La Couronne de Cuivre

Quête : Tel est pris qui croyait prendre

L'amazone conduisit Joon en bordure du village, quoi que celle-ci ne soit pas précisément définie ou définissable. Où commençait le bourg ? Où se terminait la forêt ? Les deux étaient tellement enchevêtrés, imbriqués, que les séparer était sans doute chose par trop artificielle.
Toujours est-il qu'elle conduisit le jeune elfe jusqu'à la dernière maison visible dans cette direction, un peu à l'écart des autres. Tout autour, la jungle bruissait d'une vie rien moins qu'assoupie.
-Pourquoi vous promeniez-vous avec un chat et un louveteau, en arrivant ? s'enquit-elle sans détour en s'arrêtant devant la porte. Votre complice, avec son loup, je comprends bien : c'est un rôdeur, apparemment. Mais vous... Vos animaux sont assez originaux, pour un aventurier.

Joon la regarda un instant avec une surprise à peine dissimulée. C'était peu ou prou la première fois qu'une des autochtone s'exprimait de façon quasi neutre, sans hostilité fébrile dans la voix. Aussi répondit-il d'abord par un franc sourire.

«Le lien qui me lit au louveteau est de même nature que celui du rôdeur. Je suis un druide et Outshi est un compagnon de route, depuis quelques semaines. Quant au chat, c'est un rescapé du navire que je ne pouvais me résoudre à abandonner !»

Il avait d'ailleurs laissé le félin et le lupin dans le village. Il siffla et appela en druidique, espérant que les deux animaux les rejoindraient.

-Inutile,dit la femme. Ils ne viendront pas.
Elle leva la main avant qu'il ne puisse réagir.
-Rassurez-vous, aucun mal ne leur a été fait, et aucun mal ne leur sera fait. Si nous avons des doutes à votre égard, eux ne peuvent être jugés responsables ou coupables de quoi que ce soit. Bref, ils sont bien traités, vous pouvez me croire, aussi bien que la louve et l'étrange cheval.
Elle baissa la main, dévisagea son jeune congénère avec une profonde attention.
-Mais donc, vous êtes druide. C'est assez inattendu... D'autant plus inattendu que je vois mal ce qui a bien pu vous pousser à entrer au service de cette cité d'outre-mer. Car il ne s'agit certainement pas d'une puissance naturelle, ou au moins vouée à la défense de la nature.

Joon eut un léger rire. Cela avait précisément été sa grande interrogation pendant son séjour à Luménis.

«Comment quelque chose ne pourrait-il pas être une puissance naturelle ? Leurs maisons sont faites de pierres, ils mangent le fruit des plantes et de l'élevage et de la chasse. Et je puis supposer que leurs enfants naissent tout comme à l'origine du monde....»

Il se retourna pour regarder le village.

«Ce village est-il une naturel ? Comparé au reste de l'île, vos quelques cahutes sont une véritable capitale, un condensé de civilisation incroyable. Maintenant, est-il apparut naturellement ? Oui et non, j'imagine... Non car il n'a pas poussé comme une fleur au printemps, ni comme une montagne au fil des millénaires...»

Il fit face à l'elfe et plongea son regard dans le sien. Il se sentait à l'aise sur ce sujet, et il se laissa emporter, oubliant un moment son dos courbattu.

«Vous avez de bien étranges insectes ici. Chez nous, ils sont plus petits. Vous avez déjà observé une fourmilière ? Ou une ruche d'abeilles ? Diriez-vous qu'une cité batie par des thermites est naturelle ? Je pense que oui. Je pense que les cités des hommes et celles des fourmis et des abeilles sont de même nature, et qu'elles sont toutes des manifestations surprenantes de ce que vous appelez de manière très réductrice "nature."»

Il s'étira en prenant sa tête dans ses mains, jouant avec les lourdes mèches dreadées, les pierres et les bijoux de bois qui ornaient ses cheveux. Il était fourbu, ses muscles le tiraillaient. Néanmoins l'attrait de la conversation le ravivait.

«Mis à part la magie, que je ne connais pas bien, je dirais que tout est naturel... Certains de mes mentors avaient coûtumes de blâmer les excès des cités. Mais les excès sont aussi tout à fait naturel. Ceux qui ne savent pas se réguler sont destinés à périr. D'autant que pour ce que j'ai pu en voir, Luménis n'est pas particulièrement luxueuse. C'est une bien jolie ville, où ils ont trouvé moyen de stabiliser et de faciliter la survie de leur peuple. À ce sujet, une question me hante depuis les premiers de vos discours contre les hommes, comment comptez-vous survivre plus d'une génération ?»

Il avait dit cela sans hostilité, sa curiosité était sincère, mais il ne dissimula toutefois pas un sourire en coin, signe qu'il était également intrigué d'avance par la réponse de sa geôlière, et la suite de la discussion.

-Oh, nous comptons bien remettre la main sur nos hommes ; sur certains d'entre eux, en tout cas. Bien sûr, il ne m'appartient pas de vous révéler ce genre de choses, mais... Soit vous échouerez à cette épreuve et serez exécuté, soit vous triompherez et nous aiderez à combattre ces mâles. Alors, l'un dans l'autre...
Elle haussa les épaules.
-Pour en revenir à vos théories, je crains de ne pas être de votre avis : les termitières, les fourmilières, les ruches peuvent être comparées à des cités, oui. Mais elles restent totalement naturelles : les insectes continuent à vivre au rythme des saisons, à se plier aux lois de la nature. En revanche, les humains - et la plupart des êtres pensants -, s'ils sont au départ partie intégrante de la nature, font tout leur possible pour se libérer de ses contraintes... Ils transforment les animaux, croisent les espèces pour les rendre plus productives, plus propres à remplir leurs attentes ; de même, ils modifient les plantes. Dans leur cité, ils essayent de faire oublier toute trace du monde originellement sauvage. Bien sûr, tout ce qu'il bâtissent est constitué d'éléments naturels à la base. Pourtant, ce qu'ils en font au final... diffère totalement de la nature, et reflète non plus la volonté de celle-ci, mais la leur propre.

Joon se remémora les longues discussions entre les vieux druides et son parrain, un sentiment de nostalgie le gagna peu à peu.

«Vous opposez davantage sauvage et civilisation que nature et civilisation... Je comprends, c'est effectivement une interprêtation qui frappe, qui semble facile et indéniable quand on émerge de la forêt et qu'on pose le pied sur leurs carrefours de pavés. Cependant, je ne pense pas que juger du caractère naturelle d'un groupe, ou d'individus soit si pertinent.»

Joon sembla réfléchir intensément pendant un instant. Il synthétisait aussi vite que possible l'ensemble de sa réflexion pendant son après midi en ville avec Kasumi et Astrée.

«Avez-vous déjà observé attentivement un cheval ? Ou un phacochère ? Leur peau est étonnemment épaisse. Regardez mes bras, il sont couverts de griffures, de cicatrices. Et les ours ? Je me demande s'il y en a ici... En tout cas là d'où je viens, on en voit certains encore éveillés à l'orée de l'hiver, et ils n'ont pas l'air dérangé par le froid. Moi, je suis frigorifié dès que de ma bouche s'échappe un peu de condensation...»

Ses yeux brillaient de malice, et il enchaîna rapidement.

«Je ne sais pas si les températures baissent de manière critique ici. Là d'où je viens, l'eau gèle en hiver. La plupart des hommes mourraient en hiver, sans l'usage du feu. Je vois que vous avez des torches dans votre village, et une bougie briller au loin. J'en conclue que vous utilisez du feu également ? Si ce n'est pas pour le froid, c'est donc pour la lumière. Vous devez, comme moi, voir aisément sans soleil, mais ce n'est pas toujours suffisant ? Pourtant n'est-ce pas là un moyen de contrevenir aux lois de la "nature" comme vous l'appelez, et qui vous a fait incapable de voir sans une certaine source de lumière, laquelle se trouve naturellement être la lune ou le soleil ?»

Joon fit une pause. Il entendait déjà les objections de l'elfe, et il pensait avoir un tour d'avance sur ce qu'elle pourrait lui opposer.

«Maintenant, si l'on parle de mon foyer... La plupart des êtres pensants mourraient chaque hiver, sans feu, sans tente, sans couvertures... La plupart des choses que vous confrontez au terme "sauvage" est en fait un ensemble de dispositions destinées à survivre. Le feu ? Survivre au froid de l'hiver. Les bâtiments de pierres ? Construire de plus grandes et de plus solides habitations pour un plus grand nombre de personnes, afin de faire face à de plus sérieuses menaces. Le poisson a des branchies et vit dans l'eau, le loup a une splendide et chaude fourrure, ainsi il se perpétue malgré le froid de l'hiver. L'homme n'a rien d'autre qu'un esprit qui lui permet d'inventer de quoi endurer les difficultés, au lieu d'être tout préparé à la naissance aux fléaux qu'il rencontrera. Non, définitivement, je pense que les cités sont naturelles, elles sont la fourrure des citadins.»

Elle demeura un moment les sourcils froncés, concentrée, puis opina lentement du chef.
-Je suis en partie d'accord avec vous. A mon sens, oui, l'intelligence est à l'être pensant ce que la fourrure est au loup, les branchies au poisson. Elle lui sert à s'adapter à son milieu, à survivre, à se perpétuer. Là où mon opinion diverge de la vôtre, c'est au niveau des villes. Les villes ne constituent pas une simple adaptation, mais bien une négation ou, plutôt une substitution : l'être pensant y substitue aux règles de fonctionnement originelles, c'est à dire naturelles, des règles définies par lui-même.
Elle fit un geste circulaire.
-Vous parliez de notre village : voyez-vous une once de luxe, un fragment de superflu ? Tout est utilitaire, ou peu s'en faut. Nous usons de notre intelligence pour vivre au mieux dans la forêt, pallier les difficultés auxquelles elle nous soumet, profiter des facilités qu'elle nous offre. Pour le reste, nous vivons encore en son sein, selon ses règles. Nous nous sommes adaptées, mais nous n'avons pas détruit notre milieu, nous ne l'avons pas remplacé par un milieu de notre propre invention. Or, la ville, c'est cela : la destruction du milieu originel ; son remplacement par une telle accumulation de constructions que la nature en est quasiment exclue ; des magasins, des entrepôts, tout ce qu'il faut pour ne plus jamais dépendre des saisons. Bref : la ville sert à l'être pensant à ne plus s'adapter, à obéir seulement à ses propres règles, et plus au règles du monde dont il est issu.

Joon frappa doucement du pied sur le sol, étendit les bras autour de lui.

«On marche aisément ici, je doute que sans votre il en aille de même. Vous modifiez votre environnement quoique vous en disiez. La différence entre ce village et une cité est de l'ordre du degré. Ils dépendent aussi des saisons, pour ce que j'en ai vu. Leurs cultures sont plus vastes, mais elles sont exposées, forcément un grand froid ou de terribles pluies les affectent.»

Il réfléchit une minute.

«Et puis... Les lois de la nature sont contraignantes, elles sont celles de la mort. Ne mange pas et tu meurs, ou bien mange et pour ça tue et détruit ce qui vit. C'est une question d'équilibre. Je pense qu'il tient du dogme de classer différemment une cité et une fourmilière. Les gens de Luménis se sont ainsi regroupé massivement pour mieux survivre. De même qu'à votre échelle vous ne vivez pas chacune de votre côté, mais en une communauté.»

Joon s'appuya contre le mur de la cabane. Sa constitution fragile avait été durement éprouvée. Néanmoins il ne souhaitait pas donner à l'elfe une si facile occasion de rabrouer le mâle qu'il était.

«J'ai conscience que tout ceci doit vous sembler insensé. Je pense que si mon parrain était là il me collerait une tape sur le crâne... En même temps, il a eu de sales histoires avec les lois citadines, je comprends que ses a prioris prennent le dessus.»

-Ce que vous dites est intéressant, mais je pense que votre théorie, pour le moins originale, repose sur des rapprochements aussi arbitraires que les distinctions que vous me reprochez. Vous parlez de différence de degré entre notre village et la cité d'où vous parlez ? Je n'en suis pas sûre : faites, en l'instant, que nous soyons mille et pas cent ; augmentez, en conséquence, le nombre des habitations, des constructions. Le village en sera-t-il radicalement changé ? Non, il s'inscrira toujours autant dans le cadre forestier, puisque tout sera bâti de la même manière, et que, toutes, nous partagerons le même mode de vie. En revanche, installez cent citadins à cet endroit. Dans un an, il n'y aura plus d'arbres : une clairière s'étendra, reliée par des routes à la côte et au port. Des demeures en pierre se dresseront. Et on y trouvera tout le superflu que l'on peut trouver dans les villes : parfums, soieries, toutes ces choses qui n'ont plus rien à voir avec la survie ou l'adaptation. Et mettez mille habitants ici, sinon dix mille : ils rebâtiront la ville dont ils sont originaires, à l'exact identique. Ils s'imposeront au milieu qu'ils détruiront, relègueront à la marge. Ils ne se seront pas fondus dans la nature ; ils ne vivront pas en son sein, en osmose. Ils auront imposé leur propre milieu, inspiré par leurs propres besoins qui, désormais, pour l'essentiel, n'ont plus rien de vitaux, plus rien à voir avec le manger, le boire, le dormir. Bref : qui n'ont plus rien de naturel.

«Osmose... Je pense qu'à moins d'être un sage parmi les sages, ou une bête dénuée de conscience, le terme d'osmose est bien pompeux pour nous autres créatures pensantes ! Si vous étiez un millier, peut être votre village ne déboiserait pas autant qu'une immense cité. Mais vous seriez forcée de construire davantage de maisons. Et bien qu'il soit étrangement imbriqué dans les bois, le centre de ce village est tout de même assez dégagé, rajoutez mille individus et sa taille augmentera. Que dire des pas répétés qui traceront immanquablement des chemins, et combien de temps avant que vous n'en fassiez des routes ? Quant à la nourriture, je gage que vous en viendriez très vite et tout à fait naturellement aux mêmes cultures que les habitants de Luménis. Enfin pour les surplus et le luxe... Il fait ici bien assez chaud pour n'avoir besoin d'aucun vêtement et pourtant vous en portez. Je ne connais pas vos coûtumes mais je puis parier que le luxe et le surplus sont bien là, simplement déguisés différemment. N'y voyez pas là une offense, je crois tout simplement que toutes ces choses sont parfaitement naturelles et inhérentes à n'importe quelle société, laquelle est une entité naturelle qui permet aux individus de survivre !»

Cette fois, l'amazone lui opposa une mine franchement incrédule.
-Ôtez-moi d'un doute... fit-elle. Vous êtes bien un elfe, n'est-ce pas ? Votre apparence n'est pas un leurre ? Je vous demande cela parce que si vous êtes bien de notre race, je me demande comment vous pouvez en savoir si peu sur les cités elfiques. Même moi, vivant sur une île reculée, j'ai entendu maints récits les concernant. Elles diffèrent totalement des cités humaines, se développent en parfaite harmonie avec la nature, ne s'imposent pas à elle, ne la remplacent pas. Les elfes ne font pas de grandes cultures comme les humains, ne défrichent pas de larges pans de terre pour y semer du grain. Ils cueillent, chassent juste ce dont ils ont besoin, sans jamais menacer la pérennité des espèces, ou leur survie. Vous me parlez des chemins tracés par nos pas ? Et bien, nos pieds foulent la terre, rien d'autre. Et l'herbe ne tarde guère à y repousser, si tant est que ces voies ne soient plus fréquentées. En quelques semaines, la végétation a repris tous ses droits, et il ne subsiste rien, ni des habitations, ni des lieux fréquentés. Pouvez-vous en dire autant des cités humaines dont les vestiges perdurent des siècles durant ? Quant aux vêtements... Oui, nous pourrions vivre nues si nous ne devions tenir compte que de la température. Mais il y a des insectes, des plantes dont les griffures sont parfois douloureuses : nous vêtir vise juste à nous protéger de ces désagréments. Adaptation, encore : rien de superflu, aucune once de luxe. Pouvez-vous en dire autant des tenues humaines, des soieries, des brocards, des dentelles et des broderies ? Où est le naturel, dans tout cela ? Où est l'utilitaire ? Ils ont développé des choses dont ils pourraient très bien se passer, qui ne répondent qu'à des besoins superficiels... et n'ont donc plus rien de naturel. Cela, ils l'ont fait pour tout : leurs habitations, leurs meubles, leurs ustensiles de cuisine, leurs loisirs... Or, vous ne trouverez rien de tel dans une fourmilière, où tout a une utilité immédiatement compréhensible. Je crois donc qu'il y a dans les cités humaines une différence au niveau de leur essence même, de l'essence même des activités qui s'y déroulent et dont, pour la plupart, ils pourraient se passer sans remettre en cause leur survie. Ce n'est donc pas une simple différence de degré.

«En fait non, je n'ai jamais mis les pieds dans une cité elfe. Néanmoins je doute que vous ayiez jamais visité une cité humaine. Quoique certains font effectivement preuve de richesses ostentatoires qui n'ont pas grand chose à voir avec les besoins premiers, ce n'est vraiment pas le cas de la majorité. Votre généralité n'est pas très pertinente. Quant aux constructions qui restent, d'une part je dirais qu'il en va de même pour les animaux qui modifient leur environnement. D'autres part cette pérénnité n'est pas absolue. Là où je vivais, ou non loin, il y avait les vestiges d'un lieu de culte. Un immense temple de pierres, en ruine. Je ne sais pas à qui il fut dédié autrefois, aujourd'hui il est certain que la faune et la flore se le sont approprié.»

Joon lança un regard à la fois fatigué et amusé à l'elfe. Malgré les circonstances, il était agréable de rencontrer enfin des elfes. Cependant, ils semblaient aussi obtus sur le concept de nature que les druides les plus radicaux.

«Cela dit, je viens tout juste de franchir ma cinquantième année, j'ai encore beaucoup de chemin à faire. En admettant que je survive à tout ça. Mais je maintiens qu'un réel équilibre de la nature, à échelle plus vaste que la simple considération de sa propre parcelle de forêt, doit prendre en compte les hommes comme une créature aux mœurs naturelles, dans une plus grande mesure que ce qu'ont peut généralement observer dans les bois.»

L'amazone haussa les sourcils sous le coup de la surprise.
-Cinquante ans seulement ? s'exclama-t-elle. Vous me sembliez jeune, mais je n'aurais pas imaginé que vous étiez presque un enfant...
Elle lui sourit. Ses mots n'avaient revêtu aucune once de moquerie.
-Je comprends mieux vos théories, cependant... Ah, la fougue de la jeunesse, le désir de remettre en cause les vieux schémas... J'ai connu cela, aussi, il y a bien longtemps. Peut-être la vie vous poussera-t-elle a réviser votre jugement. A moins, bien sûr, que vous ne soyez originaire d'une contrée où les animaux boivent dans des verres en cristal, font des nœuds et des tresses dans leur pelage ou leur plumage pour l'embellir, et parent leurs tanières de tentures ou de tapisseries... Si vous avez assisté à semblable chose, il faudra que vous m'indiquiez l'endroit : je serais curieuse de voir moi-même ce phénomène.
Elle redevint sérieuse.
-En revanche, vous vous trompez sur un point : j'ai déjà vu des cités humaines. Il y en a une sur cette île, sans parler de la forteresse des montagnes. Et je peux vous assurer qu'il n'y a, dans les deux cas, rien de très naturel, rien de purement utilitaire...

«À vrai dire je pense que justement, c'est parce qu'elle est purement utilitaire qu'elle est si peu naturelle, compte tenu de ce qu'ils ont été contraints d'enfermer !»

Joon en profita pour changer de sujet.

«Donc vous connaissez la forteresse... Et l'évasion des mages qui donc est une réalité. Nous espérions que ce soit une fausse alerte. Dites-mois, je repensais à ce que nous expliquais votre cheftaine, en ce qui concerne la faiblesse de vos hommes face aux enchantements des mages. Ne pensez-vous pas que les mages aient pu viser spécialement et exclusivement les mages pour vous liguer en deux factions ? Ce qui, au vue de vos projets contre vos hommes, prouve que cela a fonctionné. Il y ont gagné une armée personnelle et on considérablement affaibli votre communauté, plutôt que de l'attaquer de front. Je ne veux pas vous faire offense, mais peut être que si les mages vous avaient effectivement prises pour cibles, vous auriez autant résisté que vos époux. Simple hypothèse évidemment, mais compte tenu de vos intentions contre eux... Je veux dire, ce serait tragique d'en venir à combattre ceux que vous aviez aimés.»

L'expression de l'elfe se durcit aussitôt.
-Si les mages avaient eu le pouvoir de nous dominer, ils ne s'en seraient pas privés : nous sommes aussi dangereuses, sinon bien plus encore, que nos hommes. Je pense qu'ils ont tenté de nous influencer toutes et tous, mais que seuls les mâles ont succombé, à cause de leurs prédisposition, de leur orgueil, de leur faiblesse. Qu'ils ont succombé volontairement, en réalité. Et je suis persuadée qu'il n'y a aucun moyen de les ramener à la raison : ils veulent nous soumettre et mettront tout en œuvre pour parvenir à leurs fins, servant les mages du même coup. Mais nous ne nous laisserons pas faire, et nous agirons dans la seule direction envisageable : les exterminer avant qu'ils ne nous exterminent. Puis, seulement, nous nous tournerons vers les mages.

Joon sourit gentillement.

«Vous voyez, je suis peut être jeune et enclin à contredire les théories des anciens. Mais vous êtes encore plus prompte à rejeter toute autre éventualité à ce que dicte l'alpha de votre communauté. Après tout c'est de votre civilisation qu'il s'agit, je suppose que si vous réagissez si abruptement, c'est votre destiné de vous éteindre. Par la guerre, ou par l'éradication des autres reproducteurs. C'est presque ironique en fait !»

Joon eut l'impression d'être allé un peu loin, mais la fatigue le désinhibait, et il supportait de moins en moins le leit motiv barbant des femmes elfes.

Cette fois, une lueur vive de colère passa dans le regard de l'elfe.
-Nous comptons bien sauver les enfants qui pourront l'être... lâcha-t-elle d'un ton sec. Pour le reste... Si vous aviez vécu ce que nous avons vécu, si vous aviez vu ce que nous avons vu, lors de cette terrible journée, vous comprendriez, peut-être, que nous n'avons pas d'autre choix. Mais vous me semblez quelqu'un de tellement ancré dans ses certitudes que paraissez capable de nier la vérité si vous l'avez en face des yeux... Ce qui est regrettable et fait de vous un danger potentiel, un possible allié de nos ennemis. Mais je me suis engagée à tenter de voir dessiller, alors...
Elle releva sa tunique, dévoilant son ventre barré par une longue et profonde cicatrice.
-Je la dois à mon fils, dit-elle. Il avait à peine trente ans. Un bambin, en somme. Il m'a attaqué à coups de dague lorsque j'ai osé résister à son père. il braillait qu'il allait me remettre à ma place. Comme toutes les autres femelles arrogantes qui ne savaient pas s'y tenir. Pour autant que je sache, il a tué sa sœur. Qui avait cinq ans de plus que lui seulement.

Le druide avait un air profondément attristé.

«Ce fut visiblement une journée tragique en effet. Et partant de là, l'hypothèse selon laquelle les mages ont pu contrôler seulement une partie de votre peuple pour vous déchirer en une lutte intestine me semble d'autant plus plausible que ce genre de révolte contre les femmes. Opprimer est une chose, en venir à un matricide en est une autre. Je ne vois pas ce qui vous fait dire que je nie une vérité limpide. Concrètement, vous nous expliquez que vous êtes des elfes, un peuple parmi les plus nobles qui soient, que vous vivez sur une île infestée de mages démoniaques dont un, au cas où vous l'ignoriez, est un maître enchanteur. Ensuite, vous soutenez fermement que, au milieu de ce vivier à catastrophes, vos hommes, spontanément et répondant à un désir latent, se sont mis à agir, simultanément, contre toutes les femmes. Je suis désolé, mais pour moi, nier la vérité, c'est nier l'implication centrale des mages. Vous avez vécu quelque chose de terrible, mais vous vous précipitez, à mon sens, exactement là où certains veulent vous voir tomber. Néanmoins, il me semble aussi très clair que vous n'êtes ni enclines à la discussion ni à la raison à ce sujet... Vous savez, le plus terrible dans le fait de mourir sans avoir la possibilité de se défendre, ce n'est pas tant d'être impuissant contre l'effet, mais contre la cause. Nous sommes maladroitement tombés dans vos filets, et nous nous retrouvons à devoir nous justifier face à des êtres ancrés dans une sorte de spirale prophétique que vous avez vous-même élaborée pour ne pas avoir à accepter l'éventualité si simple : celle selon laquelle vous avez été bernée, non par vos hommes... Diable, je suis véritablement hors de moi rien qu'en songeant au fait que vous refusiez d'envisager un autre point de vue... non par vos hommes, mais par des mages qui sont justement spécialisés dans les Arts qui expliquent de manière tout à fait logique ce qui vous est arrivé.»

Joon s'assit par terre. Une petite voix, de plus en plus ténue dans son esprit, lui murmurait de se taire maintenant. Mais il en avait assez, ce comportement l'agaçait plus encore que l'arrogance des quelques voyageurs irrespectieux envers la nature qu'il avait croisé autour de son foyer.

«Je trouve ça vraiment frustrant. Et votre offre de nous "ramenez à la raison", pardonnez-moi, mais ça me semble un jeu cruel et sadique qui consiste à nous entraîner avec vous dans cette spirale de folie paranoïaque.»

Emporté par ses propos, il se releva, sa voix de plus en plus intense jusqu'à hurler, las de ce voyage, de ces constants imprévus, et las d'écouter des êtres monomaniaques incapables de prendre le moindre recul même dans une situation aussi dramatique.

«Ces mages sont spécialisés dans le contrôle des esprits ! Et vous pensez vraiment qu'il n'y a aucun rapport entre eux et le soudain instinct meurtrier des mâles de votre village ? Mais c'est absurde ! C'est complètement absurde ! Autant parler à des projectiles de frondes en plein vol... Réduisez vos hommes en charpie, grand bien vous fasse, et je mets ma main à couper que d'ici quelques dizaines d'années vous trouverez d'excellentes raisons pour massacrer à nouveau vos enfants qui auront eu le malheur de laisser échapper le mot de trop. Et quand vous serez finalement en sécurité, entre femmes nobles et indépendantes, que votre caste s'étiolera, lorsqu'enfin il sera temps pour la dernière d'entre vous de s'éteindre, qu'elle regarde paisiblement les faits, à quel point ses ancêtres ont fait honte à la sagesse elfique, et comment une once de lucidité aurait pu changer tout cela... Oh, allez-y, mettez-moi au fer, abattez-moi, avez-vous jamais eu une autre intention, de toute manière...»

L'amazone le toisa avec une froideur extrême.
-Je vous abattrai dans l'instant, si vous n'étiez pas un adolescent. Mais voilà : vous en êtes un. Vous êtes tellement persuadé de détenir, du haut de votre poignée de printemps, la science infuse, la Vérité, que vous en devenez suicidaire... Alors dites-moi, Ô Grand et Puissant Sage de... cinquante ans... Pourquoi vos mages ne nous ont-ils pas tous possédés, hommes et femmes ? Ils auraient ainsi bénéficié d'une armée deux fois plus importante, d'un clan uni et puissant propre à éliminer pour eux toute menace. Pourquoi ne l'ont-ils pas fait, à votre avis ? Pour susciter une guerre qui ne leur apporte rien, s'attirer les faveurs de la moitié d'entre nous, faveurs bien limitées puisque ladite moitié s'occupe à pourchasser et à combattre l'autre demeurée maîtresse d'elle-même ?
Elle eut un rire méprisant.
-Je pense plutôt qu'ils n'ont pas pu nous posséder, nous autres femmes. Parce que nous ne voulons pas le pouvoir pour nous seules, parce que l'égalité nous suffisait. Ils s'en sont pris aux faibles, aux orgueilleux, aux prétentieux dont ils ont flatté les instincts à peine refoulés : ils s'en sont pris aux hommes. Et ont réveillé en eux ce que la civilisation avait su museler. Pour nous pousser à la guerre civile, oui. Mais pas parce que c'était leur but ultime : juste parce que c'était la seule chose dont ils étaient capables. Impuissants à nous influencer tous, ils ont simplement renvoyé les mâles à leur nature profondément bestiale. Nul doute qu'ils le feront avec vous, le moment venu. Vous serez une proie facile pour eux : il suffira qu'ils vous envoient un signe vous confortant dans vos idées... Et vous ferez, de votre plein gré, ce qu'ils espéreront vous voir faire.

Joon failli chanceler et s'effondrer. Plus que la fatigue, il sentait le poids de cette discussion le faire sombrer dans un abîme de folie.

«Vous voyez c'est précisément la différence, je ne détiens aucune vérité, et mieux encore, je ne pense en détenir aucune. Je pense juste que la promptitude avec laquelle VOUS évacuez toute autre possibilité est aberrante. Il y a mille raisons pour laquelle ils auraient pu n'avoir besoin d'en contrôler qu'une partie. Ils n'ont clairement pas besoin d'une armée, ils sont puissants et ont déjà la garde de Luménis, probablement, à leur botte. Vous n'étiez probablement qu'un peuple autochtone gênant, et plutôt que de vous rayer de la carte eux même, ils ont déclenché un conflit qui s'en chargera tout seul. Des milliers de raisons ! Mais vous n'en voyez qu'une. Ce n'est même pas que vous en ayiez choisi une, c'est juste que vous ne voyez que ça... De toute façon je ne sais plus quoi vous dire, vous ne m'écouteriez pas quand bien même j'aurais raison, quand bien même on vous apporterais la preuve que peut être il existe une explication qui vous évite un massacre... Je vais me taire maintenant, je suis fatigué et votre conversation n'a clairement plus d'intérêt. Vous savez le plus drôle, j'ai quitté ma forêt en appréhendant grandement de rencontrer, selon les légendes druidiques, un peuple civilisé terrifiant, irrationnel, cruel... Et bien finalement, j'ai trouvé ces gens là parmi des elfes de ma propre race, vivant en plein milieu d'une forêt... Vraiment ironique...»

Là dessus, Joon tourne le dos à l'elfe et croise les bras. Pendant un instant il s'attendit à être poignardé ou roué de coups. Mais il chassa rapidement cette crainte et se contenta d'avoir quelques pensées pour son oncle, qu'il risquait de ne pas revoir ailleurs que dans la forêt d'après-vie.

-Ma parole, voilà qu'il boude ! Un vrai gosse...
Elle poussa un soupir mi agacé, mi amusé.
-Puissiez-vous vivre assez pour apprendre à ne pas sous-estimer l'intelligence de vos adversaires, reprit-elle. Car pensez-vous vraiment les mages assez sots pour imaginer que leur évasion passera inaperçue, pour croire que ceux qui les ont mis en prison ne réagiront pas ? Foutaises ! Ils savaient à n'en pas douter que vous viendrez. Et disposer de deux cent elfes aguerris leur aurait été bien utile pour vous repousser... Voir pour vous envahir. Car il y a fort à parier qu'ils en ont envie... Mais soit : m'acharner à vous convaincre est manifestement inutile, et ma patience à ses limites. Dans le genre obtus, vous battez des records, vous savez.
Joon entendit la porte de la cabane s'ouvrir.
-Pour l'heure... Fatigue ou non, bouderie ou non, des tâches vous attendent. Et si vous voulez pouvoir dormir un peu, il va falloir vous y mettre sans tarder.

Joon se retourna et hésita un instant. Il se contint d'abord de répondre aux provocations de l'elfe. Il n'était pas un enfant, bien qu'il soit jeune pour un elfe. Par ailleurs, il ne supportait pas de ne pas avoir le dernier mot, surtout en face de quelqu'un qui faisait clairement manque de raison. Enfin, il n'avait pas quitté sa forêt pour se retrouver à obéir à n'importe qui. Or, il ne reconnaissait pas l'autorité de ces elfes. D'un autre côté, si sa survie en dépendait, il valait peut être mieux coopérer. Le débat intérieur pouvait se lire dans son regard, et plusieurs fois il envisagea furtivement de s'enfuir. L'elfe connaissait probablement la forêt mieux que lui, mais il était druide, il pourrait convaince quelques animaux géants de l'aider contre elle. Mais il était épuisé, il ne pourrait même pas courir jusqu'aux abords des soubois. Il se résigna donc, pour le moment, et toujours sans parler, il acquiesça et fit mine dde suivre l'elfe, quoiqu'il ait à faire.

La porte ouvrait sur une pièce relativement vaste qui devait occuper la majeure partie du bâtiment. Il y régnait une odeur désagréable de sang séché et de chair morte dont Joon ne tarda guère à découvrir l'origine : le long des murs étaient suspendues des peaux animales en train de sécher. La propriétaire des lieux devait s'occuper des fourrures et du cuir...
-Vous allez devoir faire briller le plancher, dit l'amazone, de but en blanc.
Celui-ci était horriblement sale, maculé de tâches diverses. Manifestement, on ne l'avait pas lavé depuis longtemps.
-Je n'ai pas le temps de m'occuper de ce genre de détail, reprit-elle. Votre présence ici est donc des plus bienvenues...

La Couronne de Cuivre

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