La Couronne de Cuivre

Grande cité méridionale d’Hélonna, Antelucas est tournée vers la mer. Comme sa consoeur et ancienne rivale, Luménis, elle doit sa prospérité au commerce et à la pêche, ainsi, curieusement, qu’à une certaine forme de tourisme qui draine des visiteurs de toute l'île. Les grandes plages d’Antelucas sont en effet renommées pour leur sable fin, la température agréable de la mer et la quasi-absence de requins et autres méduses propres à décourager les baigneurs. L’air pur de la côte est, dit-on, propice au rétablissement.

Antelucas est dirigée par deux consuls, lesquels sont élus par les citoyens de la ville. En l’an 1382, il s’agit de Dame Calliope Verement, une fille de marchand ne manquant pas de répondant et Messire Audran de Ferrenceau, petit baron maritime possédant six bateaux à crevettes. Les seigneurs d’Antelucas demeurent cependant puissants et influencent les affaires quotidiennes des Lucéans en distribuant conseils, mises en garde et largesses. Leur forteresse, perchée sur un éperon rocheux qui domine le port, est sans doute le bâtiment le plus caractéristique de la cité. De pierre sombre, martiale, elle abrite des catapultes meurtrières, tournées vers la baie. La devise de la famille est « Sans vague à l’âme » et leur blason est sable avec un dauphin noir bondissant.

Peuplée principalement d’humains, Antelucas a également des communautés naines et gnomes assez importantes, résultat d’une proximité et d’échanges constants avec les cités de la montagne. La ville est notamment baignée par les eaux claires de la Brève, courte rivière issue des sommets, vive et glacée, dont le lit regorge de minéraux précieux. Ce mélange inédit sur Hélonna explique qu’à côté des temples de dieux humains, Lathandre, Tyr, Waukyne et Sunie, principalement, on y trouve plusieurs sanctuaires dédiés aux divinités rudes des montagnards. Même si les différents peuples vivent relativement séparés dans leurs quartiers respectifs, les heurts sont très rares et la cité tranquille.

Hormis la forteresse des seigneurs, les lieux notables d’Antelucas sont la promenade des pins parasols, le long de la plage, le temple de Sunie à la façade de marbre rose, et les établissements de détente, tavernes, auberges et autres bains, qui s’échelonnent dans les rues passantes près du rivage. Curiosité locale, la Foire du Ponton regroupe artistes ambulants, ménageries terribles, gastronomie étrange et autres visions uniques en leur genre.

Une route en forêt, la nuit. Un vent frisquet chuintait dans les feuilles, peuplait l'obscurité d'ombres mouvantes... écorchait le silence.

Il s'était téléporté non loin d'Antelucas, là où il avait autrefois passé, en compagnie de Mornagest, une semaine de vacances du genre mouvementée.* C'était assez pour savoir qu'Helonna hébergeait beaucoup trop d'elfes pour sa bonne santé d'elfe noir. Son premier réflexe, avant même de regarder le paysage, fut donc pour se déguiser. Vieille habitude...

Lothringen = = > déguisement : voyageur humain == > Lothringen

Il rejoignit la route et hâta le pas. D'ici une ou deux heures, si tout allait bien, il aurait gagné la première bourgade, et, d'ici l'aube, trouvé un maquignon, vidé sa bourse, acheté un cheval ; ensuite, Tymora aidant, il serait en route pour Lumenis, bride abattue. Il n'aimait pas du tout ce mode de locomotion, mais il fallait avouer que c'était ce qu'il y avait de plus rapide, et qu'il n'avait pas de temps à perdre. Quelle que soit l'issue de sa visite, il ne pouvait pas se permettre de rester longtemps éloigné de Manost, pas en ce moment...

(*cf. L'inattendu)

Le prix des chevaux avait presque doublé depuis son dernier passage. Mais le conseiller avait heureusement était assez prévoyant pour éviter d'avoir à porter son choix sur une monture boiteuse. Son moyen de locomotion n'était pas pour autant sans peur et sans reproche et Lothringen dut mener un véritable combat psychologique pour l'empêcher de choisir son propre rythme et de s'arrêter intempestivement pour brouter l'herbe tendre des bas côtés.
Une fois qu'il l'eut mis au pas, au sens figuré, les choses allèrent mieux et les lieues défilèrent. Sa monture décida néanmoins d'une nouvelle pause lorsque trois individus quittèrent les fourrés et se déployèrent sur la route devant eux. Tous étaient armés quoique leur équipement paraisse assez dépenaillé. De la où il se trouvait, le conseiller constata qu'au moins d'eux d'entre eux possédaient des arbalètes. L'un des inconnus le héla de loin :

- Holà voyageur ! Vous semblez bien pressé. Mes amis et moi connaissons tous les raccourcis. Nous pouvons vous aider pour le prix d'une modeste contribution...

Lothringen considéra quelques instants ses interlocuteurs. Il avait visiblement affaire à ce que le banditisme amateur savait faire de plus balbutiant... Bien qu'il n'ait jamais eu goût ni pour le chantage ni pour l'encouragement de la criminalité locale, peut-être cela ne valait-il pas la peine de sortir les haches cette fois-ci.

"On dirait que le cours du renseignement a connu la même inflation que celui des chevaux de selle, dans ce beau pays... Mais soit, si vous pouvez me faire gagner quelques heures de route pour Lumenis, je suis preneur."

A vrai dire, le semi-drow s'était contenté de suivre la grand route qui filait vers le nord, et s'il en croyait la carte qu'il avait consultée à la hâte avant son départ du palais, cette dernière avait un peu tendance à zigzaguer à gauche et à droite pour dire bonjour à chacun des bourgs du parcours, contourner les clôtures voire, il le soupçonnait, laisser brouter en paix la jument de Micha. Il n'empêche que c'était la grand route et qu'elle le mènerait plus sûrement à Lumenis que des chemins vicinaux choisis à l'aveuglette.

"Oh, et vous savez... Anduvaï Genké Tho... je ne suis pas tout à fait sans défense."

Comme pour confirmer ses dires, un sort d'image miroir venait de se matérialiser autour de lui. Ils étaient particulièrement nombreux, ces doubles...

Le "chef" du groupe avait affiché un sourire réjoui alors que les premières paroles de Lothringen laissaient soupçonner qu'il allait collaborer. le brigand en herbe n'avait peut être même pas réfléchi au delà de sa menace voilée. Un homme faible et isolé mais prêt à combattre était chose normale, rassurante. Là, ils avaient manifestement affaire à un mage. Il fallait s'en méfier comme de la peste, il avait assez de jugeote pour l'avoir compris. Cependant, sa position de chef nécessitait qu'il ne passe pas à côté dune chance d'obtenir de l'or facilement.

- Eh bien, un homme aussi aisé que vous ne devrait pas avoir de mal à nous laisser dix pièces d'or. Votre trajet écourté, vous vous y retrouverez. Le prix des chambres a aussi augmenté et les tavernes sont pleines de brigands, tout le monde sait ça. Alors, où est-ce que vous vous rendez ?

Le brigand n'avait qu'une connaissance lacunaire et théorique de ce que réservait la route au-delà de la prochaine colline mais il espérait convaincre le voyageur et comptait sur le fait que celui-ci ne repasserait certainement pas de sitôt faire part de réclamation. Après tout, en n'attaquant pas, il lui rendait déjà service, cela valait bien la somme demandée.

Lothringen tiqua. Il avait déjà fourni cette information, et peu de temps auparavant qui plus est. Soit son interlocuteur était beaucoup moins vif d'esprit qu'il ne voulait le faire croire, soit il cherchait à gagner du temps. Le semi-drow ne tarda pas à en déduire que, quoi qu'il en soit, il perdait le sien : l'information était de source trop peu fiable pour qu'il prenne le risque de s'écarter de la route principale, raccourci ou pas. Et cette perte de temps ne valait pas dix pièces d'or.

Il décida néanmoins de garder pour lui son impatience - provisoirement. Entre ses jambes, sa monture n'était pas tout à fait de cet avis, et encensait avec nervosité. Le semi-drow remonta sur les rênes, cherchant à la calmer.

"A Lumenis, comme je vous le disais."

Une destination qui n'avait rien de très exotique au vu de l'endroit où ils se trouvaient, non ?

Quête : le Poing levé

Le chef échangea un regard avec ses complices sans toutefois quitter totalement des yeux le conseiller. Une imprudence était souvent récompensée par une fin de carrière anticipée dans sa profession, du moins l’imaginait-il.

- C’est très simple : soit vous restait sur la route principale comme la plupart des touristes, soit vous tournez à droite au prochain embranchement et vous suivez la route pendant environ une lieue et demi. Ce petit détour vous vaudra de gagner environ trois heures car la route principale contourne une éminence, rapport aux chariots des marchands.

Un monticule, une route qui fait le tour... Au moins, voilà qui serait facile à vérifier. Il aviserait sur place. Le semi-drow alla piocher dans sa bourse les pièces d'or demandées. Au rythme où elles filaient, il avait intérêt à atteindre Lumenis rapidement. Il les jeta sur la terre battue de la route, où certaines roulèrent jusqu'au pied des bandits.

"Voilà votre or. Vous seriez bien inspirés de l'employer à améliorer votre équipement. Armés comme vous l'êtes, vous vous ferez tuer par des loups avant même d'avoir le temps de tomber sur une version de moi moins pressée d'être ailleurs. Au plaisir..."

Il se redressa un peu, ramena la jambe gauche à la sangle, recula insensiblement la droite, exerça une légère pression sur le flanc... et le cheval partit au galop. Cher, mais bien dressé, au moins.

Lothringen n’eut aucun mal à repérer l’embranchement. Alors que la route principale filait presque tout droit, un second chemin, de terre battue mais relativement praticable grimpait sur la droite. Il n’était pas possible de dire si la route principale tournait plus loin mais ce qui était certain tait que chemin de traverse conduisait vers une éminence boisée.

La monture du conseiller s’apprêtait à continuer tout droit quand celui-ci la fit ralentir. Restait à savoir s’il devait faire confiance aux brigands. Sans doute que non sauf s’il leur avait fait suffisamment peur.

Il ne leur avait probablement pas fait très peur : il n'avait du reste pas vraiment essayé. Sous sa véritable apparence de drow, c'était une autre affaire, surtout quand il se mettait à dégainer ses lames et ses sorts. Il avait d'ailleurs remarqué que les brigands avaient à peine réagi en le voyant lancer ses doubles illusoires. Ils auraient dû. C'était une indication précieuse sur son niveau de maîtrise, et avec un peu plus d'expérience, ils en auraient déduit qu'ils flirtaient avec des boules de feu.

Lothringen considéra quelques instants l'embranchement. Il aurait peut-être pris le risque de suivre ce « raccourci » s'il avait eu l'assurance, une fois au sommet de cette éminence, d'avoir une vue dégagée sur la campagne. Mais la couverture forestière ruinait cet espoir, et rendait par conséquent ce choix de route très hasardeux : s'il se fourvoyait, il lui faudrait longtemps pour s'en apercevoir. Quitte à perdre trois heures et dix pièces d'or dans l'affaire, le conseiller préféra donc suivre la route...

Lothringen avait à peine parcouru une demi lieue dans cette direction qu’une voix venant des bas-côtés l’interpela :

- Halte-là voyageur !

L’oreille exercée du semi-drow surprit une conversation entre deux voix différentes se réjouissant de son arrivée. Apparemment, cela faisait des heures qu’ils n’avaient vu passer personne et ils commençaient à s’en inquiéter.

Les hommes qui se présentèrent sur la route portaient cette fois un équipement de bien meilleure facture. Il s’agissait même d’un uniforme quoique ce ne soit pas celui de Luménis, du moins pas un dont le conseiller se rappelait.

On ne patrouillait donc jamais sur les routes principales de cette île, qu'un voyageur s'y fasse alpaguer tous les cent pas ? ça ne leur avait pas suffi qu'un simple groupe de réfugiés affamés ait réussi à prendre le contrôle de leur capitale, ça ne leur avait rien appris ? Sur la nécessité de maintenir un minimum d'ordre et de soldatesque sur leurs terres, par exemple ?

Vaguement exaspéré de ce nouveau contretemps, Lothringen se rapprocha au petit trot. Beaucoup moins amène que la première fois.

"Qu'est-ce que vous voulez ? De l'or, pour changer ?"

Cette histoire d'uniforme l'intriguait. Une milice privée, des déserteurs, le reliquat de l'ère Morfea ?

Le cavalier n’était visiblement pas coopératif et l’homme qui l’avait interpellé fit signe à ses compagnons de se tenir prêts. Visiblement, ce groupe était également plus nombreux que les brigands précédents. Leur chef détailla Lothringen comme pour en évaluer la menace :

- Non, ce que nous souhaitons savoir, c’est la raison de votre voyage. Il n’y a guère de marchands qui cheminent sans escorte ces temps-ci. Vous m’avez tout l’air de l’un de ces aventuriers ou un brigand peut être

Au ton employé, aucune de ces hypothèses ne plaisait davantage au milicien.

Le ton de ce type ne plaisait pas à Lothringen. Il avait l'impression d'avoir décroché le gros lot en matière de sottise humaine, et il avait une furieuse envie de répliquer que bien sûr, il était un brigand, d'ailleurs il avait tout un groupe armé derrière lui, vous les voyez pas ? Prêts à mordre.

Néanmoins il se contrôla. Un gros effort.

« Écoutez, je n'ai pas pour habitude de raconter ma vie à des inconnus qui m'arrêtent l'arme au poing sur la route sans même prendre la peine de se présenter. Je me rends à Lumenis pour des raisons qui resteront privées jusqu'à ce que je sache ce que représente votre uniforme. Je me passe d'escorte parce qu'elle m'encombrerait plus qu'autre chose. Et si les brigands vous intéressent, j'en ai déjà croisés trois pas très loin au sud d'ici. De ce genre de brigands qui arrêtent les voyageurs pour leur soutirer leur bourse. »

Si toutefois l'information les intéressait, ce dont il doutait sérieusement.

Les piétons se regardèrent un long moment et leur chef parvint finalement à une conclusion mentale des plus laborieuses. Apparemment, le nouvelle concernant trois brigands armas l’avait rassuré. Ce genre de danger était au moins facile à concevoir contrairement à l’évaluation d’un voyageur humain qui semblait plus dangereux qu’il ne paraissait de prime abord :

- On est la milice de Veuve-Côte. On protège la route contre la vermine. Il y a plein de convois qui disparaissent par ici. Vous pouvez passer si vous nous dites où sont partis les brigands.

Bon ! Il y avait donc, tout de même, des patrouilles sur ces routes. Il avait fini par se demander s'il ne perdait pas son temps à demander l'aide de gens qui géraient si mal leur propre domaine. Un bon point. Mais les trois brigands que Lothringen avait croisés avaient peu de chances d'être les auteurs des attaques de convois ; ils n'étaient ni assez nombreux ni assez bien armés pour se risquer à attaquer les mercenaires entraînés qui accompagnaient d'ordinaire les caravanes. Cela dit - ce n'était pas son problème, pour l'instant.

« Ils se trouvaient à environ une lieue d'ici vers le sud, sur le bord de la route, et je l'ai faite au galop... Ils ne peuvent pas être allés bien loin depuis. »

Cette histoire d'attaque de convois l'inquiétait un peu. S'il tombait sur ces hommes-là en guise de troisième rencontre indésirable, il n'aurait d'autre choix que de rebrousser chemin, tenter le chemin de traverse ou la dissimulation magique... encore du temps perdu.

Quatre miliciens dont leur chef partirent dans la direction indiquée par le conseiller. Ils semblaient désireux d’en découdre, comme s’ils avaient longtemps attendu ce dénouement. Un groupe au moins équivalent restât sur place autant que le semi-drow pouvait en juger. Ces hommes là semblaient rompus à la dissimulation, une bonne chose lorsqu’il s’agissait de surprendre des adversaires. Le chef lança par-dessus son épaule :

- La route devant vous devrait être sûre mais vous auriez pu gagner deux heures en coupant un peu plus tôt par Veuve Côte. Les marchands oublient de l’emprunter car le col est bloqué l’hiver mais un bon cavalier peut aisément passer ces temps-ci.

Si des camps adverses donnaient la même information, elle devait être bonne. Un peu soulagé d'avoir échappé à davantage de complications pour cette fois, Lothringen répliqua :

"Merci du renseignement. Bonne chasse..."

Et le semi-drow, rebroussant chemin, dépassa le petit groupe, en quête de l'embranchement qu'il avait dédaigné peu de temps auparavant. Il ne mit pas bien longtemps à le rejoindre, pour engager cette fois son cheval sur le chemin qui grimpait à flanc de colline. Avec un peu de chance, il en avait fini avec les mauvaises surprises.

Il dut prendre le pas car le cheval buttait sur les pierres dans son effort pour gravir la pente. La route lui paraissait interminable, mais ce n'était probablement qu'une impression. Et il supportait de moins en moins bien les rebonds sur la selle. Je penche à gauche, je penche à droite, et ces meurtrissures sombres qui étaient certainement en train de s'étendre entre ses cuisses à chaque coup de boutoir : un petit cauchemar drow. S'il en avait pris la peine, lui murmurait un recoin de son esprit, le plus caustique sans doute, il aurait mieux maîtrisé son assiette. Oui, il aurait pu apprendre à mieux monter à cheval, c'était certain – et aussi approfondir sa maîtrise des arcanes, passer plus de temps dans les salles d'armes, et pratiquer un peu plus l'alchimie. Les années étaient trop courtes pour tout ce qu'il aurait fallu faire !... Et à présent, les heures même manquaient.

Son cheval au moins semblait à son aise sur ce terrain. Visiblement, les défauts qui n’en feraient jamais une monture prisée sur les champs de course le désignaient parfaitement pour la montagne. C’était la première bonne surprise de ce périple. La seconde lui apparut bientôt sous la forme d’une petite bourgade ceinte d’un muret de pierre surmontée d’une palissade. Le village, comptant à peine une vingtaine de maisons et de bâtiment de plus grande importance, était visiblement défendu malgré sa proximité avec la capitale.

Une seule porte s’ouvrait de ce côté du chemin mais le semi-drow en devinait une autre à son opposé, sans doute sur le chemin qui le ramènerait à la grande route. Plusieurs villageois se retournèrent sur son passage avant de retourner à leurs activités, leur peu de curiosité satisfaite. Manifestement, un cavalier seul ne les inquiétait guère.

Un rempart, aussi modeste fut-il, ne sert pas à grand chose s'il n'y a pas de guetteur pour signaler l'arrivée des agresseurs et faire fermer les portes en cas d'attaque ; c'était une des rares choses que Lothringen avait apprise de ses ennuyeuses années de mercenariat sur Féerune, en ce temps béni où il n'avait pas de problème plus important à gérer que de cacher sa couleur de peau. Il trouva donc, comme il s'y attendait, deux gardes à l'entrée, et deux autres à la sortie du bourg. Il s'arrêta près de la seconde porte et avisa le milicien de gauche. L'attitude de ce dernier, qui se dandinait d'une jambe sur l'autre tout en ayant le visage figé par un masque de douleur contenue, provoqua chez lui un bref élan de compassion. Il connaissait bien le problème : l'homme avait envie d'aller aux latrines, mais il devrait bon gré mal gré attendre la fin de son tour de garde. Craignant de provoquer l'ouverture des vannes en le faisant sursauter, le semi-drow préféra adresser la parole à son collègue, sur la droite de la route.

"Salut à vous. Pourriez-vous me confirmer la route pour Lumenis, et m'indiquer quel temps de trajet il me reste ?"

Le garde réfléchit un moment après avoir pris le temps d’observer Lothringen et sa monture. Luménis était encore loin au nord, du moins, selon ses propres critères, mais il avait eu l’occasion de s’y rendre à plusieurs reprises.

- Oh, si vous ne forcez pas trop sur votre monture, vous devriez arriver demain avant la tombée de la nuit. Nous avons une très bonne auberge ici si vous souhaitez faire halte. Votre monture n’en sera que plus fraîche demain matin…

Si ce n'avait tenu qu'à lui, Lothringen aurait volontiers continué sans faire de halte et chevauché la nuit durant. Cela faisait des jours et des jours qu'il cumulait nuits blanches et insomnies : il était habitué. Les chances de rencontrer un sommeil réparateur, de tout façon, dans les circonstances actuelles, étaient assez minces... Le sentiment d'urgence ne le quittait plus, surtout depuis les derniers évènements, depuis qu'il savait qu'il ne pouvait plus compter sur personne, sinon, peut-être, un guerrier anonyme et amnésique désormais dépouillé de toute influence au point d'avoir failli tomber victime de ses propres services. Ainsi, pendant qu'il "s'amusait" à arpenter les routes luméniennes, là-bas, à Manost, il pouvait se passer n'importe quoi. Le plus bref serait le mieux.

Mais son cheval était fourbu, son ventre criait famine, et il n'avait pas la moindre idée de la distance le séparant du prochain bourg. Le semi-drow écouta donc à contrecoeur la suggestion du garde et, l'ayant remercié, rebroussa chemin pour faire halte à l'auberge indiquée. Il y demanda du fourrage pour son cheval, une chambre et un repas pour lui.

L'auberge en question était plus coquette qu'il ne s'y attendait. La salle commune occupait l'essentiel du rez-de-chaussée et bénéficiait ainsi d'une bonne luminosité quelque soit l'endroit choisi. Les tables semblaient robustes plus qu'esthétiques mais on les avait cirées récemment. Les chaises s'agrémentaient même d'un dossier et d'un coussin d'aspect confortable. Lothringen craignait déjà d'y laisser ses dernières économies quand l'aubergiste, avenant, lui répondit :

- Vous loger ne devrait pas être trop difficile en ce moment. Ce sera la chambre 6, elle a une jolie vue sur la vallée. Nous avons un délicieux canard rôti avec un assortiment de champignons et de pommes de terre ce soir. Vous pourrez manger d'ici une demi-heure si vous le souhaitez. Cela fera une pièce d'or pour vous, repas compris plus une cinq pièces de cuivre si vous souhaitez déjeuner demain matin. Votre monture peut loger dans l'écurie pour une demi-pièce d'argent supplémentaire. Nous avons de l'eau fraîche et du fourrage pour elle.

Lothringen hocha la tête à ce discours, un peu distrait. Les prix restaient raisonnables et l'auberge semblait plus que correcte, peut-être y trouverait-il un peu de repos, finalement. En attendant le dîner, il alla installer son cheval dans l'écurie, puis monta déposer ses sacoches de selle dans la chambre. La pièce était propre, le matelas confortable, et la vue telle qu'on l'avait promise, dégagée, champêtre ; il n'en profiterait cependant pas longtemps car la nuit tomberait vite. Il n'avait pas vraiment le cœur au tourisme, de toute façon.

Il se lava au gant à la table de toilette, dans un effort louable pour se débarrasser de l'odeur entêtante de sueur équine qui lui collait à la peau. Même après avoir frotté au savon, même après avoir changé de vêtements, il n'était pas certain d'y être parvenu. Quand il redescendit dans la salle commune pour dîner, la fatigue de la chevauchée l'avait rattrapé, et son pas s'était fait lourd, pesant : il était perclus de courbatures. Il allait falloir qu'il apprenne à mieux connaître ses limites, songea-t-il.

Malgré sa fatigue, ce fut la faim qui l'emporta, l'aiguillonnant jusqu'à l'une des tables de la salle commune. En effet, une délicieuse odeur de canard rôti lui envahit les narines à peine fut-il dans l'escalier. L'aubergiste le salua et vint lui apporter personnellement son dîner. Visiblement, il n'y avait pas assez de client pour qu'il se permette de payer un employé. Comme promis, le canard était accompagné d'une abondante et appétissante garniture ainsi que d'un verre de vin rouge.

L'aubergiste ne s'éloigna pas tout de suite et s'enquit d'éventuels autres besoins, notamment au sujet de son petit déjeuner.

Le semi-drow se résolut à accepter de prendre le petit-déjeuner sur place, avant son départ, le lendemain à l'aube. Il se dit qu'il compenserait la perte de temps en ne faisant pas halte au déjeuner. Une fois cette question réglée, l'aubergiste le laissa seul, et Lothringen prit son repas sans se presser, le regard tantôt plongé dans son assiette, tantôt planant sur la salle. Son esprit sautait paresseusement d'une idée à une autre, sans parvenir à se fixer nulle part. Il était délicieux, ce canard. Son cheval avait eu l'air épuisé tout à l'heure, mais il tiendrait sans doute le rythme quelques jours encore. Le temps serait probablement couvert, demain. Il ne faudrait pas oublier de pousser son verrou, tandis qu'il se reposerait - et prévoir une longue séance de mémorisation de sortilèges avant de se coucher : le sort de déguisement devait être renouvelé régulièrement, et Lothringen préférait éviter les ennuis que lui attirait assez invariablement sa carnation originelle...

Ses pensées s'égarèrent du côté de Ravestha porté disparu, puis, plus dangereusement encore, de Mornagest. La dernière mésaventure avec les Sentinelles avait prouvé que le guerrier prenait des risques très réels et jouait avec le feu. Pourtant, il s'éloignait de lui... Dans les circonstances actuelles, il fallait bien l'avouer, c'était presque un soulagement que d'avoir autre chose à penser.

Lothringen s'isola dans sa chambre sitôt le repas achevé, passa un long moment à repasser ses sorts, puis éteignit, espérant trouver le sommeil malgré tout. L'épuisement le fit s'endormir très vite, mais sa nuit fut interrompue par de longues périodes d'insomnie, de sorte qu'au matin, ses membres étaient à peu près reposés, mais pas son esprit.

La fraîcheur matinale était vivifiante, rendant d'autant plus agréable la chaleur de l'édredon. Cependant, les premières lueurs matinales filtraient à travers la fenêtre de la chambre, annonçant qu'il était grand temps de se lever. Lothringen ne doutait pas qu'il trouverait le petit déjeuner prêt lorsqu'il rejoindrait la salle commune. Il était même probable qu'il y croise certains des autres rares clients de l'auberge. Après tout, Veuve-Côte n'était guère un endroit où les voyageurs s'attardaient plus que nécessaire, une petite étape agréable sur la longue route séparant Luménis des autres grandes cités du sud.

En se levant, le conseiller perçut l'étrange impression de sérénité qui naissait du silence régnant dans la bâtisse. Pourtant, dès qu'il ouvrit sa porte, son odorat fut aiguillonné par les agréables effluves du repas qui l'attendait au rez-de-chaussée. Voilà qui achèverait de lui mettre le pied à l'étrier pour la longue route qui l'attendait.

Des petits pains briochés, de la confiture de mûres, du lait de chèvre : jamais les repas du Palais ne lui avaient paru meilleurs. Pressé de reprendre sa route, Lothringen ne s'attarda néanmoins pas plus que nécessaire. Ayant tôt fait de payer sa note, il ramassa ses affaires avant d'aller voir à l'écurie l'état de sa monture. Encore ensommeillée, cette dernière ne parut pas excessivement ravie de le revoir. Dès qu'il commença à la seller, elle renâcla tout en émettant quelques hennissements protestataires.

« Je sais, je sais. Encore une petite journée d'efforts, et tu pourras t'offrir tous les talus du monde... »

Lui-même retint quelques grimaces en montant en selle : chacun de ses bleus retrouvait sa place et la forme saillante qui le torturait - ici, la boucle d'étrivière qui n'avait cessé de frotter contre la peau de sa cuisse ; là, le renflement de cuir de sangle qui meurtrirait son mollet. Enfin, il était prêt au départ.

Hauts les cœurs, et en route.

Trouver son chemin ne présenta aucune difficulté et les portes du village étaient grandes ouvertes malgré l'heure matinale. Lothringen emprunta donc le chemin opposé à celui par lequel il était arrivé la veille. Il eut l'agréable surprise de constater qu'il était tout à fait praticable malgré de nombreux passages. Le conseiller put ainsi pousser un peu sa monture lorsqu'elle fut plus réveillée et il atteint en deux heures les abords de la grande route. Il était difficile d'évaluer le trajet qu'il avait économisé mais la route disparaissait derrière l'éminence qu'il avait gravie pour atteindre Veuve Côte. La voie qui s'offrait à lui semblait en revanche dépourvu du moindre relief ce qui laissait espérer pouvoir rapidement apercevoir les remparts de Luménis. En milieu de matinée il avait ainsi parcouru un long chemin, suffisant pour réveiller toutes ses douleurs de la veille. Il croisait de plus en plus souvent des hameaux qui se transformaient en petits villages, signes avant coureur de la métropole galopante qui se dessinait à l'horizon. En tenant son rythme et même s'il s'accordait une courte pause pour se dégourdir les jambes en milieu de journée, il pouvait espérer arriver avant la tombée de la nuit aux portes de la cité.

Les routes se faisaient mieux pavées, les voyageurs et les charrettes, plus nombreux. Auberges et échoppes jalonnaient cette voie apparemment commerçante. Lothringen regardait avec de plus en plus de curiosité ces signes avant-coureurs de la grande ville. Il n'avait jamais mis les pieds à Lumenis - raison pour laquelle il avait dû se téléporter si loin de sa destination, du reste. Quand le Grand Émissaire était venu porter secours à la cité, durant la guerre civile, il avait eu le rôle beaucoup moins gratifiant du conseiller qui reste à Manost pour assurer le suivi des affaires et faire armer une flotte pour le cas où les choses tourneraient mal.

De sorte qu'il ne connaissait d'Helonna que les côtes du sud de l'île, pour les avoir arpentées avec Mornagest, et qu'il avait toujours laissé Ravestha en première ligne quand il s'agissait de traiter avec ses dirigeants. Une difficulté de plus...

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