La Couronne de Cuivre

Après les derniers jours passés au milieu des collines sauvages, le changement qui s’opéra après une heure de route ce jour là parut brutal aux deux voyageurs. La route jusqu’ici sinueuse et faite de gravier s’aplanit brusquement et fila droit vers l’horizon. Comme s’ils venaient de traverser une frontière invisible, les pavés minutieusement ordonnancés remplacèrent le revêtement précédent et les sabots des chevaux claquèrent sur la chaussée désormais parfaitement plane. Les rôdeurs ne pressèrent pas leurs montures pour ne pas aggraver la gêne de Moïse et mirent même plusieurs fois pied à terre pour ménager leurs montures. Au cours de la matinée, ils traversèrent plusieurs bourgs de diverses importances. Tous se distinguaient des villages rustiques de la trouée des chevaux par la route centrale qui les traversait en droite ligne et par les tuiles et l’ardoise qui remplaçaient le chaume des toits de leurs bâtisses.

Mais la découverte la plus étonnante apparut dans toute sa splendeur aux environs de midi. Alors qu’ils franchissaient une petite dépression, un impressionnant pont de pierre leur apparut dans toute sa splendeur à la faveur d’un repli du terrain. La construction, toute en grâce, semblaient littéralement enjamber le fleuve qui s’écoulait lentement sous ses trois grandes arches aériennes. De loin, l’édifice d’un blanc immaculé semblait d’une finesse extrême et d’une fragilité délicate mais lorsqu’émerveillés les rôdeurs s’en approchèrent, ils purent constater que les piliers semblaient aussi robustes que le roc lui-même. D’évidence, la construction n’était pas une réalisation humaine. La délicatesse et la minutie de l’ouvrage et sa robustesse semblaient davantage la porter au crédit des elfes ou des nains présents en nombre sur le continent.

Une élévation prononcée de la chaussée et deux obélisques marquaient le pied oriental du pont de pierre. Les décorations stylisées représentant des animaux communs ou légendaires, marines et terrestres étaient surmontées de runes elfiques et nanesques confirmant l’ascendance des bâtisseurs.

A chaque extrémité de la passerelle, des bâtisses d’aspect plus récent occupaient les deux rives du fleuve. Des signes d’opulence agrémentaient la bourgade scindée par la large chaussée et par les flots. Ils se manifestaient où que se porte le regard en un florilège de bannières décoratives pendant aux fenêtres de certains bâtiments à deux étages, de réverbères de fer forgé destinés à éclairer la rue après la tombée de la nuit, de bancs de bois invitant les passants à une pause ou encore en longues files de platanes qui devaient apporter une ombre appréciable au plus fort des chaleurs d’été. Une bonne partie des marchandises transitant par voie terrestre entre les grandes cités devaient emprunter ce pont, apportant à la calme bourgade, un revenu garanti par le passage des convois marchands.

Le sourire complice que Kasumi adressa à Astrée montrait combien il avait envie de faire halte le temps d’un repas et d’une visite improvisé de cet îlot de civilisation imprévue.

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Astrée rendit son sourire à Kasumi. Une petite halte agrémentée d'un bon repas dans une auberge, l'idée lui agréait parfaitement.
Les interrogations qui l'avaient assaillie à la veillée avaient laissé place à une espèce de sérénité, la rôdeuse ayant décidé tout simplement de prendre la vie comme elle venait, et de profiter de chaque jour qui passait sans trop se préoccuper du lendemain. Chaque chose en son temps... Et puis, pourquoi vouloir toujours tout analyser ? Elle était heureuse de l'amitié que Kasumi lui témoignait, enchantée de voyager à ses côtés, ravie de l'accueillir bientôt chez elle, et comptait bien profiter pleinement du plaisir que sa compagnie lui procurait, sans aucune arrière-pensée.

A droite, juste avant le magnifique pont enjambant le fleuve, se trouvait une imposante bâtisse de trois étage, qu'une enseigne identifiait comme étant l'Auberge des Trois Sires. Ce n'était sans doute pas la seule auberge du village : un autre bâtiment encore plus grand était d'ailleurs visible sur l'autre rive du fleuve. Mais celle-ci se trouvait au carrefour de la route pavée et d'un chemin de halage, et ses fenêtres offraient une vue imprenable tant sur le pont que sur le trafic fluvial.
Il était tout juste midi lorsqu'ils poussèrent la porte de l'établissement, pénétrant dans une immense salle. Deux cheminées en occupaient les extrémité, l'une servant pour l'heure de rôtissoire. Le mobilier était simple mais de bonne facture : quelques grandes tablées au centre, pouvant facilement accueillir une trentaine de personnes chacune, et de petites tables rondes en périphérie, entourées de chaises à dossier sculpté.
Seuls quelques clients étaient déjà attablés.

Un homme de petite taille, un peu grassouillet, se précipita pour les accueillir. L'aubergiste, apparemment. Volubile, il leur expliqua que le menu du jour consistait en un gigantesque méchoui accompagné d'un gratin de pommes de terre à la crème, que la salle serait comble car ils attendaient un convoi important de péniches chargées de minerai en provenance des Montagnes de Fer, mais qu'il allait les installer à une table tranquille - "la table des amoureux", précisa-t-il avec un clin d'œil appuyé à l'adresse de Kasumi, face à l'une des baies donnant sur le fleuve. Ils apprirent aussi que le pont s'appelait le Pont des Trois Sires, qu'il se ferait une joie de leur en raconter l'histoire après le repas mais que pour l'heure il était débordé. Il leur apporta ensuite un pichet de vin et quelques amuse-gueule, et s'en retourna en cuisine, non sans avoir sermonné le jeune apprenti qui surveillait la cuisson du méchoui dans la plus grande des cheminées.

Comme l’avait prédit l’aubergiste, la salle ne tarda guère à se remplir d’une foule disparate de marchands, de fermiers locaux et d’une majorité de dockers et autres bateliers. Les rôdeurs disposaient du calme et de l’intimité toute relative toute relative offerte par un paravent en toile arrivant à hauteur d’épaule et isolant certaines tables individuelles. Les rôdeurs goûtèrent d’abord au vin sans échanger un mot, tous deux absorbés dans la contemplation du fleuve et des barges à fond plat qui croisaient sous l’arche centrale du pont. Quelques navires faisaient cependant relâche pour décharger leur cargaison qui partait en convoi par chariot.

L’aubergiste interrompit la rêverie des voyageurs en leur apportant leurs assiettes généreusement garnies. Ce fut néanmoins Kasumi qui rompit le silence :

- C’est curieux comme le retour à la ville me paraît brutal. Il fut un temps où j’étais habitué à voyager en rase campagne et à faire halte dans des bourgades comme celle-ci. Aujourd’hui, je me fais l’effet d’un étranger ici. Peut être à cause de la présence de tous ces convoyeurs qui me rappelle ma profession d’antan. Je t’ai raconté que j’ai été garde de caravane pour un temps ? Je dois dire que je préfère de beaucoup nos escapades forestières bien qu’elles ne soient pas moins dangereuses. J’ai au moins l’impression de me battre pour une cause utile et non plus pour préserver la bourse de mon employeur.

Astrée acquiesça, le regard rêveur.
- Tu escortais des caravanes ? Tu as dû beaucoup voyager, alors, et découvrir de nombreuses régions... Moi aussi, j'aime voyager, et avec mon mari nous avons pas mal vadrouillé : il était barde itinérant. Curieusement, elle ne ressentit pas cette fois-ci la boule qui lui nouait habituellement la gorge lorsqu'elle mentionnait son amour disparu. Sans doute le contexte ne se prêtait-il pas à la tristesse.

- Mais protéger des caravanes... C'est un métier qui ne m'aurait vraiment pas convenu, je pense. Veiller sur la bourse d'un employeur, comme tu dis, ça ne m'enthousiasme guère, même si je comprends qu'il te fallait un peu d'argent pour vivre. Moi, je ne ressens pas le besoin de "gagner ma vie". Je suis autonome, je peux vivre des semaines ou des mois dans la nature quasiment sans contact avec l'extérieur, et quand j'ai besoin de quelque chose je fais du troc ou je vends quelques peaux. Je ne dépends de personne. Je suis réellement libre.

Mais réellement seule, aussi...
Et pourtant... Elle aimait cette liberté.
Elle secoua la tête, but une gorgée et sourit.
- Je comprends que tu préfères ta vie actuelle. Au moins, tu te bas pour des causes qui en valent la peine.

Le regard du rôdeur se voila alors qu’il fouillait dans ses souvenirs. Il demeura un moment silencieux avant d’adresser un sourire à Astrée. C’était la première fois qu’elle parlait de qui avait été son mari et Kasumi se sentait étrangement touché qu’elle lui fasse maintenant assez confiance pour partager ces souvenirs personnels.

- Ce n’était pas vraiment un métier ni tout à fait une façon de gagner de l’or. J’en ai eu vite plus qu’assez pour assurer ma subsistance personnelle. Je ne garde pas non plus un souvenir impérissable de ces voyages en particulier. La plupart du temps, la vie de convoyeur se borne à suivre les chariots et à veiller à ce que les chevaux se portent bien. Cette vie est monotone et sans saveur. Durant mes mois de service, j’ai assisté à bien plus de bagarres de tavernes qu’à des attaques de brigands. C’était une façon de fuir comme une autre je suppose. Mes choix n’étaient pas très clairs à ce moment-là et m’engager dans tel ou tel convoi fournissait une échappatoire sans que j’aie vraiment à réfléchir à ma destination.

Le rôdeur fit une pause et eut un nouveau sourire encourageant, changeant totalement de sujet :

- Tu devais énormément apprécier tes voyages en compagnie de ton mari. C’est une expérience qui ne m’a jamais été donné de vivre. Les souvenirs heureux ont une valeur inestimable. Je serais honoré que tu en partages certains avec moi.

La façon était détournée mais il était évident que le demi-elfe manifestait une réelle curiosité et un intérêt pour le récit des aventures de sa compagne.

Une façon de fuir... C'était la deuxième fois qu'il mentionnait cela à propos de son passé. Mais fuir quoi ? Elle mourrait d'envie de lui poser la question.

Son compagnon semblait lui aussi désireux d'en savoir plus sur son histoire. En temps ordinaire, elle ne parlait guère d'elle, mais face à Kasumi, sa timidité avait depuis longtemps laissé place à la confiance et à une profonde complicité. Elle répondit donc de bonne grâce à sa question.
- Des souvenirs heureux ?... Elle sourit. J'en ai des dizaines, des centaines. Les moments que j'ai passé avec Gwendall étaient les plus beaux de ma vie. Lorsqu'on voyageait, il avait un don pour se faire accepter des communautés les plus méfiantes, quelle que soit leur race. Il était d'une humanité et d'une ouverture d'esprit rares, toujours prêt à rendre service, et sincèrement curieux de comprendre et d'aider autrui. Cela nous a permis de faire beaucoup de rencontres très enrichissantes, dans les endroits les plus reculés de Dorrandin.

Le regard dans le vague, les yeux brillants du souvenir de ce bonheur passé, elle poursuivit :
- Mais je crois que le plus beau moment a été celui de notre rencontre. Il y a tout de suite eu quelque chose... une sorte de lien évident entre nous. Il n'est resté que quelques jours au village, et pourtant, quand il est parti, je l'ai suivi sans hésitation. Je savais que c'était lui...

Et tout cela avait été brisé net par le destin... Elle s'interdit s'y penser davantage, ne voulant pas laisser la tristesse s'immiscer en elle et gâcher ce moment de complicité. Elle détourna donc la conversation, secouant la tête.
- Cette partie de ma vie appartient désormais au passé... Mais assez parlé de moi. Je ne sais pas grand-chose sur toi, mais par deux fois déjà, tu as mentionné que ta vie passée était une sorte de fuite... Que fuyais-tu donc ainsi ? Enfin... si tu accepte de partager cela avec moi. J'en serais très honorée. Mais je sais que ma question est sans doute indiscrète, et tu n'es pas obligé d'y répondre.

Elle avait levé les yeux sur lui et le fixait d'un regard intense, sincèrement désireuse d'en savoir plus. Le fait qu'il ait déjà fait deux fois allusion à cette fuite signifiait peut-être qu'il avait secrètement envie d'en parler. Elle tendit la main et la posa sur la sienne, en un geste amical.

Le rôdeur s’arrêta de manger, reposant une fourchette pleine dans son assiette pour croiser le regard d’Astrée. La question n’était pas des plus indiscrètes mais concernait un sujet qu’il préférait d’ordinaire éviter. Cependant, il se sentait désormais suffisamment proche de la jeune femme pour ne pas vouloir la décevoir et encore moins ni éprouver la nécessité de lui cacher son passé. En réalité, parler avec elle lui semblait parfaitement naturel, comme faisant partie de l’ordre des choses.

- Ce n’est pas indiscret, et même alors, je tiendrais à répondre. Non pas parce que je viens moi-même de te poser une question indiscrète mais parce que cela me donnera le droit de t’en poser une seconde, commença-t-il avec un clin d’œil mutin. Il poursuivit d’une voix plus distante, comme s’il fouillait dans des souvenirs enfouis depuis des lustres :

- Commençons par le début. J’ai vécu toute mon adolescence et avant cela, la majeure partie de mon enfance dans les bois. C’est là que j’ai appris tout ce que je sais ou presque sur la vie de rôdeur. C’est principalement ma mère qui m’y a élevé. Nous n’y étions pas seuls bien entendu. J’ai fini par appartenir au même titre que ma mère au Cercle de rôdeurs et de druides qui avait la charge de ces bois. J’ai toujours été plus proche d’elle que de mon père, depuis qu’il a été avéré que je ne manifestais guère de dispositions à son métier de diplomate.

Kasumi fit une pause le temps de piocher sans conviction dans son plat refroidissant puis reprit de plus belle, presque précipitamment comme les souvenirs refluaient en bloc :

- La vie était paisible à cette époque quoique nous essuyions parfois les attaques des maraudeurs dont nous défendions les environs. C’est au cours de l’un de mes premiers combats que ma mère est décédée. De ce jour, j’ai été gagné par une telle rage d’en découdre que je ne me sentais pas capable de rester parmi ceux qui me rappelaient sa présence. Durant les premiers mois, j’ai été guidé par la vengeance, jusqu’à ce que toutes ces créatures aient péri de ma main. J’ai eu honte de revenir parmi les miens après cela, je n’ai pas revu mon père et me suis embarqué quelques années plus tard, après mes errances en tant que caravanier. Je crois que nul autre que toi trouverais ridicule le fait de fuir sa solitude et son chagrin en cherchant à s’isoler davantage du monde.

Après cette déclaration, le rôdeur reprit son air amusé :

- A mon tour ! Tu l’as suivi mais cette version me semble un peu édulcorée. Tu es certainement quelqu’un qui sait ce qu’elle veut mais je suis curieux de savoir ce qu’il a fait pour t’inciter à le suivre. Il n’a certainement pas été insensible à ton charme.

Astrée avait écouté avec émotion les confidences du rôdeur. Elle n'avait pas été choquée par son désir de vengeance, sachant combien la perte d'un être cher était source de souffrance. Et elle ne comprenait que trop bien son désir de fuite et de solitude. Après tout, elle aussi avait fui... Elle pressa légèrement sa main en signe de compréhension, lui sourit...
Et c'est alors qu'il contre-attaqua en la questionnant sur un ton beaucoup plus taquin...

Elle se mit à rougir furieusement, bafouilla en tentant de répondre, détourna les yeux pour ne pas croiser son regard amusé, les baissa sur son assiette vide, tenta de se donner une contenance en buvant une gorgée, releva la tête pour rencontrer un regard narquois, la baissa à nouveau... Rougit encore davantage. But encore une gorgée.

Puis d'un coup, comme si elle s'armait de courage, elle inspira profondément et planta son regard droit dans le sien avec un sourire malicieux, décidée à ne pas se laisser troubler aussi facilement - voire à contre-attaquer à son tour....
- Mon charme ? Tu sais, j'étais plutôt du genre garçon manqué, alors je ne sais pas trop ce qu'il a pu me trouver... Lui en revanche était beau comme un dieu, et savait mieux que quiconque raconter histoires et légendes... Et d'ailleurs, à propos de charme... Tu ne vas quand même pas me faire croire qu'aucune femme n'a succombé au tien depuis toutes ces années que tu erres sur les routes ?

Ce fut au tour du rôdeur de sentir le rouge lui monter aux joues et de détourner le regard le temps de trouver une contenance. Il chercha désespérément une façon d’échapper à la question mais Astrée semblait ne pas avoir l’intention de lui en laisser l’occasion. L’aubergiste était trop affairé pour venir s’occuper de leur addition et encore moins pour leur raconter l’histoire promise tout à l’heure. Soudain, dans un éclair de lucidité, il entrevit une échappatoire :

- Oh si, il y en a eu une.

Le rôdeur marqua une pause théâtrale le temps de faire monter l’intérêt chez son interlocutrice. Il reprit alors sur le ton de la confidence :

- J’ai été fiancé mais ça n’a pas marché. Elle habite Fontvieille et moi je suis toujours sur les routes. C’est mon tour je crois ? ajouta-t-il sans grande conviction.

Astrée se mit à rire.
- Bien trouvé ! admit-elle. Mais tu n’espères quand même pas t’en tirer aussi facilement ?
Elle s’interrompit un instant, tandis que le serveur leur apportait deux portions d’un dessert qui lui était inconnu : une espèce de fromage frais sucré nappé de miel et garni de noisettes, amandes et fruits secs, qu’il leur dit s’appeler un yoghourt.
La salle commençait à se vider, et elle vit du coin de l’œil l’aubergiste qui allait de table en table, échangeant quelques mots avec chacun de ses clients tout en leur servant un petit verre de thé noir parfumé.

Elle goûta le dessert, délicieux, en attendant que le serveur s’éloigne. Puis, croisant ses bras, elle fixa son compagnon d’un air malicieux.
- Méfies-toi, si tu refuses de satisfaire ma curiosité je vais imaginer n’importe quoi… Par exemple, que tu abuses du charme de tes beaux yeux verts pour séduire toutes les femmes qui croisent ta route… Peut-être que tes conquêtes se comptent par dizaines, voire par centaines ? Ah oui, c’est pour ça que tu ne veux rien dire… En réalité, sous tes dehors discrets et chevaleresques, tu caches un séducteur impénitent qui se plait à briser le cœur de toutes les filles que le hasard fait voyager à tes côtés… Je suis sûre que c'est ça!
Son sourire moqueur démentait ses paroles, mais la curiosité se lisait dans ses yeux.

Le rôdeur fut mortifié par les paroles de sa compagne. Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle insiste sur ce sujet somme toute personnel. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même, songea-t-il. Ce constat n’empêchait pas son cœur de battre plus vite. Les compliments de la jeune femme avait été lancée sur un ton taquin mais ils l’avaient néanmoins touché plus qu’il ne souhaitait l’admettre. En réalité, il y a bien longtemps qu’aucune femme n’avait remarqué la vraie couleur de ses yeux. Au sourire d’Astrée, il sut qu’il ne parviendrait pas à s’en tirer par une nouvelle pirouette sans la décevoir. Il n’avait aucune envie de lui mentit mais jusqu’à quel point était-il capable de lui révéler la vérité ? Comment réagirait-elle s’il lui faisait part de la nature de la malédiction qui l’avait frappé ? Il finit son verre de vin d’un seul trait pour rassembler son courage et se lança :

- Puisque tu insistes… Même si c’est par plaisanterie, tu es la première femme à me trouver du charme depuis que
je me suis mis en route.

C’était dit, voilà qui clôturait le sujet. L’aubergiste dut percevoir le tour que prenait leur conversation car il apparut à ce moment à leur table et, après un échange de regard avec Kasumi, s’installa auprès d’eux. Aussi impatient d’entendre l’histoire
du pont que de changer de sujet, le rôdeur encouragea le tenancier à raconter l’anecdote qu’il leur avait promis. Du reste, celui-ci semblait impatient de les instruire et commença son récit du ton docte de celui qui maîtrise parfaitement son discours pour l’avoir répété à maintes reprises :

- Le Pont est bien plus ancien qu’il ne le laisse paraître. Avant sa construction, la région était bien plus sauvage qu’aujourd’hui. C’était bien avant l’ouverture de la grande route commerciale. Luménis n’était guère davantage qu’un modeste village de pêcheurs à cette époque.

Alors que les rôdeurs buvaient la boisson chaude, l’aubergiste poursuivit son récit en expliquant que les rares échanges terrestres entre les communautés des deux côtés du fleuve étaient permis par un seul gué situé en amont et praticable au plus fort de l’été. Un chef de guerre le contrôlait, prélevant une forte taxe sur les rares marchandises des nains des montagnes, les délicates compositions des elfes sylvestres et les victuailles provenant des premiers colons humains. Lorsque les trois races s’unirent pour décider de la construction d’un pont facilitant leurs échanges, le chef de guerre leva une armée pour les en dissuader. Toutefois, les trois communautés travaillèrent sous le couvert de l’hiver qui avait gelé le fleuve. Lorsque l’armée découvrit le site au printemps, les hommes qui la composaient furent émerveillés par sa beauté et sa robustesse et n’eurent ni les moyens, ni l’envie de le détruire. Au lieu de cela, ils se mutinèrent pour rejoindre nos communautés.

- Ces hommes ont formé le premier régiment de notre garde urbaine, conclut l'aubergiste avec une fierté non dissimulée.

Astrée se sentit soudain un peu gênée d'avoir obligé son compagnon à se dévoiler. Bien sûr, c'était lui qui avait ouvert les hostilités, mais peut-être n'aurait-elle pas dû insister. Et puis, elle avait laissé entendre qu'elle lui trouvait du charme, ce qui était quand même...bon... un peu vrai, elle devait bien se l'avouer. Mais enfin, de là à le lui dire...

L'arrivée de l'aubergiste les interrompit, et elle écouta avec attention l'histoire du pont. L'homme savait raconter, et elle eut plaisir à laisser son imagination vagabonder, oubliant pour un moment où elle était. Lorsqu'il eut fini, elle le remercia en souriant, le félicitant pour ses talents de conteur. Puis, alors qu'il s'éloignait, elle se tourna vers Kasumi dont le regard un peu rêveur témoignait de l'intérêt que lui aussi avait porté à l'histoire.
Elle hésita un instant, puis murmura :
- Excuse-moi d'avoir été trop indiscrète tout à l'heure. Ça ne me regardait pas, et tu n'étais pas obligé de me répondre. Enfin je veux dire... Je n'aurais pas dû insister autant...
Consciente qu'elle s'embrouillait, elle reprit, avec une petite grimace et un soupir théâtral :
- Ma curiosité me perdra... Oh, et puis après tout, c'est toi qui avais commencé, non ? ajouta-t-elle avec un clin d'oeil espiègle.

Elle se dit qu'il devenait urgent de changer de sujet, et, avant que Kasumi n'ait le temps de répondre, elle héla l'aubergiste pour payer la note. Elle entraina ensuite son compagnon au-dehors : il était temps de franchir ce fameux pont.

Kasumi ne répondit qu’une fois sur le pont alors qu’ils s’étaient arrêtés à son sommet pour observer le fleuve en contrebas. Sans détourner le regard des flots, il s’expliqua d’un ton léger :

- C’est moi qui aie commencé, c’est vrai. Si je n’avais pas voulu te répondre, je me serais tu. Mais je n’avais ni envie de te mentir ni envie de laisser libre court à ton imagination pour que des rumeurs fleurissent en ville une fois que nous serons arrivé là-bas.

Le rôdeur garda le silence en examinant les manœuvres d’une nouvelle embarcation à fond plat. Il reprit d’un ton plus grave :

- Courir les routes est une bonne façon de rencontrer des gens mais pas forcément de se lier à une femme. Ton mari a eu de la chance de te trouver, quoique tu en dises. Je compte sur toi pour garder mon petit secret. Je ne voudrais surtout pas m’attirer d’ennui à repousser des propositions de mariage si on apprend que je suis célibataire.

Astrée sourit, malicieuse.
- Oui, tu fais bien de te méfier... Tu risquerais d'attirer l'attention de beaucoup trop de jeunes femmes. Remarque, ce serait un bon moyen de mettre fin à ton célibat. Mais après tout, peut-être n'y tiens-tu pas...
Elle avait dit la phrase sur le ton de la plaisanterie, peut-être un peu provocatrice. Mais en y réfléchissant bien, l'hypothèse n'était pas forcément absurde.

A quoi tu joues, là ? murmura sa petite voix intérieure. Et puis, qu'est-ce que ça peut te faire s'il est célibataire par choix ? Méfies-toi, il va finir par croire...
Croire quoi ? Elle sentit les battements de son coeur s'accélérer imperceptiblement, comme en réponse.
N'importe quoi. Ça doit être l'excès de solitude qui te rend si... émotive ! Ou peut-être le romantisme de l'endroit ?
Elle préféra arrêter là son monologue intérieur, et se plongea dans la contemplation du fleuve pour oublier le trouble qui menaçait de l'envahir. Et se rendit soudain compte qu'elle avait encore une fois été trop indiscrète.

Kasumi ne sut quoi répondre à cette nouvelle taquinerie. A dire vrai, il n’en connaissait pas la réponse. Avait-il été si longtemps seul qu’il s’y était habitué, se condamnant à le rester ? Le rôdeur ne fit pas part de ses réflexions à Astrée et retourna vers son cheval. En traversant le pont, le demi-elfe se demanda confusément si la louve qui les avait suivis jusqu’ici serait dissuadée par le fleuve et abandonnerait sa course. Il en était curieusement attristé, espérant revoir l’animal curieux. Mais il devait reconnaître que ses discussions récentes avec sa rôdeuse de compagne avaient détourné ses réflexions de cette rencontre inattendue. Décidément, le voyage de retour s’était révélé tout aussi mouvementé que celui de l’aller et Kasumi aurait de quoi réfléchir une fois rentré à Luménis.

Les deux cavaliers quittèrent le village du Pont des trois sires à un train lent et régulier. Absorbés par leurs pensées intérieures, aucun ne semblait devoir prendre l’initiative d’une nouvelle discussion.

Astrée chevauchait lentement, perdue dans ses pensées. L'échange de taquineries, et surtout, ses propres réactions, lui donnaient matière à réfléchir. Et pourtant, elle aurait préféré ne pas trop y penser. De peur de découvrir en elle quelque choses dont elle ne soupçonnait pas l'existence ? De toute façon, elle était incapable de savoir si c'était simplement ses longs mois solitaires qui la rendaient à ce point sensible aux attentions de son compagnon, ou s'il y avait... autre chose. Et dans ce dernier cas, si elle devait s'en réjouir ou prendre la fuite. Elle finit par admettre qu'elle avait peur de ce qu'elle pourrait découvrir si elle examinait de trop près ses sentiments, quels qu'ils soient... Et lâchement, décida de remettre cette introspection à plus tard. Quand elle serait de retour chez elle.
Pour l'instant... Et bien, le soleil d'hiver brillait de tous ses maigres feux, la nature endormie était belle, et elle voyageait auprès d'un ami dont elle appréciait la compagnie. Alors pourquoi s'inquiéter du lendemain ?
Machinalement, comme chaque fois qu'elle voulait fuir ses pensées, elle se mit en quête d'une présence animale. Elle ne trouva pas grand-chose : quelques oiseaux frigorifiés, un renard en maraude, un chat sauvage. Mais cela l'occupa jusqu'à ce que le soleil décline dangereusement à l'horizon et qu'il devienne temps de se mettre en quête d'un endroit où dormir.

Elle observa les alentours. Un petit bosquet, non loin sur la droite, pouvait les abriter du vent. Un ruisseau tout proche permettrait aux chevaux de se désaltérer, et aux cavaliers de remplir leurs gourdes. Après un échange de regard, Kasumi et Astrée quittèrent donc la route pour examiner de plus près les lieux.
Comme chaque soir, ils défirent les harnachements, pour le plus grand plaisir des montures, et particulièrement de Moïse qui supportait de plus en plus mal le long voyage. Tandis que les chevaux se dirigeaient vers l'eau claire pour s'abreuver, Astrée eut une pensée pour la louve qui semblait tant fasciner son compagnon.
- Dis-moi Kasumi, crois-tu que notre visiteuse nocturne nous suit encore ? La nuit dernière, elle n'était pas là, et depuis il y a eu le fleuve... Elle a peut-être perdu notre trace ? Ou alors elle attend pour se montrer que tu lui attrapes à nouveau un lièvre ?

Kasumi s’attelait déjà à allumer un feu lorsqu’Astrée rompit le silence. Etrangement, ses pensées firent écho à la sienne de telle sorte qu’il se demanda s’il ne les avait pas laissées échapper à voix haute. Il tourna son regard vers elle et lui adressa un sourire :

- J’ignore toujours quelles étaient ses motivations. Nos esprits ne sont resté lié que brièvement. Devoir traverser un pont dissuaderait normalement un animal sauvage mais celui-ci a eu un comportement étrange. Je ne te cacherai pas que cela me ferait plaisir de revoir notre amie voleuse.

La lueur qui étincela dans son regard était le signe qu’il avait relégué à l’arrière-plan le mutisme qu’il observait depuis leur conversation du pont.

Astrée rendit son sourire à Kasumi.
- Je vois ça, fit-elle simplement. On verra bien ce qu'il en est cette nuit. Si elle vient, ça voudra dire que tu t'es fait une nouvelle amie.

Elle s'éloigna un peu pour amasser quelques brassées de bois supplémentaires. Le ciel était dégagé, et ils pourraient cette nuit encore dormir à la belle étoile. Elle s'occupa un moment de Moïse, qu'elle sentait chaque jour plus fatigué, tandis que son compagnon commençait à préparer le repas. Lorsqu'elle le rejoignit, une odeur appétissante s'élevait déjà dans l'atmosphère. Un regard de défi du rôdeur la dissuada de faire le moindre commentaire sur les quantités d'ingrédients utilisées, malgré l'envie qu'elle avait de le titiller une fois de plus. Elle se contenta donc de lui donner un coup de main, obéissant de bonne grâce à ses directives.

L'étape du jour, ajoutée aux précédentes, les avait fatigués plus qu'il ne l'auraient cru, et la veillée ne se prolongea pas. Ils installèrent leurs couvertures près du feu, et s'allongèrent côte à côte, face à la voute étoilée. Astrée songea vaguement que son hamac accroché dans un arbre aurait été moins dur que le sol... Mais elle n'allait quand même pas s'isoler ainsi de son compagnon !
Elle garda un moment les yeux ouverts, regardant sans les voir les étoiles, jusqu'à ce que le sommeil la rattrape.

Kasumi s’allongea au côté de la rôdeuse et s’emmitoufla dans ses couvertures. Cependant, malgré ses efforts, il ne réussit pas à trouver le sommeil. Il se passait et se repassait mentalement les discussions de la matinée. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer les réponses qu’il aurait voulu donner à la rôdeuse au lieu de celles qu’il avait trouvées dans le feu de la conversation. Son impression générale était qu’il s’était montré ridicule en tout point. Cette pensée l’affligeait et il mourrait d’envie de réveiller Astrée pour tenter de s’expliquer mieux qu’il ne l’avait fait ce matin. C’était parfaitement ridicule et futile là encore et ce sentiment d’impuissance le tourmentait.

Ses pensées étaient à des lieux de la visite potentielle de la louve...

La nuit était profonde, silencieuse, vrillée parfois par le chant hanté d’un oiseau nocturne. Les pensées de Kasumi dérivaient peu à peu lorsqu’il se sentit brièvement frôlé par quelque chose. Dans son état vaseux d’avant le sommeil, il eut peine à dire s’il s’agissait d’un réel contact ou de quelque chose qui avait effleuré son esprit. A ses côtés, Astrée dormait paisiblement : sa respiration en attestait. La nuit était à nouveau silencieuse et obscure, la lune en croissant éclairait les arbres nus d’un faible rayon argenté. Le vent était léger mais glacial. Quelque chose bougea dans les taillis sur sa droite, un rongeur sans doute, puis plus rien.

Kasumi s’apprêtait à sombrer dans un sommeil agité lorsqu’il sentit l’effleurement à la limite de sa conscience. Cela pouvait n’être qu’un rongeur bien pur mais dans l’état d’agitation dans lequel il se trouvait, il décida d’aller vérifier. Il se releva silencieusement sur son séant et scruta la nuit. Astrée dormait toujours du sommeil su juste et il n’eut pas le cœur de la réveiller. La région ne présentait guère de danger a priori et il n’en aurait que pour quelques minutes. Ne détectant aucun mouvement, il se leva sans un bruit. Il posa un nouveau regard pour s’assurer qu’il n’avait pas dérangé la rôdeuse et remonta tendrement la couverture qui avait glissé de ses épaules.

A pas de loups, il quitta la lueur du feu mourant pour se diriger vers le buisson où il avait cru détecter une présence. Devant l’arbuste, il se rendit compte qu’il avait omis de se munir de son épée et hésita un instant à retourner la chercher avant d’y renoncer.

Comme il l’avait suspecté, lorsqu’il gagna le buisson, un frémissement s’en échappa et il discerna une petite forme noire qui s’en dégagea à toute vitesse, à moitié dissimulée par les feuilles mortes. Sans doute un mulot ou une musaraigne, et il la regarda filer vers les taillis voisins. Il y eut alors un fracas de branchages, et le rongeur poussa un cri perçant, curieusement sonore pour un animal d’aussi petite taille, puis ce fut à nouveau le silence. Kasumi eut l’impression de voir une paire d’yeux, une seconde, le fixer au travers des broussailles. Puis plus rien. Et Astrée dormait toujours.

La vision fut brève et onirique mais le rôdeur décida de faire confiance en ses sens. Le temps qu’il porte son regard vers le campement, l’apparition avait disparu et il franchit silencieusement la barrière végétale. Plutôt de chercher à voir l’animal fuyant, il tendit son esprit de la même façon qu’il l’avait fait après la partie de chasse. Une fois encore, il perçut l’écho d’une pensée, aussi fuyante que la fumée lorsqu’il tentait de la saisir, aussi attirante que la lumière d’une flamme dans la nuit.

Les premières tentatives du rôdeur pour nouer un contact se soldèrent par de cuisants échecs. Puis alors qu’il s’apprêtait à rebrousser chemin, penaud, une pensée mutine s’imposa à lui. Sans utiliser des mots, elle marquait l’esprit du demi-elfe. Elle se moquait de la volatilité de ses pensées et s’amusait de leur objet. Les loups ne compliquaient pas autant leurs sentiments. Pour ne pas perdre les pieds dans cette « conversation », Kasumi tenta de l’aiguiller vers les raisons qui poussaient la louve à le suivre depuis les montagnes. N’obtenant pas de réponse, il songea d’abord s’y être mal pris mais, soudain, des sensations s’imposèrent avec brutalité à son esprit. Des images de mort, d’horreur et de désespoir. Des loups baignaient dans leur sang et leurs viscères. Des images de combat sans pitié entre loups. Il ne put maîtriser un haut le cœur et tomba à genoux sur le sol neigeux. Puis, les sensations se modifièrent pour se focaliser sur une louve seule. Elle errait dans un vallon redevenu silencieux et calme mais elle errait définitivement abandonnée.

Les images se gravèrent dans la conscience du rôdeur alors que le contact se réduisait à un murmure lointain à la signification inaudible.

Astrée ouvrit soudain les yeux, se demandant quelle sensation diffuse l'avait ainsi tirée du sommeil. Il y avait comme un manque, un sentiment de solitude. Une impression de froid du côté où aurait dû se trouver son compagnon. Il n'était plus là.
Elle s'assis brusquement sur son séant, et ses yeux firent le tour du campement. Il n'était visible nulle part. Elle ne s'en inquiéta pas outre mesure, songeant à un besoin naturel pressant. D'ailleurs, il n'avait pris que son manteau, ses armes étaient toujours à leur place. Non, il n'y avait sans doute pas lieu de s'inquiéter. Elle décida néanmoins de l'attendre. S'il tardait trop, elle irait à sa rencontre. Un vague souvenir de la disparition d'Arthur, le jeune paladin, lui revint en mémoire. Heureusement la situation n'était en rien comparable, et nul danger ne menaçait Kasumi.
Elle s'enveloppa dans son manteau pour aller alimenter le feu d'une bonne brassée de bois, et se rassit sur sa couche, scrutant les alentours.

La louve partie tant physiquement que mentalement, Kasumi sentit un immense sentiment de vide et de désorientation. Les images que lui avait transmis l’animal demeuraient cependant dans sa mémoire et il ne pourrait s’en débarrasser l’aurait-il voulu. Alors qu’il explorait ces étranges souvenirs qui ne lui appartenaient pas, le rôdeur sentit un lien ténu à la limite de sa conscience. Il lui semblait si fragile que le simple fait d’y penser pourrait le rompre.

Cependant, avec timidité il se laissa aller à en suivre le fil. Comme une extension nébuleuse de sa conscience, il perçut la présence ténue de la louve. Mais maintenir ce lien nécessitait une grande concentration qu’il ne put maintenir longuement. Alors qu’il se laissait aller à l’exultation de cette trouvaille, il perdit le contact avec la présence animale.

Ce premier échec ne suffit pas à doucher son enthousiasme et le demi-elfe s’en retourna la tête haute vers le campement, soudain étrangement désireux de partager son expérience avec Astrée. Alors qu’il quittait le couvert du bois, il remarqua que le feu avait été réalimenté et un coup d’œil vers la couche de la rôdeuse lui apprit qu’elle était réveillée.

Astrée aperçut le rôdeur qui s'en revenait vers elle, et un sourire naquit sur ses lèvres. Cela faisait déjà quelques minutes qu'elle l'attendait, et elle avait failli sentir un soupçon d'inquiétude à son égard, sachant pourtant qu'il était parfaitement apte à se défendre.

Lorsqu'il s'assit près d'elle et que ses yeux croisèrent les siens, elle eut l'impression étrange que quelque chose s'était produit... Dans son regard brillait comme une étincelle de joie. Poussée par la curiosité, mais ne voulant pas être indiscrète et hésitant à faire confiance à cette intuition, elle murmura simplement :
- Tu as du mal à dormir ?

Le rôdeur s’assit sur sa couche sans quitter Astrée des yeux avant de répondre. Il avait du mal à mettre des mots sur les sensations qu’il venait de vivre. Il avait partagé la douleur de la louve pour la perte de sa meute mais c’était le sentiment de joie pour avoir lié son esprit au sien qui prédominait.

- Je ne voulais pas te réveiller, désolé. Elle est revenue, commença-t-il simplement, sachant qu’il n’avait pas besoin de préciser .de qui il parlait.

- Elle nous a suivis depuis le vallon. Je crois que les Sharites et les morts qu’ils ont attiré sont à l’origine de la destruction de sa meute.

Le demi-elfe guetta la réaction d’Astrée à cette sinistre révélation.

Astrée se contenta de sourire, amusée par la fascination de son compagnon pour l'animal.
- Tu l'aimes bien, cette louve, on dirait. Suffisamment en tout cas pour ressentir sa présence et aller à sa rencontre en pleine nuit. Et moi qui me demandais ce qui pouvait te retenir aussi longtemps... J'aurais dû me douter que c'était elle que tu allais retrouver en cachette, ajouta-t-elle d'un ton taquin, semblant assimiler la louve à une maîtresse.

Puis elle reprit, plus sérieusement :
- Si elle se retrouve ainsi seule, peut-être qu'elle te considère comme sa nouvelle meute... Si c'est le cas, elle va te suivre jusqu'à Luménis. Comment vas-tu faire si elle te suit en ville ? Je doute que les citadins soient très accueillants avec ce genre d'animal...

Le rôdeur éprouva une pointe de gêne d’avoir été ainsi pris en faute mais la question soulevée par la rôdeuse le fit réfléchir. Un loup était rarement bien accueilli en ville si même toléré. Luménis comptait bon nombre de rôdeurs et leurs familiers mais la louve qui l’avait suivi depuis les montagnes était un animal sauvage à bien des égards. Jusqu’ici elle s’était tenue à l’abri du regard des hommes mais elle n’avait pas hésité à s’approcher de leur campement et même à pénétrer dans certains villages. Dans une métropole comme Luménis, elle ne passerait jamais inaperçue sauf à se cacher dans le Parc Verdoyant. Mais même dans ce sanctuaire de verdure, elle aurait besoin de se nourrir et finirait par être repérée. Le demi-elfe n’entrevoyait que deux solutions viables. Soit la louve renonçait à pénétrer dans la cité, soit elle l’y accompagnait mais devrait se placer sous sa protection. Kasumi doutait de pouvoir convaincre l’animal d’adopter une de ces solutions si même il réussissait à se faire comprendre.

Soudain conscient que ses réflexions l’avaient plongé dans le silence, le rôdeur se reprit :

- Je crains la réaction des gardes s’ils tombent sur un animal sauvage seul. Je vais devoir la convaincre de ne pas franchir les portes ou alors de la faire passer pour mon familier. Si elle ne cause pas trop d’émoi en ville, on la tolèrera certainement. J’ignore simplement comment m’y prendre pour me faire écouter et la convaincre. En cela elle ne doit pas être très différente de certaines rôdeuse de ma connaissance.

Les dernières paroles faisaient écho au ton taquin employé par Astrée quelques minutes plus tôt.

Astrée se mit à rougir et détourna le regard, un peu troublée. Etait-ce ainsi qu'il la percevait ? Comme un animal sauvage à apprivoiser ? Etait-elle parfois si dure à convaincre ?

Durant quelques instants, elle chercha désespérément quelque chose à répliquer à son compagnon, sans succès. Les yeux fixés sur le feu, elle finit par murmurer :
- Dans ce cas tu ne devrais avoir aucun mal à l'apprivoiser... Enfin, je veux dire... Il suffit que tu prennes le temps de mieux la connaître et elle finira par te suivre. Mais tu n'auras sans doute pas le temps d'ici Luménis.

Elle réalisa brusquement que ses paroles pouvaient être interprétées dans un sens totalement différent. Porvu qu'il ne remarque rien... Elle n'osait pas tourner les yeux vers lui, ne voulait surtout pas croiser son regard... S'il allait s'imaginer....

La Couronne de Cuivre

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