La Couronne de Cuivre

Situé à environ dix lieues au sud de Luménis, Dargyll est un village modeste d’une trentaine de maisons. Stratégiquement placé sur la route commerciale qui lie la capitale à la cité d’Antelucas, il jouit d’une prospérité relative, mais n’a jamais connu de réel développement en raison de sa proximité avec un cimetière très ancien, dans lequel se lèvent périodiquement des morts-vivants. La sécurité de Dargyll est cependant assurée par un temple bifide, dédié à Lathandre et Chauntéa, et donc les clercs sont spécialisés dans la gestion des revenants. Artisans ou agriculteurs, les habitants du village se retrouvent souvent autour d’une pinte de la bière locale (nommée l’Outre-tombe) dans l’unique troquet de Dargyll, l’Auberge du Doux Repos. Plutôt bons vivants et férus d’humour noir, les villageois ont pour tradition de se raconter des histoires d’horreur jusqu’aux petites heures. On appelle ces contes courts, traditionnels, les Dargylleries et un concours annuel a lieu au Doux Repos.

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Quête : Sombre est la nuit

Venant de Respelm…

Tandis qu’Astrée et Arthur avançaient sur la route grise, les silhouettes accidentées de premières tombes, de statues couvertes de mousse, de petits mausolées tranquilles, de caveaux ornés, surgirent soudain sur leur gauche. Le tout était encerclé d’une barrière de fer sombre, qui ne protégeait rien et était brisée en plusieurs endroits. Le site semblait gigantesque, s’étendant à perte de vue dans l’obscurité de plus en plus présente. De la brume flottait par endroit, on entendait des craquements et des crépitements, parfois un animal sauvage se glissait entre deux pierres, furtif. Les chevaux étaient calmes et le cimetière, à la fois beau et inquiétant, semblait figé dans un sommeil serein mais léger. Il était moins pesant que les ombres de la forêt, et moins hostile que la nuit du vallon. Chaque fois qu’Astrée pensait avoir discerné le monument le plus extravagant de la nécropole, il en surgissait un autre, plus haut ou plus biscornu. Des tombes d’apparence neuve côtoyaient des tumulus couverts d’herbes folles, et des sculptures raffinées jouxtaient de simples empilements de cailloux. C’était un grand méli-mélo d’art mortuaire.

Pas à pas, les chevaux approchaient de Dargyll, et enfin, ils abandonnèrent le cimetière derrière eux pour gagner les premières maisons. Comme l’avait supposé Arthur, le petit village s’était préparé à festoyer et les chaumières arboraient des décorations chatoyantes pour chasser la nuit, dominantes de rouge, d’orange, de jaune et de violet en grands rubans qui battaient dans le vent, tandis que des courges colorées reposaient sur les appuis de fenêtre. De grandes torches dégoulinaient de cire brûlante dans les rues, menant le voyageur jusqu’au centre du hameau, où une odeur de soupe puissante avait attiré une cinquantaine de personnes, en grande conversation sur des bancs alignés devant l’auberge du Bon Repos. Un énorme bûcher trônait sur la place, encore éteint pour l’heure, et les rires des convives brisaient la nuit glacée.

Autrefois, Astrée aurait su apprécier le calme serein du cimetière. Peut-être même en aurait-elle arpenté les allées avec curiosité. Mais depuis qu'elle avait été touché elle-même par un deuil trop douloureux, les cimetières n'étaient plus synonymes que de mort et de souffrance pour elle. Elle fut donc soulagée d'arriver enfin aux premières maisons du village.

Accueillie par une bonne odeur de soupe, elle sentit son estomac gargouiller. Elle avait faim, et un bon repas chaud serait bienvenu.
"J'espère qu'il y aura de la place pour dormir à l'auberge," souffla-t-elle à Arthur. "La fête semble avoir attiré du monde..."

Ils mirent pied à terre en arrivant aux abords de la place. Menant leurs montures par la bride, ils traversèrent la place, se dirigeant vers l'entrée de l'auberge. Il leur fallait trouver parmi la foule une personne ressemblant à un aubergiste...

Arthur resta en arrière pour s'occuper des chevaux. Trouver l’aubergiste ne fut pas difficile : c’était un homme maigre comme un clou qui servait la soupe en bavardant avec ceux qui lui tendaient son bol. Lorsqu’Astrée essaya de lui parler, il l’obligea d’abord à se servir, se formalisant peu du fait qu’elle était une étrangère et qu’elle n’avait pas offert de payer. Il écouta ensuite sa requête.
« Oh, mais ma p’tite dame, je suis complet de chez complet de chez complet ! Tellement complet que j’ai logé une partie des clients dans le caveau familial. »
« Il y fait froid, mais la pourrissement réchauffe. » ajouta un des paysans qui attendait son tour, d’un air docte.
« Je vois pas où je pourrais vous mettre. Même dans les placards, c’est plein de squelettes, ça vous plaira pas. »
« Y’a des granges, non ? »
« Tais-toi avec ta grange. Non, ma p’tite dame, vous devriez aller trouver nos clercs de campagne. Ils logent parfois les miséreux sans le sou, et pas qu’j’vous range dans la catégorie, mais… Vu qu’y’a plus d’place au Bon Repos, ça pourrait être pas mal pour vous. »
« J’ai entendu que Ben louait des cercueils rembourrés. »
« Tais-toi, va. Vous voyez le p’tit gros qui a déjà le nez un peu rouge, là ? C’est Ciaran qui sert la déesse des moissons. Derrière lui, la délicate Uranie fait la même chose avec Lathandre. Si vous z’êtes pas une vampire ou quoi, vous pouvez aller leur parler. Ils aiment bien tout ce qui respire. »

Heureusement qu'Arthur l'avait prévenue concernant l'humour douteux des villageois... Décidément, ce genre d'humour la laissait de marbre - c'était le cas de le dire.
Elle essaya d'afficher un sourire, un peu crispé...
"Oh, vous savez, on a l'habitude de camper un peu partout, on se serait bien contentés d'une grange. Mais un caveau... je crains que non... Enfin, si vous préférez qu'on s'adresse à l'un des prêtres, s'il n'y a pas de grange disponible, ce n'est pas un problème."

Elle se demandait au fond d'elle s'il n'y avait réellement plus de place ou si ça faisait partie de la propension locale aux blagues de mauvais goût. Pour ne pas contrarier son interlocuteur, elle se dirigea néanmoins vers le dénommé Ciaran, après avoir avalé d'un trait son bol de soupe - très chaude...
Elle s'adressa à lui sur un ton poli.
"Excusez-moi, je viens d'arriver avec mon jeune compagnon, là-bas, et nous cherchons un abri pour la nuit. L'aubergiste nous a dit qu'il n'avait plus de place. Connaissez-vous quelqu'un qui aurait un coin de grange pour nous héberger?

« Oh ne vous inquiétez pas, madem… madame ? » fit le clerc avec un sourire ravi.
Il avait apparemment plus d’une chope derrière lui.
« On fait grand dortoir pour tous les sans toits dans la salle principale du temple. Les paillasses ne sont pas complètement quatre étoiles, mais elles sont saines, et il fait bon. Petit déjeuner avec les compliments de Chauntéa ! »
Il sourit.
« Mais on ouvre les portes qu’après le grand feu. Avant, faut s’amuser ! Boire et manger ! Tout est offert ! Générosité et partage contre les ténèbres de Shar ! »

Dormir au temple? Après tout, du moment qu'ils avaient un abri pour la nuit... Le seul problème c'était qu'il faudrait attendre la fin des réjouissances. Et elle se ressentait encore du manque de sommeil de l'avant-veille. Enfin... Elle n'avait pas le choix semblait-il.

"Merci beaucoup pour votre hospitalité" dit-elle au clerc. "Nous allons donc faire ce que vous nous conseillez et profiter de la fête. Mais j'oubliais : savez-vous où nous pourrions laisser nos montures?"

Arthur attendait tout près, et il ne pouvait quand même pas passer la nuit à surveiller les chevaux... D'autant plus qu'il apprécierait sans doute davantage qu'elle de participer à la fête.

Le clerc indiqua à Astrée la direction d’un grand enclos où les convives laissaient leurs chevaux pour la nuit. Il lui dit aussi qu’ils pouvaient laisser leurs affaires dans l’entrée du temple, qu’il y avait là des enchantements puissants qui empêchaient les maraudeurs de s’y servir. Difficile de savoir s’il bluffait, peut-être les paysans crédules étaient-ils impressionnés. Cependant, lorsque la jeune femme retourna vers son compagnon de route, elle le retrouva encerclé par un groupe d’une dizaine de jeunes villageois, avinés à en voir leurs mines, qui semblaient fascinés par son armure rutilante. D’une certaine manière.
« Comment est-ce qu’ils font pour être aussi rigides ? » demanda l’un d’entre eux.
« Crois-moi, tu préférerais pas le savoir. » répondit un autre, agrémentant sa réponse d’un geste tendancieux, lequel déclencha l’hilarité du groupe.
« Ma mère m’a dit qu’ils se lavaient dans l’amidon chaque matin. » dit une fille, d’un ton crâneur.
« Tu crois qu’ils sont raides de partout ? » fit une autre, récoltant à nouveau les rires du public.
« Faudrait vérifier. »
Arthur n’en menait pas large, blanc comme un linge, cramponné aux rênes des chevaux. Il faisait de son mieux pour faire celui qui n’entendait rien. En même temps, l’haleine de ses visiteurs devait immanquablement lui chatouiller les narines.
« Tu sais comment on fait pour attendrir un paladin ? » demanda un grand gars aux cheveux noirs hirsutes.
« Non. Raconte. »
« Tu lui plantes une broche dans les fesses et tu la ressors par la gorge. Puis tu fais rôtir dans son armure. Très tendre. »
« On devrait tester ça aussi. »
« Tu sais c’est quoi la différence entre un paladin vivant et un paladin mort ? »
« Non. »
« Tu veux que je te montre ? »
Nouveaux rires.

Astrée sentit la colère l'envahir. Quelle bande d'idiots. Peut-être un peu trop nombreux pour risquer un combat à deux contre dix. Quoique, vu leur état d'ébriété... Elle saisit plus fermement son bâton de marche, la seule arme en sa possession...
Calmement, comme si elle n'avait rien entendu, elle traversa le cercle pour se placer à côté d'Arthur. Au passage, elle donna soudain un grand coup de bâton à l'arrière des genoux de celui qui venait de parler. Déséquilibré, il tenta de s'accrocher à son voisin, sans succès : les réflexes ramollis par l'alcool, il s'écroula au sol.

"Et toi, tu connais la différence entre un imbécile vivant et un imbécile mort? Si tu continues à provoquer ainsi mon ami, tu risques malheureusement de vite la découvrir. Là, il est blanc de colère, et il ne se retient de frapper que pour préserver la tranquillité de votre petite fête, par respect pour les clercs qui nous ont offert l'hospitalité. Mais continue et je ne réponds plus de rien. Il en a occis bien d'autres.... Avant-hier, dans la forêt maudite, il m'a sauvée d'une armée de morts-vivants. Alors je serais toi, j'éviterais de trop insister."

Elle lança discrètement un regard d'encouragement au jeune paladin. Pourvu qu'il sache bluffer...

« Oulà, elle est pas commode, la d’moiselle ! »
« Hey, palouf ! T’as b’soin d’une nana pour veiller sur tes fesses ? »
Arthur semblait seulement sur le point d’ouvrir la bouche.
« V’nez les mecs, on s’tire. » fit l’un d’entre eux, et le groupe s’éloigna en riant, sans plus leur prêter la moindre intention, et se fondit dans la foule.
Le paladin dévisagea Astrée, puis se détourna brusquement, les épaules basses. Il resta muet, immobile, pendant de longues secondes, avant de faire volte-face. Il n’osa pas lever les yeux.
« Vous… vous nous avez trouvé un toit ? » demanda-t-il d’une voix enrouée.

"Oui, on dormira dans le temple de Chauntéa. L'auberge était complète."
Elle ajouta avec douceur:
"Ne faites pas cette tête. C'est juste une bande d'imbéciles qui cherchaient les histoires. Je suis sûre qu'ils sont déjà en train de repérer leur prochaine victime."

Elle sentait qu'Arthur était vexé d'avoir eu besoin de son aide pour s'en sortir. Elle comprenait bien son sentiment. Il était encore jeune et impressionnable, et voulait tellement bien faire... Si elle voulait lui remonter un peu le moral, elle se dit qu'elle ferait mieux de ne pas paraître trop sûre d'elle.
"En fait, pour dire la vérité... J'étais pas trop rassurée. J'ai tenté de bluffer, et ça a marché. Mais si ça n'avait pas été le cas... et bien heureusement qu'on est deux et que vous savez vous servir d'une épée. Toute seule j'aurais sans doute pas osé les provoquer ainsi. Surtout que je n'ai pas d'arme adaptée... Allez, suivez-moi, on va conduire nos montures dans l'enclos là-bas."

Le paladin la suivit, la tête basse.
« J’ai été lamentable. » finit-il par bredouiller à mi-voix. « Vous m’avez sauvé la mise et je vous suis redevable. Je n’ai même pas… je ne sais même pas… J’ai été lamentable, je vous prie de m’excuser. Ce n’est pas ainsi que devrait se comporter un paladin, mais je n’ai pas été à la hauteur. Je suis juste… »
Il s’interrompit et se tut, restant dans ses traces sans plus rien dire. Elle l’entendit juste renifler une fois. Il était vraiment très jeune, à bien y réfléchir.
Ils parvinrent à l’enclos où s’égaillaient une dizaine d’animaux, mules et chevaux mélangés. Si Moïse fut rapidement dessellé et débarrassé de ses fontes, Arthur s’attela plus lentement à sa propre monture, qui devait être libérée de sa lourde armure de plates.

Astrée s'approcha du jeune paladin.
"Faut pas vous mettre dans cet état. Ils n'en valent pas la peine."
Elle cherchait désespérément quoi lui dire pour lui remonter le moral.
"Franchement, seul encerclé par une dizaine de personnes, n'importe qui aurait été déstabilisé. D'autant plus que vos principes vous interdisent de répondre par la violence, je suppose?"

Elle l'aida à enlever la lourde carapace du cheval.
"Allez, n'y pensez plus... Dites-vous que c'est une petite épreuve de plus, qui forgera votre expérience. Vous êtes encore jeune, et vous découvrirez bien vite qu'on apprend toujours de tout, même des situations qu'on a eu l'impression de mal maîtriser. D'ailleurs, même quand vous serez un vieux paladin couturé de blessures de guerre, vous aurez encore à affronter des situations qui vous déstabiliseront et qui vous feront progresser."
Je raconte vraiment n'importe quoi.

Elle chercha un exemple concret.
"Tiens, vous savez ce qui m'est arrivé récemment? Je me suis trouvée seule désarmée face à un lion. Je n'en menais vraiment pas large... Et bien le lion a été mis en fuite par le hurlement de guerre du jeune garçon nain qui m'accompagnait. Sans lui je ne sais pas si j'aurais réussi à le faire fuir. Il doit avoir une petite dizaine d'année, le gosse. Je me suis sentie un peu ridicule de devoir ma survie à un enfant... Normalement c'était plutôt à moi de le protéger... Maintenant j'en ris, mais ce jour-là..."
Elle sourit à cette évocation. C'était un épisode qu'elle se rappellerait longtemps.

"Ah, j'ai oublié de vous dire : le temple où on doit dormir ne sera ouvert qu'à la fin de la fête. On se trouve donc contraints et forcés d'accepter de partager le repas proposé sur la place, qui a l'air délicieux d'ailleurs. Personnellement j'aurais préféré dormir un peu, mais on n'a pas le choix... Alors je propose qu'on aille s'installer quelque part sur un des bancs. De préférence auprès de personnes ayant l'air sympathiques..."

« Vous avez raison. » dit-il finalement, alors qu’il empilait soigneusement les différents morceaux du caparaçon sur le sol. « Je ne devrais pas me formaliser… Mais je me suis senti tellement… tellement incapable de réagir. Heureusement que vous êtes arrivée. »
Il sourit.
« Merci. »
Puis il souleva la pile de plaques et se dirigea précautionneusement vers l’entrée du temple avec son fardeau, Astrée sur les talons. L’édifice était curieusement construit, déployant deux types d’architecture conjointes. Dans l’entrée, le soleil côtoyait un épi de blé, sculpté sur le frontispice. Arthur murmura quelques mots à mi-voix, comme une courte prière, puis déposa ses affaires dans un coin. Il se débarrassa aussi de sa lourde armure et redevint en un instant, le tout jeune homme qu'il n'avait jamais cessé d'être.
« Lathandre et Chauntéa sont amants depuis toujours. Pourtant, c’est le seul temple que je connaisse où ils sont célébrés ensemble. » murmura-t-il.
Il se tourna ensuite vers Astrée.
« Bon, allons affronter les gens de Dargyll. Mon estomac gronde ! » s’exclama-t-il avec un enthousiasme timide mais sincère.
Il la laissa cependant prendre la tête.

Astrée se dirigea à nouveau vers l'aubergiste, suivie d'Arthur, et pris place dans la file d'attente.
Elle se souvint soudain avoir oublié de demander combien elle devait pour la soupe qu'on lui avait servi tout à l'heure. Elle avait cru comprendre que c'était gratuit, mais mieux valait vérifier...

Tout en patientant, elle observait du coin de l'œil les villageois déjà installés, à la recherche d'une petite place. Il leur fallait des convives n'ayant pas abusé des boissons alcoolisées, et si possible avec un sens de l'humour "normal". Malheureusement cette dernière caractéristique ne pouvait guère se deviner d'un simple coup d'œil...

Quand vint leur tour d'être servi, elle demanda avec un grand sourire :
"Excusez-moi, mais j'ai oublié de vous demander le prix de ce délicieux bol de soupe, tout à l'heure. Et au passage, pourriez-vous en servir un deuxième, pour le jeune homme qui m'accompagne?"

« Mais tout est offert, ma p’tite dame ! » s’exclama l’aubergiste, en lui servant deux bols supplémentaires.
Arthur s’en saisit et le gratifia d’un remerciement à mi-voix. Il les guida ensuite vers un coin de table qui semblait relativement tranquille, auprès de personnes plus âgées mais non moins joviales. Ils furent intégrés à la tablée sans haussement de sourcils. Les gens se racontaient des anecdotes du passé, à Dargyll et ailleurs, souvent au sujet de disparus, et riaient de bon cœur. C’était une soirée placée sous le signe de la réjouissance, pas de la mélancolie. Alors que les deux compagnons avaient tout juste fini leur bol de soupe, on alluma le grand bûcher et un immense feu de joie illumina alors les façades modestes des habitations voisines. De nombreux villageois se mirent à danser autour du brasier, des gigues endiablées et vociférantes, au son discordant d’un petit orchestre qui y mettait toute son énergie à défaut d’être virtuose. Puis des conteurs se succédèrent dans la lueur des flammes jaunes et orangées. Arthur et Astrée étaient un peu loin pour bien entendre ce qu’ils racontaient, mais certaines prestations étaient plus proches du théâtre de mimes que de la déclamation pure. Le jeune paladin dodelinait de la tête, un sourire tranquille sur les traits, tandis que la soirée se déroulait. Malgré le froid de cette fin d’automne, il faisait étonnamment chaud sur la petite place, et le léger crachin semblait se dissoudre avant même d’atteindre les têtes et les chapeaux. Astrée nota que les portes du temple étaient désormais ouvertes. Mais on commençait seulement à servir le repas.

Astrée étouffa un bâillement. Il était tentant de rejoindre le temple pour un repos bien mérité après cette longue journée de marche.
Mais son estomac criait famine, et l'odeur se dégageant des plats était si appétissante... Des jambons secs entiers, d'immenses plats de gratin de courge, un peu de gibier aussi. Et des tartes à volonté. Et puis, l'atmosphère était chaleureuse, joyeuse, légère. Elle s'y sentait bien. Elle se coucherait plus tard...

L'aubergiste s'approchait, et Astrée lui tendit son assiette, récoltant quelques belles tranches de jambon et une part impressionnante de gratin.
"Merci", lui dit-elle en souriant.

Arthur semblait avoir oublié sa mésaventure de la soirée, et observait avec intérêt le spectacle. La fatigue transparaissait néanmoins sur son visage.
"Je propose qu'on profite encore un peu de la soirée et du repas avant d'aller nous coucher", lui souffla-t-elle. A moins que tu... que vous ne vouliez dormir tout de suite? ajouta-t-elle en désignant la porte du temple ouverte.
Et voilà... Elle avait encore failli le tutoyer. Il allait finir par se vexer...

Mais le jeune chevalier l’avait à peine entendue : il mangeait avec appétit, en se frottant régulièrement un œil du poing, comme un enfant fatigué. Il se tourna vers elle et sourit.
« Je vous suis, quand vous le sentez. » murmura-t-il. « Je ne veux pas vous gâcher la soirée parce que je suis un peu moulu… je peux tenir le coup ! »
Disant cela, il prit une grande lampée de vin chaud.
« D’autant qu’il y a de quoi s’occuper. »
Environ une demi-heure plus tard, il se mit néanmoins dangereusement à piquer du nez et finit par proposer à la rôdeuse de gagner l’abri du temple, tout en lui assurant qu’il était prêt à aller se coucher seul, si elle préférait rester festoyer.

Astrée se sentait fourbue, elle aussi, et elle accueillit donc favorablement la proposition du jeune paladin.
Elle vida un dernier verre de cidre, avala les dernières miettes de sa délicieuse part de tarte aux pommes, et se leva, suivie d'Arthur. Saluant d'un geste leurs voisins de table, elle se dirigea vers le temple.

Ils traversèrent la petite place sans susciter la moindre curiosité de la part des habitants qu'ils croisaient, sans doute habitués à voir des étrangers de passage.
La fête battait son plein, et l'alcool avait visiblement étanché bien des soifs à en juger par la démarche peu assurée de certains.

Ils parvinrent sans encombre à l'entrée du temple, et Astrée chercha du regard quelqu'un à qui s'adresser...

Il n’y avait personne, mais ils comprirent rapidement qu’aucune autorisation ne leur était nécessaire. Plusieurs convives s’étaient déjà allongées à droite à gauche dans la salle du temple, une vaste salle circulaire percée de grands vitraux et dotée d’un autel central. Près de l’entrée, une pile de paillasses et de sacs de couchage attendaient les visiteurs. Quelques lampes de faible intensité éclairaient les lieux, mais l’atmosphère était plutôt calme et on entendait déjà la respiration profonde de personnes assoupies.
Arthur leur choisit un coin abrité des courants d’air et protégé des regards par une statue monumentale de Chauntéa. Ils déplièrent rapidement leurs affaires, se changèrent en se tournant le dos, puis se mirent au lit. Le jeune paladin s’endormit rapidement, la rôdeuse peu après, terrassée par la fatigue accumulée des jours précédents et ce petit cidre traître qui lui était monté à la tête. Les échos de la fête étaient présents mais ténus, gardés à l’écart par les murs épais du temple.

Astrée s’éveilla dans les ténèbres. Le silence régnait entre les murs du sanctuaire. Il faisait nuit. Des ronflements résonnaient quelque part sur la gauche. Quelqu’un grommela dans son sommeil vers la droite. Impossible de savoir l’heure qu’il était. On n’entendait plus rien dehors. Les lueurs du brasier s’étaient éteintes derrière le verre coloré des fenêtres.
Malgré les mille indices de présences humaines autour d’elle, reposant, Astrée se sentit inexplicablement seule. Jusqu’à ce qu’elle réalise que la couche d’Arthur était déserte.

Elle ne s'inquiéta pas immédiatement de l'absence d'Arthur. Étant donné la quantité de liquide qu'il avait bue, il était sans doute sorti, saisi d'une envie pressante...
Elle attendit donc patiemment son retour, sans parvenir toutefois à se rendormir.

Mais le jeune homme se faisait attendre. Un peu trop.
Astrée se dressa sur sa couche, se frottant les yeux. Difficile de distinguer quoi que ce soit dans cette obscurité. Elle enfila rapidement un pantalon et des chausses. Puis, à tâtons, elle tendit la main vers les affaires d'Arthur. S'il était sorti, il s'était sans doute habillé chaudement. Avait-il pris ses vêtements? Son manteau?

La couche d’Arthur était froide, signe qu’il était absent depuis un certain temps. Il ne s’était pas rhabillé complètement : il avait juste emporté son manteau. L’hypothèse d’un besoin pressant était plausible, mais il s’était anormalement prolongé.
Deux lampes à huile éclairaient encore le temple, faiblement, permettant à Astrée de distinguer les ombres et les formes. Elle devrait pouvoir, si elle le décidait, se frayer un passage jusqu’à la sortie. Le vent soufflait au dehors, elle l’entendait hululer dans les tuiles. Sinon, rien.

Astrée bailla, encore somnolente. Elle s'étira pour chasser les dernières traces de sommeil.
Cette absence trop prolongée était inquiétante.
Elle finit de s'habiller, enfila son manteau, pris son bâton et une lanterne, au cas où il n'y ait aucune source de lumière à l'extérieur. Elle savait qu'il n'y aurait pas de clair de lune pour la guider, et si le temps était encore couvert elle n'aurait même pas la lueur des étoiles.

Silencieusement, elle se dirigea vers la sortie, en prenant garde à ne déranger personne. La nuit semblait bien avancée : tous dormaient d'un profond sommeil.
Elle se glissa par l'entrebâillement de la porte, toujours aussi silencieuse, et resta un instant sur le seuil de l'édifice à observer autour d'elle, à l'affut du moindre bruit. Le froid la saisit brusquement et elle resserra sa cape.

Le village était silencieux. Seul les braises rougies du brasier crépitaient encore dans l’air glacé, illuminant la nuit de lueurs écarlates. Le vent emportait des petits grains incandescents vers le ciel, où ils s’éteignaient dans un chuintement. Les ténèbres étaient souveraines et tranquilles.
Il y avait eu beaucoup de passage sur le perron du temple, mille traces s’y entrecroisaient, se perdant les unes dans les autres. Y dénicher la piste du jeune paladin semblait illusoire à première vue. Quelque part au-dessus d’elle, un oiseau de nuit cria. Puis le silence revint. Les fenêtres des petites maisons étaient obscures. Rien ne bougeait.

Renonçant à suivre une piste précise, Astrée décida de se diriger vers les latrines. Après tout, c'était probablement là que c'était rendu la paladin, et donc là-bas qu'elle avait le plus de chance de trouver un indice sur les raisons de sa disparition subite.
Peut-être même y était-il encore.

Contournant le temple, à moitié cachée dans son ombre, elle s'avança discrètement. Les latrines étaient situées à l'arrière de l'édifice. Elle s'en approcha silencieusement, écoutant attentivement tous les bruits qui lui parvenaient, les yeux grands ouverts dans l'obscurité relative de l'endroit.

Les latrines étaient désertes. Leur remugle empuantissait l’air frais, porté par la brise. Sur le sol, Astrée distingua à nouveau diverses empreintes de pas, qui allaient et venaient. Mais à quelques mètres seulement de la cahute d’aisance, soudain, un grand espace de poussière semblait piétiné, comme si un groupe de personnes y avaient dansé furieusement. Certaines des traces étaient plus profondes, et en relevant sa lanterne, la jeune femme constata d’une piste arrivait jusque là, ou en repartait, peut-être, droit dans la prairie qui jouxtait le temple. Dargyll était un petit bourg, et le sanctuaire était bordé sur la gauche d’un champ étroit qui gagnait ensuite la campagne endormie. On l’avait moissonné, mais deviner le passage de plusieurs personnes dans la terre humide était un jeu d’enfants pour quelqu’un de l’expérience d’Astrée. Elle pouvait, juste en observant les marques, deviner qu’ils étaient six et qu’ils entraînaient avec eux une septième personne peu coopérative.

Pauvre Arthur. Ils l'ont attaqué à six contre un!
Si c'était bien ses traces, ce qui ne faisait guère de doutes dans l'esprit d'Astrée...
Outrée par la lâcheté des agresseurs, la rôdeuse n'hésita pas une seconde sur la conduite à tenir. Son premier réflexe fut de retourner silencieusement dans le temple chercher son arc et quelques flèches. Juste au cas où...

Armée de son bâton, arc et carquois sur le dos, elle commença à suivre la piste. Elle gardait sa lanterne au ras du sol pour tenter d'en dissimuler la lueur aux regards indésirables. Tous les sens en alerte, elle avançait lentement, sans faire aucun bruit sur le sol détrempé.

La piste était facile à suivre. Il avait plu pendant une bonne partie de la journée et le sol boueux avait figé le passage de ceux qui l’empruntaient. Astrée put aisément déterminer que leur passage était relativement récent. Le petit groupe avait traversé le champ, puis une première prairie déserte, ils étaient ensuite descendus le long d’un petit ruisseau encaissé jusqu’à un bois de feuillus, composé de bouleaux filiformes à l’extérieur et d’arbres plus gros au fur et à mesure qu’on s’y enfonçait. Elle entendit alors des clameurs étouffées et bientôt, une lueur se dessina entre les troncs. Prenant garde à ne pas faire craquer branches et feuilles mortes, la jeune femme continua à avancer. Elle finit par les trouver.
Comme elle l’avait déterminé, ils étaient bien six ; à en croire leurs silhouettes, quatre hommes et deux femmes. Ils avaient planté de grandes torches dans le sol, lesquelles illuminaient les hêtres nus autour d’eux. Ils formaient une demi cercle autour d’un dernier arbre, auquel ils avaient grossièrement attaché le jeune paladin à l’aide de cordes. Il avait les poings liés à une branche haute, un bâillon de tissu sale dans la bouche et il ne restait pas grand chose de sa tunique. Dans la lumière orangée diffusée par les flammes, il était difficile de se faire une idée claire de son état : il était en tout cas conscient, manifestement effrayé, frigorifié et une ecchymose violette lui barrait la moitié gauche du visage. A part ça, il semblait indemne. Des paroles s’échangeaient entre ses kidnappeurs, certaines lui étant peut-être destinées, mais Astrée était trop loin pour les comprendre : le vent faisait craquer les branches au-dessus de leur tête, avalant les délibérations des villageois.
Trois d’entre eux paraissaient armés. L’un d’une serpe, le second d’un couteau, le troisième d’un gourdin. Le dernier homme tenait un rouleau de corde. Les deux filles ne portaient rien.

Astrée avait éteint sa lanterne. Elle analysa froidement la situation.
Six kidnappeurs, dont deux femmes et trois hommes armés. Trop pour elle seule... Que faire? Son cerveau réfléchissait à toute vitesse.
Aller chercher du secours? Tout le monde dormait à poing fermé, et puis à qui s'adresser?...
Si au moins Arthur avait été en état de se défendre, peut-être auraient-ils pu tenter un combat. Mais le pauvre paladin était désarmé, visiblement en état de choc, et même si Astrée l'avait libéré d'une flèche bien ajustée, il ne lui aurait guère été utile. Elle soupira.

Non, elle était seule. Elle avait des flèches, et attaquer par surprise lui donnerait l'avantage, mais ensuite? Et puis, il n'était pas dans son intention de blesser mortellement l'un des ravisseurs, elle voulait simplement les faire fuir. S'ils s'apercevaient qu'ils n'avaient affaire qu'à un adversaire isolé, ils feraient vite front contre elle.
Elle contourna doucement la clairière, continuant à échafauder des plans plus ou moins irréalisables. Les six individus étaient bien trop occupés pour s'apercevoir qu'ils étaient observés. Il fallait les faire fuir...

Elle n'était pas forcément totalement seule, en y réfléchissant bien. La forêt était habitée de toutes sortes d'animaux, certains dormaient mais pas tous... Elle pourrait sans doute les mettre à contribution. Et puis, on était en pleine nuit, au milieu des bois, et pour la plupart des villageois, ce n'était pas un contexte rassurant. Ils seraient sans doute assez impressionnables. Elle pouvait peut-être tenter de jouer là-dessus. Oui, c'était à creuser... Ou sinon, simplement faire en sorte que le groupe se scinde, attiré par un bruit suspect.

Mais avant d'agir, elle préférait se faire une idée plus précise de l'état d'esprit des kidnappeurs. Etaient-ils ivres? Quelles étaient leurs intentions exactement? Elle s'approcha tout doucement du petit groupe, prenant garde à se trouver sous le vent pour capter leurs paroles, parfaitement dissimulée par les arbres et par la couleur sombre de sa cape. Une simple ombre dans la nuit. Invisible. Et silencieuse. Cherchant à capter aussi bien les voix humaines que les traces de vie animale aux alentours.

Comme Astrée l’avait justement supposé, le bois regorgeait d’une vie nocturne affairée. Outre quelques oiseaux de nuit qui croisaient dans les hauteurs, une famille de renards chassait à proximité, deux fouines jouaient les funambules et un sanglier fouissait non loin, à la recherche de glands. Aucun ne se souciait du petit drame humain qui avait lieu sur leur territoire, bien trop concentrés sur leur propre survie. C’est tout juste s’ils réalisèrent qu’on leur frôlait, une seconde, l’esprit.
La rôdeuse parvint à se faufiler plus près des villageois, et se positionna de manière à ce que le vent chasse leurs paroles dans sa direction. De son nouveau poste d’observation, elle constata qu’Arthur était en plus mauvaise posture qu’elle ne l’avait cru à première vue : il avait les chevilles et le torse liés à l’arbre par d’autres cordes. Une seule flèche ne suffirait certainement pas à le libérer. Elle réalisa aussi assez rapidement que les ravisseurs du paladin avaient bu, mais il était difficile de savoir à quel point leur ivresse était profonde ou dangereuse. Au moins l’un d’entre eux semblait avoir du mal à tenir sur ses jambes, s’appuyant sans cesse sur l’épaule d’une des filles pour reprendre son équilibre. Leur meneur, un des tourmenteurs qu’Astrée avait écartés plus tôt, avait la mine assez agressive. Il jouait de son couteau non loin de son prisonnier, comme s’il hésitait sur quoi en faire. Ils palabraient sur la prochaine étape de leur petit divertissement, sans parvenir à se mettre d’accord. Les idées qui fusaient allaient du ridicule au cruel, en passant par le macabre, et ils s’amusaient de la mine terrifiée de leur otage chaque fois qu’ils lui proposaient, d’un ton moqueur, un destin ou un autre.
Ils finirent par se mettre d’accord sur un point : quoi qu’il advienne, cela devrait avoir lieu dans le cimetière. Après tout, un paladin était supposé être spécialisé dans les morts-vivants. Qu’il le prouve donc.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Dargyll

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Quête : Sombre est la nuit

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