernières semaines qu'il se sentait dépaysé. Bien sûr, son voyage n'avait pas été qu'un long calvaire. Il y avait eu la franche camaraderie avec ses compagnons de route... Mais la tension sous-jacente, l'urgence de leur mission ne leur avait pas permis d'en profiter à plein. Il espérait qu'ils se rencontreraient à nouveau, bientôt, dans une ambiance similaire, détendue, ou, loin des vicissitudes de leur quête, il pourraient un peu mieux faire connaissance.
Peu à peu, ses pensées s'apaisaient, se troublèrent, comme une vague somnolence s'abattait sur lui. Il ne s'y laissa pas sombrer, cependant : le repos pouvait attendre ! Il voulait d'abord discuter un peu avec Galathée, la retrouver... Ainsi, lorsque le petit groupe se sépara, sur une nouvelle vague de félicitations, il proposa à la rôdeuse de le suivre dans la chambre qu'ils partageaient avec Victor lorsqu'ils étaient de passage dans la ferme, s'en alla récupérer son sac dans l'entrée et, après un regard par la fenêtre à la marmaille déchaînée qui jouait dans la neige, gravit l'escalier menant à l'étage.
Un mariage... En voilà une nouvelle ! songeait-il en atteignant le pallier.
Et une bonne nouvelle qui n'était pas sans lui donner quelques idées...

Galathée avait précédé Taliesin dans les escaliers et lorsqu’il entra dans leur chambre commune, la rôdeuse l’attendait de pied ferme. Avant qu’il n’ait eu le temps de refermer la porte, elle l’avait saisi par le col, repoussa l’huis du talon et entraîna l’elfe vers le lit, sans lui laisser l’opportunité de reprendre son souffle, lèvres contre les siennes. Elle le fit basculer sur la couverture et entreprit de le débarrasser de sa chemise. La jeune femme savait exactement ce qu’elle voulait et n’entendait pas s’arrêter aux protestations, feintes, de son partenaire.
« Oh tu m’as manqué… » souffla-t-elle en terminant de le mettre torse nu.
Elle s’arrêta une seconde en découvrant l’hématome violacé qui couvrait encore la clavicule de l’elfe, lequel dépassait du bandage serré qui lui maintenait l’épaule dans un étau.
« Je promets de faire attention… » souffla-t-elle en se penchant pour l’embrasser à nouveau. « Au pire, je te re-réparerai ensuite… »

Un peu éberlué, décontenancé, l'elfe demeura un bref instant muet, eut une pensée fugace pour les autres résidents de la demeure... puis, électrisé par le contact des mains de la rôdeuse sur sa peau nue, il oublia tout ce qui n'était pas elle.
-A ce prix là, je veux bien risquer une dizaines de fractures... lui souffla-t-il avant de l'embrasser derechef.
Ses doigts, presque naturellement, s'étaient mis à dénouer les lacets de la tunique que portait Galathée.
-Tu m'a manqué aussi... souffla-t-il encore.
Puis il ne prononça plus un mot.
Leur étreinte fut fougueuse, sauvage, à l'image des émotions qui avaient animé le barde alors qu'il l'avait enfin retrouvée. Oui, elle lui avait manqué. Mille fois oui.
Bien plus tard, tandis qu'ils reposaient côte à côte, épuisés, l'elfe se pencha vers la jeune femme et lui glissa, taquin, à l'oreille.
-Le bilan est de huit côtes cassées et de deux clavicules en miettes. Tu peux te venter de m'avoir plus démoli que tous les ennemis que j'ai dû affronter pendant mon absence...

« Je te ferai un petit pansement quand j’aurai repris mon souffle. » rétorqua-t-elle sur un ton mutin, avant de se redresser sur un coude pour l’embrasser à nouveau.
« Tu es entier… presque indemne… Je peux à peine le croire. » murmura-t-elle.
Elle enfonça un doigt entre ses côtes, le faisant sursauter.
« Mais tu es toujours chatouilleux aux mêmes endroits, je ne pense pas qu’un doppleganger pourrait imiter ça… »
Soudain, un voile passa devant ses yeux, Taliesin sentit qu’elle se tendait imperceptiblement.
« Taliesin. Je sais que tu es tenu au secret, mais je voudrais juste que tu me dises une chose… que tu me le dises honnêtement… Tu n’es pas parti assassiner Albérich Megrall, n’est-ce pas ? »

-Oh non, bien sûr que non...fit-il, pris au dépourvu par la question. Je n'aurais jamais fait une chose pareille... Nous...
Il s'interrompit, hésitant. Dès le début de cette sinistre histoire, on l'avait contraint au secret, obligé à n'en rien révéler à Galathée. Et ces non-dits l'avaient perturbé, comme s'il s'agissait d'une sorte de trahison. Mais à présent, le secret tenait-il encore ? Des dizaines de soldats avaient couru au secours du conseiller, participé au nettoyage des abords de la tour... Et des rumeurs abondaient déjà en ville sur la disparition d'Albérich... Il pouvait donc sans doute parler. Au moins un peu.
-Ecoute... reprit-il, à voix basse. Je pense que... je peux t'en dire un peu plus, à présent... Albérich avait bel et bien été enlevé. Nous avons été chargés d'enquêter sur son rapt, de poursuivre les ravisseurs... Nous les avons tués, et libéré le conseiller. A l'heure qu'il est, il est sur le chemin du retour. Pas très fringant, mais vivant.

« Oh je suis soulagée… » fit Galathée en retombant sur le dos avec un soupir. « Il y a eu tant de rumeurs… J’ai vraiment cru… Un instant… Non, je n’y ai pas vraiment cru, mais comme je savais que tu avais peur qu’il lise en toi, j’ai… Pardonne-moi d’avoir douté. »
Elle se redressa, l’embrassa doucement.
« Je n’ai pas vraiment douté. Mais je ne savais plus quoi penser… C’est le propre du bruit qui court dans les rues, d’embrouiller les esprits. Je suis fière de toi. Que tu aies pu porter secours à quelqu’un qui t’était antipathique. Et… »
Elle s’interrompit, les yeux brillants.
« Tu penses qu’ils te relèveront de tes obligations ? »

Le barde dévisagea un instant la rôdeuse. Maudit secret. jamais elle n'aurait eu ces doutes s'il avait pu lui dire... Mais qu'importe, cela n'avait plus d'importance.
-J'espère... dit-il en secouant la tête. J'espère mais je n'ai aucune certitude. Je n'ai pas tenu à accompagner auprès des conseillers les messagers chargés de transmettre la bonne nouvelle. J'étais impatient de vous voir... et puis, j'ai rien moins qu'envie de pavoiser. J'ai juste payé ma dette, juste... fait ce que je devais. Et j'y suis allé à reculons, au début. Ils l'ont vu... entendu... Alors, franchement, je ne sais pas. Mais j'ai bon espoir... Les choses semblent plutôt bien tourner, ces derniers temps. Pourquoi s'arrêteraient-elles en si bon chemin ?
Il sourit et lui prit la main.
-Tout va bien se passer... Encore mieux qu'avant. Ce voyage... Je ne l'ai pas voulu, les Dieux le savent. Mais... ça a été important, finalement. Je crois que... je suis libéré de certaines choses. désormais... Bon, je ne suis pas sûr que je serai toujours à ta hauteur en matière d'optimisme et de confiance en demain, mais il me semble que j'ai fait des progrès.
Les dieux savent que tu ne voulais pas y aller... Et l'un d'entre eux t'a abstout... De cela, et du reste. songea-t-il.
Peut-être...

Un sourire bourgeonna sur les traits de la jeune femme en entendant ces paroles et elle vint nicher sa tête sur son épaule valide. Après leurs ébats, l’air de la chambre s’était sensiblement refroidi et elle attrapa la couverture d’une main, la repliant sur eux.
« J’ai toujours su que tu finirais par retrouver cette petite flamme au fond de toi… Elle s’est assagie, je le sais bien, et c’est normal, c’est ça, apprendre de l’expérience, mais… mais je suis heureuse si les événements ont pu te prouver que tu avais toujours la même âme… »
Elle l’embrassa dans le cou.
« Je ne suis pas certaine que tu pourras te contenter de rester tranquillement à la maison, fumer ta pipe et divertir les gens de la Bienveillance… Je ne sais pas si c’est vraiment ce à quoi nous aspirons, l’un et l’autre. Mais pour l’instant, si les Luméniens te donnent leur bénédiction… Nous pouvons encore nous poser quelques années. J’aimerais ça. »

L'elfe lui passa un bras autour des épaules et la serra contre lui.
-Honnêtement... Pour avoir depuis peu retrouvé les charmes d'un bon lit, d'une belle flambée et de repas chauds, j'avoue que c'est sans nulle comparaison avec les interminables chevauchées, les nuits glaciales sous la tente, les interminables tours de garde... Pour l'heure, si j'ai à choisir, j'opte volontiers pour la première option.
Il sourit.
-Mais tu as raison, peut-être que notre âme vagabonde reprendra le dessus, tôt ou tard. Dans tous les cas, nous sommes libres, sans contraintes. Rie ne nous empêche, un jour, de reprendre la route, si Victor est d'accord. Ou simplement de prendre, de temps en temps, quelques semaines pour retourner à la nature... Helonna regorge d'endroits merveilleux... Bon, d'accord, et d'endroits moins merveileux. On évitera la forêt hantée, par exemple. Les goules, les blêmes, les vampires et les ombres sont des êtres charmants, mais... je crains de ne pas avoir la bonne tournure d'esprit pour goûter leur compagnie.

« Mais j’y pense… » murmura la rôdeuse. « Ne devrions-nous pas rentrer à Luménis au plus tôt ? Ce serait dommage qu’ils pensent que tu as essayé de prendre la tangente… D’autant qu’officiellement, tu es toujours supposé demander l’autorisation pour quitter la ville, ce que je parie… tu n’as pas fait. Nous devrions profiter des bonnes grâces dans lesquelles tu te trouves… »
Elle grimaça.
« Si nous agissons vite, nous pourrions faire l’aller-retour demain… Tu me diras… Ils ne t’ont rien promis non plus, mais… mais ce serait dommage… »

Taliesin, pensif, garda un instant le silence.
-Oui, on peut toujours faire un saut à Luménis demain, pour régler tout ça... Même si je pense que nous ne sommes pas trop pressés. Tout dépend du temps que tu comptais passer ici : nous ne sommes pas à quelques jours près.
Mais il avait un doute, à présent... Bien sûr, il avait discuté avec les officiers, accompagné les messagers jusqu'au bout : ils témoigneraient qu'il n'avait pas cherché à s'esquiver. Mais compte tenu du peu d'affection que lui portait dame Lathiriel, il valait sans doute mieux être prudent, se conformer aux règles pour rentrer dans les bonnes grâces des autorités... Et être libéré des contraintes qu'elles lui avaient imposées. Ce n'était d'ailleurs pas un bien gros effort....
-Mais tu as raison. Je serai plus tranquille quand tout cela sera réglé. Partons sur le principe d'une visite à Luménis demain ou après demain, si ça te convient.

« Ça me convient bien. Ce n’est pas très loin et nous pourrons emprunter un cheval pour aller plus vite. » fit-elle avec le sourire, avant de rebasculer sur lui.
A cet instant précis, on frappa avec entrain à la porte et elle se figea.
« Je dois changer de chausses, je suis tombé dans le lac. » grommela une voix étouffée. « On m’a dit de frapper, je ne préfère pas savoir pourquoi. »
« Une… une seconde, Victor. » balbutia Galathée en se relevant.
Puis elle sourit à Taliesin, haussa les épaules, et entreprit de se rhabiller au plus vite.

Bon... Ils en seraient quitte pour une petite expédition en ville. Mais c'était une bien mince concession aux autorités, au regard du bonheur qu'il ressentait en ce moment même, et de la liberté qu'il retrouverait sitôt libéré de ses entraves...
Lorsque Victor s'annonça, le barde sursauta, embarrassé. Il ne pipa mot mais, balançant ses jambes hors du lit, entreprit de renfiler ses frusques en quatrième vitesse. On avait dit au môme de frapper... Bon, ils n'avaient pas dû être très discrets, ou bien les autres avaient envisagé le tour possible que pouvait prendre leurs retrouvailles... Dans tous les cas, ce n'était pas bien grave...
Il se leva enfin, remit un semblant d'ordre dans sa mise puis, après un regard à Galathée, lança d'une voix qui se voulait détachée.
-C'est bon, tu peux entrer.
Tombé dans le lac ? Cela ne l'étonnait qu'à moitié de la part de Victor qui s'était toujours montré casse-cou. C'était donc une chance qu'il ne joue pas seul...
-Tu te sens prête à soigner une pneumonie, lorsque tu en auras fini avec mes côtes ? murmura-t-il à Galathée tandis que la porte s'ouvrait.

Victor déboucha effectivement trempé dans leur chambre, mais tout aussi impatient de retourner au dehors. Galathée le frictionna des pieds à la tête, l’obligea à avaler des racines qui avaient apparemment un goût affreux, puis l’aida à se rhabiller. Tout en supportant vaille que vaille les attentions de la rôdeuse, l’enfant leur expliqua que la glace du lac avait été fragilisée par la chute d’un arbre, et qu’ils avaient voulu aller explorer le tronc. Puis il s’apprêta à ressortir, pour s’immobiliser sur le seuil. Il jeta un œil à Galathée, songeur, puis revint vers Taliesin, lui prit la main et le tira derrière lui.
« Allez, viens ! Faut que tu viennes jouer avec nous ! Tu dois voir la cabane de neige, puis aussi le fort et on doit attaquer les Merlus, je leur ai dit que tu visais mieux qu’Antoine et ils le croient pas ! »
Galathée haussa les épaules et indiqua la sortie à Taliesin, lui remettant sa bénédiction.

-La conscription est lancée, et le devoir m'appelle... fit le barde, du ton de celui qui court droit à la mort.
En réalité, il n'était pas malheureux du tout. Bien sûr, il était fatigué par les épreuves des derniers jours, et demeurer assis près du feu à discuter tranquillement lui aurait parfaitement convenu. D'un autre côté, il n'aurait pas voulu refuser l'invitation de Victor : il était heureux de le retrouver, content de pouvoir à nouveau partager quelque chose avec lui. Et peu importe si c'était une bataille de boules de neiges. Tant mieux, même : jouer comme un môme ne l'avait jamais rebuté. Bien au contraire.
Sous la conduite de Victor, l'elfe gagna le vaste terrain de jeu que s'étaient approprié la petite bande. Là, il fut impressionné par l'ampleur de leurs réalisations. Une grande construction s'y dressait, mi-igloo, mi cabane, assez vaste pour recevoir une bonne partie des enfants, sinon tous. Plus loin, c'était le fort, carré de hautes murailles crénelées, percées de meurtrières propices au bombardement d'intrépides assaillants. De multiples brèches colmatées à la hâte témoignaient de l'ardeur de ces derniers qui, s'ils n'avaient ni catapultes ni trébuchets pour les aider, ne rechignaient visiblement pas à jouer le rôle de béliers humains. Les gamins n'avaient pas rechigné à la tâche. Ils en avaient le temps : l'hiver n'était pas propice aux travaux des champs, et Guilhem semblait accorder autant de loisirs qu'il le pouvait à sa tribu. L'elfe se demanda même s'il n'avait pas lui-même mis la main à la pâte. En tout cas, son frère, lui, y avait certainement participé...
L'heure suivante fut une cacophonie de rires, de cris, d'appels, de défis, un tourbillon de neige, de glissades, de chutes, de duels acharnés. Si au début, le barde s'avéra un bien piètre lanceur de projectiles divers, au grand désespoir de Victor et à l'immense joie des petits Merlus, il ne tarda pas à reprendre le coup de main et finit par les contraindre à un repli prudent derrière les murailles de leur forteresses. Un assaut décisif fut lancé pour prendre la place, lequel se solda par l'effondrement d'un pan entier de mur et un ensevelissement général sous une épaisse couche de neige. Recrus, les combattants se mirent d'accord sur une trêve. Pas sur une paix, toutefois, chacun étant décidé à prendre sa revanche dès que possible.
Taliesin était épuisé, trempé, gelé. Mais ravi, surtout. En un instant, il avait retrouvé l'atmosphère de leur petite clairière au coeur des bois. La neige et le froid en plus, le soleil en moins... Cela lui convenait tout à fait : il avait retrouvé l'essentiel. Il était rentré...

La Couronne de Cuivre

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Quête : Les squelettes du placard, Chapitre 1.

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