La Couronne de Cuivre

L'aître aux écus
La guilde des marchands de Manost a déménagé à de nombreuses reprises au cours de l'histoire de la cité, en règle générale, en quête d'un quartier plus calme et de bâtiments plus spacieux. D'abord installée dans la rue principale des Arcades, la guilde a préféré s'éloigner de l'agitation du quartier commerçant, au risque de prendre ses distances avec le tout-venant de ses membres. Il n'est donc guère surprenant de la retrouver, au terme de son parcours, bien installée au cœur du quartier administratif, non loin du Palais de Justice où se règlent nombre de différends, et du Palais du Conseil où elle dépose régulièrement ses requêtes.

Surnommée "l'aître aux écus" par des citoyens facétieux, elle est constituée d'un quadrilatère de bâtiments à un étage blanchis à la chaux et soutenus par de puissants colombages. Ces derniers délimitent un petit carré de pelouse ombragée de grands ormes où il fait bon se promener en discutant de la prochaine cuvée ou du cour fluctuant de la farine.

Il ne faut pas se tromper sur le calme bonhomme qui semble régner en ces lieux : les marchands de Manost, du grossiste à l'armateur, en passant par le vendeur de primeurs du marché, sont nombreux, riches - pour certains, puissants - et représentent une force politique avec laquelle il faut savoir compter.

C'est ici que réside le prévôt des marchands.C'est ici qu'il faut se rendre pour obtenir l'autorisation de fonder un nouveau commerce en ville. C'est aussi ici que se négocient les patentes et les reventes de commerces vacants.

Contrairement à son habitude et durant les jours qui suivirent, Althéa passa son temps à observer avant d'agir. Elle ne se présenterait pas tout de suite sous ses propres traits à la guilde, il lui fallait d'abord en apprendre d'avantage, avant la confrontation. Si elle était trop directe, la vieille se méfierait à coup sûr.

Donc, à une distance respectueuse, fondue dans les ombres de la rue, elle observait les allées et venues des marchands. Elle ne tarda pas à repérer la vielle dame entrant et sortant, presque toujours aux mêmes heures, très souvent avec une pile de dossiers sur les bras. Pas de valets ni d'associés à sa suite. C'était plutôt bon signe. Elle pouvait donc agir sans trop de soucis.

Puis, ayant décidé que l'observation suffisait, elle se prépara à faire entrer Jack en scène. C'était juste avant l'arrivée de la vieille. Dissimulant ses traits sous une capuche, elle avisa un groupe de gamin ayant l'air assez dégourdis et finauds. Déguisant sa voix, elle fit mine de tendre une pièce d'or et chuchota, hors de portée d'oreilles :

"Une pièce d'or si tu bouscules et fais tomber la vielle dame qui s'apprête à entrer dans la guilde, le double si tu fais tomber son dossier, le triple si elle pense que vous ne l'avez pas fait exprès et une de plus si vous courez assez vite pour qu'on ne vous rattrape pas. Je vous paierai cela tout à l'heure devant le Loyal Paladin."

Elle observa donc les gamins, espérant que son plan marche. On ne savait jamais.

Les gamins ouvrirent des yeux ronds comme des roues de charrette, et l'un d'eux battit même des mains à la seule idée du mauvais tour joué et de l'or facilement gagné.
- Oh, d'accord, on commence quand ?
- Dix pièces d'or, tu te rends compte !
- Bougez-vous, elle arrive !

Les enfants se mirent à jouer aux billes à quelques pavés de l'entrée de la guilde, tout en jetant de temps en temps des regards impatients vers l'extrémité de la rue par laquelle devait surgir leur victime. Mélisande de Gorneval arriva sur ces entrefaits, trottinant au coin de la rue, petite, droite et fière comme si elle avait avalé un balai helmite. Elle avait peut-être quarante ans, mais il n'en fallait pas davantage pour se faire traiter de "vieille" dans un univers où c'était déjà dépasser l'espérance de vie générale... Elle ne portait pas de dossier, ce jour-là, seulement un large chapeau qui la faisait un peu ressembler à un champignon nain, et un manteau de velours damassé qui traînait sur le sol, mais devait être du plus grand chic.

L'un des gamins fit alors une pichenette volontairement ratée dans sa bille, qui alla rouler jusqu'aux pieds de la femme et passa au-delà... son camarade courut alors à sa poursuite, bouscula violemment dame Melisande et l'aurait fait tomber par terre si elle n'avait réussi à se rattraper au mur le plus proche.

"Mais...!" hoqueta-t-elle tandis que deux autres garnements passaient en trombe auprès d'elle, quitte à mettre les pieds dans une flaque et à éclabousser tout le bas de son manteau.

"Désolé m'dame !" lança le chef de la petite bande d'un ton désinvolte, tout en s'empressant de rejoindre ses camarades. Melisande n'essaya même pas de les poursuivre ; elle regardait d'un oeil désolé le bas de sa robe et de son manteau, couverts de boue.

Surgi de nul part, un jeune homme arriva en courant. Scandalisé, il tenta de poursuivre les gamins.

"Bande de petits malotrus, imbéciles, ouistitis. Je vais vous apprendre à bousculer les vieilles dames. Que je ne vous rattrape pas ou je vous ferai chauffer les oreilles."

Voyant que les enfants l'avaient semés depuis longtemps, il respira bruyamment, l'air pincé dans une grimace réprobatrice et s'approcha de la vieille dame. Cheveux courts et roux à l'agencement désinvolte, tâches de son sur les joues, yeux vifs et sourire désarmant. Un petit peu plus grand que l'ancêtre, il se pencha vers elle et lui demanda :

"Rien de cassé ? Ces gamins ne respectent rien ni personne. Oh, je vois que votre robe et votre manteau sont tâchés"

Il lui tendit un foulard propre.

"Voila qui devrait suffire. Puis-je vous être utile en quoi que ce soit ?"

Il la regardait avec une sollicitude non feinte. Mais pas de pitié. Il voulait simplement aider.

Melisande s'empara du foulard et commença de frotter comme elle pouvait le manteau maculé, avec de petits gestes saccadés, nerveux et précis.

"Oui. Vous pourriez arrêter de me traiter de vieille dame. Attendez que j'aie des cheveux blancs pour ça."

Elle ne parvenait qu'à étaler la saleté un peu plus, tout en détrempant le carré de tissu qui se transforma vite en un chiffon humide et répugnant, ce qui ne put qu'entretenir sa mauvaise humeur. Découragée, elle laissa finalement le foulard inutilisable tomber par terre.

"Rah, ça ne sert à rien. Je vais devoir lancer la mode des franges brunes odorantes. Peu importe, ça me fera un sujet de conversation."

Elle daigna enfin relever le nez sur l'inconnu qui paraissait attendre poliment.

"Je vous remercie, jeune homme. Je crains d'avoir abrégé l'existence de votre mouchoir. Donnez-moi votre adresse, voulez-vous ? Je vous en ferai livrer un neuf."

Le jeune homme eut l'air gêné durant quelques secondes. Ce n'était pas qu'il cherchait à inventer une histoire abracadabrante, plutôt qu'il était embêté par sa situation.

"Hé bien ... Je ... Je viens d'arriver en ville. Je loge au Loyal Paladin, pour le moment. Pour tout vous avouer, je suis à la recherche de travail. J'ai servi dans la domesticité de feu mon maître et à présent."

Il soupira.

"Mais je ne veux pas m'apitoyer sur mon sort. Je trouverai bien. Si vous connaissiez quelqu'un qui aurait besoin des services d'un jeune homme travailleur - et je sais à peu près tout faire : la cuisine comme les réparations - peut-être pourriez-vous leur parler de moi si vous le voulez bien."

Il avait eu la délicatesse de lui demander frontalement si elle voulait l'embaucher à son service. Mais avec un peu de chance aurait-elle aussi besoin de lui.

Melisande avait écouté très attentivement le petit discours de l'inconnu, tout en le dévisageant. Elle répondit sur un demi-sourire :

"Je ne suis sans doute pas la meilleure recommandation que vous puissiez trouver, faute de connaître assez de monde en ville, mais je pourrais sans doute en toucher mot à quelques uns de mes contacts. Cela dit il me serait déjà plus facile de parler de vous en bien si je connaissais votre nom, jeune homme. Et vos références : qui est votre défunt maître ?"

Elle n'avait pas mentionné le fait qu'elle recherchait elle-même un domestique, ce qui signifiait sans doute qu'elle attendait d'en savoir un peu plus avant de risquer une proposition.

Le jeune homme sembla se poser quelques secondes afin de rassembler les informations qu'il allait donner. Conscient de l'importance de sa tâche mais de sa place réelle dans une maison, il parla avec une fierté teintée d'humilité non feinte.

"Mon nom est Jack O'Baran, madame. Mon précédent employeur était Niels Foudreroche, l'alchimiste. Avant lui, je servais Thom Mérrylim. Des personnages charmants et hauts en couleur que j'ai servi avec beaucoup de plaisir."

*Pardonne-moi de me servir de toi comme appât, papa.*

Elle parut chercher quelques instants un écho dans sa mémoire, avant de s'exclamer :

"Thom Meryllim, mais je connais ce nom ! N'est-ce pas ce célèbre barde dont le fils a été assassiné sur le port, et qui est lui-même décédé dans des circonstances louches à Melandis ? Deux fins tragiques, en vérité. Et sales... La rumeur est délirante à leur sujet, on parle de complots, de Soleil Noir, de ménestrels, et même du Calimshan ! Il a passé quelques temps à Manost avant ce drame, c'est vrai. Depuis que je suis arrivée ici j'entends sans cesse des marchands évoquer avec nostalgie les réceptions qu'il organiserait dans son domaine. Ce dut être une lourde perte pour vous... Jack", conclut-elle en appuyant cette phrase d'un regard de compassion mondaine.

En dire pour mieux appâter, mieux ferrer. Piquer la curiosité. Sans trop en dire tout de suite. Emmener à se confier.

"Oui, ce fut une grande perte pour moi. C'était un maître bon, et très gai. J'entends encore son rire franc résonner dans les salons où il accueillait du monde. Et la musique aussi. Il n'a pas voulu m'emmener à Mélandis avec lui de peur de causer ma perte. Mais ses autres voyages, il me les racontait tous. Il me manque."

Il soupira.

"J'espère avoir su le servir au mieux, vous savez."

Melisande parut enfin se décider, et, d'une seule traite, la main posée sur son chapeau-champignon qu'un coup de vent menaçait d'emporter, elle lança :

"Je ne sais si cela vous conviendrait, mais je recherche quelqu'un moi-même - valet de chambre, intendant, bref, quelqu'un qui puisse me décharger de ces tracas permanents que constitue la gestion d'une maison. Cependant je ne sais encore combien de temps je resterai en ville, et je n'ai pas une vie mondaine de l'ampleur de celle de Thom Merillym... Venez me voir dans mon hôtel de la rue Tortueuse si le coeur vous en dit. Je ne suis pas une personnalité locale, mais j'ai beaucoup voyagé, moi aussi, ajouta-t-elle en souriant. A présent, excusez-moi, mais je suis attendue... Je suis déjà bien crottée, inutile d'y ajouter l'impolitesse d'un retard."

Sur ces mots, elle salua de la tête avant de pénétrer enfin dans le square boisé de l'aître aux écus. Avec sa volubilité, son parler désinvolte mêlé d'un vernis de mondanité, son empressement de petit bout de femme qui n'a peur de rien, Melisande de Gorneval faisait l'effet d'une petite tornade, peut-être un brin superficielle, mais pas forcément antipathique. Difficile de savoir quelle partenaire commerciale elle pouvait faire, ou de dire si elle jouait la comédie, pour l'instant. Du moins laissait-elle à "Jack" une opportunité de réussir à mettre le pied dans sa maison.